Le rôle de l’État dans le développement des ressources charbonnières en France, fin XVIIe -fin XIXe siècle
p. 97-108
Texte intégral
1La question posée : quel a été le rôle de l’État dans le développement des ressources charbonnières en France de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle, est à la fois séduisante et difficile. Étant historien de la sidérurgie, j’ai envisagé jusqu’ici l’histoire charbonnière essentiellement sous l’angle des consommations, ce qui n’est pas l’approche la plus utile pour apprendre à définir des politiques. De plus, les recherches récentes qui ont le plus renouvelé notre connaissance du domaine, comme les thèses de Jean-Philippe Passaqui et de Nadège Sougy, s’inscrivent dans l’esprit des monographies d’entreprise et n’abordent donc que très peu la thématique de l’État charbonnier1. L’ouvrage d’André Thépot sur les ingénieurs des Mines fournit en revanche beaucoup de matériaux au débat. Il permet de comprendre la construction, le fonctionnement et l’activité du corps des Mines2.
2Le propos portera successivement sur la législation minière comme outil de valorisation des ressources charbonnières, sur l’intervention des ingénieurs des Mines et sur la dépendance de la France à l’égard du charbon étranger. Il convient d’abord de définir en quoi consiste la propriété charbonnière, c’est-à-dire de distinguer droit de l’exploitant et droit de l’État, comme cela fut le cas jusqu’à la nationalisation de 1946. L’histoire moderne du charbon en France, au regard de l’État, commence avec l’arrêt du 14 janvier 1744. Ce texte fondateur veut en finir avec les errements d’une exploitation anarchique. Il rappelle, vielle idée régalienne, que l’exploitation des richesses du sous-sol est une permission, une concession préalable de l’autorité publique. D’une part, le propriétaire de surface n’est pas forcément exploitant du sous-sol et d’autre part cette concession, qui n’est pas une propriété, donne le droit au représentant de l’État d’intervenir, de contrôler et en un sens, d’organiser la production. En cela, l’arrêt contredit frontalement le versant féodal de l’idéologie de l’Ancien Régime. Il y a là un conflit de doctrines et un conflit d’intérêt. Mais désormais le capitalisme charbonnier a un cadre pour s’affirmer. Ainsi à Anzin, avec le duc de Croÿ et Périer, à Carmaux avec Solages3.
3Pour autant, la contradiction reste vive. Un des échecs les plus spectaculaires et les mieux documentés sur ce point est celui de Tubeuf, dans le Gard, à la Grand-Combe. Il ne parvient pas à s’imposer, malgré l’appui du Conseil d’État, contre la coalition des puissants – État de Languedoc, évêques – et des paysans, c’est-à-dire des micropropriétaires qui exploitent leurs champs et qui creusent le sol pour extraire du charbon4. En 1789, le nouveau cours est loin d’avoir gagné : sur plus de 200 mines, 40 seulement ont obtenu une concession dans les formes. Mais un corps et une école sont nés en 1783 ; le pouvoir a les instruments de sa politique.
4Deuxième étape juridique, la loi sur les mines du 27 mars 1791. « Loi funeste » dira la mémoire collective des ingénieurs des Mines, puisqu’elle prend le contre-pied de l’innovation majeure de la législation précédente, la distinction du sol et du tréfonds. Selon ce texte, les propriétaires de la surface auront toujours la préférence dans l’exploitation des mines qui pourraient se trouver dans leurs fonds et la permission ne pourra leur être refusée lorsqu’ils la demandent. C’est donc déconstruire tout l’effort industriel, capitaliste de l’arrêt de 1744. Mais les mécomptes de l’économie révolutionnaire et les French wars retarderont l’application de la loi. Au reste, les ingénieurs des Mines, revenus en grâce à partir du Consulat, l’interpréteront dans un sens contraignant. L’écueil principal pour sortir de cette « loi irréformable » tient au Code civil qui accorde aux propriétaires « la propriété du dessus et du dessous ». Napoléon tranchera, à sa façon, la contradiction en disant : « On peut, si l’on veut, ne pas dire expressément que les mines font partie du domaine public mais j’entends au fond qu’il en soit ainsi ». La loi du 21 avril 1810 reconnaît donc à l’État la propriété du sous-sol et par là le droit de concession aux demandeurs les plus convaincants, en termes de capitaux et de savoir-faire (le corps des Mines avait indiqué dès 1790 qu’il fallait réserver les concessions aux « compagnies capables de ces grandes entreprises »). Cette loi n’a guère changé pendant la période de référence. Elle a juste subi quelques modifications, la principale concernant la sidérurgie : en 1866, l’autorisation préalable à la création d’usines métallurgiques est supprimée.
