Le corps des Mines et l’industrie des années 50 aux années 80
p. 217-257
Texte intégral
1Fondée par le décret du 22 octobre 1795, « l’École polytechnique est destinée à former des élèves pour le service de l’Artillerie, du Génie militaire, des Ponts et Chaussées et Constructions civiles, des Mines, des constructions de vaisseaux et bâtiments de mer, de la topographie et en même temps pour l’exercice libre des professions qui nécessitent des connaissances mathématiques et physiques ». L’article 16 précisait que ne seraient admis aux écoles particulières, dont les Mines, que des jeunes gens passés par l’École polytechnique (ce qui sera confirmé par la loi du 16 décembre 1799 ou 25 frimaire an VIII). L’origine de l’École des mines, quant à elle, remonte à la fin du XVIIIe siècle. Le 19 mars 1783, l’École des mines était créée dans le cadre de l’hôtel des Monnaies. Elle abritait pour trois ans douze élèves. L’organisation définitive du corps intervint en 1810.
2Le corps des Mines à l’origine appliquait le Code minier, délivrait les concessions et permis, légiférait et assurait la formation professionnelle dans son domaine d’action. Le corps prit en main les chemins de fer naissants. Dès avant 1914, les ingénieurs du corps étaient devenus des experts aux connaissances larges et de hauts fonctionnaires d’autorité. Au début du XXe siècle, lui échoit le contrôle des véhicules à moteur. Rattaché au ministère des Travaux publics jusqu’en juillet 1940, par la suite le Conseil des mines est relié au ministère de la Production industrielle. Il y avait seulement huit ingénieurs des mines au ministère de la Production industrielle en 1940 mais, en 1942, avec l’arrivée de Jean Bichelonne, le nombre des corpsards1 passe à 19 (d’abord dans le domaine de la sidérurgie puis dans ceux de l’électricité et des carburants). En 1945, le corps des Mines contrôlait toutes les directions des secteurs énergétiques et de la sidérurgie. L’administration des Mines y constituait une entité autonome avec un Conseil général qui était un peu son gouvernement. Au XIXe siècle, le corps des Mines comptait une centaine de membres (111 en 1850 comme en 1902) ; l’effectif est passé à 136 en 1950. L’élargissement du recrutement (ouvert en 1978 à des normaliens ou ingénieurs civils des Mines) a plus que doublé le nombre de mineurs (officiellement 215 par le décret du 27 février 1981). Maintenant, on compte quinze ingénieurs-élèves des Mines par promotion (dix à onze de l’École polytechnique, deux à trois de l’École normale supérieure, un à deux de l’École des mines de Paris) plus deux à trois ingénieurs d’autres corps (en général des Télécommunications) tandis que les promotions d’avant-guerre ne comptaient guère plus de trois élus. Le nombre reste faible et une volonté constante du corps réside dans le souhait de ne pas augmenter les effectifs pour mieux assurer la gestion des carrières2. L’origine géographique du corps des Mines reste concentrée : en 1957, près de la moitié des élèves venaient de cinq régions : un tiers de la région parisienne devant le Nord (4,3 %), 3,3 % du Rhône, 2,6 % du Pas-de-Calais et des Bouches-du-Rhône3.
I. La formation initiale
3Les témoins les plus âgés sont d’accord pour dépeindre un enseignement dans leur école d’application, pendant les années 1940 et 1950 comme peu adapté aux réalités industrielles. L’un d’entre eux affirme qu’au cours des années 1940 il n’avait jamais entendu parler, que ce soit à Polytechnique ou aux Mines, d’entreprise ou de marché, fait « significatif dans la manière dont les Français faisaient de l’industrie ». Un autre témoin qui a fait sa carrière essentiellement dans le secteur sidérurgique se souvient de cours d’astronomie « dont l’ utilisation dans l’industrie n’était pas évidente ». La paléontologie ne semble pas avoir enthousiasmé les corpsards non plus. Plusieurs fois, on peut entendre le même avis : « De mon temps les écoles étaient faites pour les professeurs », c’est-à-dire assez peu adaptées aux souhaits des élèves. Les réalités économiques étaient oubliées : « Personne ne m’avait parlé de cash-flow à l’École des mines ».
4Pourtant, malgré ces avis souvent critiques, la plupart des témoins ne remettent pas en cause ni le mode de sélection ni la formation reçue. L’un estime qu’il était très intéressant, après des années d’abstraction mathématique, de se frotter aux disciplines liées à l’exploitation des mines et aux sciences naturelles (géologie, minéralogie, paléontologie). D’autres déclarent que, même si les cours trahissaient un peu la patine du temps, la sélection scolaire était bien suffisante pour dégager des esprits capables de s’adapter. D’ores et déjà, nous voyons poindre le débat entre la formation de généralistes et celle de techniciens, la seconde étant considérée avec critique par la plupart des personnes qui ont témoigné. Certes, les « bottiers » n’étaient formés ni à l’industrie ni à l’administration, mais, le corps des Mines étant destiné à former les cadres dirigeants de l’industrie, qu’on ne connût pas les détails technologiques n’avait pas d’importance : « J’ai été formé par les ingénieurs TPE sous mes ordres ! », affirme un de nos témoins.
A. Les réformes Fischesser-Laffitte
5Un témoin nous l’affirme catégoriquement à propos de l’enseignement à l’École des mines : « Les grands changements ont été faits (avant et) pendant les années 1960 ». Le « rendement » médiocre de la formation complémentaire pour les « bottiers » passant par l’École d’application des mines a sans doute conduit les responsables de l’École à des réformes en profondeur. Elles sont dues essentiellement à un homme souvent cité, Raymond Fischesser (1911-1991)4. C’est à lui que l’on doit le système des options à l’École des mines, les stages longue durée pour les ingénieurs du corps, différentes extensions hors Paris5, le développement d’Armines (gestion des contrats entre les centres de recherche de l’école et le monde industriel). Il a séparé, malgré quelques cours communs, la formation entre les ingénieurs-élèves et les ingénieurs titulaires. L’enseignement initial préparait mal les premiers à la vie active et « il convient de développer chez eux l’art d’observer et de convaincre »6. Les fonctions des élèves-ingénieurs avaient évolué : d’ingénieur de production, ils étaient devenus des ingénieurs fonctionnels. Les années 1950 marquent donc ici une très nette rupture. La formation donnée aux corpsards est alors devenue plus personnalisée, plus concrète et finalisée par rapport aux carrières ultérieures. Elle a inclus des matières nouvelles comme la gestion ou la recherche « orientée ». L’intérêt pour l’économie manifesté par Raymond Fischesser venait aussi du fait que son camarade de promotion aux Mines (1933) n’était autre que Maurice Allais (nommé professeur d’économie politique en 1942), prix Nobel d’économie (1988). Cette option nouvelle répondait en fait à une demande de la France de la Libération :
« Après la guerre, il y a eu une demande d’économie formalisée, d’économie mathématique pour des raisons conjoncturelles très précises avec la planification. On a eu besoin de connaître Keynes et des modèles économiques. Avant la guerre, c’étaient les financiers qui s’occupaient des choses économiques au niveau de l’État. Après la guerre, notamment avec l’extension des nationalisations, on a eu besoin d’ingénieurs. Donc c’était aux ingénieurs des grands corps qu’on allait s’adresser pour gérer ces nouveaux secteurs nationalisés et ils ont eu besoin de connaître des règles de gestion économique7. »
6Maurice Allais présente la science économique comme « la science de l’efficacité » et la met au cœur de la décision. « L’ingénieur a une vie double : une vie technique, qui consiste à rechercher quelles sont les techniques disponibles, et une vie économique qui consiste à rechercher parmi toutes les techniques disponibles celle qui est la plus avantageuse »8.
7Une rupture s ’est opérée ainsi par rapport aux objectifs initiaux encore rappelés par le décret organique du 24 août 1939 (l’École dépendait alors du ministère des Travaux publics) : « L’École nationale supérieure des mines de Paris a pour but de former des ingénieurs du corps national des Mines et des ingénieurs civils aptes à servir de cadres supérieurs dans les industries de production et de première transformation de l’énergie et des matières premières minérales, notamment les industries extractives, la sidérurgie et la métallurgie des divers métaux ».
8Pour Raymond Fischesser et Pierre Laffitte, il fallait désormais envisager la formation à « la pratique de l’industrie et de la recherche », inclure « la théorie de la prise de décision », « développer le sens du concret et [des] responsabilités »9. En conséquence, le nombre de stages fut modifié afin de mettre les intéressés en position de vraie responsabilité.
9La scolarité de troisième année (option « corps des Mines ») pour répondre au même souci fut organisée selon la méthode des cas (ce qui était assez neuf dans notre pays). La transformation de l’enseignement au niveau de l’école d’application répondait en fait à l’affirmation de trois grands axes selon les tâches futures des élèves :
la politique industrielle de l’État : « concevoir et surtout animer la stratégie gouvernementale au sein d’un certain nombre de grandes directions des ministères techniques et économiques... Ce rôle qui a toujours existé dans les pays où la puissance publique ne pratique pas la politique du pur et simple « laisser-faire » tend à prendre une importance plus grande dans tous les pays industrialisés » ;
la stratégie des grandes entreprises ;
l’innovation technique et économique.
10Que ce soit en service normal, en détachement ou après démission, les X-Mines se répartiraient donc selon trois grandes fonctions : les administrations centrales et arrondissements minéralogiques, les entreprises publiques ou privées, les écoles et centres de recherche. Restait à évoquer quelques irréductibles qui n’auraient pas souhaité entrer dans une de trois catégories ci-dessus évoquées : « Toute population bien sûr comporte des « déviants ». Le corps des Mines en comporte. Il convient lorsque cela est possible de faire en sorte que ceux-ci développent au mieux leurs potentialités... Mais en la matière il s’agira de cas particuliers, à traiter comme tels et nous n’en parlerons plus ».
11Les conséquences de ces réformes sont essentielles. La spécialisation et le sens du concret ont succédé à un enseignement universaliste et abstrait. Il s’agissait bien d’une complète évolution, sinon révolution. Cette formation adaptée restait cependant « généraliste » selon une tradition de formation des corpsards qui reste une particularité française soulignée par E. Suleiman : « Si l’on veut être un bon directeur d’entreprise, ou de toute organisation, il est bon de ne pas avoir été mêlé à quelque aspect particulier de cet organisme. Cela vous permet d’arriver à une synthèse objective… L’incompétence générale et relative des membres des grands corps est un grand avantage : elle leur permet, contrairement aux autres, une approche fraîche des choses »10.
B. Les stages : élément-clé de la formation-intégration
12Les stages en situation, selon leurs initiateurs, devaient se donner un double objectif : faire acquérir la pratique de l’industrie et de la recherche ; donner les fondements d’une théorie de la prise de décision. D’où trois types de programmes : séjour de longue durée avec responsabilité dans un établissement industriel ; travail de longue durée au sein d’une équipe de recherche scientifique ; étude des bases scientifiques de la gestion et de l’administration moderne.
13Ainsi, après la réforme de 1956 (« très substantielle modification de régime »11), les ingénieurs élèves de la promotion X-53 ont été envoyés pour quatre d’entre eux en fosse dans les Charbonnages ou les mines de fer, un dans une mine métallique, un dans la sidérurgie, trois dans le pétrole, un à Marcoule et les deux derniers faisant de la recherche12. La rénovation de la formation ouvrait donc sur un double constat : il s’agissait de mieux faire comprendre les mécanismes industriels et administratifs (sans oublier l’enseignement et la recherche) tout en préparant l’insertion des jeunes corpsards dans un champ de fonctions élargi.
