Chapitre IV.
Le probabilisme
p. 43-55
Texte intégral
1L’histoire économique est le fief de l’histoire déterministe, elle a ses lois, ses traditions, ses certitudes : mais cette histoire économique est en crise, il y a de multiples clans et chapelles, elle a subi très tôt le contrecoup de l’effondrement du marxisme1 ; cette histoire qui triomphait en 1945-1970, est en pleine régression, les bons travaux deviennent rares2. Ce sont les excès de certitude qui ont fragilisé l’histoire de l’économie : comment peut-on avoir une conception « probabiliste » du jeu de l’économie ? Comment peut-on construire une histoire économique « probabiliste », qu’il s’agisse de microéconomie ou de macroéconomie ? Quel doit être le rôle de l’historien « probabiliste » ? On a quelque mal à répondre à de telles questions : mais on a bien oublié aujourd’hui les « doctrines » d’un Labrousse et même d’un Braudel, et d’ici 2010-2020 l’histoire économique aura probablement changé d’apparence3. Tentons d’explorer les voies du probable, de saisir l’ébranlement des certitudes, d’analyser les pratiques de l’historien probabiliste et de préciser quelques règles du jeu4.
I. LES FONDEMENTS DE L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE
2L’histoire économique telle que nous la connaissons est, dans son principe, certaine, déterministe : il faut bien en comprendre les principes.
3Premier fondement : l’historien croit qu’il peut tout expliquer par l’économie, que l’inférieur porte le supérieur, ce qui a prêté à quelques excès (même l’histoire de l’art s’expliquait par le jeu de l’économie).
4Deuxième fondement : l’historien juge que le moteur de l’histoire est l’économie, que c’est elle qui lui donne un sens : c’est là une conception matérialiste de l’histoire (avec l’idée, par derrière, d’un progrès nécessaire), et le marxisme a joué, de 1900 à 1980, un grand rôle dans la diffusion de ces idées « évidentes ».
5Troisième fondement : l’historien croit que l’histoire est une science, qu’il y a des lois, des causes, des conséquences, des leçons ou enseignements de l’histoire, que comme toute science l’histoire permet de saisir le vrai : il y a des vérités en histoire, l’historien a pour « mission » d’enseigner la vérité5.
6Quatrième fondement : l’historien croit au chiffre, à la prééminence du mesurable, du chiffrable (ce qui ne se mesure pas, n’existe pas...) : l’historien se transforme en statisticien, les belles courbes expliquent le passé.
7Cette conception de l’histoire économique reste dominante, même s’il y a eu ici et là quelques adaptations suivant les secteurs : depuis le lycée on apprend ce modèle d’histoire certaine, on croit au chiffre, aux « cycles », aux leçons de l’histoire (malgré les critiques d’un Lucien Febvre)6, on refuse de s’intéresser à l’innovation, aux personnalités créatrices, on croit à un sens de l’histoire. Or ces idées simplistes sont battues en brèche depuis trente ans et plus : le marxisme s’est effondré, les théories économiques ont beaucoup changé, elles font place à l’incertain, à la création, à la liberté, elles ne sont plus aussi déterministes qu’autrefois7, l’expérience de l’entreprise et de l’administration ont détruit bien des certitudes apparentes ; on sait qu’il y a des choses qu’on ne comprend pas, on se heurte au désordre spéculatif, à la corruption, aux économies souterraines, on a une vision plus flexible, plus probabiliste des choses8 : mais l’histoire économique, comme à l’habitude, a quelque vingt ans de retard sur les théories des économistes.
IL L’ÉBRANLEMENT DES CERTITUDES
8Rien n’est certain, tout est douteux : mais il n’est pas simple d’appliquer ce précepte, les résistances sont grandes (l’élève, l’auditeur, le grand public, les pairs veulent des certitudes, des chiffres, des « explications »). Comment peut-on ébranler les certitudes ? La tâche n’est pas simple.