5Les concessions ont été pour la plupart établies dans les années 1820 et 1830. La découverte de la houille dans le Pas-de-Calais donna lieu à une nouvelle vague dans les années 1850, suivies en 1875-1894 et en 1905 de répliques consécutives à l’« invention » de nouveaux gisements à la bordure méridionale du bassin. En Lorraine, les concessions furent accordées en peu de temps, de 1856 à 18635. La question toujours pendante était de savoir quelle était la bonne coupe, dans la superficie des concessions. L’ingénieur des Mines Du Souich, qui allait œuvrer dans le Pas-de-Calais, était partisan, par principe, de tailler large. « L’administration » écrit-il en 1839 « ne peut […] diviser à l’infini le terrain pour multiplier les concessions et satisfaire à toutes les demandes »6. Les entreprises pétitionnaires souhaitaient de vastes concessions. Un des arguments a été de ne pas créer un déséquilibre fâcheux entre les grandes compagnies du Nord – et particulièrement celle d’Anzin – et les nouvelles sociétés. La moyenne des superficies fut de 36 km2, soit une concession de bonne ampleur, ce qui ne disait rien, bien sûr, de la viabilité de celles-ci, c’est-à-dire des chances et malchances du sous-sol. Pour le bassin houiller de Lorraine, un équilibre équivalent fut recherché, entre concurrence et rentabilité. L’autorité publique intervenait également pour autoriser les réunions de concessions, autre manière de constituer de grandes entreprises, de trop grandes peut-être. C’est ainsi que le gouvernement du Second Empire mit fin dans la Loire à un regroupement qui préfigurait un monopole7.
6Réaffirmer le droit de l’État à attribuer et à surveiller les concessions minières entraînait, à terme, la constitution d’un corps d’inspecteurs, dépendant du Contrôle général. Les intendants ou les subdélégués n’auraient pas eu l’expérience et la qualification indispensables. Il fallut attendre cependant les années 1770 pour qu’une réponse commence à être donnée à ce problème. L’institution ne se stabilisera qu’à la suite de la loi d’avril 1810. Pour s’en tenir à quelques repères, la nomination de Monnet, en 1776, comme inspecteur général des Mines rejoint en 1781 par Duhamel, Jars et Pourcher de Bellejeant, donne de précieux auxiliaires à la politique minière de la monarchie. En mars 1783, les quatre inspecteurs (cinq en janvier 1784 avec Gillet de Laumont) deux sous-inspecteurs et six ingénieurs constituent le corps des Mines. En l’an II, l’Agence des mines qui est un des rouages de la Commission des armes – ce « ministère de l’Armement »8 – reconstitue pratiquement le corps, un moment dispersé. Le Conseil des mines lui succède en l’an IV, avec la renaissance des ministères, et devient Conseil général des mines lors de la réorganisation de novembre 1810. La force du système vient largement de la permanence des hommes. Duhamel père et fils, Lefebvre, Gillet de Laumont, Lelièvre et quelques autres ont tenu la structure, sous ses dénominations successives, pendant plus de vingt ans9.
