Chapitre XIV.
Prospective
p. 145-161
Texte intégral
1Comment l’histoire économique va-t-elle changer d’ici 2050 ? Le métier d’historien économiste va-t-il se transformer ? Nous ne savons guère comment répondre à de telles questions : l’écart 1950-2000 nous incite à examiner ce qui pourrait se produire d’ici 2050 avec la plus grande prudence, car l’histoire économique de 1950 était plus hardie, plus entreprenante1 que celle que nous voyons aujourd’hui, qui paraît frileuse, timorée, incertaine, il y a eu beaucoup de déceptions, bien des certitudes apparentes se sont effondrées. Réfléchir sur 2050 est compliqué2, certes, mais l’effet 2050 nous oblige à voir les choses autrement, de biais, à relativiser ce qui paraît certain, à saisir ce qui est imparfait, douteux, dans notre système de production (la satisfaction de soi est la chose la plus dangereuse pour une discipline). Or en histoire économique le taux d’obsolescence est rapide : que lisons-nous encore des travaux parus en 1950, en 1920 ? que lira l’historien en 2050 de la production de 2000 ? Et l’obsolescence risque de s’accélérer (déjà certains travaux de 1960 ou 1970 paraissent peu utilisables ou mal fondés3 : qu’en sera-t-il en 2020 ou 2030 ?). Aussi devons-nous nous interroger sur 2050, tenter de comprendre les besoins, les attentes, les exigences de l’historien de 2050 (même si nous ignorons ses centres d’intérêt). Certes la réflexion sur 2050 est très arbitraire, mais c’est un exercice de souplesse, qui donne un autre regard sur notre devoir-faire, qui incite à réfléchir sur les principes, par exemple les règles de formation ou les outils de travail, et parfois on peut être amené à définir des programmes de réflexion, à investir dès maintenant (par exemple pour les sources ou les histoires « à naître »).
2C’est sans doute une rêverie : mais il est trop dangereux de croire qu’une discipline vivra un demi-siècle plus tard à l’identique, l’expérience montre la fausseté d’un tel principe, qui encourage à la paresse. Nous voudrions présenter quelques observations prudentes sur les mutations « probables »4.
I. OUTILS DE TRAVAIL
3On peut s’interroger sur les outils de travail de l’historien de 2050 : quels que soient les progrès techniques, les besoins de l’historien en 2050 peuvent se laisser deviner, à la fois pour l’histoire antérieure à 2000 et l’histoire de 2000-2050 :
il aura probablement à sa disposition des banques d’archives (et des banques d’images) reprenant les inventaires d’archives publiques et d’archives d’institutions (par exemple de grandes banques), et s’étendant à certains systèmes d’archives (archives diplomatiques pour la partie économique et financière5, archives de l’INSEE), qui auront leurs banques propres6 ;
il disposera de guides spécialisés (histoire des assurances, histoire de la métallurgie, histoire bancaire...) ;
il pourra utiliser des notes de méthode donnant principes et conseils (comment étudier une banque ? une forge ? un système comptable ? Comment étudier les finances d’une commune ? Comment analyser la fiscalité directe de 1950 à 2030 dans un département ?)7 ;
peut-être possédera-t-il une banque des mots, des institutions et des règles économiques (le vocabulaire change, le sens des mots varie, les outils économiques disparaissent : que signifieront les mots « obligations cautionnées » pour l’historien de 2050 ?)8 ;
on construira des banques de données bibliographiques9 et des banques d’images, donnant accès au texte, retraçant l’ensemble des sources imprimées pour tel ou tel sujet pour le XIXe, le XXe siècle et les années 2000-2050, et qui seront peut-être interrogeables en même temps que les banques d’archives ;
peut-être établira-t-on des banques de données pour les sources flottantes10, par exemple pour les dossiers de presse de Sciences Po et d’autres institutions, pour les dossiers des services d’études des banques, pour les lettres confidentielles, ou pour les discours des ministres des finances ;
on devrait avoir d’autres banques : par exemple pour les archives orales (actuellement très dispersées et pas toujours indexées), pour les travaux universitaires non publiés (mémoires de maîtrise, de DEA, thèses) qui devraient être mieux sauvegardés, répertoriés et indexés.
