Chapitre X.
Le clandestin
p. 107-112
Texte intégral
1Comment évoquer le clandestin ? L’historien est désorienté, ce n’est pas son mode habituel de raisonnement, surtout pour la période contemporaine ; le clandestin est jugé « sans importance », on ne veut voir que les grandes mutations, on cherche plutôt à simplifier les problèmes. Mais l’expérience de la vie, la pratique de l’entreprise – et de l’administration – montrent le rôle capital joué par le clandestin dans la conduite des affaires, les relations sociales1 : c’est un clandestin plus ou moins connu, plus ou moins toléré, mais qui est le signe de désordres non négligeables, qui peut provoquer la ruine de l’entreprise, la banqueroute. Le clandestin, par construction, laisse peu de traces, ce qui décourage souvent l’historien. Nous voudrions présenter quelques observations sur les obstacles rencontrés, les formes du clandestin et les règles que l’on pourrait appliquer2.
I. OBSTACLES
2On n’aime pas beaucoup évoquer le clandestin, on préfère « ne pas voir » (tel grand colloque sur l’histoire de la fiscalité ne comportait aucune communication sur la fraude fiscale...), on se méfie même de ce que l’on trouve par hasard. Il faut être conscient de l’importance de ces obstacles.
3Premier obstacle : l’esprit de l’historien n’est pas tourné vers le clandestin, il est asservi à ses documents écrits, aux sources les plus visibles (les comptes, les statistiques officielles), il ne sait pas mettre en doute ses documents.
4Deuxième obstacle : l’historien n’a pas l’expérience de la vie active, il vit « hors action », et ne connaît pas la part nécessaire du clandestin dans une entreprise, une banque, qui est difficile à saisir de l’extérieur : l’historien « non professionnel » – ingénieur, notaire, contrôleur – décrypte plus facilement ce clandestin.
5Troisième obstacle : on ne connaît pas l’étendue réelle de ce clandestin, il est difficile à interpréter : on a des exempla, mais comment généraliser ? On connaît l’existence de fraudes, d’ententes entre les adjudicataires de marchés publics, mais toutes les adjudications sont-elles concernées ? On découvre tel ou tel cas de corruption administrative, mais s’agit-il d’une corruption générale, durable ? On ne travaille en ce domaine que sur des documents partiels, douteux, « plus ou moins probables ».
6Quatrième obstacle : plus on s’intéresse au clandestin, plus on apprend qu’on sait peu de choses : or le champ du clandestin est considérable, qu’il s’agisse des secrets de fabrication, des freins à la diffusion de l’innovation3, des multiples moyens de pression des maîtres de forges pour s’opposer à une baisse des droits de douane ou des spéculations d’initiés à la Bourse4 (la manipulation relève du clandestin).
7Cinquième obstacle : la théorie économique – qui sert de guide à l’historien économique – a bien du mal à intégrer le clandestin : les rumeurs, les « affaires »5, les manipulations comptables6, les ententes7, les batailles pour le contrôle des entreprises. Elle n’a pas encore réussi à bâtir une théorie du clandestin, alors que des manœuvres clandestines sont parfois à l’origine de petites crises, ou même de crises boursières.
8On voit l’importance de ces obstacles : si un historien s’attache à étudier le clandestin pour lui-même, il lui faut un certain courage, il lui est impossible d’imiter un « modèle », il doit faire effort pour penser par lui-même : mais on touche à des ressorts essentiels du jeu économique.
II. FORMES DU CLANDESTIN
9On ne sait trop comment montrer les formes du clandestin, leur importance apparente varie suivant le secteur, et suivant les traces qu’elles laissent « probablement ». On peut arbitrairement distinguer trois formes principales.
10Première forme : le clandestin toléré, conforme aux usages, à la coutume : c’est un clandestin en quelque sorte quotidien, souvent difficile à saisir : par exemple les ententes de prix (tous les prix sont des prix d’entente, disait jadis Desrousseaux)8, les fraudes lors d’adjudications (avec les rétrocessions)9, les privilèges proches de l’abus de biens sociaux, les « féodalités » à l’intérieur d’une entreprise... Un certain consensus entoure ces usages.