7À partir du moment où l’intervention de l’État s’installait dans la permanence, la formation et le renouvellement des agents passaient par la mise en place d’un enseignement. En 1778, de premiers cours de minéralogie et de métallurgie sont donnés à la Monnaie par Sage. Une École des mines est créée à Paris en 1783, avec cinq élèves. Aux cours de Sage s’ajoute celui de Duhamel sur les techniques d’exploitation minière. L’idée est de combiner, en deux ans, cet enseignement scientifique à des voyages d’études où ces jeunes gens se formeraient tout en observant les réussites étrangères, pour le compte du gouvernement. N’était-ce pas aller trop loin ? Le recrutement des élèves cesse en 1786. Quatre ans plus tard, l’Assemblée nationale décide la fermeture de l’École. « ... Dans un peuple agricole », disait le rapporteur, « les mines ne peuvent être qu’objet de police et d’inspection. On doit à cette partie protection, encouragement, instruction sans faste et sans magnificence. L’intérêt particulier fera le reste » (29 novembre 1790). L’an II voit la reformation de l’École et du corps. La Révolution ne peut pas se passer de savants mineurs et plus encore de métallurgistes. Le programme des cours s’est étoffé puisqu’il comprend désormais de la chimie et de la géométrie parmi les enseignements de base, ainsi que du dessin et de l’allemand. Ces cours sont concentrés sur quatre mois, à la mauvaise saison, tandis que les voyages d’études et les tournées d’inspection sous la conduite des ingénieurs occupent le reste du temps, pendant trois ans. L’enseignement alterné semble résoudre une interrogation persistante sur le rôle de l’École des mines. En fait, le débat n’a pas cessé. Il est même relancé par la création de l’École centrale des travaux publics (Polytechnique). L’École des mines devient « École pratique pour l’exploitation et le traitement des substances minérales », autrement dit une école d’application. Reste à lui trouver un site ou plutôt deux ; ce sera Pesey en Savoie pour les mines métalliques non ferreuses et Geislautern dans la Sarre pour le charbon et la sidérurgie (12 février 1802). Gieslautem étant un ensemble industriel ne fut pas utilisé comme école mais comme lieu de stage, comme usine-pilote. À Pesey en revanche, les élèves purent combiner enseignement et exploitation minière. À la Restauration, cette expérience de terrain est abandonnée. L’École revient à Paris. Aux élèves de bouger.
8Pour développer cette branche d’industrie, il ne suffit pas de construire un appareil technique d’État. Il est nécessaire qu’au moins les dirigeants des exploitations, et l’encadrement des mineurs, à défaut des mineurs eux-mêmes, acquièrent une formation théorique et pratique. Les exploitations mal conduites sont sources d’accidents et de pertes répètent, au long du XIXe siècle, les ingénieurs des Mines. Pendant la Révolution et l’Empire, certains de leurs prédécesseurs avaient envisagé la création d’écoles (davantage pour les ouvriers métallurgistes, d’ailleurs), ce qui était, dans les conditions du moment, une pure utopie. La première initiative réussie revient à un ingénieur des Mines, Beaunier, qui suscite la création d’une École des mineurs à Saint-Étienne, en 181610. Son objectif principal est d’être une école pratique qui propose une formation de bon niveau aux futurs entrepreneurs charbonniers et métallurgistes du bassin. Le Conseil général des mines craint la concurrence qu’un établissement aussi bien situé ferait à l’École des mines pour le recrutement d’ingénieurs « externes » (on ne dit pas encore « civils ») et pousse Beaunier à limiter ses ambitions. La cible doit être de former de « bons conducteurs de travaux souterrains, des maîtres-mineurs aptes à obéir aux ingénieurs des Mines... des machinistes habiles ». En fait, selon une évolution quasiment consubstantielle aux écoles techniques, l’établissement de Saint-Étienne a vite fait monter le niveau des exigences pour l’entrée et fourni au bassin de la Loire et même à Decazeville, Anzin, etc. de nombreux directeurs de mines, dès les années 1830. La formation reçue permet à des diplômés de l’EMSE d’occuper des postes d’encadrement aussi bien à Alès, au Creusot qu’à Decazeville. Henri Fayol, directeur de Commentry dans les années 1860-1880, en est issu. À un niveau moindre, le besoin s’est fait sentir ailleurs de créer des écoles destinées aux maîtres-mineurs. Alès, en 1843, Douai, en 1878, ont été voulues et portées par les entreprises locales11.