4On voit l’ampleur de l’effort qui devrait être accompli – et qui « probablement » ne sera pas réalisé entièrement, car ce sont des investissements coûteux, dépendant en principe de la volonté de l’État : or les crédits consacrés à la « fonction historique » risquent fort d’être en régression d’ici 205011, et l’intérêt de ces outils de travail n’est pas toujours bien compris (en 2004 nous n’avons toujours pas de banque de données bibliographiques rétrospectives). Or si l’on ne donne pas aux historiens économistes de tels outils de travail, les jeunes risquent de se détourner d’une discipline réclamant trop d’efforts.
5Il faut sans doute ajouter aux banques déjà évoquées, d’autres banques :
banques à l’échelle régionale (ou départementale), retraçant l’ensemble des sources pour l’histoire économique et financière d’une région (ou d’un département) : elles sont plus facilement réalisables, peu coûteuses, on peut les enrichir progressivement, elles sont proches du terrain ;
banques à l’échelle européenne, soit pour un thème donné (la métallurgie ou l’industrie chimique), soit pour l’histoire des institutions économiques européennes (et notamment pour l’élaboration des directives) ;
banques des sources provenant des archives diplomatiques des autres pays et concernant l’économie française (il est important, pour saisir telle ou telle mutation, d’avoir le regard de l’ambassadeur américain ou allemand ou japonais, notamment pour les années 1960- 2000)12.
6Il faut songer dès maintenant à la constitution de cet ensemble de banques, à leur architecture, à leurs connexions éventuelles, et il faut faire les investissements intellectuels nécessaires dès que possible (ces banques soulèvent des problèmes d’ingénierie historique complexes) : sinon on sera obligé, dans les années 2030, de s’abonner à des banques de données anglo-saxonnes.
II. SOURCES
7Nous n’évoquons que pour mémoire la question des sources, pourtant fondamentale pour faire l’histoire de 1950 à 2000 et l’histoire de 2000-2050 (alors que nous ignorons les centres d’intérêt de l’historien)13. Mais on peut rappeler quelques principia rationis.
8– Pour les sources écrites, l’« effet 2050 » oblige à réfléchir sur les méthodes de collecte, de tri des archives publiques et des archives d’entreprises. On peut, à bon droit, craindre des sinistres « probables », en matière fiscale par exemple, alors même que les archives fiscales sont une source essentielle pour l’histoire des entreprises (compte tenu du taux de mortalité) et celle des revenus des ménages (que l’on ne peut guère saisir autrement)14 ; les historiens jusqu’à présent se sont trop désintéressés de ces sources fiscales, essentielles pour 1920-2050, parce qu’elles n’étaient pas accessibles15 ; mais quand elles seront détruites, ou réduites à des documents peu exploitables par suite des triages, il sera trop tard... On peut craindre deux autres sinistres majeurs :
les archives de l’INSEE, qui sont informatisées : elles ne seront probablement plus interrogeables, compte tenu de l’évolution des matériels et des logiciels16 : or c’est là une source essentielle pour l’historien ;
les archives informatiques des entreprises ou des institutions : on peut garder des mémoires, certes, mais elles ne seront plus interrogeables...
9Les investissements intellectuels n’ont pas été faits17 : or cette carence risque d’être très dommageable pour l’histoire économique de 2050.
10– Pour les sources créées : les archives orales devraient se développer, dans la mesure où elles permettent d’accéder à ce qu’on ne peut savoir dans les archives écrites : mais leur expansion risque de se faire dans le désordre, la collecte peut ne pas être faite toujours sérieusement (surtout quand on cherche à les exploiter immédiatement : l’interviewé ne dit pas les mêmes choses que si elles ne sont pas exploitées avant 30 ou 40 ans), et elles supposent probablement des adaptations (par exemple, pour l’interview d’un actuaire ou d’un ingénieur de haut niveau...). Un champ particulier devra être ouvert en 2000-2050 : l’exploration, par le biais des archives orales, d’un monde de conduites, d’habitudes, de modes de pensée, de systèmes qui vont disparaître (notamment vers 2020-2040) et qui tenaient presqu’au XIXe siècle (par exemple dans le domaine de l’artisanat ou des PME). Il faudra un effort attentif de programmation pour mener en bon ordre cette sauvegarde de la mémoire, dans l’intérêt de l’histoire économique (ce devrait être le rôle des Archives nationales que de définir cette « programmation », en liaison avec les historiens, les Comités d’histoire et les régions)18.
