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VI. La nécessité de tenir journal

p. 231-238


Texte intégral

1Tenir journal nous paraît une nécessité du métier d’historien : mais apparemment c’est une pratique totalement délaissée, on ne peut citer de journal important d’historien (hors Michelet). Or retracer chaque jour ses efforts, montrer ce qu’on pressent, ce qu’on ne peut dire, ses intuitions, ses doutes, souligner ce qui est le plus important, tel devrait être le rôle d’un journal de recherche, analogue à celui que tiennent les ethnographes. On ne saisit pas bien pourquoi on refuse le secours d’un tel journal « opérationnel ». Mais nous avons souvent conseillé de tenir journal1, et nous voudrions insister à nouveau sur l’utilité du journal, ses formes, ses effets et sur les règles du jeu qu’on peut adopter.

I. LE REFUS DE TENIR JOURNAL

2On ne comprend pas très bien ce refus – très général – de tenir journal2, et qui doit tenir à des ressorts « en profondeur » de la pratique de l’historien. Personne n’ose trop en parler (ce n’est pas « convenable »), mais on peut entr’apercevoir des raisons d’importance inégale :

  1. l’historien ne comprend pas l’utilité technique du journal de recherche (les maîtres n’en parlent pas) ;

  2. le journal ne correspond pas à la vision de l’histoire, au regard de l’historien qui enseigne la vérité, qui est assuré de lui et presque dominateur (alors que l’ethnographe est beaucoup plus incertain de son jeu) ;

  3. l’historien a peut-être peur de laisser une trace de ses tentations, de ses tâtonnements, des difficultés d’un métier qui devient souvent à charge : mais il ne manque pas dans la corporation d’esprits hardis et libres ;

  4. l’historien refuse souvent de faire attention à soi3, il semble négliger volontiers sa vie intérieure « en tant qu’historien » : mais ce n’est là qu’une hypothèse ;

  5. il tend à confondre journal technique et journal touchant à la vie privée, il n’a pas – pour le moment – de modèle de journal technique.

3Aucune de ces « explications » n’est satisfaisante ; si l’on faisait une ethnographie de l’histoire, on en apprendrait plus sur ce refus (et sans doute sur les tentatives de journal qui ont été abandonnées)4 : mais apparemment l’historien n’espère aucun plaisir de la rédaction d’un journal.

II. FORMES

4On peut adopter différentes formes de journal, suivant son courage, ses lumières, ses talents.

5Première forme : le journal de recherche, qui est un journal technique, opérationnel, qui accompagne un livre, qui donne une trace des hypothèses, des espérances, des tâtonnements, des déceptions ; c’est l’« histoire parallèle » du livre, une contr’épreuve, on conte au jour le jour ses efforts, on cherche à programmer ses recherches du lendemain. Quand on travaille sur un livre et pendant quatre ou cinq ans5, ce journal apporte une aide précieuse, il accompagne pas à pas la recherche, c’est un outil nécessaire.

6Deuxième forme : c’est le journal de bord, le log-book, qui s’attache au quotidien de l’historien sous toutes ses formes ; on cherche à s’observer, à observer son jeu avec les autres, à se situer par rapport à eux, on construit ses règles du jeu sur un marché très concurrentiel, on montre sa différence, on marque ses doutes sur le métier, ses querelles (il est difficile de vivre en paix, on a toujours quelques inimitiés), on évoque son réseau d’amis, on recueille quelques propos hardis, quelques menues confidences : c’est un journal d’humeur, qui n’est nullement opérationnel et qui risque souvent de déborder sur la vie privée. Ce type de journal, qui peut être très lacunaire, suscite la curiosité, c’est un « témoignage » bien millésimé.

7Troisième forme : c’est le journal de réflexion, où l’on consigne ses réflexions sur ce qu’on fait, le sens du métier, les méthodes de l’histoire, on note ses idées au vol, on philosophe librement (c’est un vivier d’idées si l’on fait des travaux d’épistémologie historique) ; on cherche à penser par soi-même, on critique l’autre : mais cela suppose beaucoup d’expérience, une bonne plume, une certaine formation philosophique et un peu de brillant (à défaut, on risque souvent la médiocrité et même la sottise).