II. Des valeurs communes ?
A. Une complicité intellectuelle
14Erhard Friedberg et Dominique Desjeux pensent que le passage par les Mines de Paris « socialise » les jeunes gens, les acculture, leur apprend « dès l’école un certain nombre de comportements et de valeurs permettant l’établissement et le maintien d’un minimum de consensus au sein même du corps »13. Ce thème des valeurs communes a fait souvent réagir négativement les témoins qui nous ont plutôt déclaré qu’il existait une grande diversité de goûts et d’intérêts au sein d’un groupe aussi restreint.
15Pourtant, certains facteurs agissent dans le sens d’une réelle unité des individus : le passage par l’École polytechnique puis par l’École des mines crée une camaraderie, cultive le goût d’un raisonnement sûr, développe une grande capacité de travail, donne une culture « scientifique et républicaine ». La personnalité est mise en valeur et les Mines, par leur éventail de cours et leur grande liberté, permettent à chacun de développer ses potentialités. Ainsi se développent des personnalités souvent assez fortes. D’où l’idée qu’il n’existe pas de profil moyen au corps des Mines (sauf peut-être chez les plus jeunes). Une collection d’individualités qui irait donc à l’encontre des idées habituelles sur le corps des Mines.
16Peu nombreux, les X-Mines se connaissent bien, discutent, s’influencent, d’où une vie de collectivité où l’on peut évoquer une certaine complicité intellectuelle. En juin 1979, est créée l’Amicale du corps des Mines (le premier président en a été Raymond Fischesser) qui favorise le développement de groupes de travail. Cinq d’entre eux existaient en 1983 (avec comme thèmes de réflexion : l’action locale de l’Administration, les relations privé-public14, la recherche, les relations internationales, la civilisation industrielle). Nos témoins pensent que ces groupes sont un moyen de garder le contact et d’écouter les plus jeunes. D’autre part, l’une des forces du corps réside dans une certaine autogestion qui lui permet de posséder une politique du personnel, de fournir des stages, des voyages d’études. Une véritable gestion des carrières (nous en reparlerons) existe ainsi que des instruments de réflexion collective. A rebours de telles tendances, certains membres du corps se sont vite éloignés de leur formation initiale et ne pensent pas lui devoir grand-chose. Presque d’entrée, un des témoins interviewés déclare qu’il a très peu vécu le corps, a toujours été en marge du fonctionnement, se présente avant tout comme un « industriel » et « un très mauvais ingénieur au corps des Mines […] Le corps des Mines, qu’est-ce que c’est ? Moi, je ne sais pas ! ». Le processus de sa carrière montre cependant que l’origine de sa vie professionnelle doit beaucoup à des recommandations des membres de son corps... Un autre témoin estime que le consensus du corps aurait été assez fort jusqu’aux années 1970 mais qu’il se déstructure actuellement, que les solidarités diminuent.
B. Une formation scientifique
17Les ingénieurs interrogés se reconnaissent une base scientifique commune, un esprit formé par la rigueur mathématique. L’un d’entre eux revendique comme base commune « les classes préparatoires où l’on apprend à travailler et l’honnêteté intellectuelle, à voir tous les aspects d’un problème ». S’y ajoutent une grande capacité de travail et l’aptitude à la synthèse. À l’inverse, les défauts inhérents à une telle formation initiale ont été souvent soulignés. Les classes préparatoires uniformisent et sélectionnent les « bons élèves » sur seulement quelques critères à dominante scientifique. Elles forment des « généralistes dotés d’une grande puissance et d’une remarquable vitesse de travail, qui ont appris à manier l’abstraction avec aisance mais qui n’ont pas acquis l’habitude des contacts humains, qui sont mieux préparés à trancher qu’à communiquer et qui n’ont pas été familiarisés avec les mécanismes intellectuels de la recherche et de l’invention »15.
C. Service de l’État et intérêt général
18Un certain consensus apparaît dans les interviews pour reconnaître que les X-Mines ne sont pas des « golden boys » mais restent attachés aux valeurs que l’on pourrait qualifier – en simplifiant – de service public. « Dans l’ensemble, nous sommes désintéressés, nous ne sommes pas des hommes d’argent ». Bourdieu ne nie pas ce désintéressement mais l’explique par l’origine grand-bourgeoise des membres des corps, milieux où les questions d’argent ne comptent pas. Le service de l’État était donc assez naturel pour des femmes et des hommes qui ont salué le drapeau de Polytechnique où s’inscrit la devise « Pour la Patrie, la Science et la Gloire ». Pour des ingénieurs du corps autour de 50-60 ans, les débuts de l’activité professionnelle ont correspondu à la reconstruction de la France, à l’expansion dite des « Trente Glorieuses ». Les notions d’intérêt général formaient sans aucun doute – et ceci dans la tradition héritée du XIXe siècle – une valeur fondamentale. Beaucoup de témoignages concordent sur ce point. Ces principes dépassent le clivage Quatrième-Cinquième Républiques, en tout cas jusqu’à Georges Pompidou. Cette tendance a été accentuée par la volonté d’associer la compréhension utile à l’action : le titre de la revue Gérer et Comprendre est de ce point de vue significatif et sonne comme un manifeste parce qu’il symbolise assez bien la volonté de beaucoup de « mineurs ». De plus, pour un de nos interviewés, les mineurs voient l’État comme aveugle et ne comprenant pas la société : ils veulent alors réduire l’écart qui sépare administration et monde de l’action, et si possible le réduire. Ce gouvernement des « capacités » s’avère ainsi comme un lointain écho de la Révolution française. Même pour ceux des « mineurs » qui ont pris la voie de la recherche, les questions d’action les préoccupent : ils n’établissent pas de frontière entre recherche appliquée et théorique (la recherche ne prend donc pas le sens qu’elle possède au CNRS).
D. Une sympathie pour le libéralisme économique
19Si le corps des Mines apprécie le service de l’État, il a toujours été proche de l’entreprise et fut bien intégré au libéralisme économique. L’État a joué un rôle de catalyseur du développement mais nombreux sont les membres du corps qui pensent qu’il faut abandonner ce type d’action traditionnel et redonner à l’entreprise son autonomie. Ce rôle que tient à jouer le corps dans la vie économique a été critiqué par certains observateurs : Dominique Desjeux y voit « l’expression d’une corporation qui légitime son pouvoir par le libéralisme de ceux qui savent qu’ils ont toutes les chances de conserver le pouvoir »16. L’importance du corps des Mines (et des polytechniciens) dans des cercles de réflexion comme l’Association des cadres dirigeants pour le progrès social et économique (Acadi) et Entreprise et progrès est un autre indice de l’intérêt des « mineurs » pour l’entreprise. L’Acadi a été fondée en 1946 par un groupe de polytechniciens autour d’hommes d’église. La moitié des membres sont des X, venus en particulier de grandes entreprises du secteur public ; 21 % des dirigeants et membres d’Acadi et d’Entreprise et progrès sont des X-Mines. Bourdieu, critique comme à l’habitude, y voit « une expression institutionnelle » du « conservatisme éclairé et moderniste » et du « technocratisme autoritaire »17. Pourtant l’intérêt pour l’entreprise privée ne date pas d’hier. La réflexion économique fait partie des points forts de l’École des mines, ne serait-ce que par l’impact de l’enseignement du prix Nobel d’économie français, Maurice Allais. La tendance à l’École des mines semble avoir porté très tôt sur les questions micro-économiques davantage que macro-économiques. Un témoin faisait remarquer de ce point de vue que le corps des Mines était plus habitué à fréquenter les entrepreneurs que le corps des Ponts, traditionnellement attaché aux marchés publics.
E. Donner à la France un socle industriel
20Il ne serait pas exagéré de qualifier le corps des Mines de profondément saint-simonien. Pour un témoin, le corps des Mines a voulu et veut donner à l’État une base économique solide c’est-à-dire un socle industriel puissant. Seule une industrie performante permettra à l’État de rayonner à l’étranger. Il y aurait eu « prise de conscience rapide après-guerre que le service de l’État et de l’industrie n’étaient pas fondamentalement différents » (ce qui rejoindrait la théorie d’optimisation du rendement social de Maurice Allais). Le corps des Mines a donc joué un rôle important dans la création de ce socle du fait qu’il avait des représentants auprès des principaux ministres (à commencer par le premier) et du chef de l’État. Favoriser l’industrie cela voulait dire créer un environnement favorable au développement industriel et non faire, comme par la suite, un « meccano » industriel. Selon un mineur aujourd’hui dans la banque privée, c’est Georges Pompidou qui a profité le plus de l’effet de réseau du corps car il était en parfaite adéquation avec les ingénieurs industrialistes et les décisions se sont traduites en actes. Les représentants du corps des Mines (et de celui des Ponts) se trouvaient aux « quatre coins stratégiques » en tant que conseillers de l’Élysée, de Matignon, des Finances et de l’Industrie. L’importance du corps des Mines sous Georges Pompidou peut s’apprécier en chiffres : 4 % d’ingénieurs des Mines autour de Charles de Gaulle président de la République ; 2 % pour Valéry Giscard d’Estaing et 9 % pour Georges Pompidou18. C’est ainsi, estime ce témoin, qu’ont pu être lancées sur de bonnes bases les politiques de l’électronucléaire, du spatial, du pétrole...
21Cette politique a été rompue par la suite du fait des changements de dirigeants et que la priorité ne fut plus donnée à l’industrie telle qu’on l’avait entendu sous le président Pompidou. Un tournant libéral s’est amorcé par la suite car l’économie française s’internationalisait. Le néolibéralisme apparaissait comme une valeur plus adaptée, à la différence de l’immédiat après-guerre où le capitalisme avait été déconsidéré au profit de l’interventionnisme keynésien. Le phénomène est allé en s’amplifiant et on sait que les notions d’intérêt général ou de service public sont aujourd’hui à redéfinir. L’intervention porte désormais davantage sur le micro-économique que sur le macro-économique. Une des conséquences a été que le corps des Mines se cherche un peu depuis lors car il ne retrouve plus les grands projets industriels des années 1960. Toujours selon le même témoin, le corps est moins à l’aise dans le domaine micro-économique pour lequel il a moins l’habitude d’intervenir. Un témoin nous indiquait – avec un peu de caricature – que les jeunes corpsards sont en fait habitués à penser sur le long terme (les intérêts composés !) ce qui les conduirait plus naturellement à s’intéresser aux questions relevant de l’industrie lourde où les investissements s’inscrivent à dix ou vingt ans. Ce corps saint-simonien n’exclut pas cependant de son horizon industrialiste certaines formes actuelles comme les PME ou l’Europe (et l’a montré dans le domaine électronucléaire si l’on songe à Eurodif).
22Cette volonté de développer le pays par le biais de l’industrie (plus ou moins sous influence publique) a longtemps été à la base de l’esprit des mineurs. Ils apportaient une « valeur ajoutée » à la collectivité par le biais d’un grand groupe de taille nationale ou internationale. Cette notion de valeur ajoutée est très forte au corps des Mines et éloigne ce dernier d’un état d’esprit spéculatif comme on peut l’observer dans la sphère financière. Pour un témoin, cette notion de valeur ajoutée s’est en réalité substituée à celle de service public. Pourtant, sauf peut-être à l’époque des grands desseins des années 1960, les acteurs actuels ne croient pas qu’il y ait un grand projet industriel propre au corps mais plutôt une valeur commune qui pourrait se définir par l’adéquation entre le bien du pays et le bien de l’industrie, par le lien étroit entre développement économique et intérêt général.
