Variété des transformations des bureaucraties européennes : une lecture par les instruments de gestion
p. 47-76
Texte intégral
1La transformation des méthodes traditionnelles de gestion est une des dimensions les plus significatives des réformes influencées par le New Public Management (NPM). La dynamique de ces changements est en particulier observable à travers la diffusion d’une multitude d’instruments formalisés (indicateurs de performance, normes comptables, normes ISO, contrat, système qualité, etc.) censés transformer et souvent rationaliser les pratiques de gestion dans les administrations publiques. Cette entrée par les instruments, bien connue dans les travaux d’analyse des politiques publiques1, mérite également d’être mobilisée dans les analyses des transformations des bureaucraties européennes, dans une perspective comparative, pour deux raisons. La première est que les instruments constituent de bons traceurs et révélateurs des changements introduits dans les administrations : au-delà des rhétoriques réformatrices et des annonces de programme plus ou moins suivies d’effets, les instruments offrent une mesure matérielle des transformations effectivement introduites. La seconde raison reflète l’idée que les bureaucraties contemporaines sont exposées à de puissantes dynamiques de rationalisation diversement interprétées : des manifestations de l’emprise du capitalisme dans l’État2 ; l’adoption du « modèle de l’entreprise3 » ; la domination de l’idéologie néolibérale4 ; la continuation de la rationalisation wébérienne5. Une manière de prendre au sérieux cette hypothèse est de considérer que cette rationalisation s’incarne, précisément, dans la diffusion d’instruments standardisés à travers des mécanismes de changement par « isomorphisme institutionnel »6. Jusqu’à quel point les administrations publiques européennes sont-elles réformées par les mêmes instruments ? Au contraire, est-il possible d’identifier des différences nationales marquées par des variations dans les instruments diffusés ?
2L’objectif de ce chapitre est de proposer des éléments de réflexion sur ces enjeux en brossant un tableau, préliminaire mais global, de l’évolution des usages des instruments de gestion présents au sein des administrations de dix-sept pays européens. Ce panorama est dressé à partir d’une enquête sur les pratiques de gestion, menée auprès des cadres dirigeants des administrations de ces États, dans le cadre du projet de recherche européen Cocops (Coordinating for Cohesion in the Public Sector of the Future)7. Ce projet, financé par le septième programme-cadre de la Commission européenne (janvier 2011 à juin 2014), a réuni plus de 25 chercheurs de onze universités dans dix pays : les Pays-Bas, l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, la Belgique, la Norvège, la Hongrie et l’Estonie. Par la suite, sept pays ont été ajoutés à la suite de l’implication d’équipes de recherche : la Suède, la Finlande, le Danemark, l’Irlande, l’Autriche, la Serbie et la Lituanie. Le thème d’ensemble du projet était d’étudier l’impact qu’ont eu plus de vingt années de réformes menées dans les pays européens. L’étude particulière sur laquelle s’appuie ce chapitre est une enquête par questionnaire destiné à saisir les contenus des réformes néomanagériales et les perceptions de leurs effets auprès d’une population représentative de hauts fonctionnaires occupant différentes positions organisationnelles (administrations centrales, services déconcentrés, quand ils existent, agences) dans les dix-sept États concernés. Plus de 6 000 réponses ont été collectées pour un taux de réponse de 24 %.
3Dans ce chapitre8, nous nous attachons d’abord à cartographier globalement la diffusion et les usages des principaux instruments de gestion dans les administrations en Europe pour appréhender les outils de rationalisation les plus répandus. Nous mettons notamment en évidence la place centrale qu’y revêt le management par les objectifs et la performance, mais donnons également quelques résultats tirés de l’enquête concernant les usages qui semblent en être faits. Dans un deuxième temps, le chapitre montre que les instruments néomanagériaux sont inégalement présents selon les types d’organisation dans les États, et selon les secteurs de politique publique. Les agences constituent le lieu privilégié de diffusion d’outils de gestion. Enfin, troisièmement, le chapitre propose une rapide exploration de la variété des formes de « managérialisation » selon les pays européens, en les regroupant en fonction des instruments qui y sont dominants.