9Premier champ : la microéconomie. Laissons la microéconomie des ménages (un des secteurs importants à explorer)9 et prenons les entreprises : que peut-on savoir ? que croit-on savoir ? Dès que nous avons quelqu’expérience, même légère, de la vie de l’entreprise, et quelques connaissances en théorie économique, on est inquiet des limites de notre savoir (ou prétendu savoir) pour le passé, même récent :
- que peut-on savoir de l’entrepreneur, de ses anticipations de l’avenir, de sa volonté, de sa morale ? Être patron10 n’est pas un métier simple, les archives orales montrent toutes les incertitudes, les simplifications, la mémoire est très poreuse (comme disait Valéry, « nous ne savons même pas construire notre journée d’hier ») ; seul le journal intime permettrait, et encore, une compréhension par le dedans ;
- que savons-nous du capital immatériel d’une entreprise, du savoir des ingénieurs, des ouvriers, des coutumes, de l’esprit de corps qui règle souvent le quotidien ? On est dans un domaine flou, on n’a plus, en général, que des traces partielles, incertaines ;
- que savons-nous de l’investissement ?11 C’est souvent chose imprévisible, une innovation, le fruit d’une rêverie créatrice, quelque chose dont on n’avait pas idée, un saut technique : on est obligé dès lors de s’intéresser aux personnalités créatrices, qui ont réussi à briser les systèmes antérieurs, à être « au départ de quelque chose » ;
- que savons-nous des choses clandestines, qui sont invisibles, souterraines, dont on ne parle pas12 ? par exemple pour la gestion du personnel, les conflits entre personnes, les désordres coutumiers ? On n’a le plus souvent aucune trace de ces frottements, de ces dérapages, qui sont inévitables...
10Dans les grandes entreprises, on retrouve les mêmes difficultés « probables » que pour l’histoire de la bureaucratie ; on ne sait trop comment sont prises les décisions, comment fonctionnement les états-majors, les « entourages », comment circule l’information : on n’a (et notamment par les archives orales) que des choses probables.
11Deuxième champ : la macroéconomie. On a les plus grandes difficultés pour saisir le probabilior : car même les économistes aujourd’hui doutent de la pertinence de leur outillage intellectuel, de leurs analyses, de leur capacité à saisir le jeu des institutions économiques et financières, les liens du politique et de l’économique, les rapports de force qui sont par définition très variables13 ; une crise monétaire comme celle de 1992-1993 paraît opaque, peu compréhensible14, les crises économiques n’ont jamais que des « explications » plus ou moins probables15 ; les essais de rationalisation du jeu économique, de « modélisation » sont mis en doute généralement, car il y a toujours une part d’imprévisible, d’incertitude tenant aux hommes. Pour le passé les incertitudes sont encore plus grandes : l’appareil statistique n’a presqu’aucune valeur, c’est souvent un jeu de fictions (par exemple pour la masse monétaire ou la formation brute de capital fixe)16 ; on a le plus grand mal à saisir les pratiques réelles, ainsi pour la bourse, les banques17, le crédit ; enfin pour les décisions relevant de l’État, on n’a que des sources plus ou moins probables, tout comme en histoire de la bureaucratie, et les archives orales renforcent encore nos incertitudes (on ne sait trop comment des décisions majeures sont prises, Laure Quennouëlle l’a bien montré pour la direction du Trésor de 1947 à 1967)18 ; les interventions économiques de l’État sont choses imprécises, incertaines, souvent peu compréhensibles, on ne sait par force qu’une petite partie des choses.
12Réfléchir sur les incertitudes de notre « savoir » est une nécessité : croire qu’on peut, à force d’application, de zèle, de ténacité, « tout expliquer », est une rêverie dangereuse, imprudente. « Celui qui croit connaître quelque chose ne connaît pas encore la manière de connaître »19 : la petite phrase de saint Paul s’applique à merveille en histoire économique, où l’on doit bien saisir les limites de son jeu ; on n’a qu’un savoir fragmentaire, qui n’a aucun sens si l’on n’a pas réfléchi à sa manière de connaître ; les connaissances, par construction, sont partielles, médiocres, imparfaites.
III. LE JEU DU PROBABLE
13Examinons les conditions de ce jeu ; on trouve plusieurs voies possibles.