8Ce sont là les trois formes principales : mais nous ne traiterons ici que du journal de recherche qui a des caractères bien distincts : il suit pas à pas une recherche, il est, autant que possible, quotidien, il est court6 ; on fait le point chaque soir, en quelques lignes, de ce qu’on a fait comme dépouillements ou recherches, on soupèse, on critique, on marque si besoin ce qui reste à faire, à évaluer, à mettre en œuvre : c’est un regard bref qu’on jette au soir de la journée, un rapide examen de situation du chantier... Les deux autres formes sont des journaux proprement littéraires, qui donnent des témoignages sur soi-même et sa pensée, mais qui, sauf exceptions, ne tendent pas à guider la recherche.

III. LES MOYENS

9Pour ce journal de recherche on doit observer quelques règles techniques (en les adaptant à sa situation et à ses talents d’écriture) :

  • il faut bien choisir ce qu’on écrit : ce qui importe, c’est de mettre de l’ordre dans le désordre quotidien, trier ce qui est important dans la recherche ;

  • il faut que ce qu’on dise apparaisse comme une nécessité : ce n’est pas un déversoir, une confession, un rêvoir ou un journal d’adolescent, c’est un journal réglé, technique qui examine le progrès des échafaudages et montre ce qu’on doit faire le lendemain ;

  • le journal doit être lisible et montrer des choses essentielles : c’est la principale difficulté ; on doit éviter le bavardage, les minuties, les digressions, les imprécisions, il faut « faire court » – dix ou quinze lignes au plus ; c’est l’effort même de résumer qui finit par être le plus efficace, on est obligé de prendre les choses par le haut, de voir ce qu’on n’a pas fait et qu’il importait pourtant de faire. Le point d’équilibre n’est pas facile à trouver : mais une fois qu’on a pris le rythme, on donne facilement les quelques lignes qui chaque soir « font le point » et on note au vol les intuitions, les impressions fugitives qui sont données par le travail7.

10On voit l’importance d’un tel effort ; on a là un outil de travail très efficace.

11Premièrement : si on travaille sur l’histoire d’une entreprise (ou d’une administration), on s’aperçoit peu à peu, jour par jour, qu’on étudie un organisme vivant, on découvre des mécanismes compliqués, ténus, fragiles, qui permettent d’aller plus loin dans la compréhension des choses ; le journal permet de saisir la trame de ces découvertes (alors que les fiches ou les extraits ne donnent que des matériaux dont la trame est souvent peu lisible).

12Deuxièmement : le journal permet de regarder l’ensemble de ce que l’on entreprend – et qui s’étend souvent sur plusieurs années –, de retrouver l’unité, la cohérence, alors qu’on a l’impression de se disperser, de ne pas avancer, de ne saisir que des fragments (ce qui pousse souvent au découragement). Un journal bien tenu aide à saisir l’ensemble et le détail8 : au moment de la rédaction, on s’aperçoit de l’importance de ces efforts quotidiens.

13Troisièmement : le journal transforme le regard, modifie la manière de travailler : si l’on tient journal, au bout de six mois on ne raisonne plus totalement de la même façon, on a besoin presque physiquement d’avoir un « programme » de recherche (et de réflexion), on ne peut travailler sans « examens de conscience » réguliers : un journal permet de travailler avec régularité et dans l’ordre.

14Quatrièmement : le journal permet – et de façon très régulière, sans à-coups – de mettre en doute ce qu’on croit savoir, trouver, ce qu’on imagine « apporter de neuf » : tout comme le juge a besoin de mettre en doute le bien-fondé de la solution qu’il va adopter9, l’historien doit réexaminer le bien fondé des documenta, des memoranda qu’il découvre, la validité des hypothèses qu’il formule ; le journal permet touche à touche, et sans désordre, d’insinuer le doute, d’évaluer le probable (et le probabilior) : mais c’est là une mécanique complexe qu’on ne découvre qu’à l’expérience (l’historien n’échappe pas à cette nécessité d’une critique quotidienne de ses efforts, qui est une nécessité de l’officium).