III. PRINCIPES DE L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE
11L’audit qu’on peut faire aujourd’hui de la situation de l’histoire économique est cruel : on a une histoire qui veut expliquer, démontrer, alors que la vie économique n’est pas toujours explicable, qu’il y a beaucoup de choses non rationnelles, de hasards non maîtrisés, de progressions ou de régressions qui ne sont pas identifiables, lisibles, que le clandestin, l’occulté joue un grand rôle (tout comme en histoire de la bureaucratie ou en histoire politique). Celui qui a l’expérience de l’entreprise s’inquiète toujours de l’assurance, de l’intrépidité – ou de la légèreté – de l’historien qui croit pouvoir tout expliquer et qui ne dit jamais : « Je ne sais pas », et les économistes eux-mêmes multiplient aujourd’hui les réserves, les incertitudes, les doutes : quand il faut tenter de comprendre une crise de change comme celle de 1992- 1993, on perd beaucoup de son assurance – alors qu’il s’agit d’une histoire toute proche, avec des sources apparemment surabondantes.
12Si l’on fait l’audit du système « histoire économique en France », on constate qu’il n’y a pas de consensus sur les principes de cette histoire, pas de « patron », pas d’habitude de penser par soi-même, et peu de contacts avec les économistes et les praticiens pour définir les « objectifs » de l’histoire économique. Si bien que l’effet 2050 nous oblige à poser les problèmes en termes réels. Pour que la discipline fût en bon état de marche en 2050, il faudrait apparemment :
définir clairement les principes : les débats ou divisions doctrinales ne doivent pas être occultés, mais il faut que la discipline ait des principes clairs, un dessein visible, sinon les étudiants s’en détourneront ;
faire émerger des patrons historiens, former des patrons : c’est une condition fondamentale de cette discipline, et il faut 10-15 ans pour former un patron au « métier » de patron19 ;
assurer des liens étroits avec les économistes, se rapprocher des économies spécialisées, qui ont chacune leurs techniques, leur langage, leur mode de raisonnement et peuvent fournir de multiples hypothèses ou principes de recherche : économie de l’entreprise, économie des transports, économie de l’information, économie des assurances, économie boursière, mathématiques financières, économie publique, etc. (il suffit de feuilleter un catalogue d’éditeur spécialisé pour saisir cette multiplicité de sous-disciplines) : l’historien économique doit coller au plus près aux spécialistes – qui en général ont des liens étroits avec les professionnels de l’entreprise –, car il y a le plus grand profit à établir des passerelles et connexions (et un bon historien de l’économie devrait être capable d’écrire, sur un problème actuel, un article de théorie économique : en 2050 ce sera probablement une pratique courante)20 ;
assurer des liens étroits avec les juristes, qui ont leur propre regard sur l’économie et qui ont des outils d’analyse, des principes de raisonnement qui peuvent fournir d’utiles hypothèses pour l’historien économique (qui trop souvent dédaigne aujourd’hui les aspects juridiques des problèmes et les sources juridiques) : le droit économique a de multiples ramifications21 ;
chercher à faire naître des idées-mères, des principes de recherche et renforcer par suite les liens avec les autres disciplines : philosophie, sociologie, psychologie, médecine (et psychiatrie), sciences politiques, sciences administratives22, géographie (et urbanisme) ; l’histoire économique vit trop souvent de façon isolée ;
développer chez l’historien l’habitude de penser par soi-même23, ce qui suppose des modifications dans les méthodes d’enseignement et de formation (peut-être faut-il organiser des séminaires de « créativité » : que donneraient dix personnes de bon niveau réfléchissant par elles-mêmes sur l’histoire bancaire et ses principes ?). Nous avons des formations trop axées sur l’analyse et la transmission de connaissances, et trop peu sur les méthodes de réflexion, l’élaboration des principia rationis.
IV. FORMATION DES HISTORIENS
13C’est là le point central d’une réflexion sur 2050 – car on est amené à prendre quelque distance avec la formation actuelle, qui est – faut-il le dire ? – assez malthusienne24. Dans quel état sera la formation en 2050 ? On voit bien les évolutions possibles et probables.