F. Peu de valeurs techniques
23La plupart des témoins issus du corps des mines spécifient bien que leur valeur technique est davantage celle d’experts, de cadres d’état-major plutôt que d’acteurs opérationnels, sans doute à cause d’une formation assez abstraite. Certes, dans le passé certains grands noms du corps ont réalisé des travaux techniques de grande valeur : on nous a cité le cas de Louis Armand avec son invention pour les locomotives dites du « traitement intégral des eaux ». Mais ce modèle s’est un peu estompé. Dans le domaine de la formation des ingénieurs, la différence est ici fondamentale avec l’Allemagne. Le corps des Mines s’opposerait en conséquence très nettement à d’autres corps d’ingénieurs qui gardent un lien avec une technique de base comme dans le cas des télécommunications. Cette position originale est en fait, comme on l’a vu, déjà un héritage d’une longue tradition historique.
G. Un milieu peu à l’aise avec la politique
24Beaucoup de témoignages concordent sur ce point : les X-Mines ne se sentiraient pas à l’aise dans le domaine politique et peu d’entre eux se risquent dans cette voie. Des exemples malheureux et quelques cas récents ne sont que des exceptions. Sans doute la période 1940-1945 a-t-elle laissé un mauvais souvenir. Selon Marie-Christine Kessler, lors de la dernière guerre mondiale, le corps des Mines a payé un lourd tribut. D’abord en 1940 (treize personnes relevées de leurs fonctions : neuf Israélites et quatre pour raisons politiques) mais surtout en 1945. Comme pour de nombreux technocrates profitant du vide politique et dans l’esprit des réformes prônées par X-Crise, l’implication des « mineurs » dans le régime de Vichy fut importante. Ayant donné trois ministres et de nombreux hauts collaborateurs au régime issu du 10 juillet 1940, le corps fut doté d’une commission spécifique d’épuration (arrêtés des 3 octobre et 15 novembre 1944). Quatre sanctions graves furent prononcées (radiation ou révocation). Des mises à la retraite et mises en congé complétèrent plus discrètement ces sanctions. Dans un livre hommage, Raymond Fischesser témoigne ainsi sur Jean Bichelonne : « Bichelonne était génial, il avait un esprit de synthèse extraordinaire, et pouvait résoudre n’importe quel problème. Mais il n’avait pas l’esprit politique »19.
25Pourquoi les « mineurs » seraient-ils si peu aptes à la vie politique ? D’une part, l’ingénieur n’est pas à l’aise dans des domaines où sa compétence technique n’est plus requise. Comme nous l’a dit un des témoins, l’X a appris à démontrer et non pas à convaincre. Les deux attitudes sont quelque peu antinomiques. Le Bulletin du PCM a décrit avec acuité cet état d’esprit : « Dans l’imagerie plus ou moins puritaine du polytechnicien, le pouvoir économique (ou politique) possède toujours un côté impur et corrupteur. Ceux qui s’en hasardent trop près sont rapidement suspectés de compromission ou de carriérisme. À l’égard de l’homme politique (ou du chef d’industrie, ou du leader syndicaliste) l’ingénieur nourrit un étrange complexe, mélange d’envie et de mépris. Il garde ses distances à l’égard de cet être si différent de lui dont il constate qu’il ne lui est pas intellectuellement supérieur et dont il envie le pouvoir qu’il exerce, pouvoir dont lui ingénieur, ferait un bien meilleur usage, pense-t-il, dans l’intérêt général, si on le lui confiait »20. L’esprit critique de l’X-Mines l’amènera toujours à contester, au moins dans un domaine, une décision techniquement infondée. Par scrupule, il préférera ne pas s’engager plutôt que de « perdre son âme ». À titre d’exemple, loin du politique et des compromis, soucieux du seul intérêt public, Jean Syrota se donne comme exemple J. Blancard, haut fonctionnaire qualifié de « gaullien ». Lui-même cultive « une image d’indépendance et de non-conformisme », ne participe pas à des cabinets ministériels.21 Résultat, l’homme est inclassable : on le dit parmi ses camarades « dissident » et « atypique ». Les itinéraires politiques d’André Giraud ou de Lionel Stoléru sont aussi marqués d’une certaine originalité. En fait, on peut avancer que la rigueur scientifique inculquée depuis le lycée éloigne du compromis propre à la démarche politicienne. Un témoin présente le « mineur » comme un homme ayant un « cap » et s’y tenant. On peut ici rappeler la boutade d’Auguste Detœuf : « un polytechnicien n’est ni de gauche, ni de droite : il est dans l’axe »... Mais l’avantage de cette éthique tient dans le fait que si les X-Mines ne sont pas portés naturellement vers le court terme, ils sont plus à l’aise en tant que conseillers de l’Élysée ou de Matignon où l’on essaie d’avoir un cap à long terme.
III. Les corps en question
A. Le choix du corps des Mines
26Nous adopterons la définition de la notion de corps selon Marie-Christine Kessler : « groupe fortement uni par l’appartenance à une même communauté privilégiée et par un ensemble de traditions et d’images collectives »22. Cependant la notion de corps a évolué depuis 1946. La généralisation du concept et la proportion décroissante des X qui intègrent un corps sont intervenues. Les deux grands corps techniques de l’État les plus prestigieux (Mines et Ponts) étaient nés, on l’a vu, dès le XVIIIe siècle. D’autre part, seuls désormais les « bottiers » ont accès à des corps :
27Il y a déjà plus de trente-cinq ans, la KES éditait chaque année un rapport Bottes doublé d’un rapport Pantoufles. Dans leur introduction du rapport Bottes 1957, [on lit] « la mission de Polytechnique est très spécialement de fournir les cadres supérieurs de l’État. C’est pour cette raison que nous sommes les seuls à bénéficier d’un grand privilège : celui de se voir offrir chaque année un nombre de bottes égal à celui des élèves quittant l’école ». Depuis les choses ont beaucoup évolué. Déjà la promotion 1972 qui comptait 301 élèves français ne se voyait offrir que 200 places dans les corps de l’État. À présent seulement 40 % environ des élèves sortent dans un corps, les autres choisissant en général d’effectuer une formation complémentaire à titre civil en école d’ingénieur ou par la recherche23 :
28Si le terme de corps s’est affaibli d’un certain côté, en revanche, dans le cadre de Polytechnique, il a conservé toute sa valeur et tout spécialement pour le plus prestigieux : celui des Mines. Depuis 1989, pas un « bottier » qui n’ait demandé ce corps. Pourquoi un tel choix ? Que ce soit pour Polytechnique ou pour les grands corps, le choix peut s’expliquer pour la majorité des « bottiers » en reprenant l’affirmation de Jacques Lesourne. Admis à l’X et rue d’Ulm (École normale supérieure), il explique que « compte tenu de mon milieu d’origine [son père était officier], ce n’était pas vraiment un choix. Ou plutôt, c’était le choix de suivre la formation qui m’ouvrait le maximum de portes »24. Tous les témoignages concordent : le choix des Mines, au-delà d’un certain prestige, correspond avant tout à la possibilité d’obtenir un très large éventail de situations, de l’administration aux entreprises privées en passant par la recherche.
29Autre élément, l’enquête de G. Grunberg et Schweisguth sur la promotion 1969 de l’X met en exergue une réelle attirance pour l’entreprise de la part des « bottiers » désireux de choisir les grands corps techniques : 52 % de ceux qui obtiendront une place dans les corps des Mines, des Ponts ou des Télécommunications répondent qu’ils aimeraient être un jour président ou administrateur de société (contre 38 % chez ceux qui sortiront dans un autre corps que les trois cités).
30En fait, il est rare de considérer que l’entrée dans un corps comme celui des Mines corresponde à un choix de carrière particulier et encore moins à un métier précis. Il est plutôt vu comme l’accès dans un cercle de haute réputation, comme un tremplin vers des carrières de prestige. D’une façon plus critique, certains y voient le moyen de pénétrer un « groupe corporatif » qui facilite l’accession à de nombreux avantages. Le classement de sortie n’est pas anecdotique : il est la clé de carrières futures, ce que J. Kosciusko-Morizet résume par cette formule : « Sous des apparences inoffensives, le classement de sortie est l’outil nécessaire du corporatisme »25.
B. Évolution sur le long terme
31Un premier élément est donné par l’évolution sur le long terme des élèves sortis de Polytechnique26 :
Tableau 2
Profession des polytechniciens, membres d’un corps
En % | 1935-1936 | 1956-1957 | 1964-1965 |
Armée | 60,5 | 3 | 0,8 |
Ingénieurs militaires | 18 | 24 | 21,1 |
Corps civils | 18 | 32 | 32,6 |
Recherche | 3 | 13,6 | |
Démissions | 3,5 | 38 | 31,9 |
100 | 100 | 100 |
32On constate l’effondrement du choix de la carrière des armes (mais pas de l’armement) en faveur d’une diversification vers la recherche, les corps civils et l’entreprise (démissions). La part des démissions a en réalité doublé par rapport à 1880.
33Entre 1840 et 1930, l’âge moyen d’une démission se situait vers 37 ans et 68 % d’entre elles advenaient avant 40 ans pour le corps des Mines27. Le passage vers le secteur privé était donc le fait d’hommes entre deux âges. En réalité, le pantouflage ne se faisait pas aussi brutalement grâce aux mises en disponibilité ou en congé, facilités prévues par la loi du 10 avril 1810.
34Après 1906, ces modalités furent même élargies puisque les ingénieurs des Mines et des Ponts eurent le droit de devenir administrateurs de certaines sociétés sans être considérés comme démissionnaires. En se situant dans l’après-guerre, l’évolution globale des fonctions du corps des Mines se situe ainsi, en prenant quatre dates caractéristiques :
35Les années 1949, 1961 et 1970 sont reprises de Erhard Friedberg et Dominique Desjeux28 et pour 1988 de nos calculs d’après une liste des effectifs du corps des Mines au 1er janvier 1988, aimablement fournie par un de nos interviewés. La comparaison entre les deux dernières années (1970 et 1988) doit tenir compte des nationalisations de 1981 (même si un certain nombre de privatisations sont intervenues en 1986-1988) : le secteur public et parapublic a considérablement augmenté au début des années 1980 et fausse sensiblement les données chiffrées. On constate cependant sur le long terme une baisse puis une stagnation des ingénieurs du corps des Mines encore présents dans l’administration (moins 6 à 7 points) et la croissance constante du nombre d’ingénieurs travaillant dans les secteurs public et parapublic.
36Enfin, la répartition des membres du corps des Mines peut être encore précisée en 1985-1986 :
37On constate donc une diversification des horizons hors de l’administration. Cet éloignement du corps par rapport à ses fonctions d’origine a rendu, selon Friedberg et Desjeux, les « mineurs » plus indépendants par rapport au pouvoir étatique. En fait, les « mineurs » ont un atout décisif : ils se situent à trois niveaux (structures administratives, secteur public et entreprises privées) et forment un ensemble d’experts indispensables qui permettent de franchir certains obstacles en créant des circuits de décision et d’information plus courts. Leur pouvoir dépasse la seule expertise technique et c’est le réseau, instrument d’action, qui donne tout son poids aux corpsards. Ils transcendent alors l’action forcément limitée du seul ministère de l’Industrie.
