L’histoire des personnalités
p. 105-111
Plan détaillé
Texte intégral
1Comment faire l’histoire du rôle des personnalités ? C’est là une histoire mal vue des historiens, pour des raisons peu claires1, on refuse d’analyser le rôle des personnalités créatrices qui inventent, innovent, fondent, quelle que soit la discipline ou sous-discipline2. A dire vrai, c’est une entreprise des plus difficiles, des plus incertaines, on doit utiliser des méthodes probabilistes, avoir une conception probabiliste de l’histoire, et l’histoire universitaire, rationaliste, déteste le probabilisme, ou du moins n’en comprend pas les richesses3. Or pour étudier le rôle des personnalités, faire des biographies, saisir les projeteurs, les créateurs, les décideurs, on doit bien saisir les limites de notre savoir : mais comment pratiquer cette histoire probabiliste ? Quelles sont les règles du jeu ? Nous voudrions, prudemment, évoquer brièvement les fondements de ce probabilisme, les conséquences et les règles que l’on peut mettre en œuvre4.
I. Fondements du probabilisme
2Il faut être bien conscient des fondements du probabilisme quand on étudie le rôle des personnalités : c’est une nécessité technique.
3Premier fondement : on n’a que des sources écrites, douteuses, incertaines, partielles, parfois infidèles, mensongères ; il faut peser, coter les sources, c’est souvent un travail épuisant (cette « note au Ministre » est signée, elle figure au chrono, mais a-t-elle été lue par le Ministre ? et quelle était sa signification exacte : une proposition, une mise en garde, une « commande », une « précaution » ?). Chaque document doit être mis en doute.
4Deuxième fondement : on dispose bien, pour une période récente, de sources orales : mais les archives orales accroissent le taux d’incertitude, renforcent le probabilisme, elles montrent ce qui est par-derrière, ce qu’on ne voit pas dans les archives, mais elles sont souvent une « reconstitution » peu fidèle, on ne peut s’y fier, il faut les croiser, les vérifier, les critiquer5.
5Troisième fondement : les gens sont des tas de petits secrets : « Que sait-on jamais d’un homme ? » rappelait Alain6, et il est difficile de faire le tour d’une personnalité, de savoir les zones d’ombre (quand un « patron » meurt, bien des gens se sentent soulagés) ; il y a la vie publique – souvent obscure, même pour les praecipui –, avec les intrigues, les manœuvres qui ne laissent pas de traces, les petites lâchetés oubliées, les complaisances, les « services rendus », les « compagnonnages » ; les correspondances, les journaux intimes sont trompeurs7, il y a toujours une part « clandestine ». On ne sait que peu de choses d’une « personnalité » et ce que l’on sait est souvent fort douteux.
6Quatrième fondement : la vision que l’on peut avoir d’une personnalité est nécessairement faussée, biaisée par l’écart temporel, par les habitudes de penser, déjuger de l’historien : le monde bouge trop vite, on a déjà grand peine – en 2000 – à comprendre le jeu, la manière de voir, de raisonner d’un administrateur, d’un ingénieur qui avait 40 ou 50 ans en 19508. Et comment saisir tous les gestes au cours d’une journée d’un bourgeois en 1830 ? en 1880 ? comment saisir la manière de voir, l’imaginaire d’un conseiller d’État de 1860 ? de 1910 ? Ce qu’on peut en savoir est quasi nul, et les décalages incitent à bien des erreurs d’interprétation.
7Cinquième fondement : on préfère oublier que l’on ne sait guère ce qu’est une personne (par exemple quand on fait une biographie) : on ignore la vie privée, les « zones marécageuses », les habitudes sexuelles, les modes du plaisir, les souffrances morales liées à un état, une fonction (dans toute personnalité, il y a une zone de souffrance qu’on soupçonne, des rêveries noires, des obsessions), on ignore sa perception de l’avenir9, sa sensibilité, son imaginaire : on est très gêné dès que l’on dresse la liste de ce que l’on ignore nécessairement.