14Première évolution : la formation d’un vivier de non-professionnels. On n’a pas su jusqu’à présent mettre en valeur la richesse des connaissances, des capacités des historiens non professionnels, c’est-à-dire de cadres, d’ingénieurs, d’administrateurs qui ont pour eux les connaissances techniques, l’expérience de la vie et qui savent mieux lire les documents que des étudiants ou des enseignants vivant « hors du monde »25. C’est là un vivier qui devrait peut-être changer l’histoire économique, si l’on sait initier au « métier d’historien » ceux qui ont la capacité technique : mais on doit adapter l’initiation à leurs besoins, à leurs attentes (c’est de la pédagogie d’adultes, l’Université est souvent maladroite en ce domaine)26 ; il faut :
des manuels de formation (ce sont des « codes de procédure », des conseils pratiques, comme en formation continue)27 ;
des séminaires de formation ou d’initiation à l’histoire, avec une reprise au bout d’un an, et donnant des conseils individualisés (plan de travail) ;
des stages accompagnant ces séminaires28 ;
un encadrement : ce devrait être le rôle des Comités d’histoire, qui aideraient à réaliser les « projets individuels », et organiseraient une formation post-doctorale à la fois pour les historiens non professionnels et pour les historiens « de métier », en liaison avec les institutions29.
15Cette formation pourrait modifier sensiblement les méthodes de travail : quand on a un problème difficile à traiter (par exemple : faire l’histoire de l’actuariat), on recrute des volontaires et on ouvre une formation. Or le nombre de retraités de haut niveau va croître sensiblement d’ici 2020, ils ont une demande propre, des objectifs qui ne coïncident pas toujours avec l’histoire universitaire (ils veulent comprendre la genèse de systèmes complexes, ressaisir la trame d’un passé souvent occulté). Il est impossible de savoir les effets induits d’une telle formation sur la discipline.
16Deuxième évolution : la formation des historiens de métier. On pourrait l’améliorer :
par des stages dans l’institution ou l’entreprise ;
par une formation plus orientée vers la « préparation à l’action », moins abstraite, moins doctrinaire : un historien de métier devrait pouvoir avoir d’autres débouchés que l’enseignement30 ;
par des séminaires post-doctoraux, pour aider le jeune historien à construire son œuvre (là encore les Comités d’histoire pourraient jouer un rôle, pour éviter l’isolement du jeune docteur).
17Troisième évolution : la formation de formateurs d’historiens « non professionnels ». Il faut songer à former des historiens (de métier ou non) à cette pédagogie très particulière de l’initiation d’adultes âgés, expérimentés, sceptiques, au métier d’historien : on ne peut leur dire la même chose qu’à des jeunes étudiants, ils ont un savoir pratique supérieur par construction à celui du « formateur ». C’est là un métier particulier, qui suppose du zèle, de la finesse, du jugement, de la modestie (on ne doit pas être trop assuré de soi) : il faut chercher à créer des vocations, encourager et surtout aider à former des projets, guider sur la bonne cible, donner les bons conseils adaptés à la personnalité, maintenir, disons, l’enthousiasme nécessaire à tels travaux.
18Quatrième évolution : la formation à de nouveaux métiers. Il faut bien voir que l’on va d’ici 2050 vers de nouveaux métiers d’historiens :
secrétaires de comités scientifiques ;
chefs de projets ;
archivistes oraux : il faut adapter les règles des archives orales aux exigences de l’histoire économique, ce qui n’est pas évident, par exemple quand l’on fait des archives orales d’un banquier s’occupant de fusions, d’un ingénieur qui a « lancé une innovation », ou encore d’un commissaire aux comptes (la formation de l’archiviste oral pourrait comprendre des stages spécialisés).
19Mais il faut voir qu’on formera aussi à des métiers dont on n’a pas idée ; l’ingénierie historique, par exemple, devrait faire naître des métiers inconnus : architecte de systèmes (par exemple pour créer des banques de données pour tel secteur), évaluateur de projets, ou auditeur capable d’auditer un centre de recherche, etc.
V. LES HISTOIRES À NAÎTRE
20Quelle est la logique des histoires à naître en histoire économique ? Comment peut-on favoriser, développer des histoires à naître ? Les investissements intellectuels, répétons-le, n’ont pas encore été faits en ce domaine – alors que c’est un domaine très fructueux de la théorie de l’histoire : il faut être conscient des liens étroits entre la demande et l’histoire à naître, des résistances, blocages et entraves qui s’opposent à l’émergence de l’histoire à naître ; mais il est peut-être plus facile de saisir les histoires à naître en histoire de la bureaucratie, qui est une discipline souple, en croissance, volontariste, qu’en histoire économique, où les divisions doctrinales sont encore nombreuses et où il y a une forte tendance à la « bureaucratisation ». Nous nous contenterons d’observations prudentes.