C. Carrières dans l’administration
38On peut retracer d’une façon significative la répartition des mineurs dans l’administration en prenant les années ci-dessous comme repère :
39Ce tableau est dressé d’après les données de Erhard Friedberg et Dominique Desjeux d’une part, nos calculs issus de l’annuaire 1991 d’autre part. Le fait le plus frappant réside dans l’essaimage des corpsards dans la plupart des ministères et cabinets ministériels (huit en 1991) et le renforcement de leur position dans leur « bastion » d’origine, le ministère de l’Industrie (avec malgré tout un affaiblissement récent). Les arrondissements minéralogiques ou les actuelles DRIRE (Direction Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement), service interministériel qui a succédé au seul service des Mines) accueillent les jeunes ingénieurs. Leur présence dans ces postes est de moins en moins longue d’où une forte baisse du pourcentage en question. En 1988, la proportion était encore plus faible : 31,3 %. Le Conseil général des mines connaît une relative stabilité, quoique sujette à une lente érosion.
40Le passage en DRIRE a été considéré comme peu motivant et, en 1977, les jeunes corpsards sont allés trouver le directeur de la direction générale de l’Énergie et des Matières premières au ministère de l’Industrie pour demander la fin du passage obligé par l’activité de contrôle : un tiers de la promotion fut dès lors totalement dispensé du service en poste territorial et commence directement dans l’administration ou la recherche, les autres partant dans les directions départementales à l’industrie (qui apportent une aide à l’industrialisation régionale). À la direction de l’Industrie elle-même, on trouvait 30 X-Mines en 1946, 23 en 1951, 30 en 1955, 35 en 1960 et 1965, 41 en 1970, 39 en 1975.
41Il semble bien que le passage en cabinet ministériel ait en réalité pris le relais de l’étape par les anciens arrondissements minéralogiques29 :
Tableau 6
Répartition détaillée des membres du corps des Mines dans l’administration (en %)
1946 | 1960 | 1975 | |
Conseil général des mines | 3,6 | 4,5 | 5,4 |
Direction de l’Industrie | 21,4 | 14 | 14 |
Arrondissements minéralogiques | 22,1 | 17,4 | 15,1 |
Mines d’outre-mer | 11,4 | 8,8 | 0,7 |
Cabinets ministériels | 3,6 | 10 | 16,2 |
Fonctions intergouvemementales | 2,1 | 0,8 | 1,1 |
cea | 0 | 5,6 | 5 |
Éducation | 15,7 | 11,6 | 12 |
Bureau doc. min. et carte géologique | 4,3 | 1,6 | 0,7 |
Pétrole | 0,7 | 5,3 | 5,8 |
Mines | 10 | 6,8 | 3,6 |
edf, gdf | 0 | 1,2 | 2,5 |
Transports | 3 | 1,6 | 3,2 |
Instituts de recherche | 0,7 | 9,6 | 9,7 |
Divers | 1,4 | 1,2 | 5 |
Total | 100 % | 100 % | 100 % |
42Les effectifs dans l’enseignement et la recherche oscillent à moins d’un tiers avec une assez forte variation selon les promotions (4/15 et 1/15 dans les dernières). La recherche assurée par des X-Mines est présentée comme originale par un de nos témoins car elle essaie de couvrir des domaines non encore explorés (on nous a cité la géostatistique par exemple). L’École des mines est une petite école par la taille dans laquelle s’est développée une science interstitielle et n’a pas vocation à couvrir tous les champs comme – a priori – le CNRS. S’y est développée également une vision très « sciences sociales » de l’économie avec un intérêt marqué pour les sciences humaines (citons à ce titre Claude Riveline qui écrit souvent dans les Annales des Mines).
D. L’entreprise
43Le « pantouflage » est un terme déjà ancien. En argotpolytechnicien, il désigne le choix fait par un élève en fin de scolarité de renoncer aux carrières de l’Etat pour un emploi dans le secteur public ou (plus souvent) privé. À ce titre, on peut citer la jolie formule du Temps30 (29 avril 1929) : « l’Administration devient ainsi une sorte de Conservatoire national dont les entreprises privées se disputent les premiers prix ». Un membre du corps des Mines explique que « si les membres des grands corps vont directement occuper les postes au sommet du secteur privé, c’est que ceux qui n’appartiennent pas aux grands corps : 1) n’ ont pas de relations, 2) ont un horizon limité 3) et une expérience restreinte »31. L’ampleur de ce phénomène est liée aux circonstances économiques (périodes d’expansion et de repli) et ne touche, bien évidemment, pas uniquement le corps des Mines.
44Une des formes habituelles du pantouflage est celle où la fonction de contrôle conduit à conquérir les postes de contrôlés. Il est fatal alors de retrouver de nombreux « mineurs » dans les secteurs dont ils assuraient la tutelle quand ils étaient dans l’administration : sidérurgie, mines, énergie. De cette base solide, le corps des Mines a essaimé vers les grandes entreprises les plus stratégiques du pays. Ce pantouflage a fait couler beaucoup d’encre – nous y reviendrons par la suite – et a en particulier permis d’évoquer une certaine unification des élites qui seraient issues des mêmes écoles et auraient suivi des itinéraires comparables sous la protection de l’État et du corps d’origine :
« En France, on justifie de deux façons la puissance de l’atout État. Premièrement, l’État sert de régulateur de l’économie : l’idéologie longtemps dominante du service public dans un pays de tradition colbertiste explique l’attirance exercée par la haute fonction publique sur les élites issues du système scolaire... Deuxièmement, notre enseignement a un caractère méritocratique : les meilleurs élèves entrent dans les écoles les plus prestigieuses. Puis, pour l’X et pour l’ENA, les meilleurs des meilleurs sortent dans un grand corps d’État. Quelques années plus tard, les entreprises, incapables de générer leurs propres responsables, vont les chercher parmi les brillants serviteurs du service public »32.
45Dans un article de L’Expansion, par exemple, de septembre 1972, sur cent personnes qui exerçaient une influence notable sur la vie économique et sociale française, on trouvait six X-Mines du secteur privé : Maurice Borgeaud (Usinor), Jean Delorme (Air Liquide), Pierre Jouven et Pierre Grézel (Pechiney-Ugine-Kuhlmann), Maurice Jordan (Peugeot) et Roger Martin (Saint-Gobain – Pont-à-Mousson).
46Si cette unification des élites est incontestable et explique certains traits de la France d’après-guerre, nous rejoindrons Christophe Charle en y voyant cependant un « processus inachevé » qui ne permet pas d’évoquer une élite unique mais plutôt fortement homogène surtout si l’on considère les grandes entreprises qui gardent un lien plus ou moins étroit avec le pouvoir central.
47À la Libération, le secteur public a fortement grandi. Les ingénieurs du corps des Mines (les corps en général) y ont trouvé un terrain d’excellence où ils pouvaient exercer leurs talents dans un esprit nouveau qui alliait le respect du service public à la reconstruction du pays. Petit à petit, ils ont réussi à définir des zones d’action stratégiques dans les secteurs de l’énergie (charbon puis pétrole et nucléaire), des matières premières, de la sidérurgie...
48L’évolution dans le secteur privé retrouve un itinéraire semblable qui indique que c’est l’évolution de l’économie française qui a joué un rôle moteur. En 1946, les ingénieurs du corps des Mines en fonction dans le privé se retrouvaient pour la moitié d’entre eux dans les secteurs traditionnels des mines, de la sidérurgie et de la chimie33. Trente ans plus tard, les circonstances économiques ont changé. Le déclin du charbon est largement entamé et les secteurs issus de la première révolution industrielle marquent un net déclin (les ingénieurs dans les mines et la sidérurgie passent de la moitié de l’effectif au tiers seulement). En conséquence, les corpsards ont diversifié leurs activités dans le secteur privé. Ainsi, à titre d’exemple, dans la finance, on trouvait trois mineurs en 1946, onze en 1965 et dix-sept en 1975. Cet essaimage contredit-il le fait que l’on trouve des mineurs de préférence dans certains secteurs au point que l’on évoque fréquemment l’existence de « bastions » ?
E. Des bastions ?
49Dans le tableau ci-dessous (d’après Cerutti et Garrido), on observe que les « mineurs » ont conquis des positions fortes (d’autant plus qu’ils occupent en général des postes de direction) dans des secteurs comme l’énergie (pétrole et gaz, atome) mais qu’ils ont conservé leurs bases minières ou sidérurgiques.
50Ainsi, les ingénieurs du corps des Mines qui travaillaient dans le secteur de l’énergie étaient 6 en 1946, 10 en 1951, 27 en 1955, 56 en 1960, 76 en 1965, 77 en 1970, 71 en 1975. Le secteur pétrolier à lui seul (hors administration) comptait trois « mineurs » en 1946, 9 en 1955, 17 en 1960, 25 en 1965, 23 en 1970 et 1975. En fait, ce sont bien les secteurs les plus traditionnels qui se sont effondrés :
51On constate la part de plus en plus importante des X-Mines qui se consacrent à la recherche industrielle et l’investissement massif dans les nouveaux secteurs industriels, que ce soit le nucléaire ou le pétrolier (surtout entre 1949 et 1961). C’est une période qu’a vécue un de nos témoins quand le pétrole était l’avenir « d’où des stratégies moutonnières ». Cette progression correspond aux deux grands programmes d’équipement de l’après-guerre, tous deux basés sur l’idée d’indépendance nationale. Le nom de Pierre Guillaumat domine ces deux chantiers avec le rôle qu’il a tenu aussi bien au Commissariat à l’énergie atomique qu’à ce qui est devenu la société Elf-Aquitaine : « Dans l’aventure pétrolière d’après 1945, Pierre Guillaumat trouvera auprès de ses collègues des Mines un appui sans réserve et il y recrutera une pépinière de collaborateurs de toute confiance »34.
52Si l’on compare l’éventail donné par Elie Cohen35 pour 1983 des entreprises où travaillent des X-Mines (180 corpsards) à l’annuaire 1991 du corps que nous avons exploité, force est de constater des constantes : même effectif ou à peu de chose près au CEA-Cogema (27), à EDF (10), à Elf-ERAP (15 et 13), à l’IFP (4 et 5), au BRGM (6 et 4), à Usinor-Sacilor (5 et 8), à la SNCF (6 et 4), chez Saint-Gobain (3 et 4), Peugeot (2) ou la Société générale (2). Les points forts – essentiellement dans l’industrie lourde – sont donc toujours des « territoires » bien alimentés par les X-Mines. Mais certaines variations sont également révélatrices : un seul « mineur » aux Charbonnages de France contre 5 (avec le Cerchar) en 1983 ; un net recul chez PUK (3 contre 8), Total (3 contre 7), EMC (2 contre 6), Creusot-Loire (1 contre 3) qui ne s’expliquent pas toujours par des difficultés structurelles. Au contraire, certaines entreprises semblent avoir embauché récemment un nombre conséquent d’X-Mines : Thomson (7), la Compagnie générale des eaux (5), Renault (4), GEC-Alsthom (4), Bull, Matra, l’Institut Mérieux, l’Aérospatiale (3)… où l’on reconnaît souvent des secteurs de pointe liés à la mécanique, à l’armement, au spatial, à l’électronique, etc. Toutefois, la période assez courte et les chiffres peu importants conduisent à une certaine prudence. Toujours est-il que la diversification vers tous les types d’industries semble se prolonger. Le terme d’essaimage ciblé serait donc bien indiqué.
