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Chapitre VIII.

Les exigences de l’érudition

p. 91-98


Texte intégral

1Il existe un devoir d’érudition de l’historien, c’est un devoir d’état, nous l’avons détaillé jadis avec Jean Tulard dans La morale de l’historien1 : mais aujourd’hui, en histoire économique, l’érudition n’est pas toujours bien vue, les historiens dogmatiques, doctrinaires, qui appliquent des systèmes, qui veulent « tout expliquer », se méfient de l’érudition, qui souvent vient démentir les belles théories et montrent des choses importantes qui étaient inconnues, occultées, dédaignées ; l’érudition ne permet pas de se contenter d’une histoire lissée, résumée, adaptée, qui parfois n’est plus qu’un discours sur, ou un essai philosophique. Les jurys de thèse, qui ont des principes, une vision assurée de l’histoire, défendent traditionnellement les règles d’érudition : mais certains historiens se défient de l’érudition, accusée de déformer l’esprit, de fausser le jugement, de rétrécir le regard2. Nous croyons au contraire à la nécessité d’une érudition bien contrôlée, qui permet d’éviter de donner des travaux légers, superficiels, « qui n’apportent rien ». Nous voudrions insister sur ce qu’apporte l’érudition, sur ses limites et rappeler quelques règles de bon usage3.

I. CE QU’APPORTE L’ERUDITION

2On ne parle pas assez de l’érudition, de son rôle dans l’officium de l’historien. On doit bien avoir conscience de ce qu’elle peut apporter dans le jeu.

3Premier atout : l’érudition apporte du plaisir, il y a un plaisir à la quête et à la prise, c’est un plaisir parfois aigu (le plaisir de la trouvaille), un plaisir qui donne un autre regard sur les choses (on a le plaisir de construire quelque chose à soi et parfois d’être le premier à explorer des zones inconnues, de saisir des choses occultées). On ne peut séparer le plaisir de l’érudition – sinon de façon fictive (l’histoire qui n’est qu’essai philosophique suppose un plaisir radicalement différent).

4Deuxième atout : l’érudition accorde une certaine durée de vie « probable », elle garantit en partie contre l’obsolescence4 : un travail (et même une thèse) qui ne repose pas sur des dépouillements érudits de sources imprimées ou d’archives, a toutes chances d’être rapidement obsolète, quels que soient le brillant, les talents du chercheur. Chacun doit déterminer le niveau d’érudition qu’il veut atteindre, il a toute liberté, mais il sait les risques qu’il prend.

5Troisième atout : l’érudition garantit une certaine sécurité, une certaine solidité : on donne au lecteur un produit « fiable », l’érudition le rassure (et rassure l’historien de 2050, notre seul juge, qui, avant de lire, s’assurera du niveau d’érudition). Être solide a un grand avantage : les esprits malicieux disent de tel : « Il est brillant, mais solide », mais aussi de tel autre : « Il n’est pas très brillant, mais solide ». Mais être solide exclut la fausse érudition, l’érudition qui n’est qu’apparente, l’érudition qui touche à la « tricherie » (les jurys de thèse se défient fort des étalages d’érudition, des excès d’érudition, ils soupçonnent la médiocrité).

6Quatrième atout : l’érudition permet d’apporter quelque chose de neuf, d’aller le plus loin possible, au-delà du visible, elle permet d’explorer, d’innover, de poser les bonnes questions : souvent elle incite l’historien à aller de l’avant, à chercher ce qu’il n’imaginait pas, à dépasser ses prédécesseurs. (« Ils n’ont rien compris, ils ont négligé les archives du Conseil d’État, ils étaient très timorés, très paresseux, ils connaissaient bien cet admirable rapport, mais ils ne l’ont même pas lu... »). L’érudition permet de construire quelque chose, et même d’être au point de départ de quelque chose, d’une histoire à naître : mais cela suppose qu’on sache bien contrôler son érudition, qu’on ne se trompe pas sur les objectifs, qu’on ne poursuive pas de vains fantômes.

