Introduction
p. 37-41
Texte intégral
1Qu’il s’agisse du charbon dont il fallait développer l’extraction au XIXe siècle pour nourrir l’industrie, de l’électricité portée comme le flambeau de la modernité aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, des réseaux gaziers disposés comme des artères d’aménagement du territoire dans les années 1960 ou des économies d’énergie dont il fallait convaincre les Français qu’elles étaient un mal nécessaire à l’heure de la crise pétrolière, dans tous les cas se retrouvent l’impulsion, l’arbitrage ou la décision publique. Quand bien même les gouvernements proclameraient des principes libéraux, l’État surveille en France son secteur énergétique et contrôle les entreprises qui contribuent à son essor. Est-ce cette tendance qui constitue un modèle français ?
2Évoquer l’existence d’un modèle énergétique suppose de définir d’abord ce que l’on entend dans le terme de modèle. Le mot recouvre à la fois ce qui doit servir d’objet d’imitation, comportant donc une valeur d’exemplarité et de singularité, et la représentation simplifiée d’un processus. Les choix énergétiques français, à la lumière des évolutions passées et d’options plus récentes, sont-ils exemplaires et singuliers ? Ou bien sont-ils seulement singuliers ? Peut-on parler d’un processus de construction du secteur de l’énergie propre à la France ? Dans quelle mesure l’État, au moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a-t-il déterminé les structures énergétiques françaises ?
3Les témoins et acteurs de cette histoire présenteront pour leur part cette histoire en fonction de la position institutionnelle qu’ils ont occupée. Mais on peut d’entrée dégager trois caractéristiques du modèle français au regard des communications rassemblées dans cette partie. Des enseignements peuvent être tirés de la longue durée, comme le montrent successivement Denis Varaschin dans le cas de l’électricité et les trois communications assemblées du même auteur, Michel-Pierre Chélini et Denis Woronoff, qui brossent le panorama du charbon entre le temps de la grande croissance et celui de l’irrémédiable repli. Ainsi que l’atteste la mise en évidence d’un cycle de vie des houillères françaises, décrit par Marie-France Conus et Jean-Louis Escudier, le cas du charbon illustre une très longue évolution quasiment achevée. Les présentations qui situent leur analyse au-delà des années 1950 étayent fortement sur le temps court la variété des dispositifs d’intervention. Alain Beltran en donne une lecture incarnée dans les réussites mais aussi les doutes du corps des Mines. Dominique Finon montre les échanges qui ne cessent entre les évolutions technologiques du nucléaire et la prise en compte institutionnelle de choix de politique énergétique pour ne pas dire politique tout simplement. Aurore Toulon propose une analyse précise de la marge de manœuvre finalement étroite pour réaliser des économies d’énergie.
4Chaque fois, le rôle de l’État vient immédiatement à l’esprit. Exprimé comme la condition indispensable d’une idée forgée avant même que la Seconde Guerre mondiale ne vienne en accélérer la réalisation, il s’est d’abord traduit par la restitution des moyens d’énergie à la Nation. L’État en charge du bien commun, c’est bien à la lettre ce qu’exprimait Charles de Gaulle dans ses Mémoires de guerre écrivant « c’est à l’État qu’il incombe de bâtir la puissance nationale ». L’énergie en est l’un des facteurs déterminants. Les choix de l’immédiat après-guerre l’ont inscrit comme une évidence : réquisition des mines en septembre 1944 et création de Charbonnages de France par la loi du 17 mai 1946 ; constitution d’EDF et de Gaz de France en avril 1946 ; renforcement de l’interventionnisme dans le secteur pétrolier dès 1944-1945 au moyen du BRP et de l’IFP. La création de l’UGP en 1960 puis d’Elf en 1967 en poursuivit la dynamique à l’heure du « tout pétrole ».