21Dans les histoires à naître, on trouve les histoires qui sont déjà en pointillé : par exemple l’histoire des instruments intellectuels, l’histoire du calcul des probabilités appliqué à l’économie, l’histoire de l’actuariat, l’histoire des mathématiques financières, l’histoire de la « recherche opérationnelle » et de la « rationalisation des choix d’investissement ». Ou encore l’histoire des techniques d’organisation et de contrôle financier et technique des entreprises, qui commence à émerger.
22Mais l’essentiel, ce sont les histoires à naître d’ici 2050, dont on n’a pas encore l’idée, et qui auront nécessairement un effet rétroactif sur l’histoire des années 1800-2000 (et sur la conservation des archives 1950-2050). Ce seront probablement des histoires aux fondements différents, qui ne chercheront pas à expliquer, mais à décrire en profondeur, à explorer notre présent et notre passé proche ; elles correspondront à des mutations de la théorie économique, qui nécessairement d’ici 2050 changera : on aura peut-être aussi une histoire du plaisir économique, une histoire de la rêverie économique, ou une histoire de l’économie de l’attention31.
VI. MUTATIONS DE L’ÉCONOMIE
23Quelles seront les mutations de l’économie de 2000 à 2050 ? Elles auront nécessairement une influence sur les centres d’intérêt de l’historien de 2050, qui cherchera dans le passé, et dans notre présent à nous les origines de ces évolutions32. Mais nous ne pouvons guère en avoir une idée claire aujourd’hui. Donnons cependant quelques exemples « probables » de ces mutations.
24Première mutation : l’internationalisation de l’économie, celle des flux financiers et celle des entreprises ; elle posera à l’historien quelques difficultés : car comment conserver la mémoire « nationale » de ces entreprises ? éviter les destructions d’archives anciennes (comme pour toute fusion) ? garder trace de cette « internationalisation » ? On voit que l’historien risque fort d’être désorienté s’il n’a pas la possibilité d’accéder à des archives en bon état pour étudier cette internationalisation, les négociations internationales, les systèmes de capitaux spéculatifs, etc.
25Deuxième mutation : l’économie d’assistance, qui concerne ceux qui sont « laissés au bord de la route » : ce budget d’assistance doit être intégré dans l’histoire économique33, l’historien devra de plus en plus s’intéresser à la pauvreté, à l’exclusion, aux allocations de toutes sortes, qui sont ou seront la suite directe de cette internationalisation (ce n’est plus seulement le gibier de l’historien social...).
26Troisième mutation : les systèmes en voie de décroissance, de dégradation, de régression : l’historien économique de 2050 sera obligé de s’intéresser à tous ces phénomènes de régression – ou de destruction – qu’il s’agisse de secteurs (agriculture traditionnelle, artisanat, petites entreprises...), de mécanismes de pensée ou d’usages (le banquier de province, la thésaurisation, la gestion bourgeoise des fortunes, les gagne-petit, les systèmes anciens d’épargne)34, des systèmes de fraude, de mensonge, de corruption « à l’ancienne »... L’historien de 2050 sera conduit à jeter un regard d’archéologue sur ces systèmes qui marquent encore notre présent, à chercher la façon dont ils ont disparu progressivement ; cette histoire rétroactive posera de multiples problèmes de sources, d’évaluation, on sera forcé de mettre au point des techniques de rétro-histoire : comment établir des programmes ? comment sauver les sources écrites, la mémoire orale ? comment étudier la jonction avec les nouveaux « systèmes » ? Il n’est pas simple d’étudier un système qui disparaît, ou qui est disparu35, il y faut de la prudence, du flair, et dès maintenant il faut songer à ménager les intérêts de l’historien de 2050 (« blocs-témoins », échantillonnages, « réserves naturelles » de documents, etc.).
