Chapitre IX.
Les règles de prudence
p. 99-106
Texte intégral
1Un historien devrait être prudent : mais la vertu de prudence est chose souvent oubliée, les tactiques prudentielles semblent inutiles ; pourtant l’histoire économique est une discipline difficile, où les pièges sont nombreux, où l’on croit imprudemment pouvoir tout expliquer. Donner des conseils de prudence est mal vu, on craint de passer pour pusillanime, craintif, « hors d’âge »1, et surtout on ne sait pas bien comment donner des conseils utiles, efficaces, qui améliorent les méthodes de travail, les règles de conduite. Avant de commencer un travail, on doit réfléchir aux règles de prudence qu’on devrait appliquer : mais en général on ne le fait pas, on se fie à sa facilité, à ses talents de chercheur. Nous voudrions – quoique le sujet soit fort biaisé – insister sur les fondements de la prudence, les zones de prudence, et les règles qu’on doit appliquer2.
I. FONDEMENTS
2On parle trop peu de la prudence, elle joue un rôle notable dans le jeu de l’historien, et notamment de l’historien « non professionnel », qui souvent adopte les règles de prudence de son premier métier3. Quels en sont les fondements apparents ?
3Premier fondement : on doit éviter d’aller trop loin, de commettre des excès (par exemple de simplification ou d’interprétation dogmatique).
4Deuxième fondement : on cherche à éviter les erreurs, les pièges – par exemple les « impasses » de la recherche, les fausses interprétations, les belles idées « à la mode ».
5Troisième fondement : on est sur le recul, en retrait, on garde ses distances (et plus on travaille sur une période récente, plus on doit être prudent, éviter de trop s’engager, sauf à verser dans le journalisme ou l’essai philosophique) ; on sait que l’histoire immédiate est peu fiable, douteuse, incertaine, surtout en économie, on doit si possible s’en tenir écarté (sauf si on a une longue expérience de l’entreprise ou de l’administration).
6Quatrième fondement : être prudent, c’est savoir contrôler son temps, programmer ses efforts, éviter les « improvisations », les « à-coups » : on travaille dans l’ordre, sans précipitation (qui est source de l’erreur, rappelle la première règle du Discours de la méthode).
7Cinquième fondement : être prudent, c’est aussi se soucier de l’avenir de sa recherche, se ménager la bienveillance de son lecteur – actuel et futur –, chercher à éviter une obsolescence rapide (on sait que toute recherche est « provisoire », mais on préfère retarder l’obsolescence).
8Être prudent est un métier compliqué, qui touche à la morale de l’historien4 : on doit établir un certain ordre dans ce que l’on entreprend, avoir une pensée ordonnée, réglée.
II. FORMES DE LA PRUDENCE
9Comment décrire les formes de la prudence en histoire de l’économie ? Au-delà des règles générales traditionnelles – la prudence dans le faire et le conclure, la prudence dans l’écriture – on doit insister sur certains principes de prudence, qu’il faut appliquer à cette discipline difficile, où l’on tombe aisément dans certaines erreurs. Distinguons – arbitrairement – trois zones de tactiques prudentielles.
10Première zone : le choix d’un sujet. Choisir un créneau, une « niche », décider d’un sujet de recherche, c’est sans doute l’acte le plus important, disent les praticiens. Mais on doit appliquer des règles prudentielles, s’entourer de précautions :
on doit prendre un sujet qui soit faisable, qui apporte quelque chose, qui soit important (on ne doit pas céder à l’attraction des « petits sujets faciles » ou « à la mode ») ;
on doit par prudence faire des sondages, presque des expérimentations si l’on peut, avant de fixer son choix5 ;
avant de commencer le moindre dépouillement d’archives, on doit multiplier les lectures parallèles, s’imprégner de la période, ne pas négliger les manuels techniques, les traités d’économie ou de comptabilité si l’on fait une monographie d’entreprise6 ;
faut-il rappeler qu’en histoire des entreprises, on doit acquérir certaines connaissances en théorie économique, en droit des sociétés7, en comptabilité (lire correctement un bilan de 1860 n’est pas toujours aisé), en sciences de la gestion ? On doit avoir des lumières sur la gestion des entreprises aujourd’hui8, et si possible, avoir fait un stage, même court, dans une entreprise de la branche étudiée, quand on n’a pas d’expérience professionnelle (un stage bien fait peut changer le regard, montrer ce qu’on n’a pas l’habitude de voir, et permettre de se débarrasser de certains préjugés...).
