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Le programme électro-nucléaire : EDF et ses choix industriels

p. 407-418


Texte intégral

1Tel Fabrice Del Dongo, j’ai vu la bataille de la tranchée. Et je reconnais un peu, certes, l’histoire que j’ai vécue. Mais pas complètement, je dois le dire. Il s’en faut même ! Que puis-je ajouter en quelques mots ? Il est vrai que, dans les débuts, EDF souhaitait avoir deux fournisseurs de réacteurs. EDF savait ce que c’est qu’un monopole, mais un monopole public ayant une mission d’intérêt général. En revanche, les monopoles privés, on n’aimait pas du tout ! On voulait donc arriver à avoir au moins un minimum de concurrence, fut-ce entre deux fournisseurs seulement, chacun venant avec sa technique. Cela alors que, déjà, dans la maison, et notamment à l’Équipement, quelques-uns étaient plutôt en faveur d’une seule technique – quitte à essayer de maîtriser un fournisseur unique – afin de ne pas se disperser à un moment où il allait falloir dominer des connaissances et des techniques tout à fait nouvelles. Quoi qu’il en soit, la politique officielle, à l’époque, c’était « deux fournisseurs ». C’est pourquoi d’ailleurs, lorsque la possibilité est apparue de voir la CGE, avec Babcock et Brown Boveri, constituer un deuxième groupe européen face aux cousins germains de Westinghouse qu’étaient Creusot-Loire et quelques autres licenciés à travers l’Europe, on s’est dit qu’après tout si l’on pouvait avoir deux fournisseurs sur la même technique à eau pressurisée ce serait l’idéal : on ne disperserait pas les compétences. D’où cette tentative, que j’ai menée sans succès, je dois le dire, de constituer en face des cousins germains de Westinghouse à l’échelle de l’Europe, un ensemble qui n’aurait pas été celui des cousins germains de la General Electric, promoteur de l’eau bouillante avec la CGE, mais les cousins germains de Babcock, promoteurs d’une autre solution à l’eau pressurisée, avec Brown Boveri et la CGE. Cela n’a pas marché. Les mauvaises langues prétendent que comme Creusot-Loire eût été forcément le patron du premier groupe pour la solution « pressurisée Westinghouse », il n’était pas question qu’un Français, en l’occurrence la CGE, soit encore le patron du deuxième groupe européen « pressurisé Babcock ». Inadmissible pour la CGE ! Ça a cassé en quelques jours. Tout était prêt et j’avais vu le président de la République, début juillet, je crois, pour lui présenter cette solution de deux groupes européens concurrents sur la même technique, et, le 20 juillet, j’apprenais que, finalement, cette solution était éliminée. L’époque était très marquée par l’intervention étatique...