IV. L’adaptation aux nouvelles conditions politico-économiques
53Depuis presque cinquante ans, le corps des Mines a été confronté aux grandes mutations socio-économiques qui ont bouleversé la France. Plusieurs facteurs sont à considérer pour comprendre ces changements : le déclin de l’industrie lourde, fief traditionnel des X-Mines ; les changements intervenus dans la haute fonction publique aussi bien du fait de la présence des énarques que de l’affaiblissement de certaines structures étatiques ; le développement de nouveaux cursus... En conséquence, les membres du corps ont redéfini leurs stratégies ce qui conduit à évoquer leur adaptation (déjà appréhendée statistiquement dans le chapitre précédent) et leurs réactions face aux ruptures récentes.
a. Le déclin de l’industrie lourde
54La situation énergétique de la France a changé profondément à partir des années 1950 avec le déclin de l’industrie charbonnière et de la sidérurgie ainsi que la montée du pétrole. L’industrie d’extraction occupait traditionnellement une place importante dans les carrières des « mineurs ». Un témoin faisait remarquer qu’à la grande époque du charbon, on trouvait jusqu’à une vingtaine d’X-Mines à Charbonnages de France. On rencontrait encore une partie des X-Mines dans les mines en 1976, en 1993 le dernier a disparu. Dès 1970, on pouvait lire dans le bulletin du PCM ce constat amer : « Existera-t-il demain encore une direction des Mines ? Rien n’est moins sûr. L’origine des matières premières s’est profondément modifiée, le charbon ne joue plus qu’un second rôle, le fer de Mauritanie est plus proche, économiquement parlant, des sidérurgies de Dunkerque ou de Fos que ne l’est celui de Lorraine. La direction des Mines du ministère du Développement et de la Recherche industrielle correspond-elle à un besoin ou à une tradition ? »36. Le ministère de l’Industrie, fief traditionnel du corps, avait également vu son rôle décroître depuis la Libération.
B. L’affaiblissement du ministère de l’Industrie
55Il y eut pourtant une période où le ministère de l’Industrie (ou plutôt de la Production industrielle) était tout puissant car les problèmes de la France avaient pour nom pénurie de matières premières et d’énergie : l’immédiat après-guerre. C’était l’époque de la « monnaie-matière » pour tous les biens fondamentaux : « Nous étions plus puissants que la rue de Rivoli car nous avions la matière ! » se souvient un de nos témoins. Le corps des Mines a aussi, dans cette période, largement profité des nationalisations : il était en bonne coordination avec l’évolution du secteur public. Il prit en charge le dirigisme industriel du moment, période de la planification vue comme une « ardente obligation ». L’administration était alors vraiment garante de la bonne exécution affirme un corpsard qui avait alors des responsabilités importantes.
56Mais, une fois passée cette phase de reconstruction, nos témoins décrivent l’affaiblissement et la constante position dominée du ministère de l’Industrie et de ses grandes directions par rapport aux Finances, aux cabinets, à Matignon ou à l’Elysée. Le ministère de l’Industrie a perdu en 1944 le service import-export et le commerce lui échappe en 1959. « Je pense que le ministère de l’Industrie est mort […] Certains étaient allergiques au corps des Mines. Les raisons ne sont pas faciles à trouver. Le ministère de l’Industrie n’a jamais eu de politique à long terme. Plus le temps a passé, plus la politique industrielle a été faite par les Finances ».
57Les différentes réformes de structures au sein de la rue de Grenelle ont dilué certains territoires historiques. À la fin des années 1960, la direction des Mines est devenue direction de la Technologie, de l’Environnement industriel et des Mines, ce qui traduisait à la fois l’élargissement du champ d’expertise mais aussi une perte d’identité notoire. Depuis lors, les changements furent continuels et déstabilisent quelque peu les responsables. On peut alors décrire la présence des mineurs comme le paradoxe « de l’implantation d’un corps prestigieux dans un ministère sans pouvoir »37. De son côté, Christian Stoffaës a retracé cette évolution :
« À mesure que se libéralise l’économie, au cours des années 1950 et 1960, la fonction du ministère s’effrite, sauf dans le domaine de l’énergie... Ces dernières années, le ministère de l’Industrie s’est vu parfois chargé de tous les péchés du dirigisme révolu : plans sectoriels irréalistes, gaspillage des fonds publics dans les canards boiteux, politisation des dirigeants d’entreprises, structures mouvantes et rotation rapide des responsables et des ministres. Mais le ministère de l’Industrie est en fait sans guère de pouvoirs réels de gestion et n’exerce d’influence sur les dossiers qu’en fonction du poids politique personnel de son titulaire. Il pâtit de la toute-puissance de la coordination financière des ministères de l’Économie et des Finances... »38.
58Le fait de chapeauter la direction des Mines par un secrétariat général à l’Énergie était déjà une façon de faire perdre au début des années 1960 sa prééminence à cette direction. Dans les années 1960, malgré tout, les principales directions du ministère de l’Industrie étaient quand même tenues par des ingénieurs du corps des Mines (sauf Charles Chevrier à l’Électricité qui était issu de l’École des ponts et chaussées) : André Giraud, Donnat, P. Alby et J. Couture en tant que secrétaire général à l’Énergie.
59La rupture, selon un témoin, se placerait au milieu des années 1960 : « Après 1966, j’ai le sentiment que les politiques ont pris leurs distances par rapport au corps des Mines ». En effet, succède à J. Couture J. Blancard, mais après arrive Paul Mentré (ENA). Le secrétariat à l’Énergie finit par disparaître, victime, semble-t-il du souci des politiques de briser certaines forteresses.
60Le déclin du charbon a aussi été semble-t-il un moment-clé :
« La question des charbonnages a été traitée en grande partie au ministère de l’Industrie (les Finances avaient trop peur). Le jour où la question a été considérée comme résolue (au début des années 1970), le ministère des Finances a progressivement pris la tête […] À partir de 1970 (quand le plan de récession des Charbonnages était sur rail), il y a eu un certain désintéressement du corps vis-à-vis des problèmes du charbon. La direction des Mines pendant cinq ans (à partir de 1970) a été remplacée par la direction des Mines, de la Technologie et de F Environnement industriel qui n’était plus compétente pour le charbon. Le charbon a été rattaché à la Digec (gaz, électricité, charbon). Le ministre lui-même a dit qu’il ne fallait pas que les ingénieurs des Mines aient accroché à leur nom le problème de la récession ».
61Les rapports entre le corps et le ministre de l’Industrie se sont compliqués aussi du fait que le ministre appartenait plus souvent à d’autres milieux comme Alain Madelin, Michel d’Ornano, Dominique Strauss-Kahn (professeur d’économie) « d’où des relations plus difficiles qu’avec des ministres de la Quatrième ou du début de la Cinquième République qui étaient des hommes politiques sans attaches particulières ». Les X-Mines n’ont pas détenu en général le poste de directeur de cabinet de leur ministère ou de leur secrétariat d’État (ce qui était le cas pour d’autres corps). Les directions d’administration centrale de l’Industrie qui étaient traditionnellement confiées au corps ont également connu des destins divers : « J’ai eu un successeur du corps des Mines dont le successeur a été de la Cour des comptes ». En 1970, le directeur de la Sidérurgie est un énarque. Jean-Pierre Chevènement nomme à la direction générale de l’Industrie Louis Gallois (HEC-ENA) qui sera toutefois remplacé par un X-Mines.
62Pourtant, si l’on constate des hiatus dans la continuité, on peut aussi considérer que, globalement, le corps des mines a gardé en niveau ses acquis. Dans les années 1980, les grands corps techniques maintiennent leur position autour de 20 %, soit entre 3 et 4 % des postes de directeurs d’administration centrale pour les Mines, une « stabilité remarquable », tandis que le corps des Ponts et Chaussées accuse un recul assez net après 1981 en particulier du fait de la montée des X-Télécom.
« Les ingénieurs des Mines étaient quatre en mai 1981 au ministère de l’Industrie, ils sont toujours quatre en décembre 1983 : ils ont conservé intacts leurs fiefs, et notamment la direction générale de l’Énergie, la direction des Hydrocarbures, la direction du Gaz, de l’Électricité et du Charbon ; et s’ils ont perdu la direction générale de l’Industrie, ils ont récupéré à la place la direction des Industries chimiques, textiles et diverses »39.
63Le corps a d’autre part réussi à prendre certains caps assez tôt, quelquefois contre l’avis de ses représentants les plus hauts placés : l’« entrisme » des « mineurs » dans le secteur de l’environnement (une douzaine d’ingénieurs aujourd’hui) est un virage pris il y a une dizaine d’années au grand dam d’André Giraud qui ne voyait pas ce que les ingénieurs des Mines allaient faire « dans les déchets »... Ce tournant avait soulevé la question : faut-il que le corps se spécialise ? L’idée du corps des Mines de s’ancrer en profondeur dans le secteur de l’environnement devait lui permettre d’être rattaché à des questions concrètes et de là de diffuser dans des secteurs jusqu’alors peu ouverts aux « mineurs » (urbanisme ou transports). Cette question souleva un débat au sein du corps : pour les plus illustres, se cantonner dans un seul secteur serait défensif et défaitiste. Ezra Suleiman40 rapporte quelques intéressantes citations :
« À moins que nous ne voulions devenir un corps bien particulier comme les postiers ou les forestiers, nous devrions abandonner cette idée absurde […] Si nous devions nous confiner à un secteur spécifique, nous ne serions plus le même corps. Nous ne pourrions plus exercer notre influence dans les nombreux secteurs où nous occupons une position-clé. Nous perdrions notre liberté de circuler d’un secteur à l’autre. Nous cesserions d’attirer les meilleurs éléments. Le corps des Mines ne serait plus le corps des Mines... Le simple fait que cette question ait été soulevée me gêne énormément. C’est la preuve qu’il y a une crise d’identité. Je ne pense pas que ce soit grave, car les autres vont certainement se ressaisir très vite […] Nous avons survécu aux mines, et maintenant ils veulent nous faire essuyer la suie ! »
64Il est clair que la spécificité du corps, pour ses membres les plus anciens, venait de son caractère généraliste et qu’il n’était pas question de prendre une étiquette susceptible d’être vouée à un sort aussi funeste que celui des mines françaises. Pourtant, le tournant a été pris et on peut considérer aujourd’hui les DRIRE comme un relais du ministère de l’Environnement.
C. L’érosion des « bastions »
65Comme dans son propre ministère, on constate que le corps des Mines n’occupe plus tous les postes-clés dans ce que nous avions dénommé des « bastions » un peu plus haut. Par exemple dans le secteur de l’énergie, EDF a été dirigé par un X-Ponts (mais la tradition d’EDF est plutôt hydraulique et liée au béton), GDF, après un ambassadeur passé par Pechiney-Ugine-Kuhlmann, a connu à sa tête un ingénieur de l’Institut polytechnique de Grenoble qui autrefois présidait aux destinées d’Elf-Aquitaine. François-Xavier Ortoli, chez Total, venait de l’Inspection des finances (comme Albin Chalandon pour Elf). En février 1993, un journal écrivait à ce propos que « le corps des Mines aimerait retrouver la présidence d’un des deux groupes pétroliers. André Giraud, pape du « corps » aura son mot à dire »41 . Pourtant, la présidence d’Elf-Aquitaine continua d’échapper au corps après l’alternance de 1993, les Charbonnages de France ou l’AFME (ADEME aujourd’hui) continuant seuls la tradition du corps.