5Ce contrôle de l’État, réaffirmé à l’occasion de la loi du 13 juillet 2005, s’appuie sur la définition du service public que l’on peut délimiter par plusieurs critères. La constitution de conseils d’administrations tripartite au sein des sociétés nationales implique que les Français, par la voix des représentants de fédérations d’usagers, puissent exprimer leur avis sur la gestion des services qu’ils utilisent. L’idée supérieure d’un bien national que défendrait le service public a plusieurs fois fondé le consensus national sur les priorités énergétiques, de la bataille du charbon à la continuité de la politique nucléaire. L’égalité de traitement de la desserte des habitants et donc une certaine unité tarifaire ont été perçues comme le corollaire nécessaire de cette évolution historique.
6Le rôle de l’État s’est aussi affirmé par de grandes orientations stratégiques. Elles sont imbriquées dans une politique d’aménagement du territoire. Celle-ci dépasse dans sa continuité une acception réduite à la seule politique volontariste conduite du milieu des années 1950 aux actions de la DATAR durant la décennie suivante. Organiser le repli charbonnier dès les années 1960, construire des raffineries ou mailler l’hexagone de réseaux gaziers, mettre en œuvre une politique d’équipement nucléaire à l’instar du plan Messmer de 1974, illustrent l’impulsion de l’État.
7Le second aspect durable du modèle français est d’ailleurs lié à ce souci de politique territoriale. En raison de ressources nationales restreintes – ce qui n’est pas nécessairement un handicap mais plutôt un stimulant efficace de l’innovation – l’économie de l’énergie a conduit à rechercher les conditions d’une sécurité globale d’approvisionnement durable.
8Un renvoi au colbertisme industriel, considéré comme un paramètre cardinal du modèle économique français, permet de rappeler que l’intervention de l’État a été justifiée par deux objectifs : l’unité et l’accroissement du territoire. L’exploitation des ressources naturelles et l’organisation d’une desserte énergétique rationnelle relèvent de cette stratégie, pour aboutir à terme au développement industriel du pays. Ainsi, de l’essor des bassins charbonniers a dépendu pour une part importante la croissance sidérurgique. Quand les vallées alpines ont été aménagées, elles ont favorisé l’implantation puis la croissance de l’industrie de l’aluminium. Lorsque les grands réseaux de gaz et d’électricité ont irrigué tout le territoire, ils sont devenus des facteurs de l’industrialisation des activités urbaines et rurales.
9La recherche d’une fourniture durable et croissante d’énergie a conduit à équiper le territoire par de grandes réalisations. Certaines incarnent une fierté nationale. Que l’on songe aux grands barrages de Génissiat en 1948, de Donzère en 1952 ou encore de Serre-Ponçon en 1961. On peut aussi évoquer la rapide mise en œuvre du réseau de gaz de Lacq. L’usine marémotrice de La Rance prend place en 1965 à mi-distance entre les rêves d’ingénieur et la maîtrise du génie civil.
10Une autre approche, complémentaire de la précédente, invite à regarder le développement des stratégies d’économies d’énergies. Elles sont le résultat de politiques contraintes par les coûts d’importation. Ceux-ci sont plusieurs fois apparus comme une menace sur la sécurité d’approvisionnement et un facteur risque d’une dépendance non contrôlable vis-à-vis des fournisseurs. Il suffit de rappeler en exemple l’augmentation de la facture pétrolière passant de 13 milliards de francs en 1973 à 184 milliards en 1984. Si l’État a joué un rôle certain pour rechercher la sécurité d’approvisionnement par la diversification des moyens, on ne doit pas négliger que les industriels français ont eux aussi déployé des technologies innovantes à la recherche d’une consommation énergétique décroissante.
11Un troisième élément peut être mis en exergue pour caractériser le modèle énergétique français en soulignant enfin la place spécifique qu’occupent en France les entreprises nationales.
12Nées depuis 1945 du rôle de l’État et de la volonté de confier certains services à des entreprises publiques, elles ont su s’adapter à de multiples évolutions. Ainsi, en 1946 ou 1947, fournir de l’énergie à la Nation s’impose comme l’objectif vital. Durant la décennie suivante, l’égalité de traitement des « usagers » prime. Mais dans les années 1990, ce que l’on assigne au service public s’inspire des mêmes préoccupations que les valeurs prônées par des entreprises privées, par exemple des objectifs environnementaux ou une notion de service aux consommateurs.