8Dans ces conditions, l’historien est réduit au probabilisme ; il ne croit plus au certain, au déterminé, il sait qu’il ne travaille que sur du plus ou moins probable, qu’il peut commettre des erreurs en croyant qu’on peut « comprendre » des choses douteuses, connaître le jeu des passions, des atomes crochus, faire la part des impondérables, des « grains de sable » ; on reste nécessairement en deçà. Le probabilisme est l’art de formuler ces incertitudes, ces doutes : l’historien probabiliste s’intéresse au désordre des esprits, à ce qu’il ignore, il cherche à saisir ce qui est par-delà les apparences.
II. Conséquences
9Examinons les conséquences : l’historien se trouve souvent dans une situation difficile.
10Première conséquence : il doit suspendre son jugement, mettre en doute tout ce qu’il croit savoir, ce qu’il énonce, pense : on doute de tout, y compris de son jugement, de ses « bonnes intuitions ».
11Deuxième conséquence : on doit calculer les erreurs probables que l’on va commettre ; par exemple, pour une biographie, ou une étude de direction de ministère, il faut élaborer la liste des erreurs où l’on risque de tomber (par exemple établir un « continuum », privilégier l’écrit, oublier les zones d’ombre « normales », les ignorances forcées) : on a ainsi une topologie des erreurs probables adaptées à son étude.
12Troisième conséquence : il est nécessaire de faire la part des préventions, des préjugés, des conventions tacites, des « manières de voir », qui conduisent à des erreurs d’interprétation, de lecture ; par exemple, l’historien a souvent besoin de certitudes, il a des modes de pensée orientés vers le certain, le déterminé10, il est peu habitué à dire « Je ne sais pas »11, ce qui le conduit à ne pas comprendre ce qu’il voit, à croire qu’il peut saisir un personnage, à affirmer des choses qui ne sont que douteuses, plus ou moins probables ; il faut tenter de se débarrasser de cette « rhétorique du certain », chercher à comprendre les personnalités de l’intérieur (ce qui conduit à une marge d’erreur importante) ; le probabilisme est destructeur de certitudes, il faut bien en comprendre les règles du jeu12.
13Quatrième conséquence : le probabilisme conduit l’historien à d’autres choix : on ne prend pas les mêmes sujets, on ne lit pas les documents de la même façon, on n’utiliser pas les mêmes sources (par exemple on peut utiliser la source orale), on n’analyse pas de la même manière la demande d’histoire. Or il existe une forte demande d’histoire des personnalités – naïve, savante, technique13 –, une demande d’histoire du vécu14, une demande d’histoire sensible15 : ce qui conduit à choisir des sujets où apparaît clairement le rôle des personnalités (les innovateurs en histoire technique, les entrepreneurs en histoire économique, les décideurs et les projeteurs en histoire administrative), où l’on peut utiliser la source orale à côté de l’histoire écrite (en histoire contemporaine) – ce qui entraîne une autre vision de l’histoire (par exemple en histoire sociale, là où l’on voyait surtout le rôle des foules, des masses, on cherche à voir des acteurs sociaux, des projeteurs, des innovateurs, des personnalités créatrices, ce qui change quelque peu les perspectives)16.
14Cinquième conséquence : le probabilisme, quand on travaille sur des personnalités, modifie par récurrence la manière de voir de l’historien ; il a une sensibilité plus vive, une vue relativiste des choses, il pratique un scepticisme modéré (l’histoire n’est qu’un jeu, la vérité est inaccessible), il a même une vision différente de lui-même : on doute de soi, on gère un système d’incertitudes, on se construit un moi différent17, on a ses propres règles du jeu, qui vont contre la coutume.