14Première voie : dans chaque secteur on examine attentivement le jeu du probable et du plus probable, on analyse les zones d’incertitudes probables (en histoire des entreprises, en histoire bancaire, en histoire monétaire, en histoire financière...) ; on commence à poser les questions gênantes : que sait-on ? que ne sait-on pas ? que croit-on savoir ? qu’est-ce qui est inconnu, ou inconnaissable ?, ce qui incite :
- à faire éclater le prétendu « certain » en choses douteuses, ou inconnues ;
- à repérer les zones d’incertitudes (qu’est-ce qui est perdu apparemment et qui serait « le plus important » ?)20 ;
- à saisir ce qu’on ne peut plus définitivement comprendre, approfondir (les traces perdues) ;
- à chercher à saisir par le dedans (et à aller du dedans au dehors), ce qui dépend de la capacité d’intuition21.
15Deuxième voie : on peut chercher à fixer le réseau du probable, à explorer ce qui est incertain, indéterminé en cherchant à coter le plus ou le moins probable : par exemple, à explorer tout ce qui relève de l’immatériel, à saisir le souterrain, le par-dessous, le clandestin, le caché (verborgen), à comprendre ce qui tient au hasard (l’échec, la mort)22, à analyser le réseau des personnalités créatrices (certains historiens continuent à nier le rôle des personnalités) . On obtient ainsi une grille d’incertitudes qu’on peut chercher patiemment à réduire, à force de recherches laborieuses d’archives, ou au contraire à accroître en collectant des archives orales, qui ont un effet subversif en étendant le champ du probable, en montrant le jeu des intérêts et des passions, en soulignant le caractère partiel, résiduel, médiocre des sources écrites (les archives orales, bien menées, conduisent nécessairement à mettre en doute tout ce qu’on croit être à même de savoir...) .
16Troisième voie : la chasse aux erreurs probables coutumières, celles qui mécaniquement remontent à la surface23 : les préjugés, le nominalisme (fréquent en économie : on emploie sans s’en rendre bien compte des mots vagues : ouvriers, bénéfices, investissements, amortissements), les fausses explications, les faux rapports (un marxisme diffus a habitué à établir des relations arbitraires entre salaires, prix, niveau de vie), les statistiques trompeuses ou illusoires (le salaire moyen, le bénéfice moyen), les explications imprudentes avec des « causes », des « conséquences » qui sont toujours biaisées et fausses in principio (ce ne sont au mieux que des causes apparentes, plus ou moins probables), les faux-semblants (« il décida que », « il pensait que »)24. Il faut être conscient de ces multiples pièges, qui conduisent souvent à des erreurs, à des textes médiocres, imprudents, qui deviennent rapidement obsolètes25. C’est souvent l’ignorance de la vie pratique – et notamment de la vie réelle, des realia des entreprises – qui expliquent ces erreurs habituelles ; on n’est pas habitué à mettre en doute sa pratique, on fait « comme les autres », on imite le modèle des « patrons »26.
17Quatrième voie : on peut chercher à mettre en doute tout le jeu du probable, à en éprouver la solidité ; on peut, par exemple, procéder à l’examen critique des sources « probables » (quelle est leur fiabilité ? ne suis-je pas tenté de les surestimer ? ne m’induisent-elles pas en erreur ? Je possède un journal intime d’un industriel : quelles sont les limites de ce document ?) ; de même on doit mettre en doute le bien-fondé des théories économiques qu’on utilise ou applique : ces théories varient fortement dans le temps, elles sont souvent dangereuses, imparfaites, trompeuses (ainsi en matière monétaire), les praticiens les condamnent souvent, et les historiens utilisent parfois des théories dépassées, obsolètes27 ; on doit bien déjouer de tels pièges, être très prudent, suspendre son jugement, surtout si l’on n’a pas l’expérience personnelle de l’entreprise ou de la banque (le plus sage est de limiter au maximum les emprunts aux théories économiques « actuelles »).
18Ce sont là les quatre voies principales : mais il peut y en avoir d’autres, dans tel ou tel secteur d’histoire économique (si je fais une histoire des emprunts d’État en France, je peux être amené à m’intéresser en priorité aux méthodes des emprunts d’État en Angleterre ou en Allemagne, aux critiques des financiers étrangers contre le système français, c’est-à-dire à recourir à une histoire comparative).
