Chapitre VII.
Les erreurs
p. 79-90
Texte intégral
1Parler de l’erreur en histoire économique est mal vu : mais il vaut mieux parler des systèmes d’erreurs qui diminuent trop souvent la valeur des travaux et en provoquent une obsolescence rapide1. Aujourd’hui les ingénieurs ont l’habitude de dresser des tableaux d’erreurs2 ; en histoire économique, en histoire monétaire, en histoire bancaire, en histoire de la métallurgie, on devrait avoir aussi des tabulae errorum : mais personne n’a encore eu le courage de les élaborer. Réfléchir sur la probabilité d’erreur, les sources de l’erreur, est une nécessité de l’ingénierie historique : mais on n’aime guère montrer ce qui ne va pas, les erreurs coutumières, on a peur de dire des choses peu « convenables », on hésite par prudence à décrire les erreurs possibles. Mais sur un marché aussi concurrentiel que l’histoire économique3, il est bon de montrer les règles du jeu ; nous voudrions présenter quelques observations sur les erreurs coutumières, les erreurs dans les principes, et les règles du jeu à adopter4.
I. LES ERREURS COUTUMIÈRES
2On doit s’interroger sur les multiples erreurs habituelles, qui sont liées à une mauvaise pratique de l’histoire, à une conception faussée, médiocre du jeu de l’historien : les jurys relèvent volontiers ces erreurs coutumières5, qui se répètent de génération en génération, et qui sont fréquentes en histoire économique, où depuis 1930-1950 les effets de domination, l’influence d’« écoles » ou de « maîtres » parfois despotiques ont été plus importants qu’ailleurs6.
3Première forme : les erreurs de conception, qui souvent provoquent l’obsolescence rapide du travail :
choix d’un sujet trop étroit, ou d’un sujet à la mode (ou « dans l’air du temps ») conduisant à des travaux trop résumés ou trop superficiels ;
choix de la méthode : on applique des méthodes ou imposées par le maître ou imitées des autres (ce qui est tout aussi dangereux) ; or les méthodes imposées autoritairement (rappelons les principes d’un Labrousse7 ou d’un Goubert) conduisent mécaniquement (quels que soient les efforts, la valeur de l’historien) à un déclassement rapide (combien de travaux des années 1955-1975 ne sont plus lus, cités, utilisés aujourd’hui ?). Avant d’adopter une méthode, on devrait s’interroger sur le fort taux de mobilité de l’histoire dans un marché concurrentiel : « Qu’en sera-t-il dans dix ans de cette méthode ? Que vaudra alors la méthode de mon patron ? »8
4Deuxième forme : les erreurs de pilotage. On en voit bien les sources :
le choix d’un niveau d’érudition trop faible (parfois on se heurte à des sources ou trop partielles ou trop difficiles à exploiter)9 ;
la programmation des efforts dans le temps, l’organisation du temps10 : on commet là beaucoup d’erreurs, on ne sait pas s’organiser11, ce qui entraîne des gaspillages de temps, d’efforts, un travail « en bouillie », ou encore on ne sait pas vérifier ce qu’on a fait, pratiquer la double lecture12, se défier de ce qu’on a écrit : en histoire économique, celui qui ne sait pas travailler, régler son travail, commet beaucoup d’erreurs à la chaîne ;
l’absence d’investissements intellectuels : on n’a pas souvent les connaissances juridiques, comptables, techniques nécessaires, on n’a pas fait les investissements préalables, on écrit sur l’histoire de la banque sans avoir fait de stages dans une banque, on parle de bénéfices, d’investissements, de crédits, d’amortisssement sans avoir de notions claires de la comptabilité d’autrefois13, on ignore le plus souvent les mutations du droit commercial14. Or faute de connaissances, on ne s’intéresse pas au détail technique des affaires, on lit sans bien les comprendre les documents15, on donne une histoire trop peu approfondie (c’est un reproche classique des jurys de thèse)16 ;
l’absence de critique, de mise en doute de ses efforts : on ne sait pas prendre ses distances avec son sujet17, on ne sait pas inventorier ses ignorances (« qu’est-ce que je ne sais pas ? qu’est-ce que je ne peux savoir ? qu’est-ce que je voudrais bien savoir et dont je n’ai qu’une vague idée ? qu’est-ce que je pourrais savoir si...? »). Chercher à saisir les limites, comprendre qu’on ne peut faire qu’une histoire limitée, partielle, chercher à saisir ce qu’on ne voit pas, ce qui est caché, dissimulé, c’est là un des devoirs de l’historien18, et on commet beaucoup d’erreurs de conception si on ne tient pas compte de ce que l’on ne sait pas ou ne peut savoir.