66Incontestablement, le corps a perdu certains terrains et en particulier ce qui avait fondé sa légitimité historique. Déclaration symbolique d’un « homme du sérail » en 1992 : « Depuis la nomination à Elf de Le Floch-Prigent, qui n’est pas X-Mines, il n’y a plus de tabous »42. Valéry Giscard d’Estaing heurta de front les seigneurs des Mines en nommant, en 1977, Albin Chalandon à la tête d’Elf-Aquitaine, un des bastions du corps... Peu amène à l’égard des « mineurs », il contestait volontiers, dans les dîners en ville, leurs capacités de managers. Certes, la banque, les bureaux d’études, certaines technologies de pointe ont ouvert de nouveaux horizons mais il y a certainement eu perte de substance. Des ruptures ont eu lieu à Elf (le passage directeur des Carburants-entreprise publique a cessé entre Blancard-Giraud et Vaillaud) comme à Pechiney (après Jouven, un inspecteur des Finances). Des ingénieurs du corps avouent eux-mêmes qu’en fonction dans de grandes entreprises « ils veillaient comme le lait sur le feu à ne pas embaucher trop d’X-Mines ». Le souci ne semblait pas seulement dû à la volonté d’assurer à chacun une belle carrière. Depuis la fin des grands programmes d’équipement pétrolier et nucléaire – basés sur l’idée d’indépendance nationale – l’absence de grands projets (et donc de grands hommes du corps qui s’y consacrent) pèse sur le destin et l’image des Mines.
D. Crise du service public
67La transformation des structures administratives et les nouveaux équilibres de pouvoir ont peu à peu bouleversé les rapports que le corps des Mines entretenait avec les pouvoirs publics. Cet ensemble de phénomènes est bien résumé par un article portant sur le pantouflage :
« En l’espace de quelques années, la foi en l’État d’un nombre grandissant de hauts fonctionnaires a vacillé. Les causes de leur malaise sont aussi profondes que nombreuses : crise d’identité du service public, politisation des nominations, réhabilitation de l’entreprise, alternances politiques à répétition. Sous ces coups de boutoir successifs, beaucoup ont choisi d’exercer leur métier dans une entreprise, voire dans une collectivité territoriale, à la faveur de la décentralisation... La vague d’essaimage qui a déferlé entre 1985 et 1991 a bouleversé ces traditions. Plus nombreux, ces départs sont aussi intervenus plus tôt dans la carrière des partants et ont concerné des institutions (Conseil d’État) ou des ministères (Intérieur) jusque-là épargnés. Le sommet de la vague se situe en 1991 : 21 % des 5 000 anciens élèves de l’ENA travaillent alors en dehors de l’administration contre 13 % en 1985. De même 48 % des cadres du corps des Mines exerçaient leur activité dans une entreprise, la proportion atteignant 60 % chez ceux sortis de l’École depuis 1980 »43.
68La conscience d’un certain déclin de l’administration et d’une remise en cause des valeurs de service public étaient déjà constatés il y a une génération. En 1953, 87 mineurs étaient employés dans les entreprises privées, 50 dans les entreprises publiques et 148 au service direct de l’État : « Lorsqu’on avance dans les jeunes générations, le temps consacré à l’administration a tendance à diminuer »44, écrivait-on alors. On pouvait aussi lire un constat de crise dans le bulletin du PCM en 1970 :
« le déclassement des revenus joint aux critiques dont le service public, mais aussi les hommes qui le composent, sont aujourd’hui les objets... la création de nouveaux corps qui ont taillé leur domaine en amputant le nôtre… l’évolution de la société dans son ensemble tend à introduire la notion de concurrence individuelle dans un univers qui assurait jusqu’ici une grande sécurité de carrière à ceux qui avaient réussi à franchir le difficile barrage de l’entrée dans les corps45... »
69Ces rappels historiques sont ici pour relativiser un peu la notion de crise qui semble à chaque génération plus grave qu’auparavant. D’une part, le travail administratif – est-ce bien nouveau ? – motive peu, et sans doute de moins en moins. Un observateur étranger constatait qu’« il faut avouer que le travail effectué dans les corps est, dans la plupart des cas, d’une grande routine et dépourvu d’intérêt lorsqu’on est ambitieux. C’est si vrai qu’on estime avoir raté sa carrière si l’on passe la plus grande partie de sa carrière professionnelle à travailler dans le secteur affecté à son propre corps ; et cela, les corps le reconnaissent parfaitement »46. Aussi, si les jeunes commencent toujours leur cursus dans les DRIRE (sécurité, environnement, développement industriel), nous indique un témoin qui suit attentivement les trajectoires des X-Mines, de moins en moins font leur carrière entière au sein de ces entités. Ils ne restent pas suffisamment pour devenir directeurs.
70Le deuxième aspect qui souligne la crise du service public tient dans l’affaiblissement des postes de directeurs d’administration centrale. Un témoin a noté le changement radical entre la Quatrième et la Cinquième République : « J’ai eu treize ministres pendant que je m’occupais de la sidérurgie au ministère. Avant la Cinquième République, les ministres passaient et les directeurs restaient. Ils étaient les points fixes de l’administration ». Un corps comme celui des Mines représentait une certaine neutralité et le service de l’État donc une garantie pour les ministres. Les fonctionnaires ont depuis lors perdu du pouvoir surtout par rapport aux cabinets, très puissants sous la Cinquième République. Les techniciens ont quelque peu l’impression que les capacités techniques sont évacuées au profit du politique. D’autant que la dépendance des entreprises publiques vis-à-vis du politique est allée en augmentant. Enfin, la politisation de la haute fonction publique a fait évoquer le spoil System à l’américaine, en particulier dans les années 1980 :
« Un an après la formation du gouvernement Rocard, 49 directeurs d’administration centrale (sur 170) ont été changés, ainsi que 14 directeurs d’établissements publics et 9 patrons d’entreprises publiques ; 36 % des nouveaux directeurs ont appartenu à un cabinet ministériel de gauche. Lors du premier septennat de François Mitterrand, 82 directions administratives avaient changé de main au cours de la première année. Sous le gouvernement de Jacques Chirac de même (81 changements de directeurs en un an) »47.
E. La concurrence de l’ENA
71Vingt ans après la création de l’École nationale d’administration, certains membres du corps des Mines redoutaient déjà la concurrence des « technocrates » par rapport aux techniciens. Louis Armand écrivait dans le Figaro en 1967 : « Non contents d’être installés aux niveaux élevés du pouvoir politico-administratif, les technocrates se sont frayés depuis la guerre et surtout depuis quelques années un large débouché vers les fonctions les plus élevées des entreprises nationales et vers la direction des grandes affaires ; les techniciens n’ont pas manqué de s’en sentir frustrés »48. L’opposition technocrates/techniciens est ici intéressante de la part d’un grand technicien qui fut aussi un technocrate ! Rappelons qu’Alfred Sauvy disait que le technocrate, c’est le technicien qu’on n’aime pas...
72S’il est certains technocrates dont il fut question dans les témoignages, ce sont bien les énarques. Les grands corps civils et la connivence entre énarques et monde politique semblent pour certains mineurs marquer une concurrence quelque peu déloyale. Un de nos témoins pensait cependant que cette concurrence n’était pas si efficace que cela dans la mesure où l’État, l’administration, les valeurs d’intérêt général étaient en crise déjà depuis dix à quinze ans. Un autre témoin ne voyait pas les ingénieurs des Mines être fascinés par les énarques tandis que quelques X le sont49. On reconnaît malgré tout aux énarques « de savoir mieux communiquer que nous ; ils ont une autre forme d’intelligence ; le monde politique est plus proche de l’ENA que de l’X statistiquement parlant ».
73En conséquence, pour un de nos témoins, alors que dans les années 1960 : « les valeurs étaient plus strictes (« nous œuvrons pour l’intérêt général »), maintenant, c’est plus l’intérêt du ministre que l’intérêt général. [Les ingénieurs des Mines sont] plus en concurrence et moins taillés pour la course du fait de leur formation. Peut-être [sont-ils] moins bien dans leur peau que notre génération ». Pour un autre de nos témoins, « la pratique qui a consisté pour pas mal de jeunes du corps des Mines à faire prématurément du cabinet ministériel n’est pas saine. Le cabinet ministériel donne une situation prématurée de puissance et cette puissance donne l’impression de savoir ». Cette citation nous conduit à nous pencher de plus près sur le développement du poids des cabinets ministériels et sur le rôle que les X-Mines peuvent y tenir.
F. Le poids des cabinets
74En fait, le corps des Mines sait jouer de la stratégie des cabinets même s’il n’y est pas toujours à l’aise. D’ailleurs, un témoin précisait que l’« un des rôles des parrains du corps est d’avoir quelques membres dans les cabinets ». Le passage par un cabinet peut être le meilleur tremplin vers un pantouflage efficace. Michel Bauer a illustré ce fait avec le cabinet du ministre de l’Industrie en 1951, Jean-Marie Louvel (nous n’avons retenu que les X-Mines) : « le passage en cabinet ministériel apparaît comme un moyen privilégié de se doter en atout État » :
Paul Gardent, X-Mines, premier poste aux Charbonnages de France (directeur des Études générales), devient directeur-général de Charbonnages de France ;
Michel Collas, X-Mines, ingénieur en chef à la Sollac, devient vice-président de Creusot-Loire ;
Gustave Rambaud, X-Mines, directeur du département industriel de Paribas, devient vice-président de Paribas ;
Philippe Malet, X-Mines, directeur des participations chez Suez, devient président-directeur général de Suez.
75Michel Bauer conclut que « la fusée n’aura aucun raté »50. Sur un plan statistique, l’importance des polytechniciens dans les cabinets ministériels de l’après-guerre a été étudiée par Aline Coutrot : « Entre 1949 et 1958, 44 polytechniciens seulement entrent dans les cabinets ministériels et la période suivante, 1959-1968, ne leur est pas plus favorable (48 entrées). En revanche, de 1969 à 1977, se produit un afflux considérable ; on ne recense pas moins de 159 polytechniciens qui entrent pour la première fois dans l’entourage d’un ministre... C’est entre 1969 et 1977 qu’entrent plus de 50 % de l’effectif total »51. On peut donc considérer ce phénomène comme relativement récent et lié à la présidence de Georges Pompidou (ce qui précise le sens de la citation du Noeud gordien donnée plus haut : Georges Pompidou préférait les « technocrates » en tant que conseillers plutôt que comme responsables politiques) puis à celle de Valéry Giscard d’Estaing. Ce sont les ministères du Commerce et de l’Industrie puis des Travaux publics et de l’Équipement qui emploient le plus de polytechniciens.
76Le passage par des cabinets ministériels a surtout augmenté à partir des années 1960 avec une prédilection globale pour les cabinets du Premier ministre (36), de l’Industrie comme il se doit (32) et, récemment, pour l’Environnement52 :
77Les années, 1970 sont une période d’essaimage pour les polytechniciens au sein de cabinets de plus en plus nombreux : « Non seulement le nombre d’emplois fait plus que tripler entre 1969 et 1977 mais les polytechniciens sont présents dans 23 départements ministériels alors qu’antérieurement ils ne l’étaient que dans 12 d’entre d’eux »53.