9Le rôle des ingénieurs des Mines a, dès l’origine, été de participer activement à la découverte des richesses charbonnières, afin de valoriser le potentiel national. Ils ont vite convenu que la carte était le meilleur instrument de diffusion des connaissances, une fois engagée la prospection. L’échelle nationale a paru pertinente : la carte au 1/500 000e achevée en 1839 s’avère pourtant d’un intérêt médiocre. On passe donc à l’échelle du département. Les cartes qui sont confectionnées formalisent les données des enquêtes conduites par les ingénieurs et celles qui proviennent du travail des exploitants. Mieux, la démarche graphique s’enrichit progressivement d’un nouveau paramètre, la qualité. Ainsi dans les années 1840, les ingénieurs Dufrenoy et Elie de Beaumont introduisent des éléments de nomenclature des charbons dans leur cartographie. Après les stocks, les flux. Le corps des Mines juge utile de figurer dans la statistique de l’industrie minérale, selon une périodicité moyenne d’une dizaine d’années, des « cartes de la consommation et de la circulation du charbon en France ». Ainsi apparaissent des zones d’approvisionnement bien délimitées et des volumes en fort contraste. D’une autre façon, la recherche en laboratoire concourt à la valorisation des ressources. Le laboratoire d’essai de l’École des mines se consacre dès 1816 à des recherches et des applications de longue haleine, « d’un caractère plus étendu et d’une portée plus haute » que celles, beaucoup plus tardives, qu’entreprennent certaines compagnies houillères12. Mieux connaître les charbons, c’est déjà les mieux traiter, les mieux utiliser. Quand il s’agit des finances, la surveillance du bon usage des ressources charbonnières précède la concession puis accompagne l’exploitation. Les ingénieurs ont en effet à se prononcer sur la capacité initiale des concessionnaires et ensuite à apprécier le mouvement de leurs affaires, afin de fixer la redevance proportionnelle. On retiendra l’extrême prudence du corps à l’égard des sociétés anonymes. L’ingénieur en chef en poste à Clermont-Ferrand en 1841 donne la mesure de cette méfiance : « Il faut mettre de l’ordre dans cette espèce de brigandage minéralogique en surveillant de près les exploitations par actions » écrit-il alors. « Ne délivrer d’autorisation de société anonyme par actions dans l’extraction en grand des minéraux qu’à condition de pouvoir faire contrôler en tout temps et par un homme de l’art la marche tenue dans les spéculations occultes ou qu’à condition de vérifier sans cesse l’exactitude ou le fondement de toutes les promesses prodiguées aux futurs preneurs d’actions. » Il est vrai que l’incertitude dans l’évaluation d’un gisement et dans les progrès des travaux handicape cette industrie. Autre sujet d’attention, la conduite de l’exploitation. Si celle-ci est trop chaotique et uniquement orientée par de souci de la rentabilité à court terme, le potentiel de la mine sera en partie gâché. Cette ressource fossile, non renouvelable doit être ménagée d’autant qu’on ignore largement son ampleur. Ainsi l’ingénieur des Mines Jordan, visitant la houillère du Creusot en 1866, note que la croissance de l’extraction « ne nuit en rien au bon aménagement de la richesse minérale grâce à l’ordre qui règne dans les travaux »13. L’extraction minière étant une activité en situation extrême, la prévention des accidents constitue une priorité pour les agents de l’État. Les préfets, dans ce domaine, ne laissent pas le corps des Mines agir seul ; ils transmettent des instructions, voire un « guide d’usages » (Nord, 1825) et veillent par exemple à ce que les galeries soient correctement ventilées et que les mineurs fassent exclusivement usage des lampes de sûreté. La modernisation des procédés chemine par plusieurs canaux, entre le corps des Mines et les exploitants14. Les Annales des Mines forment le vecteur essentiel – André Thépot en a analysé le rôle – mais il faut faire entrer aussi en ligne de compte le Bulletin de la Société des industries minérales et le Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Les relations directes, personnelles entre un ingénieur stationnaire et un directeur de compagnie sont beaucoup plus difficiles à appréhender. C’est par là pourtant que doit passer l’essentiel des suggestions techniques. Dans le cas de La Machine, on citera deux exemples, en 1839 l’ingénieur des Mines en poste donne des conseils sur la résistance des câbles, à partir de l’expérience de Decazeville et en 1903, son successeur décrit le procédé de fonçage des puits avec « muraillage simultané ». Le transfert d’innovation a un circuit très court. A la fin de l’exploitation d’un filon, deux méthodes existent pour clore le chantier. Le foudroyage et le remblaiement. Dans le premier cas, on provoque par une explosion l’effondrement des couches, ce qui est un procédé rapide et économe mais qui s’avère dangereux, si la mine est grisouteuse. L’autre méthode est de remplir par des schistes et des boues les vides laissés à l’issue du dépilage. Cela limite l’échauffement des terrains et par là les risques. La tendance du corps est de pousser, par précaution, au remblaiement.