5L’erreur de pilotage est chose fréquente, mais on ne s’en rend pas toujours compte, parce qu’on cherche à « faire comme les autres »19 et que personne ne met en garde (combien de jeunes historiens sont persuadés de la nécessité de faire des stages dans une entreprise, ou même des séjours à l’étranger ?)20.
6Troisième forme : l’erreur dans l’exécution. Là encore, on peut chercher à détailler les sources d’erreurs possibles :
erreurs dans la présentation, la rédaction : les jurys de thèse reprochent volontiers l’illisibilité (on vide ses fichiers, on accumule les statistiques sans les commenter, on veut tout dire) ou l’absence de souci du lecteur21 (on veut avoir raison contre le lecteur, lui imposer sa manière de voir, parfois le manipuler)22 ;
erreurs dans la vérification, le lissage : on n’y consacre pas assez de temps, on veut aller trop vite, on laisse des scories, on oublie les règles de sécurité23 ;
erreurs dans la manière de dire : on affirme trop hâtivement, on ne fait pas les réserves nécessaires, on n’ose pas dire : « Je ne sais pas », on ne sait pas marquer les limites, les doutes possibles (on ne peut travailler qu’« à titre provisoire ») ; on doit éviter les grandes constructions doctrinales, la rhétorique24, les systèmes ; ce sont là des tactiques prudentielles qu’on oublie trop facilement, on veut paraître un historien sûr de lui-même, dominateur, capable de « tout expliquer » – ce qui est nécessairement une rêverie.
II. LES ERREURS DANS LES PRINCIPES
7Quand on examine le jeu de l’historien économique, on s’aperçoit de multiples formes d’erreurs dans les principia rationis. Détaillons ces chances d’erreur.
8Première erreur : on a une vision doctrinaire des choses, on vit sur des images purement théoriques de l’entreprise, de la banque, de l’administration économique, on n’a aucune expérience pratique des affaires et on dédaigne tout ce qui touche aux choses de la vie25.
9Deuxième erreur : on adopte des théories économiques qui, par la force des choses, seront tôt ou tard dépassées, dévaluées, obsolètes : ce qui est une faiblesse traditionnelle de travaux trop liés à des « doctrines » économiques marxistes, keynésiennes ou libérales26. À 60 ans, on utilise parfois des théories économiques de sa jeunesse, celles qu’ont enseignées les maîtres, eux-mêmes formés 30 ans auparavant27 – ce qui provoque des décalages, des anachronismes dangereux. On doit avoir conscience de la mobilité des théories économiques, se tenir au courant des innovations28, éviter de se lier les mains en « adoptant » des théories économiques qui sont « dans l’air du temps » : c’est une source fréquente d’obsolescence.
10Troisième erreur : on a une conception déterministe de l’histoire, on raisonne en causes et conséquences, on croit même à des lois, on ne met pas en doute cette vision mécaniciste, pseudoscientifique des choses, ce qui crée des systèmes d’erreurs29 ; l’histoire n’est pas une science (il n’y a pas d’expérimentation possible), on ne peut avoir que des interprétations limitées, et on ne dispose que de sources résiduelles, ce qui biaise le regard30.
11Quatrième erreur : on veut tout expliquer, ce qui est déraisonnable ; on ne peut faire qu’une histoire partiale, partielle, plus ou moins probable. Vouloir tout expliquer conduit « mécaniquement » à des erreurs de vision, d’interprétation (on affirme des choses, mais qu’en sait-on réellement ? que sais-je en vérité des salaires des ouvriers de cette grande forge en 185031 ? et de ses investissements ? Comment concevait-on les « investissements » à cette date ? N’y a-t-il pas abus de langage de parler d’investissement ?). Trop souvent, faute d’expérience de la vie pratique, on ne sait pas lire les documents qu’on manie ; avant de vouloir commenter, on devrait se mettre en état de comprendre – ce qui pour une entreprise, une banque d’autrefois, est une chose très difficile compte tenu du caractère partiel, douteux, incertain des sources32.