IV. QUELLE EST LA PRATIQUE DE L’HISTORIEN ?
19On voit bien la complexité du jeu de l’historien : il est amené à appliquer une sorte d’ingénierie du probabilisme (si l’on fait un jour un guide de l’historien probabiliste, on sera bien obligé de parler d’ingénierie du probabilisme)28.
20Premier moyen : on doit bien vérifier ses préjugés, sa capacité à mettre en doute, à refuser ce qui est convenu ; l’histoire probabiliste exige des capacités particulières .
21Deuxième moyen : on doit créer l’écart maximal avec l’histoire déterministe : 1°) dans le choix du sujet, 2°) dans la manière de travailler (par exemple en croisant sources orales et sources écrites), 3°) dans la manière de présenter et d’écrire ; on devrait pouvoir utiliser des tabulae errorum, des tables des erreurs probables dues aux excès de l’histoire certaine.
22Troisième moyen : on doit chercher à creuser les canaux du probabilisme, ce qui doit irriguer le travail ; on peut creuser à titre expérimental, par exemple voir jusqu’où peut aller dans l’exploration du clandestin dans une grande entreprise (comme on le fait en histoire administrative) ou chercher à développer l’histoire de l’immatériel, on peut également mettre enjeu le probabilisme sur des questions importantes : par exemple pour l’investissement on n’a que des chiffres plus ou moins probables, des connaissances faibles sur les modalités de prises de décision, ou pour la concurrence, on sait peu de chose des répartitions tacites de marchés, des ententes clandestines, des pactes de non-agression29 ; il faut trouver des sources fiables, des exempla qui permettent de tout soupçonner.
23Quatrième moyen : il faut savoir gérer son système de probables, s’en donner les moyens ; on doit faire un effort de doctrine30, construire une œuvre probabiliste (ou appliquant des règles probabilistes)31, contrôler attentivement son secteur32, ce qui suppose de la ténacité, de la constance, une certaine capacité d’entreprise.
24Cinquième moyen : on doit former au probabilisme, au moins dans des séminaires33, montrer qu’on ne sait pas grand chose, qu’il faut suspendre son jugement, tenter d’expliquer comment on peut démolir un système de certitudes (Charles Morazé en avait en 1948 brillamment donné les principes dans Trois essais sur histoire et culture, qu’il faut relire).
25On voit bien que l’historien s’engage dans une voie épineuse, difficile : mais à quoi sert d’écrire des livres faciles ?34 L’histoire est d’abord un exercice de souplesse, un « sport intellectuel » comme disait Valéry, ou une manière d’entraîner son esprit et de tirer le plaisir maximal de ces « exercices » ; c’est l’hypothèse qui se trouve en pointillé derrière la méthode probabiliste.
V. QUALITÉS EXIGÉES PAR CETTE HISTOIRE
26Peut-on dresser le tableau des qualités que demande cette histoire ? L’exposé est arbitraire, mais il montre bien le métier.
27Première qualité : la capacité de refuser l’histoire résumée, l’histoire « de manuels », l’histoire « qui-explique-tout », qui sont faussées dès le départ par la libido explicandi (en fait dès le lycée on apprend cette histoire médiocre).
28Deuxième qualité : la capacité de voir la bonne cible, de mettre dans le blanc, comme dit François de Sales, de s’attacher à l’histoire probabiliste, celle qui est jugée impossible, qui surprend, qui est importante (par exemple l’histoire de l’innovation, l’histoire de l’immatériel, l’histoire des personnalités créatrices), en partant ou de l’expérience, ou du hasard des sources (par exemple un journal intime) ou d’une vision des choses « par dedans ».
29Troisième qualité : la croyance que l’on peut repousser le plus loin possible la limite de ce qu’on espère pouvoir saisir, même de façon fragmentaire, qu’on peut atteindre les choses difficiles qui sont en retrait, occultées, qui échappent (par exemple les coutumes bancaires) ; c’est là presqu’un acte de foi.