11Deuxième forme : le clandestin illégal, qui est plus ou moins réprimé : les fraudes et vols d’ouvriers10, les désordres comptables, les fraudes fiscales – sujet qui n’a jamais encore tenté les historiens –, la corruption, qui, quand elle est bien montée, est « invisible », corruption active et corruption passive (avec Jean Tulard nous avons rappelé la nécessité de s’attacher à l’étude de la corruption dans l’administration)11... Les limites de ce clandestin illégal sont floues, il faut des dénonciations pour le saisir.
12Troisième forme : le clandestin occulté, souterrain en quelque sorte : ce sont les rumeurs, les mensonges (le mensonge est fréquent dans une entreprise, de l’atelier à la direction), les manipulations comptables, financières, boursières12 : on a beaucoup de peine à saisir ce clandestin usuel, qui est de tout temps.
13Ces différentes « pratiques »13 sont importantes pour l’historien, qui ne veut pas faire d’histoire lissée, d’histoire pieuse, elles compliquent singulièrement son jeu, elles donnent des pistes de recherche, elles obligent à regarder certaines archives parfois trop délaissées (ainsi les archives judiciaires). Faire la part du clandestin incite à relativiser ses affirmations, on s’aperçoit qu’on sait bien peu de choses de ce qui se passe dans une entreprise.
III. RÈGLES DU JEU
14Quels conseils de bon usage peut-on donner en ce domaine ?
15Première règle : on doit inventorier – chacun dans son secteur, finances, banque, métallurgie, monnaie... – les formes du clandestin, procéder à un dénombrement assez fin (il est d’étendue inégale), saisir le clandestin « probable ».
16Deuxième règle : on doit explorer attentivement les sources d’archives qui permettent d’appréhender ce clandestin (qui à l’ordinaire, laisse peu de traces) : archives privées d’entrepreneurs, archives policières14, dossiers personnels d’ingénieurs, archives judiciaires (tels les dossiers de banqueroute ou les archives du parquet)15, archives d’entreprises (par exemple archives de houillères)16, archives notariales, archives de fédérations professionnelles : on a souvent de bonnes surprises (découvrir des querelles entre associés permet de mieux comprendre la gestion d’une entreprise)17. Rappelons que les archives orales donnent la possibilité de saisir des choses qui ne laissent, par construction, aucune trace écrite.
17Troisième règle : on doit publier les documents les plus significatifs, donner même des recueils de documents ; le bon document permet d’aller aussi près que possible des realia (ainsi la confession du premier commis du Trésor, Roger, qui en 1804 reçut 800 000 f. de pots de vin18 ou les plaintes d’un actionnaire en 1846 dénonçant la falsification des comptes de la société d’Imphy)19.
18Quatrième règle : pour aider les successeurs, on doit faire des notes de méthode sur le clandestin dans son secteur, ses formes, ses sources, ses conséquences, les précautions à prendre (par exemple comment étudier le clandestin dans une banque ? une société métallurgique ? une société de travaux publics ?).
CONCLUSION
19Quelles leçons pourrait-on tirer de ces quelques notations trop brèves ?
20Première leçon : le clandestin est chose de longue durée, il répond souvent à des traditions séculaires : on devrait donc l’étudier pour lui-même, chercher à comprendre par exemple les fraudes commerciales, les fraudes fiscales, le clandestin des ateliers monétaires...
21Deuxième leçon : étudier le clandestin exige de la souplesse, de la flexibilité d’esprit, un certain réalisme, une bonne expérience de la vie pratique, le sens du par-dessous, le refus des grandes constructions doctrinales et, au fond, une certaine dose de scepticisme (sous l’ordre se cache nécessairement le désordre).
22Troisième leçon : il nous manque une théorie générale du clandestin, et des théories particulières – pour les impôts, la métallurgie, le grand négoce ou la monnaie – : c’est une voie qu’il serait nécessaire d’ouvrir un jour, on aurait ainsi des exempta, des guides de sources, des interprétations « possibles ».