11Mais on doit rappeler aussi quelques règles :
on doit fort se méfier de sujets où l’on n’a que des sources imprimées ou officielles ; on risque de donner des produits très imparfaits, à durée de vie limitée, car on n’a pas les moyens de critiquer les documents qu’on utilise, qui souvent sont peu fiables (les jurys de thèse disent : « Vous avez fait confiance à ce rapport officiel, c’est très dangereux, il n’est pas solide, vous ne savez pas ce qu’il y a par-dessous, vous êtes resté à la surface des choses, vous auriez dû aller fouiller les archives de la Banque de France »). En règle générale on ne doit pas choisir un sujet où l’on ne peut employer que des sources imprimées9 ;
croiser les sources d’archives et les archives orales, en histoire contemporaine, soulève bien des difficultés techniques : les archives orales permettent de poser de bonnes questions, mais on n’a pas toujours les archives écrites pour les confirmer ; elles accroissent le taux de probabilisme10 et on doit user avec ménagement des témoignages des acteurs (certains cherchent à manipuler l’historien, ils ne disent qu’à moitié, dissimulent la vérité ou même disent des choses fausses...) : on doit être très vigilant quand on emploie la source orale ;
quand on choisit un sujet, on doit faire un effort de prospective, se soucier de son lecteur futur : « Ce sujet aura-t-il encore de l’importance dans 20 ans ? dans 50 ans ? Comment ce secteur d’histoire va-t-il évoluer ? Quelles mutations vont-elles l’atteindre ? Quelles en seront les retombées pour mon sujet ? » Autant que possible, on ne doit prendre que des sujets dont on croit qu’ils pourraient avoir encore quelque importance dans x années ; on n’a, à l’évidence, aucune certitude, mais cette réflexion sur l’avenir permet d’éviter de prendre des sujets qui sont à la mode (toutes les modes sont éphémères), qui sont apparemment faciles (ce qui est facile risque d’être rapidement obsolète) ou qui ne se rattachent à aucune question importante (s’interroger : « En quoi ce sujet est-il important ? touche-t-il à des problèmes économiques importants ? » oblige à réfléchir aux aspects théoriques de son sujet et à préciser ce qu’on voudrait apporter)11. Personne ne peut décider à votre place, les conseils sont souvent biaisés : la prudence veut qu’on prenne le temps de réfléchir avant de faire son choix.
12Deuxième zone : l’interprétation. On doit se fixer certaines règles de défiance pour éviter de mal interpréter, ou d’interpréter à tort.
13Première règle : on doit se défier de ses prédécesseurs, de leurs doctrines, de leurs préjugés ; souvent ils n’avaient aucune pratique de l’entreprise, aucune pratique sociale12, les questions qu’ils posaient étaient maladroites ou dangereuses (elles répondaient parfois à des querelles doctrinales des années 1900, à des schémas idéologiques bien oubliés) : on doit se débarrasser de ces « modèles », rompre avec leurs modes de pensée, leurs interprétations.
14Deuxième règle : on doit aussi savoir se dépouiller de certaines conventions ou préjugés coutumiers qu’on utilise depuis le lycée : on use de mots vagues, indéterminés (bourgeoisie, capitalisme, salaires, profits...), on emploie sans précautions les mots causes et conséquences (on ne peut saisir que des causes apparentes, et la notion de causalité, en histoire économique, est des plus floues, comment saisir réellement les « causes » d’une faillite ? comment croire « raisonnablement » qu’on peut rendre compte des raisons d’une innovation technique ?). Il faut user de ménagements, lisser son texte et rayer les mots dangereux.
15Troisième règle : on doit se défier de ses propres interprétations, mettre en doute ce qu’on croit, éviter les pièges des fausses théories et des illusions doctrinales ; on bâtit volontiers des systèmes qui ne sont que des « spéculations » plus ou moins dangereuses qui faussent le jugement. Il faut dire : Je ne sais pas et voici pourquoi ; il y a des hypothèses A, B, C, mais aucune n’offre de certitudes... ; on doit montrer ses doutes dans le détail, éviter de trop affirmer : il vaut mieux insinuer, marquer le caractère provisoire de la recherche (tout questionnement est nécessairement provisoire, c’est un outil qui tôt ou tard sera rejeté et remplacé par un autre...). On doit toujours avoir un certain écart avec ce qu’on dit ou avance, et ne pas trop croire à ses interprétations (publier un corpus de textes vaut peut-être mieux que de bâtir arbitrairement un système sophistiqué).