IV. CONSÉQUENCES

15Examinons les conséquences.

16Première conséquence : tenir un journal doit apporter du plaisir (si c’est une charge, on doit renoncer) ; on a là un moyen d’observer son jeu, on peut même tricher à volonté (par omission ou par ignorance de son jeu véritable) ; personne n’est tenu d’être sincère (et ce journal technique, rappelons-le, ne concerne pas la vie privée).

17Deuxième conséquence : il faut que ce journal soit utile pour la recherche, pour la construction d’une œuvre, également pour la construction de son moi « en tant qu’historien » ; on doit montrer ses doutes, ses hésitations, évoquer même ses faiblesses coutumières (par exemple son peu de goût pour les aspects techniques des dossiers) ; quand on le reprend – par exemple quand on relit le mois écoulé –, on doit s’apercevoir qu’on a infléchi dans tel ou tel sens la recherche, qu’on a oublié tel aspect, omis telle vérification (c’est là qu’on s’aperçoit de la nécessité d’une « deuxième lecture »10 de tel dossier de préfet ou de tel rapport au Conseil des Mines sur la société anonyme de...), ou d’une réflexion sur ce qu’est un bourgeois en 1830 ou un maître de forges en 1890... Un journal est efficace s’il aide à orienter la recherche, donne les repères nécessaires pour évaluer ce qu’il faut faire « le mois prochain » : c’est, répétons-le, un journal opérationnel.

18Troisième conséquence : un journal est une expérience, s’il est bien mené il peut engager beaucoup de soi-même (par exemple si l’on s’interroge régulièrement, si l’on pratique des « examens de conscience » par écrit, comme nous l’avons souvent recommandé) ; parfois tenir un journal est chose nécessaire quand on traverse une période de crise ou d’incertitude, quand on ne sait comment continuer son travail, quand on se sent inquiet, découragé (on a l’impression de « n’y rien comprendre », on se heurte à des obstacles qu’on ne sait comment contourner, on voit ses hypothèses de travail s’effondrer) ; une recherche a nécessairement des hauts et des bas, les « frottements » sont nombreux, la solitude tend à exagérer les difficultés (c’est un métier « hors action », on n’est pas stimulé par la pression des affaires, on n’a pas à décider) ; le journal peut aider à surmonter ces « petites crises »11 en précisant les difficultés, en obligeant à réfléchir à ce qu’on doit faire, à surmonter ses doutes, à repérer ses erreurs, bref, à contrôler et à programmer son futur proche.

19Quatrième conséquence : on peut aussi faire un journal qui soit utile à l’histoire de l’histoire, qui donne un témoignage précis sur la situation de l’historien, les manières de travailler, la vision de l’histoire à telle date (on aimerait bien avoir un journal de recherche de Marcel Marion ou de Paul Mantoux...). Quand on relit un journal de recherche dix, vingt ans plus tard, on s’aperçoit que c’est une source précieuse pour l’historien de 2050, et on peut même – l’âge venant – s’amuser à le recopier, au moins partiellement, même si c’est mal léché, mal écrit, une sorte de contr’œuvre comme disait Valéry : on a là un témoignage qui a l’avantage d’être bien daté (si l’on passe aux archives orales, on a une masse d’informations précises) et – si l’on a fait des portraits des « chers collègues » et rapporté quelques propos ou anecdotes pittoresques – le journal peut même se lire avec plaisir...

V. RÈGLES DU JEU

20Quels conseils de bon usage peut-on donner ?

21Première règle : au départ d’une recherche on doit faire un essai de journal de recherche, pour bien mesurer les avantages et les inconvénients, pour saisir ce qu’on peut en tirer pour « programmer » son travail12.