7Cinquième atout : l’érudition, à certain niveau, permet aussi de mettre en doute ce qu’on croit savoir, ce qu’on croit pouvoir savoir ; quand on a une certaine expérience, elle permet de critiquer les chiffres (et Dieu sait si, en histoire économique, on a tendance à abuser des chiffres !), elle donne les moyens de montrer les illusions statistiques, elle démonte les conventions, les simplifications excessives (parler pour le passé de « salaire moyen », de « prix moyen » est souvent une « manipulation » des esprits et ne correspond pas aux realia), elle rend possible la critique des documents comptables biaisés, des rapports au conseil d’administration qui sont souvent « lissés », elle montre parfois l’écart entre le chiffre officiel des bénéfices, et le chiffre réel inscrit dans le journal intime du maître de forges... Dans certains cas elle conduit à suspendre son jugement, tous les documents semblent suspects ou incertains (le jeu des prix d’ordre permet ainsi de mettre à volonté en déficit ou en bénéfice la forge ou la houillère). L’érudition est souvent subversive par elle-même : elle montre qu’on ne peut savoir que des choses incertaines, douteuses, elle pose des quaestiones qu’on est incapable de résoudre : ce qui explique sans doute que certains historiens n’aiment guère l’érudition5.

II LIMITES

8Il faut bien voir les limites de son système d’érudition.

9Première limite : le taux d’érudition est nécessairement provisoire : de nouveaux fonds d’archives peuvent apparaître, de nouveaux modes de connaissance ; un jour un jeune arrivera, trouvera des archives privées ou posera des questions neuves, et il raflera la mise, votre travail sera déclassé ; il faut en être conscient, et prendre des précautions (notamment en précisant bien les limites de sa recherche, en publiant les documents les plus importants).

10Deuxième limite : l’érudition ne vaut que si l’on sait tenir l’ensemble et le détail6, on doit tenir les deux bouts de la chaîne. C’est une nécessité du métier : celui qui ne sait pas voir les ensembles (et qui en histoire économique ne connaît pas bien les théories économiques actuelles) risque de donner des travaux médiocres, quels que soient ses talents d’érudition, les jurys de thèse ont beau jeu de le critiquer : « Vous avez trouvé des choses, vous vous débrouillez bien dans les archives, mais votre travail est mal présenté, tout est mis sur le même plan, vous n’avez pas vu le problème dans son ensemble, vous n’avez pas assez réfléchi, vous connaissez mal les principes de la théorie économique... ». On doit être vigilant.

11Troisième limite : il faut éviter de tomber dans les pièges de la fausse érudition : faire des courbes savantes qu’on ne commente pas, ou qu’on ne sait pas commenter, oublier de critiquer les chiffres sur lesquels elles sont établies, sont choses fréquentes. On doit être attentif à son lecteur, donner des produits lisibles, ordonnés et non des amas de notes confuses, « en bouillie » (cela arrive)7.

12Quatrième limite : il est nécessaire de ne pas être piégé par les bons sentiments8 et de ne pas faire de l’« histoire pieuse » d’entreprise par exemple, en triant les documents et en dissimulant ce qui peut paraître fâcheux, par exemple les querelles entre associés ou les erreurs de gestion (ce qui peut arriver dans des histoires financées par les entreprises, les « livres du centenaire »)9. L’érudition doit permettre d’instruire à charge et à décharge : on n’a pas le droit d’oublier les documents « à charge » ou qui montrent « ce qui n’allait pas », on doit appliquer des règles d’impartialité, et dès que le lecteur soupçonne des excès de « bons sentiments », sa défiance est éveillée, le livre est rejeté, déclassé.

13Cinquième limite : en histoire économique l’érudition, pour être solide, exige une certaine expérience pratique de la vie, une certaine connaissance des passions humaines, et des réalités de l’entreprise10 ; si l’on veut aller en profondeur, trouver les bons documents, ceux qui sont difficiles à décoder, on doit avoir une certaine pratique des choses, être capable de flairer ce que l’on veut dissimuler, de deviner où l’on pourra dénicher la belle pièce qui montrera l’erreur de gestion, la mauvaise décision : et à l’évidence un Ingénieur général de l’Armement lit mieux les procès-verbaux d’un conseil d’administration qu’un jeune étudiant qui n’a pas la pratique des affaires, il voit « ce qui n’est pas visible ». L’expérience de l’historien joue nécessairement un rôle dans son érudition, elle l’éclaire, elle l’oriente, elle lui donne un sens. On ne peut que se défier d’une érudition qui n’est pas appuyée, confortée par l’expérience, elle est nécessairement imparfaite.