2Que puis-je dire d’autre après ce que j’ai entendu ? Vous avez surtout parlé de la CGE, bien sûr, mais assez peu de Creusot-Loire et Westinghouse. Il est vrai que nos relations n’étaient pas du tout du même genre. Quand il y avait un problème délicat à discuter dans la filière Westinghouse – Creusot-Loire, c’était Philippe Boulin, patron de Creusot-Loire, qui venait me voir. Quand il y avait un problème avec la filière bouillante, et donc avec Amboise Roux, j’étais convoqué chez le ministre pour me justifier en sa présence. On sent bien un équilibre de pouvoir un peu différent, et cela m’a toujours amusé de penser qu’Amboise Roux était l’emblème de l’entreprise privée. Il est vrai, après tout, qu’il était fondateur de l’AFEP (Association Française des Entreprises Privées) et pas de l’AFEM (Association Française de l’Économie de Marché) – ce qui peut être, en l’occurrence, tout autre chose. Je me souviens encore d’une séance solennelle où j’étais convoqué chez le ministre, en présence d’Amboise Roux et du président de la General Electric, pour affirmer qu’effectivement EDF avait l’intention de passer une commande dans la filière bouillante. Cela se passait avant l’épisode Babcock, à une époque où nous étions prêts, a priori, à travailler sur les deux filières. Effectivement, il y eut ensuite ces successions d’échecs de la CGE, qui était toujours beaucoup plus chère que Creusot-Loire, jusqu’au moment où la CGE s’est décidée à faire un prix certes un peu plus élevé que Creusot-Loire mais acceptable. Quant au retrait final de la CGE, je l’ai vécu directement. Roger Schulz est venu me voir et m’a déclaré : « Nous sommes tout à fait décidés à exécuter le contrat que nous avons signé mais il est évident que nous ne pourrons pas le faire si vous ne nous accordez pas une hausse de 20 %. » Je lui ai dit : « C’est là une aimable présentation, mais je crois comprendre que vous jetez l’éponge. » Il est apparu toutefois quelque chose de très important, c’est qu’il fallait absolument que la CGE ne perde pas la face devant General Electric, d’où cette présentation selon laquelle c’est EDF qui, scandaleusement, aurait renoncé au contrat. Pas du tout ! Ce contrat, nous étions encore prêts à l’honorer tel quel ! Il faut bien voir quel est le rôle du montage dans cette présentation et je pense, en l’occurrence, que la lecture des comptes rendus du conseil d’administration de la CGE n’a pas plus de valeur, pour un historien, que celle des comptes rendus du conseil d’administration d’EDF, que j’ai re-rédigé pendant trente-cinq ans : ce qui s’y trouve n’est jamais faux, mais l’accent n’est jamais où il faut, car il importe que le compte rendu soit approuvé le mois suivant, sans relancer inutilement un débat avec les syndicats, ni risquer de mettre en difficulté tel ou tel fournisseur, etc. Tout cela est toujours un peu arrangé ! Je pense que pour la CGE vis-à-vis de la General Electric, ce fut pareil : tout est à peu près exact dans les faits relatés, mais l’image est systématiquement faussée quand il y a un intérêt majeur à préserver. En l’occurrence, le problème majeur de la CGE, c’était sans doute de ne pas avoir à payer de lourdes indemnités à la General Electric. C’est donc effectivement la CGE qui s’est retirée, et, ce qu’aurait pu faire EDF et qu’EDF n’a pas fait, c’est de lui demander un dédit pour rupture de contrat. Mais il ne faudrait quand même pas voir là un épisode à la gloire de la CGE. En fait, elle avait échoué, à tort ou à raison d’ailleurs car un sidérurgiste comme Creusot-Loire était beaucoup mieux placé pour fournir des chaudières nucléaires que la CGE, fabricant de turboalternateurs et mal placée pour prendre ce genre de risque. Elle avait échoué, et on ne l’a pas empêchée de sauver la face.

3Mais on n’en est pas resté là. Les interventions constantes de l’État ne paraissaient pas scandaleuses à l’époque. N’était-il pas normal que l’État, représentant du peuple souverain, ait des pouvoirs un peu transcendants ? Le dit État s’est dit : « La CGE vient de recevoir une sacrée claque, il lui faut une compensation. » On a donc donné à la Compagnie électro-mécanique (CEM) l’ordre de se livrer à la CGE, afin de regrouper en une seule entreprise les turboalternateurs français. Je dois dire qu’EDF n’était pas content du tout. Nous avions plutôt tendance à penser que la technique CEM avait été, jusque là, meilleure que celle de la CGE, en tout cas, pas moins bonne, et on trouvait tout de même naturel que dans ce secteur, où il y a beaucoup moins de recherche à financer, il y ait deux grands fournisseurs. D’ailleurs, il y en avait beaucoup plus avant. Sous l’œil discrètement approbateur des pouvoirs publics, EDF avait regroupé tous ses fournisseurs pendant la période 1960-1970, se disant qu’il suffirait d’en garder deux ou trois dans chaque domaine. Donc, deux, cela nous paraissait raisonnable. Mais Amboise Roux a obtenu la CEM en compensation à son échec. Il ne me semble pas que ce soit là un épisode tellement glorieux, du moins en termes industriels !

4Je crois que j’ai dit l’essentiel sur ce point. Peut-être puis-je souligner quand même combien la CGE était arrivée à tenir une position d’acteur tout à fait remarquable dans le milieu étato-industriel. Au tout début des années 1980, et même avant je crois, j’avais reçu la visite d’un personnage qui devait être le président de l’Électricité de Hong-Kong, lequel m’avait dit : « Nous sommes prêts à financer une centrale nucléaire en Chine (ce sera Daya Bay), mais il faut que vous compreniez que, si on prend la chaudière nucléaire chez vous, on est obligé nous, à Hong-Kong, de prendre les turboalternateurs chez les Anglais. » La CGE allait donc se trouver éliminée de cette première construction étrangère. Ce fut le branle-bas et tout a été bloqué pendant des années jusqu’au jour où, la CGE s’étant alliée avec la General Electric anglaise, plus personne ne perdait la face. Et donc, pendant six ans je crois, ce premier contrat d’exportation à l’étranger a été bloqué, parce que la CGE ne voulait pas qu’il puisse apparaître qu’on pouvait construire des centrales nucléaires françaises sans elle. Qu’elle ait eu raison ou tort, c’est une autre affaire ! Je me contente d’exposer les faits, et d’illustrer ainsi sa puissance, qui était quand même très impressionnante. Mais on a lancé Daya Bay avec cinq ou six ans de retard, et reporté d’autant l’exportation de centrales nucléaires en Chine.