10En 1907, le directeur de La Machine s’irrite de cette pression. Il trouve ces contraintes superflues mais coûteuses, mal adaptées en outre aux particularités de chaque gisement15. L’administration des Mines est fidèle à ses principes de fondation, « nous surveillerons tous les établissements » dit-elle en 1810 « pour leur apporter sans cesse secours et lumière par l’intermédiaire des ingénieurs des Mines ». Ce programme, cependant, contredit le libéralisme dominant du siècle. Lorsque la crise des prix du charbon suscite, en 1874, un débat parlementaire, le rapporteur pointe la difficulté. « Les ingénieurs des Mines », écrit-il, « étaient destinés à devenir une sorte d’état-major scientifique de l’industrie dans lequel les mineurs et les métallurgistes seraient assurés de trouver des guides et des conseils éclairés. Sans doute cette conception était admissible à une époque où l’industrie avait besoin, pour ses débuts, d’une protection constante, en présence du merveilleux développement de l’industrie moderne. Il serait souverainement téméraire de la part des ingénieurs et de l’État d’offrir des avis à des exploitants pour la plupart habiles et expérimentés. » L’extension rapide d’une législation du travail irrite certains entrepreneurs, ce qui doit pénaliser les relations de confiance entre ingénieurs d’État et industriels. Le Comité des forges ne le laisse-t-il pas apparaître lorsqu’il indique, en 1914 que « [les] efforts de l’initiative privée n’ont jamais trouvé d’appui auprès des pouvoirs publics. Les mines sont le champ d’expérimentation des lois restrictives de la production ouvrière »16.
11La France manque de charbon. De 1788 à 1913, le déficit a oscillé du tiers à la moitié de la consommation globale. Les importations sont donc nécessaires, d’autant que les qualités les plus prisées, comme le charbon à coke, sont insuffisamment présentes dans les ressources nationales17. Il faut en outre considérer que les conditions de l’extraction – veines souvent profondes, étroites et faillées – lèsent l’industrie charbonnière française par rapport à ses concurrentes, en particulier l’anglaise. L’industrialisation « à toute vapeur » ne peut pas se passer d’un combustible bon marché.
12Jusqu’au début du XXe siècle, il convient de parler d’une pluralité de marchés car le coût du transport par terre interdit pratiquement aux houillères du Centre d’approvisionner par exemple le Grand Ouest ou à celles de Normandie d’atteindre les consommateurs parisiens. En retour, malgré le prix très attractif sur le littoral, les charbons de Newcastle ou de Cardiff ne risquent pas de nuire sur place à ceux de Montceau-les-Mines, de Saint-Étienne, de la Grand-Combe ou de Carmaux. La politique à suivre n’est pas aisée à déterminer. Les pouvoirs publics ne peuvent laisser les houillères françaises sans une protection suffisante. « Les exploitants du littoral sont incapables... d’évincer les houilles étrangères. Une diminution, même légère, dans la quotité des droits serait fatale pour plusieurs d’entre eux » lit-on dans l’enquête parlementaire sur les houilles de 1832. Il ne s’agit pas seulement de défendre des entreprises et des emplois mais de donner la possibilité aux compagnies d’accroître leurs prospections, d’investir dans le long terme de façon à augmenter très sensiblement la production nationale.
13Quelle est la situation en 1789 ? La France a besoin d’importer environ 40 % de sa consommation, soit des arrivages à hauteur de 230 000 tonnes. 185 000 tonnes lui viennent de Grande-Bretagne, le reste du bassin de Mons et d’Allemagne. Des trois pays grands producteurs de charbon, seule la Grande-Bretagne a une capacité d’exportation importante. Surtout, elle bénéficie d’une entrée en franchise dans trois ports, Dunkerque, Lorient, Marseille. Ailleurs tous les charbons étrangers sont lourdement taxés, de 8 F à 12 F la tonne18. La coupure de la Révolution et des French wars a écarté pendant vingt-cinq ans le charbon anglais des marchés français, au point, prétend-on en 1815, que les consommateurs en ont perdu la connaissance, au profit du charbon « belge ». Suivant le grand mouvement de protectionnisme qui marque la Restauration, une loi du 28 avril 1816 change les barèmes. Le charbon étranger venant de mer doit payer 10 F la tonne s’il est transporté par des navires français, 15 F dans le cas contraire. Les importations par terre – de Wallonie et d’Allemagne acquittent 6 F, avec une exception très favorable (1,50 F) pour les charbons destinés aux Ardennes, à la Meuse et à la Moselle. Le charbon continental, surtout celui de Mons, est donc favorisé. Entre « Belgique » et Angleterre, les quantités, dans les années 1820, se sont pratiquement inversées. En 1834 le charbon belge, qui atteint Dunkerque par le canal et dessert les côtes par