III. RÈGLES DU JEU

14Quelles règles de bon usage peut-on appliquer ?

15Première règle : au départ d’une recherche on doit choisir un niveau provisoire d’érudition suivant ses buts de guerre (article, thèse, livre « grand public », recueil de documents) ; ce niveau peut être révisé à mi-parcours, quand on découvre l’étendue des explorations à entreprendre, quand on programme son travail, quand le regard a changé.

16Deuxième règle : on doit réfléchir à son système d’érudition, vérifier l’équilibre entre le temps d’érudition et le temps de réflexion ; trop souvent par paresse ou inexpérience, on ne consacre pas assez de temps à la réflexion, on ne cherche pas assez à saisir les ensembles (les jurys de thèse le soulignent volontiers en critiquant les conclusions).

17Troisième règle : on doit bien contrôler son érudition, faire les dénombrements nécessaires des sources, ne rien négliger ; il est nécessaire de pratiquer systématiquement la deuxième lecture11, de ne pas croire qu’on puisse tout comprendre au premier coup d’œil d’un procès-verbal de conseil d’administration, d’un rapport au Conseil d’Etat, d’un dossier de concession de houillères ; il faut reprendre le document, le dossier un mois après, on découvre toujours des choses nouvelles, on vérifie ce qu’on a cru apercevoir, et parfois même une troisième lecture, pour les affaires difficiles, est fructueuse : repasser sur ses traces au bout d’un certain temps, alors qu’on a élargi son expérience, est toujours utile.

18Quatrième règle : on doit s’assurer de la cohérence de son érudition, éviter d’avoir des parties de son travail très fouillées, très savantes et d’autres trop faibles, où l’on n’a que survolé les questions, où l’on n’a pas fait les efforts nécessaires ; c’est une question de proportions et de bon sens, les jurys de thèse s’étonnent : « Votre troisième partie est remarquable, érudite, elle apporte des choses neuves, mais la première et la seconde partie sont floues, incertaines, peu travaillées, vous avez négligé de voir les fonds importants de F 14 et du Minutier central des notaires, que s’est-il passé ? ». Même s’il en coûte, on doit chercher à équilibrer son travail, et avoir un taux d’érudition égal.

19Cinquième règle : on doit mettre en doute son érudition, et – à mi-course ou aux deux tiers de la recherche – se poser des questions importantes : qu’est-ce que je n’ai pas vu, ou pu voir ? Quelles impasses ai-je faites (par exemple j’ai omis de vérifier les archives des Affaires étrangères) ? Qu’est-ce que je n’ai pas cherché à voir, que j’ai oublié de voir, par paresse, désintérêt ou irréflexion ? Souvent on a trouvé des choses, mais on n’a pas su les approfondir, en saisir les prolongements, en comprendre l’importance, parfois on a accumulé des documents, qu’on n’a pas vraiment dépouillés, qu’on a survolés12... On doit aussi se poser la question : qu’est-ce qui sera important dans mon travail et que je ne pourrais appuyer de pièces probantes ? Par exemple on fait une biographie d’entrepreneur, mais on oublie de regarder l’inventaire après décès ou les archives des hypothèques (c’est un reproche classique des jurys de thèse : « Vous dites des choses très intéressantes sur ce personnage important, pourquoi ne dites-vous rien de sa fortune ? de sa famille ? »). On doit procéder ainsi à un examen systématique de ses points faibles.

20Sixième règle : on doit chercher à transmettre son érudition à ses successeurs, leur donner des conseils, des mises en garde ; on peut donner des corpus documentaires, établir des notes d’orientation de recherche13, des états de sources – et même parfois des inventaires pièce à pièce de fonds particuliers14 –, on peut aussi faire des séminaires pour approfondir les méthodes de recherche sur le secteur (par exemple : comment étudier une entreprise métallurgique ? quelles précautions d’érudition doit-on prendre ? quels pièges éviter ?). Transmettre son érudition est une nécessité de l’officium : mais trop souvent on oublie ce devoir d’état.

CONCLUSION

21Peut-on tirer quelques leçons de ce rappel des principes ?