78On constate que seul le corps des Mines connaît une croissance régulière au long des trois périodes considérées. Aline Coutrot précise d’autre part qu’« au cours de la période 1969-1977, ils renforcent leurs bastions traditionnels en même temps qu’ils investissent des secteurs nouveaux ». Le cas des cabinets de l’Industrie reste très illustratif :
Tableau 11
Emplois exercés dans les cabinets du ministère de l’Industrie(%)
Mines | Ponts | Autres | Total | |
1949-1958 | 31 | 41 | 28 | 100 |
1959-1968 | 27 | 41 | 32 | 100 |
1969-1977 | 47 | 11 | 42 | 100 |
79Le nombre croissant d’emplois occupés par les ingénieurs des Mines s’accompagne d’un déclin spectaculaire des ingénieurs des Ponts et Chaussées. En revanche, ceux-ci prennent une place prépondérante, mais en diminution relative, dans les cabinets de l’Équipement. L’investissement de secteurs nouveaux par les ingénieurs des Mines se manifeste donc depuis les années 1960. « Dans la période antérieure, sur 11 ingénieurs des Mines, 10 se retrouvaient au cabinet du ministre de l’Industrie. Depuis lors, ce n’est le cas que pour 25 % d’entre eux, les autres exerçant leur tâche dans divers départements. Il apparaît donc que les ingénieurs des Mines, avant même la montée générale des effectifs, ont occupé des emplois hors de leur bastion d’origine ».
80À titre d’exemple de cette période d’expansion et de diversification du corps des Mines dans les cabinets, on peut citer le premier ministère de la présidence de Georges Pompidou, celui de Jacques Chaban-Delmas, où l’on rencontre onze X-Mines54 :
Tableau 12
Membres du corps des Mines dans les cabinets ministériels en 1969
Présidence de la République | Bernard Esambert |
Premier ministre | François de Wissocq |
Environnement | Dominique Moyen |
Économie et Finances | Lionel Stoléru |
Éducation nationale | Jean-Claude Moreau |
Transports | Alain Bruté de Rémur |
Industrie | Romain Zaleski |
Secrétariat d’État à l’Industrie | Patrick Duverger |
Postes et Télécommunications | Jacques Maire |
81Ce cabinet revêt une certaine importance puisqu’un témoin déjà cité voyait dans cette période de volontarisme industriel un moment d’adéquation entre le pouvoir et l’esprit saint-simonien du corps. Dans le cas de 1975 cité par Ezra Suleiman55, on rencontre huit X-Mines au total (contre 5 Ponts, 12 préfets, 11 conseillers d’État, 8 inspecteurs des finances). On remarque que chacun de ces corps a donné un directeur de cabinet aux différents ministères : seules les Mines font exception. Cette particularité déjà rencontrée en ce qui concerne les mineurs montre les limites de l’influence du corps : le pouvoir semble désireux de modérer son influence. La même proportion d’X-Mines se rencontre dans le gouvernement d’Édith Cresson, soit dix X-Mines dans les cabinets56 :
Tableau 13
Membres du corps des Mines dans les cabinets ministériels en 1991
Présidence de la République | Anne Lauvergeon | Secrétaire générale adjoint |
Premier ministre | Bruno Bernard | Travail, emploi et formation professionnelle |
Finances | Gilles Taldu | Énergie et industrie |
Industrie | Claude Imauven | Chimie, industrie et santé |
Postes et télécommunications | Fabrice Bregier | Affaires industrielles et internationales |
Affaires sociales et intégration | Michel Cohen | Financement de la Sécurité sociale, industrie pharmaceutique |
Travail, emploi et formation professionnelle | Jean-Pierre Clamadieu | Affaires industrielles, politique de formation et d’emploi dans les entreprises, plans sociaux, |
Secrétariat d’État à la Mer | Yves Barraquand | Directeur de cabinet |
Environnement | Henri Legrand | Pollution et risques technologiques |
82Il y a cependant une exception dans cette période : l’arrivée de la gauche en 1981 a marqué pour un temps le recul des grands corps dans les cabinets. En effet, il y avait :
14,1 % de membres de corps techniques dans les cabinets ministériels de Jacques Chirac ;
11,4 % pour Raymond Barre ;
4,8 % pour Pierre Mauroy57.
83Ce recul s’est fait essentiellement au bénéfice des enseignants. Il est à noter d’autre part qu’aucun corps technique ne tient de poste de directeur de cabinet dans le gouvernement Mauroy (17 % pour les conseillers d’État et 29 % pour les administrateurs civils). Pourquoi cet affaiblissement (relatif) des corps techniques dans les cabinets de 1981 et 1988 ?
« Le recrutement de profils purement techniciens se rencontre peu. Les ministres socialistes demandent toujours un “plus” qu’une simple compétence : une fidélité, une conviction, souvent un engagement militant. […] Le recours direct à l’administration-maison pour fournir un technicien ad hoc est plus rare qu’en 1981 : aujourd’hui les dirigeants socialistes ont leur propre réseau interne et savent identifier qui combinera à la fois expertise et conviction. Moyennant quoi, leur entourage est marqué du sceau de l’engagement politique à gauche »58.
84L’action de ces militants s’oppose au caractère routinier et administratif des cabinets où les collaborateurs sont avant tout des techniciens « tièdes, peu inspirés »59 qui ne s’engagent pas dans un projet politique. Malgré tout, après quelques années, la situation est revenue « à la normale » : le cabinet de Roger Fauroux (Industrie) comportait deux X-Mines et celui de Gérard Renon trois (avec le secrétaire d’État à la Défense lui-même).
85Il resterait à se demander pourquoi on rencontre tant de grands corps dans les cabinets. À cette question posée par Ezra Suleiman, les réponses, par ordre décroissant, se passent de commentaires60 : le relationnel l’emporte très largement sur les compétences techniques... :
ils disposent d’un vaste réseau de relations dans tous les secteurs de la société (43,1 %) ;
ils possèdent une compétence générale irremplaçable (32,8 %) ;
les grands corps augmentent le prestige des cabinets ministériels (10,7 %) ;
ils ont le sens des réalités (5,2 %) ;
ils possèdent une compétence technique (3,4 %).
G. L’appel de l’entreprise
86L’entreprise, qu’elle soit publique ou privée, continuait d’attirer un nombre respectable des membres du corps. 21 sur 78 postes de direction des entreprises publiques en 1973 étaient occupés par des X-Mines et 5 sur 28 pour les entreprises d’économie mixte61. Mais deux grands changements sont intervenus : une nouvelle légitimité de l’entreprise qui suppose que l’on acquière rapidement sa « culture » ; une certaine politisation des postes des entreprises publiques. Pour un de nos témoins, bon observateur des mœurs de notre temps, dans les années 1960, si on restait dans une entreprise nationale, on pouvait être parachuté à un haut niveau ou à la présidence indépendamment des relations avec le pouvoir politique ou bien on pouvait partir relativement tard dans des entreprises avec des chances de succès assez grandes.
87Maintenant, le paysage est plus complexe : il faut entrer tôt dans l’entreprise privée et l’emprise du politique introduit davantage d’aléatoire. « Globalement, le système des années 1960 s’est un peu déréglé ». En conséquence, les hauts fonctionnaires quittent de plus en plus tôt la fonction publique dont l’image a baissé par rapport à celle de l’entreprise depuis une dizaine d’années.
88D’une façon générale, il faut choisir une carrière plus rapidement. En 1970, Friedberg et Desjeux notaient déjà (dans une note cependant) : « Ce qui a changé, ce sont les mécanismes mêmes du pantouflage. Celui-ci est le fait de corpsards de plus en plus jeunes qui font ensuite une carrière quasiment complète à l’intérieur de l’entreprise »62. Le mouvement a repris récemment, la part des démissions augmentant (elle correspond aux départs vers l’industrie d’il y a quelques années). L’entreprise, et toujours la part de valeur ajoutée qu’elle suppose, séduit.
89Les doubles cursus sont plus difficiles désormais à faire coexister. Il ne serait pas exagéré de considérer que la plus grande époque pour les membres du corps était celle où l’on pouvait être à la fois membre de l’Académie des sciences et dirigeant d’une grande entreprise (par exemple Robert Dautray qui est membre de l’Académie des sciences et haut commissaire au CEA). Ou encore Pierre Faurre, immédiatement présenté comme une exception :
« Atypique, il est un des très rares chefs d’entreprise à poursuivre en parallèle une carrière scientifique. Et non des moindres. Entré et sorti en 1960 major de Polytechnique, où il continue d’enseigner les mathématiques appliquées, il rejoint le corps des Mines. Il part ensuite aux États-Unis, comme chercheur à l’université de Stanford. Son doctorat d’État en poche, il crée à son retour le laboratoire d’informatique et d’automatique de l’École des Mines. Puis il participe à la création de l’INRIA63. Sa vie bascule en 1972 lorsqu’il entre comme secrétaire général à la Sagem où travaille déjà depuis plusieurs années son frère Louis. Devenu directeur général de la société en 1983, il ne sacrifie pas pour autant ses talents scientifiques. Reconnaissance suprême : il est élu en 1985 à l’Académie des sciences. À 43 ans, Pierre Faurre est alors l’un des plus jeunes membres de l’Institut »64.
90L’essaimage aujourd’hui peut être présenté comme une stratégie (et l’on pourrait parler d’impérialisme65 des corps) mais aussi comme une nécessité (la force des choses). Si la critique de l’État a affaibli les corps, il leur a donné aussi les voies du renouveau vers l’industrie. Il n’est pas rare de trouver des membres du corps dans des PMI ou le secteur agroalimentaire.
91Cette adaptation est en fait déjà une histoire ancienne. Selon un de ses membres qui a fait une longue carrière dans le secteur bancaire, le corps n’a plus de privilèges ni de monopoles : les gens réagissent et se « défoncent » davantage. Un autre corpsard dit avec humour : « On a plus l’esprit d’aventure aujourd’hui que [de notre temps]… Nous étions très élitistes... Le tapis rouge... à 21 ans : « No problem »... Maintenant, les X-Mines gèrent leur carrière ». Les groupes industriels étant devenus véritablement multinationaux, les bastions, comme on l’a vu, sont plus difficiles à garder pour les gens du corps. La diversification vers le secteur bancaire reste cependant fidèle aux traditions du corps : la banque a été abordée par le côté financement de l’entreprise et il en va de même pour l’assurance ou les services qui sont venus des liens avec l’industrie. « Je maintiens que l’unité, c’est l’industrie », affirme une des personnes interviewées.
92Pour de nombreux témoins, on assiste à une transformation des valeurs et, en tout cas, à une valorisation de l’entreprise par rapport à l’administration. Une part de la formation est vue comme inhérente à l’entreprise et, plus tôt on y entre, mieux sera intégrée la « culture », l’identité de la compagnie. D’où des cursus accélérés et, dès 30-32 ans, certains jeunes corpsards préfèrent quitter l’administration afin d’avoir une carrière en entreprise : après 3 ans en province, 1 ou 2 ans en administration centrale puis un passage en cabinet (pour les relations dans le monde politique), on entre en entreprise vers 32 ans. Un certain type de cursus aurait disparu, celui qui supposait quelques années en arrondissement minéralogique et dans les bureaux du ministère de la rue de Grenelle.
