Introduction
p. 289-292
Plan détaillé
Texte intégral
1La politique énergétique française ne saurait répondre à un modèle univoque, celui de l’étatisme ou du moins du colbertisme souvent caricaturés par nos partenaires étrangers et surtout nos concurrents. Les six contributions ici réunies montrent cette complexité de l’État énergétique, dans sa posture d’entité régalienne, mais aussi la diversité d’un système d’acteurs en réseaux, où les trajectoires de l’innovation pétrolière, gazière et électrique mobilisent les entreprises de l’ensemble de la filière.
2Depuis l’élaboration d’une politique minière, avec l’héritage de la loi fondamentale du 21 avril 1810, c’est bien la législation pétrolière des 16 et 30 mars 1928 qui pose les bases de la politique énergétique française contemporaine, comme le montre André Philippon. Nous y retrouvons clairement la volonté d’affirmation de la puissance nationale dans le concert international des majors. La création de la Compagnie française des pétroles en 1924 pour recueillir la participation allemande dans la Turkish Petroleum inaugure un jeu de go entrepreneurial où l’État jusqu’à nos jours utilise tous les leviers licites et parallèles, sinon illicites, pour peser sur les marchés et assurer la sécurité des approvisionnements nationaux. L’arsenal réglementaire et administratif est ici fort impressionnant et nous restons presque jusqu’aux années 1990 sur le registre d’une économie pétrolière administrée.
3Le modèle du « monopole délégué » pour l’importation et le raffinage instauré en 1928 a permis le développement de politiques publiques volontaristes compatibles avec l’initiative privée. Après la Seconde Guerre mondiale la dynamique française de l’exploration-production a été soutenue par la création d’organismes pétroliers purement étatiques (RAP et BRP), fusionnés dans l’ERAP en 1965, tandis que la reconnaissance des débouchés aval pour les producteurs nationaux aboutit à la formation du groupe Elf-Aquitaine. Mais une nouvelle donne pétrolière vint d’une européanisation progressive soutenue dès les années 1960 par l’action de la Commission et de la Cour de Luxembourg contre le monopole délégué et la suppression de toute restriction quantitative sur la production et la distribution a amené le gouvernement français à abroger la législation de 1928 avec la promulgation de la loi du 31 décembre 1992 correspondant à la mise en place du marché unique.
4Armelle Demagny-Van Eyseren et Éric Kocher-Marboeuf se situent pleinement dans cette perspective en montrant la complexité des enjeux et des trajectoires de la politique pétrolière française. La première en revisitant le trend des Trente Glorieuses appliqué au secteur des hydrocarbures souligne naturellement la pression permanente des contraintes internationales, dont la crise de Suez constitue un archétype bien avant le double choc pétrolier. Elle met à jour les mécanismes de construction des compromis industriels facilités par l’esprit de corps des dirigeants, pour la plupart ingénieurs organisateurs, aussi bien dans l’aventure saharienne que dans la gestion de l’après pétrole franc, avec les nouveaux défis de la grande crise énergétique des années 1970. La technostructure veille en permanence sur la définition de l’intérêt national et ses traductions énergétiques. Quand à Éric Kocher-Marboeuf, il enquête sur les cercles de la politique pétrolière mobilisés par la Cinquième République naissante avec un Jean-Marcel Jeanneney siégeant au Conseil des ministres à côté de Pierre Guillaumat et livrant avec Antoine Pinay le combat de l’Industrie contre les Finances. L’épisode de l’Union générale des pétroles montre à la fois l’étroitesse et l’efficacité des voies régaliennes pour peser sur la définition d’une nouvelle politique énergétique, conditionnée par la crise charbonnière et la complexité des rapports avec les États-Unis et les majors.
5C’est à une coupe au scalpel que s’adonne Daniel Berthereau en examinant les délices, les logiques et l’épaisseur sinon l’opacité des procédures administratives de contrôle des entreprises publiques de l’énergie depuis 1945. Dans cet univers qui pour de nombreux regards extérieurs est censé incarner la bureaucratie française, il conclut lui-même à l’intérêt limité de la dimension administrative pour la connaissance des relations entre l’État et les entreprises publiques de l’énergie.
6Le témoignage très précis de Jean Saint-Geours vient rappeler l’action de l’État dans le financement du secteur énergétique, à la fois de façon directe comme pour la fixation des tarifs du gaz de Lacq mais aussi de manière indirecte par l’accompagnement des entreprises publiques sur les marchés financiers. En soulignant l’insertion des éléments financiers dans les projets industriels, l’auteur définit une bonne part des ménanismes des années 1950 et 1960.