16Troisième zone : le souci du lecteur. À l’habitude l’historien oublie de se préoccuper du lecteur (ou de l’auditeur) : or le souci du lecteur rend nécessairement prudent, on doit aller pas à pas et se poser des questions : « Que dois-je dire ? ne pas dire ? Que dois-je sacrifier ? Que faut-il évoquer sans développer ? Que dois-je éviter de dire qui ne serait que des simplifications dangereuses ? Dois-je évoquer ce que je sais bien que je ne sais pas vraiment, parler de mes doutes, les détailler ? ». Ces questions sont essentielles quand on commence à rédiger, et la prudence veut qu’on cherche à imaginer les réactions de son lecteur (ou de son jury de thèse) : que veux-je dire à mon lecteur ? Quels sont les buts (apparents ou cachés) de ce livre ? Dois-je insinuer le doute ?, faire voir ce que je pressens, mais sans pouvoir apporter de preuves ? Quelles conclusions le lecteur devrait-il tirer de ce livre quand il aura fini sa lecture ? Personne n’est au clair avec ce genre de questions, souvent les buts d’un livre ne sont pas précis, on veut dire confusément quelque chose, ou même dire plusieurs choses à la fois, qui sont contradictoires13, on a peur de dire nettement les choses14, on cède aux pièges de la rhétorique, on affirme maladroitement, on présente imprudemment comme certain ce qu’on sait être douteux : écrire un livre n’est pas chose simple.
17On doit savoir aussi que le lecteur n’est pas toujours bienveillant, que l’on ne peut trop exiger de sa patience ; un lecteur peut même montrer un esprit très critique, et poser de méchantes questions : « Quels sont les trous de ce livre ? Ce livre ronronne, si l’auteur avait pris le problème par le haut, qu’aurait-il pu dire ? Ce travail ne manque-t-il pas de pragmatisme, de connaissance de la vie ? Il s’écarte visiblement de la réalité, il fait trop de doctrine... ». On doit prévoir les réactions du lecteur, tenir compte de ses exigences probables et par prudence prendre les devants ; il faut dire les choses nettement, montrer ce qu’on veut dire, marquer les limites, les réserves nécessaires (« C’est un sujet impossible, mais on peut faire une tentative, chercher à explorer ce qui est ignoré... »), souligner les degrés du probable... En histoire le lecteur est le seul juge et quand on lisse son livre, on doit être prudent, éviter les fausses généralisations, rayer les passages « qui ne veulent rien dire »15, les affirmations trop certaines qui irritent, chercher à désarmer les critiques « probables ».
III. RÈGLES DU JEU
18Peut-on donner quelques règles de bon usage de la prudence ?
19Première règle : on doit réfléchir à ces règles de prudence – du choix du sujet à la rédaction – examiner ses défauts habituels (« En quoi suis-je imprudent ? J’attaque X dans telle page, ce n’est peut-être pas bien avisé, suis-je tellement sûr de moi ? »). Être prudent, c’est mettre en doute à titre provisoire tout ce qu’on croit, tout ce qu’on fait.
20Deuxième règle : on doit prendre son temps, volontairement aller lentement, pas à pas, ne pas brusquer les choses : travailler lentement est tout un art, on doit prendre le temps de réfléchir par soi-même (comprendre trop vite est un piège classique).
21Troisième règle : on doit ne pas écrire à la légère, par à-coups, il faut contrôler avec soin ce qu’on dit, garder un certain écart avec ce qu’on fait, faire preuve de sérieux, et prendre au sérieux le jeu qu’on joue.
22Quatrième règle : on doit se garder de surestimer son travail, imprudence coutumière ; il faut éviter de croire (et de laisser croire) qu’on a tout vu, qu’on sait tout expliquer, on doit au contraire montrer ses ignorances et souligner qu’on sait peu et mal ; c’est une simple règle prudentielle qu’on oublie trop souvent.