22Première leçon : l’érudition doit être bien gérée, avec un souci d’efficacité, la volonté de donner des travaux fiables, à longue durée de vie, résistant à l’obsolescence : mais les méthodes pour contrôler son érudition sont mal connues, c’est un domaine d’ingénierie historique oublié, sous prétexte apparemment que « cela va de soi »15.

23Deuxième leçon : un érudit qui a quelque expérience sait qu’il ne doit pas se laisser piéger par son érudition, se livrer aux facilités de « l’érudition pour l’érudition » : il importe de ne faire de l’érudition que pour des choses importantes, qui ont une certaine durée de vie (les gaspillages d’érudition sont fréquents).

24Troisième leçon : l’érudition est un des fondements du métier, mais, pressé par le temps, ou pour répondre aux exigences de l’éditeur, on tend souvent à sacrifier l’érudition, à donner des travaux peu solides, qui risquent d’être rapidement déclassés : on ne saurait trop mettre en garde contre ce piège les historiens « non professionnels » qui ne mesurent pas toujours les exigences de l’érudition.

Notes de bas de page

1 1995, Économica, p. 37-42. Nous avons évoqué la nécessité de l’érudition dans Principes de l’histoire de la protection sociale, 2003, p. 78-83.

2 Il serait intéressant de saisir les sources de ce procès de l’érudition, souvent en pointillé. Mais les historiens « non professionnels », forts de l’expérience de leur métier – ingénieur, médecin, administrateur –, où « on les croyait sur parole », où ils n’avaient pas besoin de détailler les preuves, ont tendance parfois à négliger les règles de l’érudition. Et trop souvent on ne parle pas aux jeunes des contraintes de l’érudition, de ses principes, de la nécessité de la régler, de la contrôler, ce qui est dommage, surtout quand on fait de l’histoire contemporaine, où les règles d’érudition sont parfois floues.

3 Il serait nécessaire de rédiger un jour un petit Traité de l’érudition et de ses limites.

4 Sur l’obsolescence, infra, p. 175.

5 L’érudition détruit les prétendues certitudes, elle complique le jeu, elle incite à ne pas expliquer à tout prix, elle conforte le probabilisme de l’historien. Dans certains secteurs de l’histoire économique, on vit souvent sur des schémas et explications simples, sur des préjugés (par exemple dans des secteurs peu étudiés comme l’histoire des assurances ou l’histoire de l’épargne) : si on entreprenait des travaux érudits, sur archives, bien des « certitudes » s’effondreraient...

6 Cf. « L’ensemble et le détail », infra, p. 221.

7 L’érudition doit être maîtrisée, on doit savoir montrer son érudition sans alourdir le texte, rédiger des notes érudites qui ne soient pas seulement faites d’une série de références en désordre, qui critiquent le texte, qui insinuent le doute.

8 Sur l’importance de ce piège, cf. Principes de l’histoire de la protection sociale, ouv. cité, p. 64-70.

9 Il en est de même parfois en histoire des bureaucraties économiques, on n’ose montrer ce qui se passe réellement, on préfère survoler.

10 Ou de l’administration (un bon exemple est donné par Laure Quennouëlle, La Direction du Trésor, 1947-1967. L’État-banquier et la croissance, 2000).

11 Sur les principes de la « deuxième lecture », cf. L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 788-793.

12 Au moment de rédiger on découvre qu’on a accumulé sans les lire des copies de textes importants qu’on a négligés, oubliés et qui changent certains points essentiels du travail, et qu’on a omis de faire les vérifications indispensables : et souvent le jury repère ces trous du système d’érudition.

13 Sur le principe des notes de méthode, cf. Pour une histoire de la bureaucratie..., 1999, p. 323-336.

14 Établir un inventaire pièce à pièce de quelques cartons d’archives ou de volumes manuscrits de la Bibliothèque nationale, est un exercice très fructueux : on y apprend beaucoup de choses, on est obligé de lire par le menu les pièces, de suivre le détail des affaires, on rend service à ses successeurs, et parfois on a envie de publier un corpus de documents (c’est après avoir publié l’inventaire détaillé des papiers du mathématicien Duvillard à la Bibliothèque nationale que nous avons décidé de préparer un recueil sur le personnage).

15 On n’a pas jusqu’à présent de bonne théorie de l’érudition en histoire économique contemporaine : c’est une réflexion délaissée.

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