L’Équilibre interne et externe des entreprises publiques
p. 433-436
Texte intégral
1Je suis intéressé par les travaux sur l’histoire de l’industrie et par ce qui permet de garder la mémoire de ce qui s’est passé, en particulier en interrogeant les témoins avant qu’ils ne disparaissent. Il ne faut pas être prisonnier de l’histoire mais il vaut mieux la connaître car cela peut éviter de commettre des erreurs, faute de connaître les sensibilités ; malheureusement, si j’en juge par mes réactions personnelles, cet intérêt pour l’histoire vient avec l’ancienneté quand on comprend mieux la vie et pas forcément quand cela serait utile pour prendre des décisions.
2Nous sommes à une période intéressante car on veut faire table rase du passé en bouleversant les organisations puis on découvre des difficultés que l’histoire peut éclairer.
3L’État a de tout temps structuré le secteur énergétique : loi de 1810, loi de 1928, nationalisations de 1945-1946, création du BRP, de l’ERAP et j’en oublie ; le caractère vital pour la collectivité a donc été pris en compte très tôt. Le poids de l’histoire est particulièrement fort pour le secteur gaz/électricité ; il est dominé par les conditions de la création d’EDF et GDF, c’était le résultat d’un accord entre le parti communiste français et la CGT d’une part et le général de Gaulle d’autre part ; ceci explique le consensus général qui a toujours existé en France en ce domaine. Je disais parfois que si je n’avais pas connu les curriculum vitae des parlementaires que je rencontrais, je n’aurais pas pu déduire leur appartenance de notre conversation sur l’énergie.
4Les pays voisins n’ont pas pris les mêmes options, seule la France a pris une telle formule d’intégration de monopole et de mixité, le tout au niveau national. L’intégration de la chaîne ne se retrouvait qu’avec l’Enel et British Gas mais sans mixité. Ailleurs il y avait généralement mixité de la distribution mais sans intégration nationale et avec des responsables au niveau local.
La vie des établissements résulte d’un équilibre entre les acteurs qui sont :
l’État ;
les organisations syndicales et le personnel ;
les clients ou usagers ;
l’international, pour Gaz de France en particulier.
5Je ne parle pas du monde financier car jusqu’à une date récente il ne jouait qu’un rôle de second ordre ; personne n’a parlé sérieusement du bilan d’EDF avant de prendre la décision du programme nucléaire.
1. L’État
6Je mets l’État en premier parce que la symbiose était grande et les interférences permanentes ; les gouvernements considéraient que c’était un outil de leur politique ou que cela en faisait partie et les directions n’imaginaient pas agir sans au moins informer les pouvoirs publics. J’ajoute que les distinctions subtiles entre les rôles de l’État, actionnaire, contrôleur et concédant étaient ignorées.
7Cette symbiose est évidente pour les grandes décisions d’équipement pour l’électricité et les approvisionnements pour le gaz. Cette symbiose donnait aux équipes l’impression d’être chargées d’une mission nationale, ce qui nuisait d’ailleurs parfois à leur modestie. Cette symbiose explique aussi que la France a plus que les autres pays raisonné en grands programmes, hydraulique puis nucléaire. Cette symbiose poussait parfois l’État à sortir du domaine de l’énergie en voulant s’en servir dans d’autres buts, par exemple avec le gaz algérien.
8Pour la grande stratégie, malgré quelques péripéties, chacun jouait son rôle mais la vie courante était moins aisée et surtout d’une efficacité douteuse. Il est normal que l’État contrôle mais il était à la fois pointilliste, dispersé et inefficace et au-delà de ces handicaps, sa parole vis-à-vis d’un établissement public ne vaut rien. Il s’agissait bien d’une source de déresponsabilisation car on pouvait toujours trouver la cause majeure d’un mauvais résultat dans une mauvaise décision de l’État.
9La formule des contrats de programme a marqué un grand changement même si la période récente montre qu’ils ont du mal à résister aux turbulences.
10La gestion et son contrôle sont devenus plus compliqués avec les opérations de diversification et le développement des opérations à l’étranger. Il s’agissait d’un fait nouveau important pour les entreprises et pour les administrations et il y eut quelques grincements. Pour la diversification nationale il a fallu trouver l’équilibre avec les autres acteurs économiques apeurés.
11De façon générale, entreprises publiques et administrations sont plus fortes dans les théories stratégiques que dans la rigueur quotidienne et ceci a conduit à des expériences malheureuses et coûteuses. Les deux entreprises ont pourtant pu asseoir une implantation européenne respectable.