Notes de bas de page
1 On lira quelques pages, qui donnent une vue précise sur le « clandestin économique », dans Pierre Lenain, Le clandestin politique, Économica, 1987, p. 31-35.
2 Nous avons déjà étudié le clandestin bureaucratique dans Pour une histoire de la bureaucratie en France, 1999, p. 56-57, 401-412 et le clandestin social dans Principes d’histoire de la protection sociale, 2003, p. 84-89 (nous avons analysé les formes du clandestin social pour une entreprise métallurgique dans Les ouvriers des forges nivernaises au XIXe siècle, 2002, p. 585-595).
3 On allait vers 1820, pour discréditer auprès des clients les fers d’une nouvelle grande forge, jusqu’à vendre sous sa marque des fers anglais de mauvaise qualité : le mensonge a toujours été une arme en économie.
4 Stendhal dans Lucien Leuwen rappelle les spéculations boursières des ministres grâce au télégraphe.
5 L’affaire Enron est très significative : la théorie économique oublie d’intégrer ce genre de dérive.
6 Sur les formes actuelles des manipulations comptables, on lira la très suggestive étude de Hervé Lohier (lui-même commissaire aux comptes), « Fraudes et manipulations en matière comptable », dans La manipulation à la française ? 2003, p. 145-158.
7 Les historiens s’intéressent trop peu au jeu des ententes, aux prix d’ententes, aux cartels internationaux, on ne sait pourquoi.
8 J. Desrousseaux, L’évolution économique et le comportement industriel, 1966.
9 Les journaux intimes de maîtres des forges permettent de saisir dans le détail les manœuvres autour de l’adjudication (pour un exemple aux forges de Ruelle en 1836, où intervient G. Dufaud, André Thuillier, Économie et société nivernaises..., 1974, p. 269-270).
10 Cf. Les ouvriers des forges, ouv. cité, p. 586-590.
11 Cf. « La corruption », dans Pour une histoire de la bureaucratie..., ouv. cité, p. 413-416.
12 Cf. « Existe-t-il des manipulations financières ? » dans La manipulation à la française ?, ouv. cité, p. 127-132.
13 On pourrait classer autrement ces « pratiques » : Pierre Lenain (ouv. cité à la note 1) les divise en 5 groupes : 1°) le clandestin illégal, 2°) le clandestin nécessaire lié au secret des affaires (les rumeurs), 3°) le clandestin des ententes, 4°) le clandestin lié à la gestion des entreprises (dissimulation des erreurs de gestion, des sureffectifs, manipulations comptables), 5°) les rapports de l’Etat et des grandes entreprises. « En dehors des fraudes patentes, conclut-il, il existe sans doute une dose normale, nécessaire de clandestin (...). Une vision trop juridique – ou trop irénique – des choses est dangereuse : il faut quelque naïveté pour croire qu’on peut supprimer les ententes ou distinguer les bonnes et les mauvaises ententes ou réprimer les interdictions de vente ou établir une véritable concurrence bancaire... »
14 Ainsi les registres des commissaires de police du Second Empire.
15 On trouve dans les archives du parquet des rapports d’ingénieurs des mines sur les accidents mortels à l’intérieur d’usines, sur lesquels on a très rarement des informations (cf. Marteau-Pilon, t. XIV, 2002, p. 105-110).
16 Les concessions de houillères étaient souvent l’occasion de belles corruptions...
17 Pour un exemple de factums judiciaires qui révèlent ces querelles d’associés, à Imphy en 1816-1820, Marteau-Pilon, t. IX, 1997, p. 123-134 et t. X, 1998, p. 93-110.
18 Cf. « La corruption sous le Premier Empire : l’affaire du premier commis Roger (1804) », Études et documents, t. X, 1998, p. 689-703.
19 Cf. « Une critique de la gestion d’Imphy en 1846 », Marteau-Pilon, t. XII, 2000, p. 35-43.
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