93Le corps des Mines a certainement aujourd’hui un problème de définition de son territoire. Chacun des termes qui le décrit soulève une question : peu ingénieur, plus du tout « mineur », l’X-Mines se voit reproché tout ce qu’en France on estime négatif quand on évoque les corps (image d’Ancien Régime, terme qui rime avec corporatisme, incapacité à évoluer quand on est arc-bouté sur ses privilèges). Si, depuis longtemps, les Mines se sont éloignés de leurs fonctions originelles, quelle est alors la spécificité de ces hommes et de ces femmes ? Pour un de nos témoins, il n’y aurait guère de perspective ni d’utilité de ce corps sauf une sélection d’individus. Cette formation initiale a d’ailleurs gardé son originalité et ne se confond pas avec celle d’autres grandes écoles. En dehors de cette culture d’origine, le corps se définit aussi par réseau relationnel pérennisé par le prestige de ses membres. Çà et là, nous avons senti certains témoins craindre cette réduction du corps à la seule défense de ses positions acquises et regretter l’absence d’un projet plus ambitieux qui unirait plus sûrement que la tendance corporatiste. C’est ce danger que soulevait un membre du corps : « Peut-on maintenir une entité uniquement par des valeurs communes très intellectuelles qui ne correspondent ni à un territoire, ni à une administration, ni à un métier » ? Pourtant, nous avons constaté que ce corps avait su s’adapter. Dotés d’un incontestable prestige, les X-Mines, experts généralistes qui forment un réseau de compétences et de relations, sont d’une grande utilité pour l’État (et la Nation) car ils permettent de dépasser le cadre rigide des structures administratives. Le corps peut garantir une meilleure concertation de l’ensemble des partenaires économiques. Enfin, par-delà les générations un lien assez fort (autre que le souvenir d’une formation commune et d’un annuaire des anciens élèves) existe. Si l’École des mines a bien abandonné son secteur éponyme, en revanche, elle possède un lien et une logique qui fondent son unité. Ceux-ci, et nous laisserons le mot de la fin à un de nos témoins, permettraient de baptiser le corps et son établissement d’application en « École de l’industrie ».
Notes de bas de page
1 Élèves des grandes écoles sortis parmi les meilleurs (« bottiers ») et ayant accès aux corps civils ou techniques (Inspection des finances, Conseil d’État, Mines, Ponts, Télécommunications…).
2 En 1950, un changement de nom a transformé les ingénieurs ordinaires en ingénieurs et les inspecteurs généraux en ingénieur général des Mines.
3 Cité par Dominique Desjeux, Le corps des Mines ou un nouveau mode d’intervention de l’État, Paris, CSO, 1976, p. 24.
4 Renseignements biographiques tirés de Réalités Industrielles, mai 1991, p. 3-4, nécrologie de R. Fischesser par Pierre Laffitte.
5 Principalement Fontainebleau, Corbeil et Sophia-Antipolis près d’Antibes.
6 F. Perrier, « Fonction complémentaire des corps techniques de l’État », Annales des Mines, janvier 1983, p. 53-59.
7 F. Etner in André Thépot, L’ingénieur dans la société française, Collection du Mouvement social, Éditions ouvrières, 1985, p. 254.
8 M. Allais, « Formation économique de l’ingénieur », Annales des Mines, décembre 1966, p. 1111 et 1121.
9 R. Fischesser et P. Laffitte, Revue des Ingénieurs, juin-juillet 1970, cité par Erhard Friedberg et Dominique Desjeux, « Fonctions de l’État et rôle des grands corps : le cas du corps des Mines », Annuaire International de la Fonction Publique, 1971/1972, p. 567-585.
10 Ezra Suleiman, Les élites en France, Paris, Seuil, 1979, p. 170.
11 Raymond Fischesser, « L’enseignement à l’École des Mines de Paris », Bulletin du PCM, juillet 1959, p. 10.
12 Raymond Fischesser ajoutant avec humour : « on aura donc tout vu : même des corpsards ayant du charbon sur les mains »...
13 Erhard Friedberg et Dominique Desjeux, op. cit., p. 575-576.
14 Claude Riveline, « Les activités de réflexion au sein de l’Amicale du corps des Mines », Annales des Mines, janvier 1983. En 1979-1980, le thème des relations privé-public portait sur la question « qu’est-ce qui dans les structures et les mentalités françaises s’oppose au développement des entreprises ? » ; en 1980-1981 : « que se passe-t-il lorsque l’administration s’occupe d’affaires industrielles ? » ; en 1981-1982 : « que faut-il penser des nationalisations ? ».
15 Erhard Friedberg, « Des mandarins merveilleux », Gérer et Comprendre, septembre 1987, p. 57-59.
16 Dominique Desjeux, Le corps des Mines ou un nouveau mode d’intervention de l’État, Centre de Sociologie des Organisations, octobre 1970, p. 82.
17 Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 507-509.
18 F. de Baecque et J.-L. Quermonne, Administration et politique sous la Ve République, Presses de la FNSP, 1982, p. 112.
19 Guy Sabin, Jean Bichelonne, Paris, France-Empire, 1991, p. 103-104. Le livre contient de nombreux documents et témoignages sur Bichelonne et essaie de défendre la mémoire et l’action de cet homme disparu dans des circonstances mystérieuses.
20 Bulletin du PCM, mars 1970, p. 13.
21 « Jean Syrota, briseur d’idoles », Enjeux-Les Échos, avril 1992, p. 45 et suivantes. À Matignon on voit en lui « un peu rapidement... un représentant du corps des Mines dans toute sa splendeur ». Ce à quoi l’intéressé répond : « Je ne savais pas que le corps des Mines avait une splendeur »...
22 M.-C. Kessler, Le Conseil d’État, Presses de la FNSP, 1968, p. 16.
*Pas de formation complémentaire, élèves qui travaillent directement à la sortie de l’École (surtout banque et conseil).
23 Brigitte Lépine, « Le bureau des carrières de l’École Polytechnique », La Jaune et la Rouge, Août-septembre 1992, p. 15 et suiv.
24 « Le Monde de Jacques Lesoume », Dynasteurs, mars 1991, p. 26 (article de Michel Derenbourg).
25 J. Kosciusko-Morizet, La « Mafia » polytechnicienne, Seuil, Paris, 1973, p. 126.
26 Chiffres cités par Christophe Charle, « Le pantouflage en France », Annales ESC, septembre-octobre 1987, p. 1119 et Ezra Suleiman, op. cit., p. 204 (d’après des données issues de l’Expansion de juin 1967).
27 Christophe Charte, op. cit., p. 1123.
28 « Fonctions de l’Etat et rôle des grands corps : le cas du corps des Mines », Annuaire International de la Fonction Publique 1971-1972, p. 569.
29 Annuaire International de la Fonction Publique 1971-1972, annexe XIII.
30 Christophe Charle, op. cit., p. 1131.
31 Ezra Suleiman, op. cit., p. 184.
32 Michel Bauer, op. cit., p. 40.
33 Hervé Garrido, Étude du comportement social des ingénieurs du corps des Mines de 1945 ā 1975, mémoire de maîtrise sous la direction du Pr. A. Plessis, Université Paris X-Nanterre, 1992, 121 p. Fabien Cerutti, Stratigraphie des ingénieurs du corps des Mines de 1945 ā 1975, mémoire de maîtrise sous la direction du Pr. A. Plessis, Université Paris X-Nanterre, 1992, 134 p.
34 Pierre Péan et Jean-Pierre Séréni, Les Émirs de la République : l’aventure du pétrole tricolore, Paris, Seuil, 1982, p. 25.
35 Elie Cohen, « Les territoires industriels du corps des Mines, enquête Bauer-Cohen 1983 », Sociologie du travail, n° 4, 1988, p. 612.
36 Association professionnelle des ingénieurs des Ponts et Chaussées et des Mines, Supplément au numéro de mars 1970 du Bulletin du PCM, René Mayer, « Un PCM, pour quoi faire ? », rapport établi pour le compte du groupe de travail chargé de proposer une réforme des statuts, p. 10.
37 Dominique Desjeux, op. cit., p. 17.
38 Christian Stoffaës, « Stratégie et structure de l’État », in René Lenoir et Jacques Lesourne (dir.), Où va l’État : la souveraineté économique et politique en question, Paris, Le Monde Éditions, 1992, p. 337.
39 Pierre Bimbaum, Les élites socialistes au pouvoir, Paris, PUF, 1985, p. 170 et p. 184-185.
40 Ezra Suleiman, op. cit., p. 222 et suiv.
41 Enjeux-Les Échos, février 1993, p. 45.
42 « Le tourniquet des nationalisées », Le Point, 2 mai 1992, n° 1024, p. 62.
43 « L’État, malade du pantouflage », le Monde, 9 février 1993.
44 J. Desrousseaux, « Évolution historique de l’administration des mines », Annales des Mines, décembre 1953, p. 19.
45 Association professionnelle des ingénieurs des Ponts et Chaussées et des Mines, supplément au numéro de mars 1970 du bulletin du PCM, op. cit., p. 8-9.
46 Ezra Suleiman, op. cit., p. 179.
47 Monique Dagnaud et Dominique Mehl, op. cit., p. 150.
48 10-11 avril 1967 cité par G. Grunberg, op. cit., p. 402.
49 Le rapport Lhermitte demandait que l’on réservât dix places à des polytechniciens au concours de l’ENA (il n’y en eut que deux en fait).
50 Michel Bauer, op. cit., p. 135.
51 Aline Coutrot, in R. Rémond, A. Coutrot et I. Boussard, Quarante ans de cabinets ministériels, Paris, Presses de la FNSP, 1982, p. 255 (note sur les polytechniciens).
52 Ibid., p. 96.
53 Ibid., p. 257 (ainsi que le tableau suivant).
54 Jacques Kosciusko-Morizet, op. cit., p. 106-107. Les X-Mines sont battus d’une unité par les X-Ponts. On trouve également quatre « mineurs » au Commissariat général au Plan et deux « mineurs » à la DATAR.
55 Ezra Suleiman, op. cit., p. 108.
56 D’après le « Trombinoscope » du gouvernement Édith Cresson.
57 F. de Baecque et J.-L. Quermonne, op. cit., p. 376.
58 Monique Dagnaud et Dominique Mehl, « L’élite rose confirmée », Pouvoirs, 1989, p. 145. Les données s’appuient sur le gouvernement de Michel Rocard.
59 Thierry Pfister, La République des fonctionnaires, Paris, Albin Michel et Seuil, 1990, p. 213 (citant M.C. Kessler).
60 D’après le tableau d’Ezra Suleiman, op. cit., p. 106.
61 Ezra Suleiman, op. cit., p. 112.
62 Erhard Friedberg, Dominique Desjeux, op. cit., note p. 570.
63 Institut national de recherche en informatique et en automatique.
64 Enjeux-Les Échos, février 1993, p. 38 Notons que dans la même promotion de l’X que Pierre Faurre, on rencontre : Émile Zuccarelli (ministre des PTT), Christian Sautter (préfet d’Île-de-France), Jean-René Fourtou (Rhône-Poulenc), Jean-Louis Beffa (Saint-Gobain), Bertrand Collomb (Laffarge-Coppée), Claude Andreuzza (IBM-France), Guy Paillotin (INRA et CIRAD), Alain Bensoussan (INRIA)…
65 Terme employé par Ezra Suleiman, op. cit., p. 179.
Auteur
Alain Beltran est agrégé d’histoire, docteur ès lettres et directeur de recherche au CNRS (unité IRICE). Ses premières recherches l’ont porté à s’intéresser à l’histoire de l’électricité (thèse sur l’électrification de la région parisienne, histoire orale d’Électricité de France avec J.-F. Picard et M. Bungener). De là, à la demande des entreprises concernées ou dans le cadre de recherches universitaires, il a publié différents ouvrages sur Gaz de France (avec J.-P. Williot), Elf-Aquitaine (avec S. Chauveau), les mouvements d’énergie à EDF, le développement d’Électricité de France hors des frontières nationales... Ses travaux les plus récents portent sur le développement comparé du nucléaire ou les fusions entre entreprises dans le secteur de l’énergie. Certaines de ces approches ont pu prendre la forme de participations à des expositions (sur la fin du pétrole par exemple au Mémorial de Caen).
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L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006