12Or deux facteurs aggravent dangereusement ces chances d’erreur :
d’une part, on veut parfois démontrer des thèses politiques (ou religieuses), on pratique une histoire engagée, partiale et on sait les dégâts qu’a faits une histoire économique « politisée », celle d’un Labrousse, d’un Goubert, d’un Soboul, d’un Vilar : l’histoire politisée fragilise l’histoire économique33, la détourne des questions techniques34 et donne des produits rapidement obsolètes (quels gaspillages d’efforts ! que de talents gâchés !)35 ;
d’autre part, on croit exagérément au chiffre, on croit pouvoir établir des chiffres de PIB36, des « courbes de salaires », on ne critique pas ses sources, on ne vérifie pas leur fiabilité, on ne cherche pas à savoir ce qu’il y a par-derrière, faute d’expérience de la vie et de connaissances techniques ; or le chiffre a longtemps détourné des aspects humains, on a privilégié la « conjoncture », les « cycles », on a dédaigné le rôle des personnalités créatrices, des entrepreneurs, on a eu une vision étriquée de l’histoire : comme si l’histoire se réduisait à une courbe de croissance37...
III. CONSÉQUENCES
13Il faut avoir conscience des conséquences de cette situation38.
14Première conséquence : on manque de tabulae errorum, personnt n’ose faire une théorie générale de l’erreur pour la discipline : il y a trop de zones floues, de zones de conflits ou « à risques », rares sont les « maîtres » qui condamnent l’imitation et poussent au probabilisme leurs élèves ; les débats sur les principia rationis de l’histoire économique sont quasi-inexistants39 ; les jurys de thèse ont bien une théorie implicite des erreurs apparentes et des « vices cachés », mais cette conception jugée trop rigide est de plus en plus battue en brèche les jurys sont devenus fort timides40.
15Deuxième conséquence : en fait chacun doit s’interroger « pour son compte » sur les sources des erreurs qu’il a commises ou qu’il risque de commettre (l’erreur à venir, error futurus) : 1°) sources coutumières et sources tenant aux principes, ainsi que nous l’avons vu ; 2°) sources personnelles (on connaît bien ses défauts, on veut aller vite, on est superficiel, facile, trop sensible aux belles idées, à la rhétorique...) 3°) sources tenant à l’âge, à l’expérience, à 25 ans on commet des erreurs par précipitation, on est plein d’ardeur, on veut aller à dame rapidement, on fait des erreurs de jugement, on est trop influençable, on vit dans un état de « dépendance »41 ; à 40-45 ans, on commet des erreurs par routine, par lassitude, on se fie à ses habitudes, à sa pré tendue « expérience », on vit dans sa bulle, on surestime ses capacités on ne se met pas en doute, on commence même à « se calcifier » ; mais on n’avoue guère ces faiblesses liées à l’âge, on ne se méfie pas assez de soi et de sa manière de connaître42.
16Troisième conséquence : on a un habitus, un tempérament d’historien plus ou moins sensible à l’erreur, on a des conduites peu « raisonnables » qui incitent presque mécaniquement à l’erreur : soit on est trop assuré de soi, l’excès d’assurance provoque l’erreur (le métier d’enseignant exige beaucoup d’assurance, on ne sait pas dire « je ne sais pas »)43, soit on croit détenir la vérité, on imagine enseigner le vrai, répandre « la bonne nouvelle » (être professeur de vérité est une belle rêverie, très fréquente et très dangereuse)44, soit on croit faire des travaux « définitifs », on ignore que tout tombera in pulverem. On a là des sources d’erreur fort répandues en histoire économique, ce sont des erreurs « programmées ».
17Quatrième conséquence : il faudrait pouvoir enseigner l’erreur, mettre en garde contre les erreurs, les plus fréquentes, mais l’initiation au jeu de l’erreur est nulle : on n’a pas, répétons-le, de tabulae errorum, on ne peut guère faire de cours, de séminaires consacrés à l’erreur ; on peut, certes, dénoncer publiquement l’erreur commise par l’autre, par l’adversaire, mais cet exercice polémique ne donne guère le sens de l’erreur aux jeunes. À la rigueur, on pourrait tenir un séminaire sur les erreurs propres à sa sous-discipline (par exemple l’histoire monétaire, l’histoire fiscale ou l’histoire de la métallurgie)45, mais il faudrait examiner, d’une part, l’erreur actuelle (celle qui est jugée erreur aujourd’hui), d’autre part, l’erreur telle que la jugera « probablement » l’historien de 2050 ou 2080, et c’est là un exercice probabiliste très difficile (car comment deviner le système d’erreurs qui sera dénoncé en 2050 ?)46.