15On voit l’importance des changements dans le métier de l’historien quand il étudie le rôle des personnalités ; il s’engage dans une voie périlleuse, il est obligé d’appliquer les règles du doute cartésien18, sans espoir de saisir autre chose que du probable ; il est obligé de calculer ses ignorances, de dire : « J’ignore, et voici pourquoi » ; il refuse de donner même l’espérance d’accéder au certain, il s’isole des autres historiens, qui veulent « chercher la vérité » ; c’est là une expérience très compliquée, qui exige beaucoup de l’historien : il doit lutter contre le découragement, la tentation d’un scepticisme radical, se refuser à s’enfermer dans un « système »19, montrer de la prudence, du courage, être capable de comprendre ce qu’il ignore par force, posséder un instinct sûr du possible, du vraisemblable, une intelligence aigüe des passions humaines, une certaine expérience de la vie (il faut avoir obéi et commandé).
III. Règles du jeu
16Quels conseils doit-on donner ? On est dans une zone à haut risque : chacun doit trouver seul sa voie.
17Première règle : le probabilisme est une aventure : il faut faire la part de la nécessité intérieure, qui pousse au probabilisme20, tous les historiens n’y sont pas aptes21 ; il importe de faire un effort de doctrine et chacun doit dans son secteur examiner l’application des règles générales du probabilisme à l’étude du rôle des personnalités (on doit inventer ses règles du jeu).
18Deuxième règle : pour bien saisir le rôle des personnalités, on doit faire, en amont, un travail pour voir les limites, établir des tables des incertitudes, des ignorances, des erreurs « probables »22 – ce qui permet d’être à même de comprendre sa pratique.
19Troisième règle : la grande difficulté est l’art de présenter au lecteur un travail probabiliste ; c’est plus facile quand on dispose de sources orales (qui montrent la part d’incertitude dans tout savoir) ou de sources intimes (récits de vie, journaux, correspondances privées) ; il faut savoir lisser son texte, éviter toute affirmation tranchée, montrer ouvertement l’étendue de ses doutes, de ses ignorances.
20Quatrième règle : il faut gérer habilement son « système de probabilisme » et s’en donner les moyens ; on doit avoir des méthodes pour programmer et contrôler son travail (par exemple tenir un journal de recherche), pour publier des sources (on publiera peut-être bientôt systématiquement les sources orales)23, avoir des plages de réflexion où l’on fait, à intervalles réguliers, le point sur la ou les personnalités étudiées, où l’on cherche à saisir par le dedans leur rôle, où l’on évalue les incertitudes nouvelles : ces examens périodiques sont une nécessité de l’histoire « probabiliste »24.
21Cinquième règle : la méthode probabiliste25 appliquée aux personnalités est une opération difficile, une exploration très incertaine : il faut savoir trouver la manière de connaître la mieux adaptée – et souvent on échoue.
Conclusion
22Quelles leçons peut-on tirer de ces observations trop brèves ?
23Première leçon : on ne sait trop comment saisir une personnalité, même mineure ; rien n’est tracé, fixé d’avance, on n’a souvent qu’une trame bien pauvre, on accumule les ignorances ; on ne doit pas croire qu’on puisse tout saisir, tout comprendre, on ne peut avoir – quelle que soit la masse des sources – qu’un savoir douteux, incertain.
24Deuxième leçon : pour décrypter le rôle d’une personnalité, l’historien doit utiliser des méthodes probabilistes, on reste en deçà, on doit se résigner à cet état d’impuissance. Le probabilisme est un outil qui permet d’échapper aux pièges du certain, du déterminé : mais il faut l’avoir bien en main.
25Troisième leçon : le probabilisme conduit à changer presqu’en entier les méthodes de juger et de raisonner de l’historien, il accède à une autre manière de connaître : c’est une sorte de « révolution silencieuse », qui demande beaucoup de courage, de ténacité et de chance.
Notes de bas de page
1 L’étude de ces raisons mériterait d’être entreprise : elles tiennent à une conception scientiste de l’histoire à l’allemande, à un marxisme diffus, à l’influence de la sociologie, qui s’est toujours refusée à étudier les personnalités. Si l’histoire biographique politique a bien résisté, on continue dans certaines disciplines – histoire économique, histoire sociale, histoire administrative, histoire du droit – à minimiser le rôle des personnalités.