30Quatrième qualité : la capacité de gérer intelligemment un système probabiliste, de réfléchir par soi-même, d’approfondir sa pratique, de mettre en doute même ses hypothèses sur le plus ou moins probable, leur solidité, leur fiabilité35.
31Cinquième qualité : la prudence ; on n’est pas obligé d’aller jusqu’au bout, de pratiquer un scepticisme radical, on peut établir des « compromis », montrer discrètement ses doutes, la fragilité de l’histoire certaine habituelle ; en histoire probabiliste on a tout avantage à aller lentement, pas à pas, en assurant sa prise.
32Ce sont là les qualités premières qui permettent de progresser dans cette voie ; mais on doit bien être conscient que cette histoire exige aussi de l’expérience de la vie, une connaissance détaillée des techniques de l’histoire36, le flair du beau créneau de recherche, la volonté de rompre avec ce que font « les autres », de désapprendre37, une certaine pente d’esprit, une certaine aptitude à saisir le possible, à voir le non-visible, le « par-derrière » ou le « par-dessous », également de la chance, un certain équilibre intérieur (il faut tenir le cap), le goût de bien jouer, le plaisir de se moquer des « rentiers » de l’histoire, des demi-habiles38 (le probabilisme est subversif par lui-même).
VI. RÈGLES DU JEU
33Peut-on donner quelques conseils à ras de terre ?
34Premier conseil : on doit faire cette histoire avec modestie, limiter ses ambitions, éviter les vues globales « qui expliquent tout », les grandes fresques arbitraires qui sont rapidement obsolètes.
35Deuxième conseil : pour chaque travail on doit établir des tabulae ignorantiae, qui inventorient ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ne peut savoir, ce qui ne pourra jamais être su, ce que l’on pourrait savoir si... : on saisit ainsi les limites de son travail39.
36Troisième conseil : on doit se méfier de tous les documents qu’on manie, on n’a que des sources imparfaites, douteuses, incertaines – même pour les comptabilités, les statistiques –, on doit chercher le document qui peut « dire le plus », la lettre, le carnet, le journal, les souvenirs, c’est-à-dire ce qui permet de saisir le vécu, la perception du temps à venir.
37Quatrième conseil : on doit, selon le mot de Gilson, se mettre en état de comprendre avant de commenter, avoir une expérience (ou au moins avoir fait des stages dans une banque, une entreprise), prendre conseil (par exemple auprès d’un notaire, d’un ingénieur en matière d’archives notariales ou d’innovations techniques), avoir des lectures étendues pour s’imprégner de l’époque (par exemple connaître sérieusement la presse locale, qui donne une vision différente de celle des archives).
38Cinquième conseil : on doit entretenir sa souplesse, son capital de connaissances en économie, suivre attentivement ce qui paraît en théorie économique (par exemple en psychologie économique, en sciences de la gestion, en mathématiques financières)40 et être capable, autant que possible, de faire des articles de théorie économique reconnus par les économistes41.
39Sixième conseil : on ne doit pas chercher à imiter, on doit marquer sa différence avec ses prédécesseurs et bien saisir leurs faiblesses, leurs erreurs ; on doit également tenter d’établir la théorie du probabilisme dans le secteur que l’on défriche, en montrer les principia rationis, critiquer les systèmes « déterministes » appliqués par le passé : cette mise en doute technique est une nécessité.
CONCLUSION
40Quelles leçons peut-on tirer de ces quelques observations ?
41Première leçon : le probabilisme, en histoire économique, est chose risquée ; il y faut certains dons, de bonnes connaissances en théorie économique (et en psychologie ou sociologie économique), une certaine expérience de la vie active ; c’est un pari, qui coûte des efforts, on perd toute sécurité.
42Deuxième leçon : le probabilisme est une règle nécessaire, car en histoire économique – celle du moins qui se fait avec des documents, qui est « de première main »42 –, on n’a que des approximations, des choses nominales douteuses, des apparences trompeuses, des « erreurs de perception » ; l’historien doit en prendre son parti, chercher à éviter les pièges, aller lentement et ne jamais croire qu’il a vraiment compris quelque chose (mais savoir qu’on ne sait pas, qu’on ne comprend pas, est déjà quelque chose d’important).