cabotage, écrase son rival, par 620 000 tonnes (soit 80 % des importations françaises) contre 49 000 tonnes. La taxe correspond à 20 % du prix de vente du charbon d’Anzin. Becquey, qui fut directeur général des Ponts et Chaussées et des Mines de 1816 à 1830, estime que « les mines du Nord... méritent la protection du gouvernement ». Mais les consommateurs industriels renâclent, tout comme ceux qui ont investi dans les mines belges. À la suite d’une enquête parlementaire, en 1832, un tournant douanier est amorcé en 1834-1836. D’abord, il est décidé que le charbon étranger utilisé par les navires à vapeur entrerait en franchise. Surtout, les tarifs par voie de mer sont révisés à la baisse. Selon une dichotomie significative de la segmentation des marchés, le littoral est divisé de part et d’autre des Sables-d’Olonne. Au Nord, à partir de Saint-Malo, on payera désormais 6 F la tonne (sur des navires français) au sud, Méditerranée comprise, 3 F. Les rédacteurs de la SIM en 1838 parlent d’une « révolution dans l’importation des houilles par voie de mer... Aujourd’hui les houilles de la Grande-Bretagne ont chassé presque complètement les houilles belges de tous ceux de nos ports de l’Océan où celles-ci dominaient avant 1834 »19. Les exportations britanniques à destination de la France font plus que décupler de 1834 à 1845. À cette dernière date, elles représentent le quart des achats français. Il est vrai que la taxe d’exportation que subissaient les houillères d’outre-Manche a été diminuée en 1834 et supprimée en 1845. Dernière étape de cette politique douanière, le Second Empire qui, en matière de charbon aussi, se caractérise par la baisse radicale des droits d’entrée. Le 22 novembre 1853, les tarifs sont fixés à 3 F la tonne au Nord des Sables (toujours sur navires à pavillon français) et à 1,50 F au sud. Le tarif par terre, qui n’avait pas bougé en 1836, est uniformément porté à 5 F. Le 18 juillet 1860, le tarif par mer est révisé à la baisse, 1,50 F pour tout le littoral. Enfin, le 27 janvier 1863, tout charbon importé doit acquitter d’une taxe de 1,20 F la tonne. Ce montant, qui est inférieur alors à 10 % de prix du charbon à son arrivée en France, restera en vigueur jusqu’en 1926. On notera que la « nationalisation » du marché, grâce entre autres aux chemins de fer, a accompagné la baisse des coûts d’accès.
14Contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, les houilles étrangères n’ont pas déferlé sur le territoire, à mesure que le Gouvernement en levait les défenses. Elles ont comblé un déficit qui est resté à peu près constant, soit une petite moitié de la consommation totale, avec une pointe à 52 % en fin de période. La progression en chiffres absolue est certes impressionnante : le million de tonnes a été atteint en 1836, les 4 millions dépassés en 1854 ; 8 millions entrent en France en 1878,16 millions en 1900,22 millions en 1913. Pourtant, la production autochtone a suivi une pente voisine, avec des décalages et des contradictions dans le court terme qui s’expliquent par les effets complexes de la conjoncture intérieure et extérieure. La hausse des prix mondiaux – 1849- 1856, 1872-1874 entre autres – n’affecte pas sensiblement les achats ; elle les ralentit un peu. La seconde hausse manifeste la mondialisation de l’économie charbonnière. La demande très importante de l’industrie du rail aux États-Unis a fait brusquement croître la production métallurgique au Royaume-Uni ce qui, par voie de conséquence, a fait flamber les cours du charbon. En termes d’origine géographique, la Grande-Bretagne continue d’augmenter sa part du marché dans la seconde moitié du siècle. Elle est d’un tiers au milieu des années 1870, dépasse 50 % en 1899 et atteint 52 % en 1913. Elle devient hégémonique dans l’Ouest de la France (80 % de la consommation normande en 1873). Les houillères de cette région (dans le Calvados, la Mayenne et la Sarthe), peu productives et peu capitalisées, subissent le choc décisif sous le Second Empire. L’effondrement n’est donc pas seulement dû au traité, comme le disent les entrepreneurs de mines, à l’unisson des maîtres de forges. Mais l’État a clairement choisi de stimuler les industries de transformation sur tout le territoire plutôt que de défendre coûte que coûte ces mines et d’aider à en développer les ressources. La présence britannique ne se limite pas à ce pôle régional : en 1878, les charbons du Pays de Galles et du Nord-Est sont vendus dans 54 départements. Cette progression s’est faite au détriment de la Belgique qui garde cependant la première place jusqu’en 1894. Dans les années 1880, le charbon belge compte encore pour la moitié des importations françaises. Les achats dans le bassin houiller wallon culminent à 5 700 000 tonnes en 1883. Trente ans plus tard, ils sont descendus à 4 millions.