5Quant au fait que la CGE se retrouve un jour propriétaire de 45 % de Framatome, c’est l’État, en fait, qui l’a imposé : le Commissariat à l’énergie atomique se trouvant propriétaire à 100 % de Framatome du fait de la défaillance de Creusot-Loire, l’État lui a donné l’ordre d’en revendre la moitié. Il y aurait là encore beaucoup à dire, mais l’histoire de Framatome est tout de même assez curieuse. Quand Creusot-Loire commence à avoir des problèmes, il vend une partie de Framatome, et c’est le CEA qui achète, en se payant sur la bête, c’est-à-dire en payant avec la trésorerie de Framatome dont il devenait copropriétaire. On peut faire en sorte que ce soit équitable ! Le Commissariat a donc acheté la partie de Framatome dont Creusot-Loire devait se débarrasser, avec l’argent de Framatome, qui lui appartenait désormais mais pour moitié. Le problème, c’est qu’on avait dit à Framatome : « Vous êtes notre fournisseur unique et s’il y a un pépin, on sera intraitable. En revanche, on ne vous rançonne pas, on vous paye même un peu trop d’après nos calculs, mais vous faites des réserves et, s’il y a un pépin grave de votre faute, vous paierez. » Ils avaient donc des réserves et ces réserves, le Commissariat les a ramassées deux ou trois fois, pour devenir finalement propriétaire à 100 % de Framatome, pratiquement aux frais d’EDF. Alors quand on dit qu’EDF n’a pas payé pour la recherche du Commissariat, c’est une façon de parler. Mais il s’agit d’un détour si indirect qu’aucun historien ne verra cela nulle part dans un papier.

6Je crois que j’ai relevé l’essentiel dans ce que j’ai entendu sur ce sujet. Et je n’ai peut-être pas mâché mes mots. Mais qu’en son conseil d’administration, monsieur Schulz ait été félicité pour sa négociation bien menée, c’est tout de même assez extraordinaire. En fait, il est venu me dire très humblement : « Je ne peux pas. » Et je lui ai répondu, un peu soulagé à vrai dire : « D’accord, vous ne pouvez pas. » Mais, c’est vrai, je ne lui ai pas demandé de dédit. C’est sans doute cela, le côté positif de sa négociation. Cela dit, je ne prétends pas tout savoir de ses mérites !

7J’ai déjà évoqué à d’autres occasions les raisons pour lesquelles on a réalisé, finalement, ce programme nucléaire aussi bon marché. Pourtant, le monde entier est persuadé qu’il y a eu des trucs. Évidemment, ceux qui se contentent d’avoir épluché tous les ans les décrets du FDES sont persuadés que, quand on lit « tant pour EDF », c’est l’État qui paye, alors qu’il s’agit seulement pour l’État d’autoriser EDF à engager à ses propres frais ce niveau de dépenses. C’est tout de même une précision importante ! S’il y a eu un truc, ce n’est pas celui-là. Il y a même eu trois trucs ! Le premier truc, effectivement, ce fut de passer des commandes assez grosses pour avoir un effet très important de programmation. Je vous rappelle que la première commande qui a été passée, c’était, je crois, douze chaudières fermes et six en option, ou huit fermes et dix en option. Pour les chaudières en option, il s’agissait d’ailleurs d’option sûre : c’est la date de confirmation qui était en option, mais la réalisation était certaine. Voilà donc des industriels qui vivaient jusque-là en fournissant une tranche nucléaire tous les deux ans, avec la perspective d’aller peut-être vers une tranche par an, et qui, brusquement, se trouvent avec une commande de dix-huit tranches, dont douze en deux ans. Ils peuvent faire toute leur programmation sur cette base-là. Pour eux, savoir qu’on va vers de très gros programmes, c’était tout de même diablement important.