VII. LES INCONNUES DE 2050
27Nous n’avons qu’une idée floue des mutations qui pourraient avoir lieu d’ici 2050, on ne peut guère prolonger les prévisions en économie au-delà de 2020 (les militaires cherchent à prévoir 2030...)36 : l’analyste est très désarmé. Mais on peut à la rigueur dénombrer les « risques » ou les « zones de turbulence » prévisibles, ce qui donne une belle matière pour rêver ; prenons quelques exemples :
le système universitaire : y aura-t-il des systèmes d’universités autonomes, sur le modèle anglo-saxon ? une limitation de la liberté de recherche historique ? les crédits nécessaires ? quelles seront les divisions doctrinales ? en quel état sera l’histoire économique (au sens où nous l’entendons aujourd’hui) ?
le système des Comités d’histoire : aurons-nous encore en 2050 des Comités, ou des formes dérivées ? Quelle sera leur capacité « doctrinale » ? leur capacité d’initiative ? N’y a-t-il pas de risques de régression, de bureaucratisation ?
le système européen : l’histoire économique ne supportera-t-elle les contraintes multiples d’une histoire européenne tendant à niveler, à lisser les différences nationales, et qui disposera de moyens propres, de buts de guerre propres ?
le système régional : il y aura sans doute un poids accru des régions, qui voudront explorer leur histoire, chercheront à faire l’histoire des aires régionales et disposeront de crédits, de moyens en personnel, de Comités d’histoire ;
le conformisme, le politiquement correct ou les formes qui probablement en dériveront : on peut penser que, compte tenu de la demande sociale publique d’histoire, la pression en faveur d’une sorte de conformisme, de consensus bureaucratisé37, sera très forte, et l’indépendance de l’historien risque fort d’être limitée ;
les mutations du marché de l’histoire : la prospective en ce domaine est très incertaine38, la demande sociale et la demande politique risquent fort de tirer vers le bas l’histoire (on veut de l’histoire qui rassure, qui conforte les certitudes sociales, qui ne divise pas), et personne ne sait ce que seront les systèmes éditoriaux en 2020-2030, compte tenu de l’internationalisation des systèmes d’information et de production et des pertes « probables » d’identité nationale.
28Mais on doit envisager d’autres mutations en profondeur, qui auront une incidence sur le statut, les formes, l’économie, le dynamisme de l’histoire économique.
29Première mutation : l’évolution des histoires économiques étrangères, anglo-saxonne, allemande, liées à des philosophies de l’histoire qui ne sont pas acceptées partout en France : on ne sait trop quel sera le poids de ces histoires, qui peuvent limiter fortement l’autonomie de l’historien français (on cède facilement aux modes...)39.
30Deuxième mutation : la réflexion sur la théorie générale de l’histoire, sur le métier de l’historien peut évoluer d’ici 2050, elle risque de provoquer des infléchissements des modes de raisonnement en histoire économique, obliger à mieux s’intéresser aux fins particulières de l’histoire économique, à ses buts de guerre : par exemple, cette réflexion générale peut conduire à dénoncer les abus de la spécialisation, à demander une déspécialisation (l’historien de l’économie devrait faire en même temps de l’histoire littéraire ou religieuse...), une meilleure gestion des efforts (on doit programmer, construire une œuvre) : personne ne peut savoir l’étendue des mutations du système historique.
31Troisième mutation : l’incidence des mutations des techniques d’histoire ; ces mutations à venir nous sont inconnues, mais on voit bien, pour les années 1990, l’incidence des archives orales et des récits de vie, qui permettent un changement du regard : d’ici 2050, il y aura sans doute d’autres techniques qui émergeront.
32Quatrième mutation : l’apparition de personnalités créatrices d’ici 2050 : une discipline bouge non par les disciples, mais par les esprits créateurs qui apparaissent ; s’il y a eu un affaiblissement de cette capacité créatrice depuis 20 ans, il est probable que des historiens créateurs apparaîtront – mais ils ne sont pas encore nés...
33Cinquième mutation : l’approfondissement des principes de l’histoire économique peut conduire à de fortes mutations : par exemple l’histoire économique pourrait s’orienter vers une histoire plus psychologique, plus probabiliste, plus attachée aux choix, aux décisions, et si on définit les principes de cette histoire avec les professionnels, les « praticiens », il peut y avoir des changements sensibles. Une inversion même des perspectives est possible : en 1950-1970 on sélectionnait l’historien sur ses qualités de raisonnement, sa capacité de doctrinaire, sa fidélité à la vulgate plus que sur ses qualités d’intuition ou de création ; en 2050 peut-être cherchera-t-on à sélectionner l’historien plus en fonction de la capacité à saisir les choses du dedans, sur l’esprit de finesse, la connaissance des hommes et de leurs passions, l’aptitude à penser par soi-même, que sur les qualités de « raisonneur », la capacité d’expliquer. C’est là une vision différente du métier : elle suppose un changement dans les méthodes de formation (on ne doit pas chercher à fabriquer des esprits dociles, qui disent : le maître l’a dit).