15Dans l’intervalle le montant des importations françaises est passé de 11,7 millions de tonnes à 22 millions. Le repli n’est pas seulement la conséquence de l’offensive britannique. La montée en puissance du bassin du Pas-de-Calais bloque les charbons belges dans la région du Nord et les concurrence sérieusement en région parisienne et sur le littoral. Denier intervenant, le charbon allemand. Ses ventes en France avaient atteint un million de tonnes en 1857, faisant jeu presque égal avec le concurrent britannique et à la veille de la guerre de 1870 son score était de 1 600 000 tonnes Ce chiffre ne sera retrouvé qu’en 1891-1892. La victoire de Sedan a pour effet d’intégrer l’Alsace-Moselle dans le Reich et de diminuer mécaniquement le volume de charbon exporté en France. Mais des causes internes expliquent largement ce long tunnel. Les besoins en houille d’une industrialisation fulgurante s’opposent un moment à toute envolée des exportations. Une campagne est d’ailleurs conduite en Allemagne à la fin du siècle contre un excès de ventes de charbon à l’étranger ; la disette de « pain de l’industrie » menace l’économie, assure-ton. Cependant, la France est de plus en plus sollicitée par les charbonniers de la Sarre et de la Ruhr. Leur organisation commerciale, qui impressionne tant leurs collègues français, fait merveille. Les vingt dernières années de la période marque une accélération constante des ventes allemandes en France et culminent à 7 millions de tonnes en 1913, soit 32 % du total des importations. La cible principale est la Meurthe-et-Moselle. Voilà une sidérurgie en vive croissance, grâce à la « minette » et au procédé Thomas et qui ne dispose pas du charbon nécessaire. Vue de façon polémique, la situation qui en découle ressemble à une mainmise du syndicat charbonnier rhénan-westphalien sur la Lorraine française. C’est oublier que la sidérurgie allemande dépend, pour une part de la minette de Briey. Mais ce combinat nécessaire ne rassure pas pour autant les patriotes. L’effort commercial ne se réduit pas à la Meurthe-et-Moselle.
16Les Allemands entament, vers 1900, une sorte de dumping pour déloger les Anglais de certaines de leurs positions en France. Par le Rhin et la mer ou par les chemins de fer qui proposent des tarifs attrayants, les charbons allemands apparaissent dans les ports, du Pas-de-Calais à Marseille ! La baisse du prix du fret maritime annonce une nouvelle géographie de l’approvisionnement. Il n’y a rien à attendre de l’Empire, malheureusement, qui n’est riche que de mines métalliques. On ne peut faire fond sur la production symbolique des charbonnages du Tonkin (quelques dizaines de milliers de tonnes en 1914). Symbole pour symbole, les 52 000 tonnes de charbon américain qui surgissent dans la statistique de 1901 signalent l’arrivée du Nouveau Monde, dont on ne peut encore rien conjecturer. Manifestement l’ouverture n’a pas nuit à l’industrie charbonnière française prise dans son ensemble mais elle a contribué à son réaménagement géographique. L’État n’a pas voulu que le développement nécessaire des ressources nationales en combustible minéral puisse entraver l’industrialisation. La seule voie restant, hors des importations inévitables, a été de valoriser le charbon pour lui donner sa meilleure forme marchande et de l’économiser pour gagner en rendement unitaire. Exploitants d’un côté, mécaniciens de l’autre ont été, avec les agents et les savants de F État, les artisans de cette « voie française ».
Notes de bas de page
1 Jean-Philippe Passaqui, La stratégie des Schneider. Du marché ā la firme intégrée (1836-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. Nadège Sougy, Les charbons de la Nièvre (1838- 1914), La houillère de La Machine, ses produits et ses marchés, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2008.
2 André Thépot, Les ingénieurs des mines du XIXe siècle : histoire d’un corps technique d’État, Paris, Eska, 1998.
3 Sur Anzin, le travail le plus récent est celui de Yann Caron, La ruée vers le charbon et le fer. Les demandes de concession destinées ā l’exploitation du sous-sol en Hainaut au XVIIIe siècle (1716- 1791), mémoire de maîtrise, Université de Valenciennes, 2000. Sur Carmaux avant la mi-XIXe siècle, Patrick Trouche, Sept siècles d’exploitation du charbon dans le pays carmausin, Blaye-les-Mines, 1980.