8La deuxième raison pour laquelle le nucléaire français fut bon marché, c’est l’effet de série. Après Fessenheim, on a réalisé trente-deux tranches, pratiquement toutes identiques. Là, je dois dire que moi-même – j’étais de temps en temps convoqué au plus haut niveau pour me défendre – et surtout Michel Hug, directeur de l’Équipement, on a été farouches. Chaque fois qu’un ingénieur avait une idée intéressante ou même géniale, que ce soit chez nous ou à Framatome, on disait : « D’accord, vous mettez cela dans un dossier, et ce sera pour la série suivante, mais maintenant on ne change rien. » On a donc, en principe, réalisé trente-deux tranches identiques. En réalité ce n’est pas tout à fait vrai et il y a eu une certaine articulation, je ne sais plus à quel moment, après la seizième ou la dix-huitième tranche, et il y a eu tout de même des petites modifications ici ou là.

9La troisième raison, qui est moins connue, c’est que c’est EDF, le client, qui a fait l’ingénierie qui a été l’architecte industriel, et non Framatome. Mais EDF n’a pris la responsabilité que de l’ingénierie générale ; l’ingénierie de détail, c’est Framatome qui l’a réalisée. Ce partage ne se fit pas sans mal et une sorte d’accord s’était établie pour convenir que si EDF jouait ce rôle en France, Framatome serait seul affiché pour l’exportation. Lorsque s’est posé le problème de vendre une centrale nucléaire en Afrique du Sud, le président de l’entreprise locale est venu me voir pour me dire : « Je veux que mes centrales nucléaires soient réalisées exactement comme pour vous. » Mais, si l’on voulait réaliser les mêmes centrales, il fallait que Framatome s’appuie sur EDF pour l’ingénierie. C’est pour cela qu’on a créé Sofratome, filiale de Framatome et faux nez d’EDF. Le fait que nous ayons été nous-mêmes notre propre architecte industriel est très important : on savait exactement ce qu’on commandait, on connaissait les risques qu’on prenait et, surtout, on savait combien cela coûterait. Car c’est la maîtrise des coûts qui devait remplacer l’effet de la concurrence. Il faut ajouter qu’on a pratiquement inventé la traçabilité, qui va maintenant jusqu’au bifteck. On a mis en place un système de traçabilité, de telle manière qu’on sache, quand il y aurait un pépin, d’où venait la pièce du lointain sous-traitant qui l’avait livrée. En même temps, le sous-traitant, sachant qu’on saurait que c’était lui, contrôlait beaucoup plus soigneusement tout ce qu’il faisait.

10Il y a donc finalement quatre raisons du succès : un énorme programme au départ (qui permet la programmation), l’effet de série (on évite au maximum les idées géniales pour les reporter à la série suivante), l’ingénierie par le client (ce n’est pas une idée originale : aux États-Unis, la société Edison était assez grosse pour avoir elle aussi sa propre équipe d’ingénierie), le contrôle des coûts.

11Pourtant, cette idée que c’était le client qui était responsable de l’ingénierie faisait scandale. Et Framatome s’est souvent répandu partout, en disant : « C’est inadmissible, EDF fait notre métier. » En fait, il y a eu trois types de réalisations dans le monde. Le système allemand : Siemens fait tout et donne le produit clé en mains au client, qui n’a qu’à se débrouiller avec ; au bout d’un certain temps, on s’aperçoit que l’outil n’est pas tout à fait adapté aux mœurs de l’exploitant et il faut demander à Siemens de faire diverses corrections coûteuses. Par ailleurs, le client, ne sachant pas très bien ce qu’il achetait, a payé beaucoup plus cher que nous. La méthode américaine : il y a un concepteur qui fournit la boîte de cubes, puis il y a une ingénierie qui met les cubes les uns sur les autres pour fournir une centrale, et enfin le client qui reçoit le paquet. Et bien sûr, comme l’entreprise d’ingénierie a une tendance naturelle à vouloir gagner de l’argent, elle réalise un modèle différent chaque fois qu’elle a un client différent, d’où une absence redoutable de normalisation : cela coûte plus cher et, pour les mises en service, on ne peut avoir aisément des équipes interchangeables. Finalement, il apparaît que, pour les grands programmes, la méthode consistant à faire soi-même l’ingénierie générale, pour savoir ce qu’on fait, et à normaliser pour faire des séries a été quand même la plus efficace. Elle a même été, je crois, très efficace.