34Sixième mutation : on ne doit pas oublier le poids probable des historiens non professionnels (si on sait les former) ; ils introduiront peut-être des principes différents tirés de leur pratique de l’entreprise, ils pèseront sans doute sur les objectifs de la discipline (l’historien qui a l’expérience de la vie se méfie des simplifications, des explications toutes faites, il a le sens du douteux, du probable).
CONCLUSION
35Nous n’avons donné qu’une esquisse – on pourrait aller plus loin dans la réflexion : mais l’effet 2050 nous oblige à faire des dénombrements de quaestiones, ce qui permet de mieux prévoir notre présent. Quelles leçons peut-on en tirer ?
36Première leçon : actuellement l’histoire économique est en crise, elle s’appauvrit presque, le taux d’innovation est faible (alors que l’économie politique est en pleine mutation, en raison de l’internationalisation de l’économie, des transformations des entreprises) : comment peut-on redonner quelque dynamisme à l’histoire économique ? faire éclater ses cadres, « briser les entraves des systèmes » comme disait Claude Bernard ? La réflexion sur 2050 devrait nous aider à mieux voir « ce qu’on pourrait faire ».
37Deuxième leçon : l’histoire économique a beaucoup vieilli dans ses principes, même si l’on n’ose pas trop le dire : par suite, il va falloir :
réviser les travaux anciens, tester leur solidité, « programmer » la révision, au besoin même redonner les sujets40,
favoriser les innovations, chercher à attirer des esprits créateurs, non conformistes, utiliser au mieux le vivier des historiens non professionnels qui forment une des rares chances de l’histoire économique.
38Mais les résistances sont vives : l’idée de « révision » est mal acceptée, et on n’aime guère les innovations.
39Troisième leçon : tout va dépendre des générations d’historiens à venir : actuellement coexistent quatre générations (formées en 1950, 1965, 1980, 1995) ; comment vont réagir, devant les contraintes d’une histoire en crise, les trois générations à venir d’ici 2050 (celles formées en 2010, 2025, 2040...) ? Comment seront-elles formées ? Quels patrons sécréteront-elles ? Nul ne peut le prédire.
Notes de bas de page
1 Nous avons commencé nos recherches en 1950-1952, nous avons été témoin de cet enthousiasme un peu naïf des années 1950 (on en a des traces dans P. Chaunu et F. Dosse, L’instant éclaté, 1994, quand P. Chaunu raconte sa découverte de Simiand...).
2 Cf. L’histoire en 2050, 2000, p. 205-209.
3 En histoire économique ils semblent souvent marqués par une partialité dangereuse, ou par un esprit quasi sectaire.
4 Nous ne pouvons tout dire : l’avantage d’une esquisse 2050 est d’éviter le piège des querelles doctrinales.
5 La part de l’histoire des négociations économiques et financières internationales devrait croître rapidement avec l’internationalisation de l’économie.
6 Il pourra y avoir des banques d’archives particulières pour une sous-discipline (par exemple métallurgie, fabrications d’armements, charbonnages, constructions navales, etc.).
7 Il serait intéressant d’établir la liste des notes de méthode dont l’historien devrait disposer : car chaque note répond à une demande de conseil et de guidance.
8 L’équivalent du Marion pour les institutions d’Ancien Régime (Dictionnaire des institutions de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1923) devrait être élaboré pour le XIXe et le XXe siècle sous forme de banque.
9 Cf. Pour une histoire de la bureaucratie, 1999, p. 333-338.
10 Nous appelons ainsi des sources qu’on oublie en général de répertorier et d’indexer.
11 C’est une hypothèse qu’on ne peut écarter ; la croissance des moyens (Université, archives, bibliothèques) de 1960 à 2000 laisse présager une période de stagnation, amorcée depuis peu, et peut-être une régression (les jeunes se détournant de l’histoire). Sur les possibilités de régression, cf. (avec J. Tulard) Le marché de l’histoire, 1994, p. 108-109, 114-115.
12 C’est une voie où nous sommes très en retard : on n’a pas exploré systématiquement les archives étrangères, ou du moins, nous n’avons pas de guide de recherche suffisant.
13 Cf. François Monnier, « Libres propos », Revue administrative, 1999, p. 563-564 et « Bureaucratie et archives : pour une prospective », ibidem, p. 569-574 : les conclusions s’appliquent à l’histoire économique.