4 Gwynne Lewis, The advent of the capitalism in France, 1770-1840 : the contribution of Pierre-François Tubeuf, Oxford, Clarendon Press, 1993.
5 Comité des forges de France, La sidérurgie française, 1864-1914, Paris, 1920, chapitre I, Les combustibles. Bernard Desmars, « Administration des mines et entreprises privées. La répartition du bassin houiller lorrain sous le Second Empire », Marion Duvigneau (dir.), Lorraine du feu, Lorraine du fer. Révolutions industrielles et transformations de l’espace mosellan (XVIIIe-XIXe siècles), Metz, Archives départementales de la Moselle, 1996, p. 35-44.
6 A. du Souich, Essai sur les recherches de houille dans le Nord de la France, Paris, 1839.
7 Pierre Guillaume, La Compagnie des mines de la Loire, 1846-1854. Essai sur l’apparition de la grande industrie capitaliste en France, Paris, PUF, 1965.
8 Marcel Rouff, Les mines de charbon au XVIIIe siècle (1744-1794), Paris, Rieder, 1922.
9 Contre-exemple de cette continuité au pouvoir, Hassenfratz qui a été un des premiers élèves de l’École des mines et a contribué à la naissance du Corps puis, aux côtés de Prieur, à la politique industrielle du Grand Comité, a payé son activisme politique après Thermidor. Professeur à l’École des mines, il ne fut ni de l’Agence ni du Conseil. Emmanuel Grison, Du Faubourg Montmartre au Corps des mines, l’étonnant parcours du républicain J.H. Hasenfratz (1755-1827), École des mines de Paris, 1996.
10 Anne-Françoise Garçon, Entre l’État et l’usine. L’École des mines de Saint-Étienne au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.
11 Pour bien s’assurer que le recrutement serait adéquat aux principes de l’École de Douai, seules étaient prises en considération les candidatures de jeunes gens pouvant faire état de trois cents jours à l’abattage.
12 Louis Aguillon, « L’École des mines de Paris ; notice historique », Annales des Mines, 1889/ 1, p. 433-686.
13 Jean-Philippe Passaqui, op. cit.
14 Le dépouillement des procès-verbaux du Conseil général des mines entrepris par L. Latty va certainement apporter une information supplémentaire sur ce thème.
15 Nadège Sougy, op. cit.
16 Comité des forges de France, La sidérurgie française, 1864-1914, Paris, 1920.
17 La question du coût du combustible minéral en France au XIXe siècle et des importations a retenu l’attention des contemporains et des historiens. Dans la première catégorie, on citera, outre la Statistique de l’industrie minérale (publication annuelle et numéro du centenaire en 1934), les enquêtes parlementaires de 1833, 1860, 1869, 1874 et les nombreuses interventions des Chambres de commerce. Parmi les travaux, François Simiand, « Essai sur le prix du charbon en France au XIXe siècle », L’Année sociologique, 1900-1901, p. 1-81 ; François Crouzet, « Le charbon anglais en France au XIXe siècle », Trenard (édit.) Colloque Charbon et Sciences humaines, (Lille, 1963) Lille, 1966, p. 173-205 ; Michel Hau « Coût du transport du charbon et industrialisation de régions françaises, de 1847 à 1911 », Colloque Transports et voies de commerce (Dijon, 1975), Dijon, 1977, p. 183-197 ; Alain Lemenorel, « L’impossible révolution industrielle ? Économie et sociologie minières en Basse-Normandie, 1800-1914 », Cahiers des Annales de Normandie, n° 21, Caen, 1988.
18 Par commodité les importations sont comptées ici en tonnes. Jusqu’à l’instauration du système métrique décimal, il était question de quintaux de 100 livres, puis de quintaux métriques. La tonne n’est apparue qu’en 1869 dans la Statistique de l’industrie minérale.
19 Cité par F. Crouzet, op. cit., p. 377.
Auteur
Denis Woronoff est professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de l’histoire de l’industrie, des techniques et du patrimoine industriel, il est conseiller de plusieurs musées et centres de culture technique. Il a publié de nombreux ouvrages et en particulier : Histoire de l’industrie en France, du XVIe siècle ā nos jours, Le Seuil, 1994 ; François Wendel, Presses de Sciences-Po, 2001 ; La France industrielle, gens des ateliers et des usines, 1890-1950, Le Chêne, 2003.
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