12Au sujet des chantiers de construction des centrales dont on a évoqué des désordres, je me dis qu’il fallait alors qu’on soit vraiment très fort pour arriver tout de même, avec une pareille pagaïe, à faire le nucléaire le moins cher du monde et qui a très bien marché ! Sur le plan social et le déroulement des chantiers, il y a eu sans doute des erreurs au début. On manquait d’expérience pour ce genre d’afflux considérable d’ouvriers. Certes, il y avait d’un côté les familles, de l’autre côté les célibataires, mais c’était comme cela dans tous les chantiers ; et les uns et les autres n’étaient pas séparés par un grillage électrifié, que je sache. C’était la norme. Et puis il y avait aussi des terrains de sport ! Enfin, peu à peu, on a amélioré ces improvisations plus ou moins réussies et je pense qu’après « Tagada » (Tricastin – Gravelines – Dampierre), qui a été, tout de même, notre démarrage dans les grands programmes, cela s’est nettement amélioré.

13À écouter les critiques qu’on a faites, j’ai un peu l’impression d’avoir l’œil fixé sur les cuisines. C’est vrai qu’il n’est pas négligeable d’avoir une différence de niveau entre deux ensembles à joindre, mais ce n’est pas tragique, sauf si c’est le symbole d’erreurs du même genre un peu partout. Il faut bien voir qu’avant cette révolution dont « Tagada » est l’illustration, chaque « Région d’équipement » avait son patron et chaque patron avait ses habitudes : les uns mettaient les groupes à droite de la chaudière, les autres les mettaient à gauche. Chacun avait donc ses méthodes. Il est évident qu’on ne pouvait pas normaliser comme on le souhaitait, et en profiter, s’il n’y avait pas une autorité pour dire et imposer la norme. Mais il fallait que les Régions d’équipement aient tout de même un peu de travail de conception, sinon elles étaient complètement démotivées. L’idée du directeur de l’Équipement de l’époque, Michel Hug, fut de dire : « On va partager l’ensemble de l’ingénierie entre les différentes Régions. Au lieu que chaque Région fasse tout à sa manière pour sa centrale, il y a une Région qui concevra la salle des machines, une autre le génie civil, etc., de sorte que chaque Région ait une tâche noble et se sente impliquée ; ensuite, pour chaque centrale, la Région d’accueil recevra les plans et les instructions des différentes Régions spécialisées, et sera responsable de l’adaptation du tout au terrain. » Qu’au démarrage de ce nouveau système, il y ait eu des problèmes, c’est certain. C’était une véritable révolution. Quand on raccorde des photos panoramiques, il y a toujours, au début, des problèmes à la jonction. Que l’un ait mis une armoire là où l’autre mettait un placard, cela ne m’étonne pas trop : on démarrait. Il aurait été plus grave de trouver ce genre d’erreur, non pas à « Tagada », mais dix ans après. Or j ’imagine que tout cela, peu à peu, s’est arrangé ; mais l’essentiel, c’était tout de même de faire des centrales qui marchent et, sur ce plan-là, il semble qu’on n’ait pas trop mal réussi.

14Le service de la production thermique, futur exploitant, est intervenu de son côté, mais pour des questions mineures. Il n’était pas autorisé à remettre en cause des grandes options. Qu’il y ait un placard à la place d’une armoire, ce n’est pas cela qui affectera la sûreté ! Pour l’essentiel, les ingénieries avaient été, semble-t-il, correctement faites et on ne peut pas tirer de petits exemples pittoresques l’idée que tout le reste était du même genre ; parce que, si c’était le cas, il aurait mieux valu arrêter tout de suite les chantiers. Les responsables de la production thermique avaient d’autres chats à fouetter ; ce service avait ses propres responsabilités, qui étaient de former en très peu de temps et sans expérience préalable les équipes qui allaient réussir à mettre en service dix-sept tranches en deux ans, sans pépin ; c’est un tour de force au moins aussi important que celui, plus connu, d’avoir construit des centrales qui marchent.