43Troisième leçon : le probabilisme conduit nécessairement à certaine forme de scepticisme ; on ne croit pas à la valeur des travaux déterministes, trop souvent biaisés, partiaux, obsolètes, on ne croit guère à la capacité des historiens économistes à sortir de la crise où ils sont installés depuis 20-25 ans : l’histoire économique a commis trop d’erreurs, il faut attendre des changements radicaux de méthode, de manière de connaître, et l’apparition de jeunes historiens non conformistes.
Notes de bas de page
1 Sur cette crise, cf. « La crise de l’histoire économique aux XIXe et XXe siècles », Revue administrative, 1998, p. 773-780. Depuis cette date, la situation ne s’est apparemment pas redressée...
2 Il nous manque une bonne histoire de l’histoire économique depuis un demi-siècle. Mais les transformations ont été importantes, nous en avons été témoin (notre premier travail d’histoire économique remonte à 1952 !).
3 Infra, p. 145.
4 Nous ne donnons qu’une esquisse globale. Il faudrait en faire des applications à des histoires à naître (par exemple l’histoire de l’informatique ou l’histoire de l’actuariat ou l’histoire de la communication financière). On notera que l’histoire des « relations économiques internationales » a, en général, quand elle est proche des documents, une vision plus souple, plus incertaine des choses (la lecture des dépêches diplomatiques incite à un certain scepticisme).
5 Comme tenu de l’état de crise de la discipline, les historiens depuis 1990 sont plus prudents en ce domaine, ils affirment moins, ils sont moins « professeurs de vérité ».
6 Qui rappelait le poids du psychologique, du spirituel, et n’était nullement marxiste (alors que Braudel disait publiquement : « Je suis marxiste »).
7 Prenons la dernière version (2000) de l’Économie de Samuelson : elle est souvent bien peu « affirmative » quand on lit bien entre les lignes.
8 La psychologie économique, la sociologie économique se sont développées, les sciences de la gestion ont assoupli la vision de l’entreprise, on tient plus compte des réactions humaines, on ose même parler de la rêverie créatrice.
9 On s’attache beaucoup aujourd’hui aux comportements de dépense et d’épargne, au goût de la spéculation, au désir de sécurité des ménages, à la gestion du temps, au besoin du jeu ; mais les historiens n’en ont pas encore tiré les conclusions.
10 Cf. J. Vauvilliers, Être patron, Économica, 1992.
11 Cf. (avec Yann Gaillard), « Qu’est-ce qu’un investissement ? ». Revue économique, 1968, p. 607-637.
12 Infra, p. 107.
13 Les critiques sont de plus en plus nombreuses, depuis quelques années, contre la capacité de la théorie économique à rendre compte des phénomènes réels, à expliquer les erreurs de prévision.
14 Cf. Olivier Jeanne, « Modèles de crise de change : un essai de synthèse en relation avec la crise du franc de 1992-1993 », dans Y. Simon, Encyclopédie des marchés financiers, t. II, 1997, p. 1186-1209.
15 La prévision des crises économiques, des pré-crises et des sorties de crise est des plus incertaines, les modèles sont très défectueux, on n’arrive pas à saisir les causes réelles des renversements de conjoncture.
16 Doit-on rappeler que les comptabilités des entreprises n’ont acquis une certaine régularité qu’avec l’apparition de la fiscalité sur le chiffre d’affaires ?
17 La gestion des grandes banques françaises, avant 1914, était souvent fort sclérosée. Faut-il souligner que la Banque de France n’avait, en 1924, aucun spécialiste des changes ?
18 Laure Quennouëlle, La direction du Trésor, 1947-1967. L’État-banquier et la croissance, 2000.
19 Cf. L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 416-423.
20 Rien ne dit qu’on ne pourra pas le retrouver (notamment dans les archives privées de patrons, d’ingénieurs, de directeurs).
21 Rappelons que la démarche « traditionnelle », dans le meilleur des cas, est d’aller de l’extérieur vers l’intérieur, ce qui est souvent très réducteur.