12Pour terminer, la libéralisation, avec la création des régulateurs, accroît la complexité. En particulier alors que les obligations de service public étaient jusqu’ici peu formalisées, cela ne pourra plus être le cas.
2. Organisations syndicales et personnels
13Je mettrai le personnel et les syndicats en second car dès le départ un statut a établi des règles particulières à base de consultation et de parité, mais au-delà des règles le consensus précité conduisait à une ambiance spécifique avec du bon et du moins bon. Les syndicats, et la CGT en particulier, se considéraient comme les co-créateurs du système, ceci pouvait agacer certains mais se traduisait aussi par un fort attachement aux entreprises et une fierté d’y appartenir. Je ne peux pas m’empêcher de raconter une anecdote : je venais d’entrer à Gaz de France comme directeur général adjoint et j’allais représenter les directeurs généraux à la CSNP, j’ai rencontré le patron de la CGT et dans une courte conversation je lui ai dit être content d’être à Gaz de France ; il m’a fait alors le discours de l’ancien au petit nouveau comme quoi j’avais raison et que c’était une bonne maison.
14La CGT et le parti communiste ont été de fervents soutiens du programme nucléaire.
15Le mode de création initiale se retrouve en revanche dans la grande centralisation des règles et les syndicats y tenaient beaucoup. « L’idéal » était une règle nationale discutée au sommet et ayant une application quasi-mécanique au niveau local.
16Les syndicats avaient conscience aussi du formidable moyen de pression que représentait la possibilité de couper le courant et les plus anciens se souviennent des pagailles liées aux grèves EDF. Les plus jeunes y sont moins sensibles car cette « arme » est devenue inemployable compte tenu de sa puissance, l’opinion publique a imposé il y a une vingtaine d’années le rétablissement du courant lors d’une crise et depuis il n’y a plus de désordre national. Il n’a pas été légiféré sur le service minimum, tout était tacite.
3. Clients et usagers
17Pour les consommateurs c’est une longue marche de l’usager au client en particulier pour l’électricité ; au départ c’était la répartition d’un bien rare et même ensuite il fallait suivre la demande plus que la créer ; une théorie économique a été bâtie sur cette situation. Le changement est venu du chauffage électrique car le client avait alors le choix et il fallait le convaincre.
18Les gaziers étaient différents car ils ont toujours eu des clients non captifs ; j’ai toujours été frappé que, dans des services mixtes, les problèmes gaziers étaient traités dans un esprit différent des problèmes électriques.
19Il faut mentionner le problème sensible des cas sociaux où tout pousse à « faire la charité » avec l’argent des autres. Les problèmes se sont clarifiés avec la création d’un fonds avec plusieurs sources de financement.
4. L’international
20Les entreprises électriques ou gazières avaient chacune leurs territoires. Elles étaient collègues et jamais concurrentes : elles avaient donc entre elles des relations très agréables.
21Pour EDF les activités étaient du domaine de la coopération technique (Afrique) et de l’ingénierie ; les investissements directs ne sont apparus qu’après 1990.
22Pour le gaz c’est différent, car il faut aller chercher le gaz à l’étranger, s’associer à des entreprises d’autres pays pour arriver à une échelle suffisante et prendre des engagements de long terme. On peut dire que le système gazier a été monté par une bande de « copains » qui montaient des projets très gros avec des règles du jeu admises par tous et avec une grande confiance mutuelle ; parole valait signature.
23Le monde devient plus complexe et incertain ; les entreprises ont un grand avenir mais il faut le construire en se souvenant de BGC qui a disparu sans être défendu par personne.
24J’en resterai là de mes souvenirs en disant que globalement les établissements ont donné satisfaction à la nation et que j’ai apprécié le travail qui a été le mien. Beaucoup de choses sont en train de changer.
Auteur
Directeur général honoraire de Gaz de France
Témoignage présenté le 16 juin 2006
Jacques Maire est ancien élève de l’École polytechnique et ingénieur en chef des Mines. Sa carrière s’est partagée entre l’administration, où il a été en particulier directeur du cabinet du ministre des PTT et directeur des Industries chimiques, textiles et diverses au ministère de l’Industrie, et Gaz de France où il a été directeur général adjoint puis directeur général jusqu’en 1998. Il est membre de la Commission des participations et des transferts et président du conseil scientifique du Conseil français de l’Énergie.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006