13Leurs activités réparties sur tout le territoire, les entreprises nationales ont maintenu des bassins d’emploi durant des décennies. Rappelons que si Charbonnages de France ne comptait plus que 7 800 employés en 2000, le personnel s’élevait à 358000 personnes en 1947. À l’inverse, les effectifs d’EDF doublèrent quasiment entre les décennies 1950 et 1980.
14Détentrices de savoir-faire, capables de moderniser et de rationaliser les réseaux d’énergie à l’échelle du territoire national, portées à l’effort de recherche, ces entreprises ont su valoriser une capacité d’innovation technologique. Elle a été promue au Cerchar de CDF, à la DETN de Gaz de France, à la direction des Etudes et Recherches d’EDF comme au BRP. La maîtrise de procédés a fondé celle de l’exportation de connaissances et de matériels au moyen de sociétés filiales.
15Ainsi défini, ce modèle français est l’objet de multiples remises en cause. Des inflexions sont déjà apparues dans le périmètre des entreprises nationales avant que l’influence de l’Union européenne n’y invite. Dès 1986, la privatisation partielle d’Elf en amorçait le mouvement. Mais l’évolution est encore plus nette depuis que les idées libérales ont été portées par la Communauté européenne. En février 1999, la contestation du monopole d’EDF puis l’adoption d’un statut de société commerciale ouvrant droit à la participation de capitaux privés en 2005 ont modifié au fond ce qui était établi en France depuis la Libération. Faut-il y voir pour autant, comme l’écrit le quotidien La Tribune dans son édition du 22 mars 2006, « la fin du modèle énergétique français » dès lors que l’entreprise Gaz de France serait privatisée ? Le rapprochement qui a depuis cette date été tissé entre le groupe Suez et GDF montre que l’État, par la décision gouvernementale, ne perd jamais complètement la main, même si des ambitions industrielles peuvent dessiner de nouveaux contours aux groupes portés à développer d’ambitieuses stratégies internationales.
16Ne doit-on pas parler plutôt d’adaptations récurrentes que de multiples situations puisées hors de la période récente pourraient démontrer ? Il en va ainsi lorsque des débats parlementaires des années 1890 reviennent sur la légitimité des concessions accordées à des sociétés gazières privées qui pensaient avoir permis la modernité urbaine et auxquelles on reproche leurs profits. De même, lorsque le ministre socialiste de la Production industrielle, Robert Lacoste, engendre en 1948 une situation insurrectionnelle dans les bassins miniers en prétendant modifier le régime social et le statut des mineurs, n’est-ce pas une adaptation à la réalité qu’il recherche ? Le modèle français joue de ces ajustements au contexte. Il présente des forces incontestables quand sont pesés les atouts du secteur énergétique dans l’hexagone. Il montre aussi des faiblesses, au regard de l’environnement international qui demande plus de liberté d’action, pour l’entrepreneur comme pour le consommateur. Le fait nouveau est peut-être que cette évolution soit plus largement admise.
Auteur
Est professeur d’histoire contemporaine à l’Université François Rabelais, à Tours. Spécialiste de l’histoire de l’industrie gazière, il a publié seul ou en collaboration trois ouvrages : Le Noir et le Bleu, Quarante années d’histoire du Gaz de France, (avec A. Beltran), Belfond, 1992, 332 p. ; Naissance d’un service public : le Gaz à Paris au XIXe siècle, Editions Rive Droite, Paris, 1999, 778 p. ; L’industrie du gaz en Europe aux XIXe et XXe siècles. L’innovation entre marchés privés et collectivités publiques, (dir. avec S. Paquier), Bruxelles, PIE Peter Lang, Euroclio, 2005, 603 p. Outre l’histoire des entreprises gazières, ses champs de recherche portent sur l’histoire des innovations alimentaires aux XIXe et XXe siècles.
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