22Deuxième règle : si l’on est assuré de soi, si l’on y prend goût, on doit poursuivre l’essai, y consacrer quelques minutes chaque soir (nulla dies sine linea)13, ce qui permet de saisir au vol une intuition, de récapituler les progrès (progressum custodias, déclare la prière de saint Thomas)14, de marquer les méandres, les rebonds de la recherche ; mais au passage on peut noter tel propos d’un historien, faire le portrait de tel autre... : un journal est fait aussi pour s’amuser.

23Troisième règle : on doit faire court, éviter les longueurs, les amplifications (tout ce qui est long est dangereux dans un journal technique) : c’est une habitude à prendre ; un journal n’est pas un rêvoir, mais un outil de travail ; on doit le relire le mois écoulé pour relever les trous de la recherche, les fausses orientations, déceler à temps les erreurs si l’on peut.

24Quatrième règle : un bon journal est un exercice de souplesse, on peut ainsi librement observer son jeu, prendre quelque distance avec sa recherche, faire attention à soi : un historien qui croit trop à ce qu’il dit, à ce qu’il sait, risque fort de ne pas savoir tenir un journal de recherche.

CONCLUSION

25Tirons quelques leçons.

26Première leçon : le journal de recherche est un outil précieux, même pour l’historien non professionnel qui veut surveiller attentivement les progrès de ses recherches, qui entend observer un jeu nouveau pour lui15.

27Deuxième leçon : il faut savoir bien utiliser cet outil, bien le tenir en main, éviter les dérapages : en principe il doit apporter quelque plaisir ; mais on doit être prudent, il ne s’agit pas d’une rêverie sur soi, d’une analyse de soi, c’est un moyen pour accroître l’efficacité de son travail.

28Troisième leçon : on écrit ce journal pour soi seul, mais on laisse ainsi une trace de ses efforts, elle peut intéresser les historiens futurs, elle leur permettra de mieux voir comment à telle date on travaillait, on raisonnait, comment on réglait ses efforts : même si c’est une contr’œuvre, c’est un produit non négligeable du métier d’historien.

Notes de bas de page

1 Nous avons publié en 1991 un court article « Sur la nécessité pour les historiens de tenir journal », Bulletin d’histoire de l’électricité, n° 18, p. 71-78, repris dans L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 313-319. Et nous avons rappelé l’importance des journaux de hauts fonctionnaires, Pour une histoire de la bureaucratie, 1999, p. 555-563.

2 Aucun journal d’historien n’a été publié jusqu’à présent (alors qu’on publie des journaux d’ethnographes, ainsi J. Favret-Saada, Corps pour corps, enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, 1981).

3 Sur l’attention à soi, cf. L’histoire..., ouv. cité, p. 232-237.

4 Les archives orales permettront peut-être de retrouver des journaux demeurés dans des tiroirs.

5 Faut-il rappeler que parfois on élabore un livre sur 10-15 ans ?

6 On écrit pour soi, sans souci de la forme, qui peut être abrégée.

7 C’est là la part flexible du journal : le soir on peut consigner par écrit ces impressions qui naissent de lectures, de dépouillements d’archives (parfois on a tenu dans son séminaire un « propos en l’air », qui au fond mériterait d’être exploité).

8 Supra, p. 221.

9 Cf. notre esquisse L’art de juger, 2001.

10 Sur la deuxième lecture, cf. L’histoire entre le rêve et la raison, ouv. cité, p. 788-793.

11 Mais parfois, pour des esprits scrupuleux ou affaiblis, il peut aggraver l’état de crise : il y a un risque.

12 Sous l’angle pratique, on ne doit utiliser ni feuilles volantes, ni carnet, mais un cahier relié.

13 Il suffit, avec l’habitude, de cinq minutes pour dix ou quinze lignes. Écrire deux pages, dans un métier « hors action », n’a pas grand sens, sinon on tombe dans le genre Charles Du Bos, qui est à éviter pour un journal technique.

14 Ingressum instruas – Progressum custudias – Egressum impleas.

15 C’est une sorte de discipline intellectuelle qu’on doit s’imposer, un moyen pour mettre de l’ordre dans ses idées.

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