22 Dans l’histoire des entreprises, la maladie, la mort jouent un grand rôle.
23 Infra, p. 80. Il faudra un jour établir des tables d’erreurs, des grilles montrant ce qui présente des « probabilités d’erreurs » (infra, p. 86).
24 Dès qu’on a une expérience personnelle de l’entreprise, ou de l’administration, on voit très bien les difficultés que soulèvent de telles formulations ; les décisions sont souvent prises en commun, quelquefois elles sont précédées d’hésitations, ou de tâtonnements ou de conversations dont il n’existe pas de traces et même si on a une lettre disant : « J’ai décidé que », on doit être prudent (le « patron » n’a peut-être pas rédigé la lettre...). On doit même se méfier de tous les documents qui « survivent ».
25 On voit très bien des tabulae errorum pour l’histoire monétaire – ou l’histoire des assurances.
26 Mais si on dit à un jeune : N’imitez pas (ce qui en histoire économique serait important), on n’est pas entendu.
27 Un Labrousse travaillait sur des hypothèses remontant à l’économie politique de 1900-1910... Et un Bertrand Gille n’avait qu’une théorie économique remontant à Gaëtan Pirou.
28 Tout comme on parle d’ingénierie financière ; sur l’ingénierie historique, cf. Pour une histoire de la bureaucratie, 1999, p. 71-88 et L’histoire en 2050, 2000, p. 161-169.
29 Rappelons les théories de Desrousseaux : tous les prix sont nécessairement des prix d’entente (cf. L’évolution économique et le comportement industriel, Dunod, 1966).
30 Dans son secteur de recherche, on doit écrire – pour les successeurs – la note sur la nécessité du probabilisme.
31 On ne fait pas un livre, on construit une œuvre : la règle doit s’appliquer là.
32 C’est-à-dire ne pas hésiter à dénoncer les excès de certitude, dus à de mauvais bergers.
33 Il n’est pas sûr qu’il faille faire des cours « probabilistes » pour les jeunes ; dans un séminaire, les auditeurs ont déjà une certaine expérience.
34 Contrairement à ce que l’on croit, les thèses « conformistes » ne sont pas toujours récompensées, ou plus exactement, la vie est ainsi faite que leurs auteurs ne font pas une « belle carrière » ; les bons patrons n’aiment guère les esprits « moutonniers ».
35 Il n’y a aucune raison « raisonnable » de recommencer les erreurs de ses prédécesseurs « déterministes ».
36 Par exemple celui qui ne connaît pas la technique des archives orales, peut commettre des erreurs pour l’histoire du XXe siècle, il ne flaire pas ce qui n’est pas visible.
37 Se dépouiller de ses préjugés et préventions est la chose la plus difficile, le Discours de la méthode le rappelait dans sa première règle ; il faudrait pouvoir – ce qui est impossible – être, comme dit Pascal, « porté endormi dans une île déserte et effroyable » et s’éveiller « sans connaître où l’on est et sans moyen d’en sortir » : c’est-à-dire être coupé de ses origines, ignorer son passé (et son futur). Mais cette rupture, ou cet état de non-connaissance, peut être obtenue quand on est tenté d’explorer un domaine qui vous est parfaitement inconnu, auquel vous n’avez jamais songé.
38 Celui qui commence à se moquer est dans le bon chemin, l’amour-propre le guide, il prend ses distances, il est cruel avec ses prédécesseurs, il a une conscience vive de l’obsolescence.
39 Dans les thèses on voit de plus en plus rarement des pages solides sur les limites réelles du travail.
40 Il faut être un bon guetteur, parcourir les revues, lire beaucoup et même faire des comptes-rendus de livres d’économie ; sur la fonction de guet, cf. L’histoire..., ouv. cité, p. 553-564.
41 C’est là un point qui paraît essentiel : on ne peut se limiter au passé, il faut comprendre aussi le présent et être capable de faire un effort de théorie (ce qui, est général, incite à une grande méfiance vis-à-vis des écrits doctrinaires...).
42 Une grande partie de la production est souvent de seconde main...
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Principes de l’histoire économique
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