15La question des fissures est intéressante, parce que tout à fait typique. Il se trouve que j’étais en vacances. Je rentre un vendredi, et on me dit : « Il y a un problème, on vient de découvrir des fissures dans une sortie de cuve nucléaire. » J’ai dit : « Il faut faire tout de suite un communiqué. Surtout ne gardez pas cela pour vous. » On me répond : « Bien sûr, mais on est en train de terminer des calculs indispensables : car on va forcément nous demander si c’est grave ou non. A priori, ce n’est pas grave, parce que les premiers calculs laissent penser que l’évolution naturelle de la fissure ne la rendrait dangereuse que dans cent ou cent cinquante ans. Mais il faut quand même le vérifier. » Et donc, on bloque la nouvelle le vendredi soir pour être capable de la sortir le lundi matin. Le samedi, un syndicat que je ne nommerai pas (ce n’est pas la CGT !) sort la nouvelle. Tumulte. On est tous mobilisés le lundi et je tiens une conférence de presse. On montre aux journalistes une épreuve, c’est-à-dire un petit morceau de métal, avec la fissure représentative du problème. La fissure est tellement difficile à voir qu’il faut y mettre un petit liquide pour arriver à la révéler : on voit alors un trait minuscule, rose, qui fait quatre millimètres de long sur un ou deux dixièmes de millimètre de large. Et Le Monde titre le soir : « Une fissure de quatre millimètres. » C’est le drame absolu. Entre-temps, on avait fini les calculs et dit à la direction de l’Électricité qu’au pire, il pourrait y avoir un problème dans soixante-dix à quatre-vingts ans quand la centrale aurait été déclassée ou reconstruite, et donc que ce n’était vraiment pas grave. Mais le scandale avait pris une énorme dimension car tout le monde avait compris quatre millimètres « de large » (ma mère m’avait téléphoné en me disant : « Vous êtes fous de faire marcher une centrale nucléaire avec des fissures aussi graves ! »). La nouvelle avait eu un tel impact qu’on a reçu l’ordre d’arrêter. On a donc arrêté la centrale, alors qu’il n’y avait aucun risque, et il a fallu attendre près d’un an, occupé à des calculs savants et inutiles, pour obtenir l’autorisation de redémarrer. Cela a dû coûter un ou deux milliards de francs, pour rien ! Mais vraiment pour rien. Cet épisode est intéressant, parce que, dans le nucléaire, il y a souvent eu des épisodes de ce genre, dus à une nouvelle grammaticalement exacte, mais trompeuse, qui conduit à un affolement général : une fissure de quatre millimètres...!

16Le contexte actuel de relance du nucléaire est fondamentalement différent de ce que fut le contexte de l’époque du grand programme Messmer – ce qui va effectivement poser des problèmes et nuire en particulier à la compétitivité du nucléaire nouveau. C’est certain, il sera maintenant beaucoup plus difficile qu’autrefois de développer un programme.

17J’aurais sans doute beaucoup à ajouter sur un certain nombre de sujets souvent évoqués, mais je me contenterai de souligner quelques points particuliers. J’ai entendu dire que nous étions agrippés à la licence Westinghouse : pas du tout ! La licence, on l’a acquise pour savoir, mais on a renoncé tout de suite à l’idée qu’en appliquant strictement, cette licence, on pouvait le cas échéant se retourner contre Westinghouse. En fait, on l’a interprétée tout de suite. Ce n’est donc pas du tout pour s’agripper à la licence qu’on a normalisé, c’est pour réaliser des séries.

18En ce qui concerne le retard du palier N4, on a eu d’énormes problèmes avec les alternateurs d’Alsthom, qui ne marchaient pas. Cela a pris pas mal de temps. D’autre part, c’est volontairement qu’on ne s’est pas pressé et qu’on a étalé les réalisations : la demande était moins pressante. Au lieu de se mobiliser pour construire en six ans, on a laissé les chantiers s’étaler un peu. Ce retard n’est donc pas vraiment fautif. Il est même peut-être louable ; il faudrait faire le calcul.