18Cinquième conséquence : il y a peu de chances que se développe d’ici 20-30 ans une théorie de l’erreur, une systématique de l’erreur, les résistances sont trop nombreuses, et les historiens dans la discipline croient communément avoir une doctrine assurée, ils aiment les certitudes, ils se meuvent dans un univers certain, ils ne croient pas à la mobilité de l’histoire. Mais il faudrait faire la part des facteurs favorables :
la crise de l’histoire économique, qui est sensible, favorise les innovations, l’ingénierie historique devrait renouveler les méthodes47 ;
les historiens non professionnels, par métier, sont plus sensibles au risque d’erreur, un ingénieur, un administrateur, un médecin comprennent mieux la théorie de l’erreur probable48 ;
les jeunes ont une conception moins déterministe de l’histoire, les théories des économistes sont aujourd’hui moins mécanicistes, elles font place de plus en plus à l’incertitude, au probable, du non-rationnel49.
19On peut douter cependant, compte tenu des résistances doctrinales, que dans trente ans on fasse communément des cours sur la théorie de l’erreur.
IV. RÈGLES DU JEU
20Peut-on donner quelques conseils en ce domaine ?
21Première règle : on doit bâtir à son usage un tableau des erreurs probables, tabula errorum probabiliorum, avec les trois types d’erreurs : coutumières, liées aux principes et tenant à la personnalité et à l’âge. Ce tableau conduit à une sorte d’examen de conscience, qui n’est pas facile50 : mais à 30-35 ans on a besoin de faire le point, de savoir « en quoi on n’est pas bon ».
22Deuxième règle : on doit mettre en doute son système de certitudes, voir les erreurs de conduite qu’elles provoquent ; on adopte souvent des certitudes mal fondées, fictives, liées à des préjugés, à des conventions, on croit trop facilement qu’« on sait tout » sur un sujet51, on emprunte à autrui son système de réflexion (on appartient à un groupe, on subit l’influence de X). Mettre en doute oblige de mettre à nu des ressorts cachés qui provoquent des chaînes d’erreurs, qui altèrent la valeur du travail.
23Troisième règle : pour un livre on doit dresser dès le départ le tableau des erreurs qu’on risque de commettre, des pièges qu’il convient d’éviter, et le remanier en cours de route, quand on élargit sa vision, quand on affine son regard52 et qu’on saisit mieux les « centres de pertes »53. Mais dresser un tel tableau demande une certaine expérience de l’histoire (ce n’est pas au premier livre qu’on peut le dresser), et peut-être faudrait-il une sorte de guide des erreurs probables, notamment pour les histoires neuves, les histoires à naître54.
24Quatrième règle : pour observer attentivement son jeu l’historien devrait – comme les ethnographes – tenir un journal de recherche55 qui permettrait de voir les variations du faire, la complexité des règles du jeu : un journal incite à mieux se comprendre et à réagir plus rapidement quand on s’engage dans telle ou telle erreur ; mais il suppose un certain courage quotidien.
CONCLUSION
25Quelles leçons peut-on tirer de ces observations trop élusives (c’est un gros Traité de l’erreur qu’il faudrait écrire un jour) ?
26Première leçon : une théorie de l’erreur est indispensable pour bien piloter sa recherche, pour fixer ses règles du jeu ; on doit savoir à peu près les erreurs qu’on va commettre, et prendre les contre-mesures nécessaires, mais cela exige beaucoup de lucidité, d’observation de soi et de courage.
27Deuxième leçon : il paraît nécessaire d’initier à l’erreur probable les jeunes, et les moins jeunes, et de leur montrer les risques qu’ils prennent en ne suivant pas certaines règles de prudence : mais cette formation à l’erreur (on initie bien aujourd’hui à l’erreur les ingénieurs) est malaisée à mettre en œuvre, on n’a pas encore les bases doctrinales nécessaires56, et il faut initier pour chaque sous-discipline (l’erreur en histoire monétaire n’a pas tout à fait les mêmes règles qu’en histoire bancaire)57.