2 Pour l’histoire administrative, cf. « Le rôle des personnalités », dans Pour une histoire de la bureaucratie en France, 1999, p. 219-229.
3 L’histoire de ce mépris du probabilisme (et de ses sources) serait à entreprendre.
4 Nous ne donnons qu’une esquisse. On pourrait aller plus loin dans l’analyse des méthodes probabilistes appliquées aux personnalités dans une discipline, par exemple en histoire des entreprises.
5 Pour un exemple d’utilisation de ces sources orales, cf. la thèse de Laure Quennouëlle sur La direction du Trésor, 1947-1967, 2000, et sur la critique des sources orales, Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone, 2001.
6 Cf. « Que sait-on jamais d’un homme ? » (à paraître).
7 On a le journal de Maine de Biran, mais on ne voit nulle part ses activités de dignitaire de la franc-maçonnerie.
8 C’est une des grandes difficultés en histoire administrative.
9 « L’avenir tel que le concevait un homme du passé fait partie importante de son histoire », rappelait Valéry dans ses Cahiers (t. XX, p. 276).
10 Il croit à des causes, des conséquences, il emploie imprudemment ces mots (il ne peut y avoir que des « causes » apparentes, douteuses, surtout quand on raisonne sur une personnalité).
11 C’est un mot qu’on n’entend jamais prononcer dans un cours.
12 On ne peut guère utiliser des méthodes probabilistes sauf exceptions, dans des thèses universitaires, car le probabilisme est mal vu, on serait vivement critiqué.
13 Demande naïve (les personnalités « exemplaires », les « pères fondateurs »), demande savante (on a besoin d’étudier les praecipui, les minores), demande technique (comment parler des inventions en oubliant les inventeurs ?). L’analyse de la demande d’histoire des personnalités devrait être poussée assez loin, on éviterait ainsi des erreurs de perspective (ainsi telle Histoire de l’électricité omettait le rôle des personnalités, sans états d’âme...).
14 On finit par avoir une histoire fisse, aseptisée, qui ignore tout du vécu des personnes.
15 Cf. « Les règles de l’histoire sensible », Revue administrative, 2000, p. 315-318.
16 Il y a bien des résistances, il y a encore des historiens sociaux qui refusent de tenir compte des personnalités et ne raisonnent que chiffres, courbes, longue durée : la crise de l’histoire sociale qui dure depuis vingt ans risque encore de durer longtemps. Sur la nécessité de l’histoire des personnalités, cf. « Pour une histoire des personnalités charitables », Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, n° 43, 2001.
17 Il faudra étudier un jour la construction du moi chez l’historien probabiliste.
18 En ce qui concerne notamment les risques dus à la prévention et la précipitation (cf. L’histoire entre le rêve et la raison, ouv. cité, p. 344 et suiv.).
19 Le probabilisme ne s’enseigne pas, chacun doit inventer ses règles.
20 La nécessité intérieure : quel beau sujet de méditation sur l’historien !
21 Il y faut une certaine aptitude philosophique, une certaine vision de la vie ; les demi-habiles, qui sont nombreux, ignorent le probabilisme, ils croient détenir le vrai.
22 Ce sont des tables adaptées à la discipline ou sous-discipline (histoire de la spiritualité, histoire de l’entreprise, etc.), et au genre de travail entrepris (biographie, étude d’une institution, etc.).
23 La technique du recueil de documents, de publication de correspondances est aussi une technique probabiliste, le lecteur est ainsi à même de saisir le « probable ».
24 Ils sont indispensables quand l’on fait une biographie.
25 Entendons-nous bien sur le sens du mot méthode : il faut le prendre au sens de Valéry, « c’est un système d’opérations qui fasse mieux que l’esprit livré à lui-même le travail de l’esprit », c’est un moyen de diriger son esprit.
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