19Il a été dit que c’est le suréquipement qui nous a conduits à exporter. Je voudrais rappeler que le second (ou peut-être le troisième) contrat de programme avec l’État nous obligeait à exporter 70 milliards de kWh vers la fin du siècle. On avait d’ailleurs dit à l’époque « Ce n’est pas possible, on n’y arrivera jamais ! » Exporter était donc une obligation fixée par l’État dans le contrat qui fut signé entre moi, en l’occurrence, et les ministères compétents : il s’agissait tout simplement de profiter du nucléaire pour faire rentrer des devises. Or, vous constaterez qu’aujourd’hui, on exporte 72 TWh ; on est donc dans la norme et on a respecté le contrat que l’État nous a imposé. S’il y a eu un suréquipement transitoire, ce n’est pas du tout sous cette forme. La question se pose dans les termes suivants : la « courbe de charge » de la demande est une courbe qui malheureusement, n’est pas horizontale. On consomme plus l’hiver que l’été, du moins en France contrairement aux États-Unis ; et on consomme plus le jour que la nuit. Par conséquent, si l’on regarde la courbe de charge d’une journée, la nuit est creuse, la demande augmente au début de la matinée, augmente encore plus à midi, puis retombe ; elle reprend à deux heures, monte à seize heures, puis redescend, etc. On peut faire marcher des centrales en base qui fonctionneront toujours, jour et nuit. Mais, au-dessus des centrales en base, plus on monte et moins il y a d’heures de fonctionnement. Quand on a décidé du programme nucléaire de 1974, il apparaissait que le nucléaire était tellement bon marché, par rapport aux solutions alternatives liées à la crise du pétrole, qu’on pouvait faire appel au nucléaire jusqu’à 2 000 heures par an. Moins de 2 000 heures, l’investissement était trop lourd pour que ce soit raisonnable. On devait donc satisfaire, non seulement la demande en base, mais aussi la demi-base, et 2 000 heures était la limite de rentabilité. Le nucléaire s’est renchéri depuis lors pour différentes raisons, le prix du fuel a baissé, et la limite de rentabilité a évolué ; mais quand j’entends dire que, techniquement, le nucléaire ne peut que marcher qu’en base, je proteste ! C’est parce qu’il est très lourd en investissement que le nucléaire doit plutôt marcher en base, mais, s’il ne peut faire de la « dentelle », il peut très bien marcher aussi en demi-base : c’est une simple question de prix du thermique classique concurrent. Si le fuel se fixe pour longtemps, comme il en a l’air actuellement, à 40 dollars et plus1, il est très probable que la zone de rentabilité du nucléaire remontera nettement en dessous des 6 000 à 7 000 heures actuelles... peut-être pas jusqu’à 2 000, mais elle remontera. Cela dit, le fait est qu’on a réalisé des programmes allant non pas jusqu’à 2 000 heures, mais peut-être 3 000 à 4 000, alors qu’ensuite, pendant très longtemps, l’optimum aurait été de s’arrêter à 5 000 ou 6 000. Donc, toutes ces centrales auront été utiles, mais on peut dire que, sans l’exportation, on aurait fait un mauvais choix marginal. Ce qui n’aurait pas coûté tellement cher. Car ce supplément de capital que vous évoquez aurait été rentabilisé, mais pas au taux de référence d’EDF qui était de 8 % à francs constants.

20Serrer les coûts : on a tout de même serré les coûts ! Il y a quelque chose que les Français ont oublié. On dit : « Les agents d’EDF, avec leur 1 % scandaleux, etc. » Mais ce qui importe ce sont les prix de vente ! On oublie que les prix anglais étaient pour l’essentiel 25 % plus élevés que les nôtres et les allemands, 35 %. Supposez qu’on nous ait autorisés, au titre de l’économie de marché, à nous aligner sur l’Allemagne comme on le fait presque aujourd’hui. On aurait fait des bénéfices extraordinaires, et les gens auraient dit : « Vraiment, cette maison EDF, elle marche superbement ! » En fait, on a réussi à avoir des coûts relativement faibles, et le fait est que la France était enviée par les étrangers. Je vois encore un grand industriel allemand venir me voir pour me dire : « Monsieur, que puis-je faire pour avoir du courant français au prix français ? » Je lui ai répondu « Venez en France ! »« Vous ne pouvez pas m’envoyer du courant ? »« Écoutez, la règle en Europe, c’est d’exporter d’électricien à électricien. Nous exportons beaucoup, notamment dans votre pays à la RWE. Demandez à la RWE. Et vous pourrez lui dire que vous savez qu’elle achète à EDF ! »

21Donc, pour résumer, s’il y a eu un réel suréquipement il n’était pas tragique, et très provisoire. En tout cas, ce n’était qu’un décalage temporaire par rapport à l’optimum. Et l’exportation n’a pas été inventée pour sauver la face, elle nous a été fixée comme objectif par l’État, lequel s’était dit dans les années 1970 : « Puisque la France a entre les mains une bonne technique, il faut qu’elle rapporte des devises. » Et je vous rappelle qu’à l’époque, avoir des devises, c’était fondamental : la balance commerciale était déficitaire, et contribuer à la rééquilibrer était considéré comme tout à fait louable.