28Troisième leçon : à un certain âge, on devrait transmettre aux plus jeunes, à partir de son expérience, sa théorie de l’erreur dans son secteur, montrer comment on peut éviter l’erreur, observer ses erreurs ; l’expérience de l’erreur mérite d’être transmise, mais il faut prendre quelques précautions, sinon on glisse aisément au scepticisme.
Notes de bas de page
1 Sur les principes de l’erreur en histoire, cf. L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 626- 636, et sur l’erreur en histoire de la bureaucratie, Pour une histoire de la bureaucratie en France, 1999, p. 269-276.
2 Ces études des erreurs passées sont faites au titre des « retours d’expérience » (pour les facteurs d’erreurs concernant les sous-marins nucléaires, cf. M. Moussy et A. Masurel, « Le facteur humain dans la conduite des chaufferies nucléaires embarquées », L’Armement, octobre 1996, p. 116-122). La sncf pratique également les « retours d’expérience ».
3 Sur les difficultés particulières de l’histoire économique aujourd’hui, cf. « La crise de l’histoire économique des XIXe et XXe siècles », Revue administrative, 1998, p. 773-780.
4 Nous ne donnons qu’une esquisse, on pourrait aller plus loin dans l’analyse de l’erreur, en citant des exempta.
5 Sur les critiques habituelles des jurys de thèse, cf. « Participer à un jury de thèse », Revue administrative, 2001, p. 86 et suiv. : il est dommage qu’on ne recueille pas systématiquement les critiques des jurys, pour en constituer une sorte de corpus, qui serait très instructif.
6 Cf. « La crise... », art. cité.
7 Personne n’a encore fait une analyse critique des thèses de Labrousse, qui correspondaient à des théories économiques et sociales d’avant 1914.
8 Trop de travaux sont entrepris avec des hypothèses de travail remontant à 20, 30 ans (en histoire sociale, le renouvellement a été plus rapide, semble-t-il, on le voit bien pour l’histoire des femmes ou l’histoire des pauvres).
9 On n’a pas fait l’étude de faisabilité au préablale, on n’a pas pris conseil.
10 Cf. avec J. Tulard, La méthode en histoire, 1993.
11 La littérature en ce domaine est faible, on n’a pas de conseils sur « comment organiser son temps » : or l’histoire économique exige beaucoup de temps, plus que d’autres disciplines, elle est plus austère, réclame plus de rigueur dans la gestion de la recherche.
12 Sur l’art de vérifier et sur la double lecture, cf. L’histoire entre le rêve et la raison, ouv. cité, p. 779-793.
13 Les travaux d’histoire de comptabilité sont fort récents et pas toujours très utilisables pour celui qui n’a pas une idée des principes comptables. Or lire un compte d’exploitation, un bilan de 1850 ou 1860 exige une certaine prudence, on prenait souvent beaucoup de liberté avec les règles comptables, on le voit bien dans les dossiers de faillites.
14 C’est là un secteur trop abandonné de l’histoire économique.
15 Quand l’historien a une expérience comme ingénieur ou administrateur, il ne lit pas les délibérations d’un conseil d’administration comme un étudiant, il voit le dessous des affaires, il devine les conflits, il repère aisément les erreurs de gestion, les fautes des décideurs, les conflits de personnes : or voir ce qui n’est pas visible, ce qui est « par-dessous », c’est bien là le métier de l’historien.
16 « Vous passez trop vite, on aimerait en savoir plus, pourquoi y a-t-il un bénéfice apparent en 1860 et un déficit en 1861 ? Comment ont varié les principaux postes du compte d’exploitation ? Comment le directeur justifiait-il ces variations ? Vous nous laissez sur notre faim, on voudrait comprendre ».
17 Cf. infra, p. 221 et suiv.
18 Le clandestin joue un grand rôle en histoire de l’entreprise, on le voit bien quand on étudie la vie des forges autrefois. Même la comptabilité a ses parties clandestines : le maître de forges inscrit dans son journal intime un chiffre de bénéfice différent du chiffre officiel, qui apparaît dans les comptes. En histoire monétaire, le clandestin a un rôle majeur (cf. « L’histoire monétaire » dans L’historien et le probabilisme », 2002, p. 191-203).
19 C’est le principe : je ne commets pas plus d’erreurs que les autres. Mais la sanction est là : une obsolescence rapide.