7Mais la grande affaire de la politique énergétique française, qui construit son modèle et sa réputation, légende dorée ou légende noire, à l’échelle internationale n’est-elle pas le pari nucléaire et le grand programme électronucléaire de 1973-1974 ? Yves Bouvier restitue sur ce registre une page d’histoire industrielle très convaincante où la complexité des négociations, des enjeux techniques et des montages financiers, renvoie à des jeux classiques de rapports de force. La stratégie industrielle de la Compagnie générale d’électricité dans le nucléaire, des années 1960 à la fin des années 1980, confirme s’il en était besoin la profonde ambiguïté des logiques industrielles de compensation, y compris pour les technologies de pointe. Le président Boiteux nous livre lui un petit bijou de haute politique énergétique où l’anecdote fuse pour renforcer la pesée des mérites et des limites du monopole naturel. L’analyse approfondie des grands principes de rationalisation industrielle mis en œuvre pour le programme électronucléaire de 1973-1974 souligne la place originale d’EDF sur l’échiquier international entre l’État et le marché, avec un modèle sensiblement différent de nos concurrents américains et allemands. Il n’oublie pas la montée en puissance de la communication de crise avec la sensibilité croissante de l’opinion publique au risque nucléaire et à ses formes multiples d’amplification.
8François Ailleret replace l’ensemble de la trajectoire de l’économie électrique française depuis 1946 dans une plongée dans les fondements de la politique de recherche et d’innovation d’EDF. Il insiste ainsi à la fois sur le fantastique progrès des technologies de l’électronique et des communications, avec notamment la véritable explosion de la puissance de calcul disponible, l’introduction de la probabilité et de l’aléatoire, en particulier dans des domaines comme la sûreté nucléaire.
9Enfin Alexandre Fernandez nous rappelle opportunément à l’heure des revendications de démocratie locale que les collectivités locales n’ont jamais été absentes de la gouvernance française des systèmes énergétiques, même si leurs prérogatives dans ce domaine sont bien supérieures dans de nombreux pays européens. Mais depuis la fin du XIXe siècle le municipalisme des services urbains de gaz et d’électricité a constitué un mode efficace d’organisation de l’entreprise publique locale. Les régies de Bordeaux, Grenoble ou Strasbourg offrent une trajectoire où la desserte du consommateur peut se parer des vertus de la citoyenneté urbaine, avec une forte mobilisation des milieux politiques locaux. A ce titre, les interventions de François Duteil et Jacques Maire manifestent la vigueur des débats qui animent le secteur énergétique depuis le milieu des années 1990 autour des places respectives des entreprises, des consommateurs et de l’État.
10En tout cas dans la destinée manifeste de la nation française qu’a voulu incarner surtout la Cinquième République, l’énergie fut un étendard permanent. Parler de politique énergétique de la Cinquième République relève du pléonasme tant l’énergie fut considérée depuis 1958 comme un levier régalien à la fois de puissance nationale, de grandeur de l’exercice du pouvoir présidentiel et de légitimation des politiques économiques auprès de l’opinion publique. Certes les inflexions furent très sensibles de la construction de la politique énergétique gaullienne, incarnée par Jean-Marcel Jeanneney, aux redéploiements de la décennie 2000, engendrés par la combinaison des dérégulations, de la construction européenne et de la mondialisation. En particulier les deux directives européennes de 1996 sur l’électricité et de 1998 sur le gaz, approfondies par la directive du 26 juin 2003, ont ouvert un nouveau monde d’acteurs en réseaux, où le consommateur est érigé sur un piédestal tout en étant de plus en plus instrumentalisé par la rencontre difficile des politiques publiques et des stratégies des entreprises.
Auteur
Est ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Il est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, directeur de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine et membre du Comité d’histoire de la Fondation EDF. Spécialiste de l’histoire des réseaux techniques, du développement régional, de l’innovation et du tourisme, il a récemment publié Les territoires de l’innovation, espaces de conflits, (dir. avec Yannick Lung), Bordeaux, Éditions de la MSHA, 2006, 298 p. ; Les réseaux électriques au cœur de la civilisation industrielle, M. Derdevet et J. Percebois, préface de A. Piebalgs, commissaire européen à l’Énergie, Paris, Timée Éditions, 2007, 178 p., et Entre David et Goliath. La dynamique des réseaux régionaux en France du milieu du XIXe au milieu du XXe siècles, Bordeaux, éditions de la MSHA, 2008, 611 p. Il co-dirige actuellement un programme international de recherches interdisciplinaires sur « Les trajectoires de l’innovation ».
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