14 Sur cette « catastrophe » archivistique prévisible il n’existe aucune étude.
15 Ils ne les connaissaient pas, en raison du secret fiscal, et quand on a établi les instructions de triage, on ne les a pas consultés (on n’a pas consulté non plus les historiens sociaux, alors que la source fiscale est essentielle à la connaissance des groupes sociaux).
16 On n’a pas, dit-on, gardé les travaux d’élaboration des logiciels.
17 On réfléchit depuis 20 ans à la question des archives informatiques – mais aucune politique ensemble n’a été définie.
18 La belle question est : qu’est-ce qui va disparaître ? comment prévenir ce moment ? Par exemple on sait depuis 1990 que les succursales de la Banque de France sont très menacées : c’est dès maintenant qu’il faut préparer des campagnes d’archives orales, s’intéresser à la sauvegarde des archives. De même la réforme prévue de la Comptabilité publique – avec la suppression de multiples postes du Trésor public – devrait conduire à prendre des mesures de sauvegarde (que faut-il garder des dossiers d’une perception rurale, tant pour l’histoire de l’administration des finances que pour l’histoire locale ?).
19 Cf. « Être patron », Revue administrative, 2002, p. 320-325.
20 Cela suppose surtout que l’historien économiste ait une bonne formation d’économiste pour le présent à la fois en microéconomie et en macroéconomie, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
21 Le dédain des historiens pour le droit – le droit des sociétés anonymes, des assurances ou le droit commercial – est chose étonnante, alors qu’on a là des masses documentaires en friches.
22 Y compris la science des négociations diplomatiques, qu’on oublie trop souvent en histoire des relations économiques internationales.
23 Cf. L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 507-514.
24 On tend trop à former des professeurs d’histoire, on ne songe pas qu’une formation d’historien peut servir à d’autres métiers (cf. Le métier d’historien, avec J. Tulard, 1995, p. 101-102). De plus l’Université a beaucoup de mal, notamment pour des histoires pointues, à accueillir l’historien non professionnel, elle n’a que la formule de la thèse à lui proposer, ce qui ne répond pas toujours à ses besoins de recherche : en histoire économique comme en histoire sociale, cela conduit à beaucoup de découragements, à des abandons fâcheux.
25 Avoir vécu 30, 35 ans dans une entreprise donne des connaissances précises, et enseigne un scepticisme certain vis-à-vis de tout ce qui est écrit.
26 L’universitaire déclare quelquefois qu’il doit traiter le jeune étudiant et le retraité suivant les mêmes règles : ce qui est absurde.
27 Cf., avec J. Tulard, La méthode en histoire, 1993.
28 Stages dans un Comité d’histoire, un service d’archives, etc.
29 Il nous manque une réflexion sur cette formation post-doctorale, qui n’est pas assurée, elle n’avait pas de raison d’être avec la grande thèse qui durait 10-15 ans (cf. « La formation post-doctorale » dans L’histoire en 2050, ouv. cité, p. 245-249).
30 Cf. « L’histoire peut-elle préparer à l’action ? », Revue administrative, 2000, p. 90-94.
31 Cf. Yves Mamou, « Ces industries qui veulent gagner notre temps », Le Monde, 26 octobre 1999, p. I. On peut penser qu’il y aura bien des histoires qui apparaîtront avec les mutations sociales et les mutations de l’entreprise.
32 Rappelons les principes définis par Bergson dans La pensée et le mouvant (supra, p. 135).
33 L’historien économiste, en général, néglige tout ce qui relève du budget social et des systèmes d’allocations sociales.
34 Songeons à la gestion des revenus dans un ménage où la femme travaille.
35 On le voit bien pour l’histoire de l’agriculture.
36 Pour les systèmes d’armes.
37 Ce qui frappe le plus aujourd’hui, c’est qu’il y a fort peu d’histoire économique non conformiste...
38 Cf., avec J. Tulard, Le marché de l’histoire, 1994, p. 105-113.
39 Il faut prendre en compte aussi l’influence des modes européennes (sous l’influence anglo-saxonne ?).
40 Les règles de cette révision et de cette programmation mériteraient des études approfondies. Redonner le sujet paraît chose normale, car souvent on a d’autres sources d’archives et d’autres principes, d’autres méthodes de raisonnement en économie (aujourd’hui on ne néglige plus la monnaie...). Sur la nécessaire révision des travaux, cf. L’histoire en 2050, ouv. cité, p. 267-271.
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