23La prudence est un ensemble de règles toutes de pratique, qui varient fortement au cours de 40-45 ans (avec l’âge on devient trop prudent, on finit même par ne plus écrire...). C’est un atout dans le jeu de l’historien (et les jurys de thèse le soulignent volontiers : « Vous êtes prudent, même trop prudent, tout dans votre livre est bien réglé, c’est un parcours sans faute ; on est même inquiet, on aurait bien aimé un propos imprudent, un jugement risqué, on est un peu étonné de n’en point trouver... »).
CONCLUSION
24Tirons quelques leçons de ces observations.
25Première leçon : personne n’est à l’abri de l’imprudence, les tactiques prudentielles qu’on applique sont souvent imparfaites, partielles, provisoires : chacun doit inventer ses propres règles, suivant ses lumières, s’il veut donner des produits solides, à durée de vie longue.
26Deuxième leçon : on doit pratiquer des examens réguliers. Suis-je assez prudent ? En quoi suis-je imprudent ? Sais-je travailler régulièrement, lentement ? Sais-je mettre en doute ce que je crois savoir ? C’est là une réflexion fort utile, car chacun connaît bien ses défauts, ses erreurs coutumières.
27Troisième leçon : il est difficile de parler de ces règles de prudence aux jeunes, on risque fort de ne pas être écouté ; l’imprudence paraît souvent source de plaisir, la prudence, signe de médiocrité : ce sont là des préjugés difficiles à combattre.
Notes de bas de page
1 Les professeurs hésitent à prôner la prudence, on ne fait jamais de leçons sur la prudence en histoire de la métallurgie ou en histoire bancaire : ce qui est bien dommage.
2 Nous avons esquissé des règles de prudence pour l’histoire de la bureaucratie (Pour une histoire de la bureaucratie, 1999, p. 155-161), qui s’appliquent à l’étude de la bureaucratie économique.
3 Souvent on constate des mélanges singuliers de prudence et d’imprudence dans les travaux d’histoire faits par des ingénieurs (ils ont une grande expérience, mais n’aiment pas toujours apporter les « preuves » et quelquefois cèdent à la tentation de construire des systèmes et de tout expliquer).
4 Avec Jean Tulard, nous avons consacré quelques pages à la vertu de prudence dans La morale de l’historien, 1995, p. 43-47 : on y trouvera quelques règles générales.
5 Il est imprudent de se lancer dans un grand sujet, qui demandera plusieurs années de votre vie, sans avoir tâté le terrain, écrit un petit article ou publié un document qui touche au sujet.
6 Infra, p. 163-164.
7 L’absence de connaissances juridiques des historiens littéraires est souvent fâcheuse, ils laissent échapper parfois une part importante du sujet : or il est facile de réparer ces lacunes.
8 Le va-et-vient du passé au présent est fructueux et il enseigne la prudence ; si je n’arrive pas à comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans telle « branche », comment pourrais-je « tout savoir » de ce qu’il se passait il y a 100 ans ? ou 200 ans ? Et les manipulations comptables dans telles grandes sociétés d’aujourd’hui doivent inciter à rechercher, si possible, la trace de manipulations comptables autrefois.
9 Notamment en histoire des entreprises (on risque fort de faire de l’histoire pieuse).
10 Cf. Laure Quennouëlle, La direction du Trésor, 1947-1967. L’État-banquier et la croissance, 2000.
11 Pour tout sujet d’histoire économique, on dit s’attacher à définir ses liens avec les théories économiques actuelles, de façon à élaborer son questionnement sur des bases théoriques solides. C’est une erreur de négliger la réflexion économique actuelle.
12 Il faut chercher à scruter leurs arrière-pensées, connaître si possible leur carrière, leurs autres publications : on a toujours intérêt à avoir une idée précise de ses prédécesseurs.
13 Les jurys de thèse se font un malin plaisir de souligner ces contradictions : « On ne sait ce que vous avez voulu faire, vous dites faire une biographie et on trouve, dans la moitié du travail, une monographie de crise économique, vous n’avez pas su choisir, cela donne une grande impression de confusion ».
14 Quelquefois on a évolué entre le dépôt du sujet de thèse et la rédaction, on est bien gêné, on ne sait plus bien ce qu’on voulait faire.
15 La pratique montre qu’ils abondent souvent, même dans des travaux érudits, mais rédigés trop rapidement (les conclusions de certaines thèses sont souvent trop brèves ou peu lisibles).
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