20 La pratique des stages n’est pas encore entrée dans les mœurs, alors que soigneusement contrôlée, elle peut apporter beaucoup au jeune historien, même si le stage ne dure que deux ou trois mois ; le stage élargit la vision, montre une entreprise (ou une administration) comme une chose vivante, faite avec des hommes et non avec des chiffres. Nous croyons que d’ici 20 ans, on exigera des doctorants des séjours de recherche à l’étranger, de 3 ou 6 mois, afin de saisir d’autres manières de connaître.
21 Cf. « Contre l’ennui du lecteur », dans L’histoire entre le rêve et la raison, ouv. cité, p. 804-810.
22 Ce qui est fréquent dans une histoire engagée, politisée, où l’on déforme volontairement les choses, où l’on écarte certaines sources, mais aussi dans certaine histoire d’entreprise qui devient une histoire pieuse, où l’on gomme toutes les ombres (c’est la règle dans les livres du cinquantenaire ou du centenaire).
23 Cf. Les règles de sécurité (article à paraître).
24 Nicole Lemaître évoquait en septembre 2002 à l’Association des historiens modernistes cette propension à la rhétorique : on doit « développer l’invention de l’histoire à partir des documents et non à partir de la seule rhétorique, comme tendent à le faire nombre de collègues extra-européens, qui fascinent les meilleurs de nos jeunes collègues » : cette montée de la rhétorique même en histoire économique est chose inquiétante.
25 Dès qu’on fait de l’histoire métallurgique, de l’histoire bancaire ou monétaire, les choses ordinaires de la vie prennent une grande importance : mais il faut avoir soi-même une certaine connaissance de la vie pratique.
26 Un bon exemple en est donné par le livre de Braesch sur le franc germinal, qui est illisible et inutilisable, parce qu’il se réfère constamment aux théories monétaires des années 1930, ce qui a tout contaminé.
27 Les « labroussiens » étaient piégés, presque sans le savoir, parce que les idées de Labrousse renvoyaient à des idées économiques d’avant 1914, lesquelles renvoyaient à leur tour à des doctrines allemandes des années 1880-1890. C’est cette faiblesse doctrinale qui explique la chute des idées « labroussiennes ».
28 Il faut suivre les travaux récents de microéconomie, s’intéresser aux théories des « biens immatériels », à la psychologie et à la sociologie économique récente, et même au droit économique ou aux mathématiques financières...
29 Cf. L’historien et le probabilisme, ouv. cité.
30 Et quelquefois, on ne veut voir que certains documents, on néglige les autres volontairement ou bien on ne sait pas les lire (combien d’historiens s’intéressent au système d’amortissement dans une grande forge ? ou au mode de calcul du capital d’une houillère, c’est-à-dire à sa valeur future ?).
31 Pour des exemples, cf. Les ouvriers des forges nivernaises..., 2002, p. 570-575.
32 Ce qui nous échappe est souvent plus important que ce que nous pouvons savoir ; et il n’est pas facile de retrouver un journal de maître de forges...
33 Même un Braudel disait publiquement (à la télévision) : Je suis marxiste, ce qui rend parfois incertains quelques-uns de ses développements (on doit se poser la question : « Que n’a-t-il pas vu ? que n’a-t-il pas voulu voir ? »).
34 Bien des histoires sont restées en friches parce que Labrousse ne s’y intéressait pas – et ne pouvait s’y intéresser, prisonnier de ses préjugés : l’histoire de la gestion, l’histoire de l’intervention de l’Etat (nous n’avons toujours pas une histoire du Contrôle général des finances...), l’histoire de la comptabilité (et de l’actuariat), l’histoire de la monnaie, l’histoire fiscale, l’histoire du commerce extérieur. Il serait intéressant de faire la chronologie du redémarrage de l’histoire de ces secteurs.
35 Louis Girard parlait des « astres morts »...
36 Le culte du chiffre mériterait une histoire, alors que les historiens n’avaient qu’une formation statistique douteuse ; mais en faisant des calculs de comptabilité nationale les plus arbitraires, on sacrifiait à l’air du temps, on a même cru à l’histoire économétrique. Et quelquefois les mauvais bergers ont égaré des jeunes influençables. Les économistes sont revenus rapidement de cette illusion du chiffre, de la courbe qui « explique tout » ; mais chez les historiens les résistances sont grandes, il y en a encore qui croient ferme aux cycles, alors que les économistes sont fort sceptiques.
37 Pendant très longtemps on a refusé de reconnaître le rôle des personnalités et ce mécanicisme diffus est tel, que des historiens engagés à droite oublient – volontairement ? – de parler des personnalités, des entrepreneurs « au tempérament sanguin ».