22Enfin, Laffont et ses hésitations. Monsieur Laffont et son ami Tirole se sont toujours un peu gaussés de l’idée qui était la mienne qu’étant le patron d’EDF, j ’avais reçu une mission d’intérêt général, qui était en l’occurrence de produire au moindre coût et de vendre au prix de revient, sans profiter de ma rente de monopole. Ils déclaraient qu’il n’était pas possible, quand on a une telle puissance entre les mains, de ne pas en profiter pour gagner du pouvoir ou de l’argent. Le fait est qu’une des difficultés graves que j’ai eue avec mon tuteur ministériel à une certaine époque, c’est que lui voulait, avec l’électricité, faire de la politique industrielle. Mais subrepticement. Il voulait que je baisse les prix pour certains industriels et que je les monte pour d’autres, selon l’idée qu’il se faisait personnellement de la politique industrielle. Il appartenait à cette espèce d’ordre monastique de la politique industrielle qui survivait encore, et qu’il soutenait d’autant plus qu’il prétendait en être grand prêtre au titre de son rang de sortie à l’École polytechnique. Je lui ai dit : « Je suis au service de l’État : si je reçois un ordre écrit du ministre lui-même, je le ferai. Sinon, mon rôle, c’est d’être neutre. Je vends aux gens au prix que cela coûte, de telle manière que leur choix soit fait en fonction de ce que cela coûtera au pays et non pas en fonction de l’idée que je me fais personnellement de l’intérêt de telle ou telle activité. » Cette posture a été à l’origine de sa haine ! Il se disait : « Cet imbécile a un pouvoir formidable entre les mains, il ne s’en sert pas, et il m’empêche de m’en servir. » Imaginez que si je m’en étais servi de ce pouvoir, ou bien j’aurais sauté tout de suite, ou bien l’État m’aurait tenu étroitement en laisse pour décider lui-même de tous les tarifs. C’est ce problème qui se trouve posé dans la petite querelle dialectique entre feu monsieur Laffont et moi. Je prétends qu’on peut encore trouver ce que l’on appelait autrefois des « grands commis » de l’État, pour recevoir de l’État une mission d’intérêt général et l’assurer au mieux. Il répond : « Ce n’est pas possible, les intérêts privés sont tellement puissants que, de toute façon, vous en profiterez pour favoriser celui-ci ou celui-là, gagner de l’argent, ou négliger la gestion, etc. » C’est là le fond du débat, et le motif principal de l’ouverture à la concurrence dans l’électricité, avec ses promesses illusoires. Maintenant, on reconnaît de plus en plus souvent que l’arrivée de la concurrence dans le secteur de l’électricité va augmenter en France les coûts et les prix. J’étais autrefois le régulateur d’EDF et c’est moi qui régulais les tarifs en première ligne, sous le contrôle de l’Etat. Maintenant on a extemalisé le régulateur. Pourquoi pas ? Mais il sera beaucoup moins bien informé que je ne l’étais. De toute façon, il faut une régulation dans les secteurs monopolistiques. Je pense, d’autre part, que là où il y a concurrence le marché ne suffira pas à résoudre les problèmes de long terme. Le régulateur va devoir chaque année s’approprier un peu plus des pouvoirs qu’avait autrefois le directeur général, et on finira par réinventer EDF sous une forme différente. Cela dit, ne croyez pas que je sois un obsédé de l’étatisme ! J’ai enseigné les mérites de la concurrence pendant vingt ans et je passais pour ringard auprès de mes collègues de l’Université qui trouvaient que si on ne parlait pas de Keynes on n’était pas un véritable économiste. Moi je parlais d’économie de marché et j’y croyais. Mais, comme j’y croyais et que j’ai été critiqué, j’ai étudié sur quels points elle était inefficace, cette économie de marché. Et il m’est apparu que hormis des imperfections courantes de tout système, il y avait tout de même deux points fondamentaux : les monopoles naturels et les coûts de transaction. Dans le cas de l’électricité, les coûts de transaction sont tels qu’ils peuvent surpasser largement les gains qu’on peut espérer de la compétition. Mais cela sort un peu du sujet…

Notes de bas de page

1 Il a dépassé 100 dollars depuis…

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