38 Nous biaisons ici, car nous ne pouvons tout dire.
39 On ne peut mettre entre les mains d’un jeune doctorant aucun livre sur les principes de l’histoire économique, tant on a peur de dire du mal de certains « patrons » disparus ou âgés, qui ont provoqué la crise de la discipline.
40 Nicole Lemaître en septembre 2002 rappelait que « les mentions de thèse ne signifient malheureusement plus grand chose en raison du laxisme général des jurys depuis nombre d’années » : ce qui est aussi vrai, semble-t-il, pour l’histoire économique (on ne publie que bien peu de thèses depuis 10 ans, la Bibliographie de l’histoire de France le montre bien).
41 L’esprit de soumission est poussé loin, on commet les mêmes erreurs que son « patron ».
42 En fait l’historien n’a pas l’habitude de s’observer, il n’a qu’une connaissance floue, incertaine de ses défauts, il croit bien parler alors qu’on a peine à l’écouter et qu’il ennuie ses auditeurs, et de façon générale, il croit bien écrire, ce qui est souvent douteux.
43 On feint de croire qu’on connaît l’entreprise, alors qu’on n’en a qu’une image arbitraire, on parle savamment des opérations bancaires ou des réseaux électriques, alors qu’on n’en a qu’une vision « livresque »...
44 Elle était très commune en 1975, mais elle subsiste encore ici et là, il y a encore des historiens qui croient à des « lois » économiques (et les enseignent).
45 Ce ne serait pas inutile : on a vu un colloque d’histoire fiscale récente où personne n’a parlé de la fraude fiscale – ce qui montrait une belle naïveté. Mais les professeurs qui organisaient le colloque n’y avaient pas songé...
46 Notre système d’erreurs en 2004 est très différent du système d’erreurs de 1950, nous voyons des erreurs de méthode, de principes là où en 1950 l’on faisait de vifs éloges : qu’en sera-t-il en 2050, quand on jugera nos travaux ? Quelle sera la grille d’erreurs de l’historien de 2050 ? Tout dépend de l’évolution des principia rationis de l’histoire économique d’ici 2050, et également des mutations des doctrines économiques et de l’économie...
47 Sur l’ingénierie historique, cf. Pour une histoire de la bureaucratie, 1999, p. 71-88.
48 Ils sont le plus souvent prudents, ils craignent de faire des faux-pas, ils ne disent rien sans preuves, tout comme dans leur ancien métier.
49 On donne sur la psychologie des marchés financiers des travaux subtils, compliqués, qui montrent la difficulté d’appréhender les realia (cf. Lars Tvede, La psychologie des marchés financiers, SEFI, 1994, 2e éd. 2001).
50 Quelles erreurs ai-je commises dans ce que j’ai écrit, publié ? Quelles erreurs vais-je commettre dans ce livre que j’entreprends ? On voit bien les erreurs des autres, on a plus de peine à saisir ses fautes, on cherche plutôt à les dissimuler...
51 C’est une faiblesse commune en histoire économique, on devient le spécialiste reconnu, honoré, convié dans les colloques : on jouit d’une certaine réputation – alors même qu’on sait très bien toutes les faiblesses de son prétendu « savoir ».
52 À un certain moment de la recherche, on est pris de doute, on s’aperçoit qu’on ne sait pas grand chose, on se sent presqu’impuissant, on commence à prendre conscience des limites de son sujet et du caractère partiel de son entreprise : c’est à ce moment qu’on est prêt à bien saisir son sujet, mais c’est là une période critique.
53 Ce sont les commissaires aux comptes qui emploient les mots « centres de pertes » ; on finit par bien isoler, dans son livre en cours, les points où l’on a pris de gros risques, où parfois l’on a paressé, où l’on va subir des critiques.
54 Un Guide des histoires à naître devrait avoir une partie : Table des erreurs.
55 Cf. L’histoire entre le rêve et la raison, ouv. cité, p. 313-319 et infra, p. 231.
56 Il faudrait des enquêtes assez fines pour bien différencier les erreurs apparentes – auxquelles on peut remédier – et les erreurs « en profondeur », qui conduisent droit à une obsolescence rapide.
57 Pour une application, cf. « Les erreurs en histoire de la métallurgie », Marteau-Pilon, t. XV, 2003, p. 93-98.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006