Cartographier les instruments de gestion dans les administrations européennes
Mesurer les usages des outils de gestion
4Les outils de gestion ont souvent été utilisés comme un moyen concret de décrire les évolutions des pratiques gestionnaires : c’est le cas dans les travaux sur l’innovation9, dans les approches économiques analysant les mutations des entreprises et leur impact sur les salariés 10 ou plus généralement dans les travaux sur les fonctionnements des bureaucraties et l’essor des techniques de gouvernement par la performance11. Depuis la comptabilité la plus traditionnelle jusqu’aux pratiques les plus sophistiquées de risk management ou de normes qualité ISO, la gestion des entreprises et des administrations est, en effet, encadrée par des dispositifs formalisés que l’on appellera ici « instruments » ou « outils de gestion ». Certains sont associés à des logiciels ; d’autres à de nouveaux modes de gouvernement (objectifs et indicateurs de performance) ; d’autres encore correspondent à des procédures formalisées et rationalisées comme les entretiens d’évaluation. De la même façon, les réformes administratives n’ont cessé de porter l’essor des outils de gestion et d’en diffuser la présence dans les administrations publiques. Ces outils circulent entre le secteur public et le privé12 et acquièrent ainsi notoriété et légitimité, quand bien même leur mise en œuvre et leurs effets diffèrent d’un secteur à l’autre. Par ailleurs, saisir le changement dans les administrations publiques par les instruments est d’autant plus pertinent dans une comparaison internationale que les organismes internationaux (OCDE, EUPAN, etc.) assurent, par l’intermédiaire des outils, la promotion de nouvelles « bonnes pratiques » de gestion dans les administrations : les outils font l’objet de transferts, ils circulent et sont diffusés dans les différents pays. De même que l’approche par les instruments a connu un vif succès pour mieux comprendre les transformations des politiques publiques13, il apparaît particulièrement judicieux d’analyser les réformes administratives par cette perspective14.
5Dans certaines enquêtes menées par les organismes internationaux, en particulier l’OCDE, l’usage des instruments a déjà été utilisé à quelques reprises pour mesurer le niveau des pratiques de gestion dans les administrations des différents pays. Cependant, ces enquêtes étaient généralement renseignées par un nombre limité d’informateurs, ce qui ne permettait pas d’observer des variations dans la diffusion de ces outils au sein des États. De plus, les questionnaires étaient souvent remplis par les services en charge de la modernisation ce qui introduisait des biais considérables. La comptabilisation des outils de gestion a toutefois aussi été mobilisée dans quelques études académiques aux États-Unis15 et en Europe16. Ces approches sont indéniablement plus approfondies, mais elles ont l’inconvénient d’être réduites à un seul pays. Par contraste, l’intérêt de l’enquête Cocops a été de rendre possible, à partir d’un questionnaire commun à l’ensemble des pays, une mesure de la diffusion des outils de gestion dans les administrations centrales de dix-sept pays européens, permettant de saisir à la fois les variations entre États et au sein des États.
Méthode
6L’enquête utilisée ici a été menée en 2012-2013 par questionnaire auprès de cadres dirigeants de dix-sept pays. Les cadres retenus dans la base initiale sont situés aux trois premiers niveaux de responsabilité. C’est par exemple, pour la France, les niveaux directeurs d’administration centrale et ses équivalents, préfets, sous directeurs d’administration centrale, directeurs de services régionaux ou départementaux déconcentrés, directeurs d’agence. La base initiale est une liste complète de ces cadres (établie pour la France à partir du bottin administratif). L’enquête a été administrée par les équipes de chaque pays, le questionnaire étant expédié par voie postale ou rempli en ligne sur le site dédié. Plus de 6 000 réponses ont été collectées avec un taux de réponse moyen de 24 %, ce qui est tout à fait satisfaisant pour une enquête auprès de cadres de haut niveau de responsabilité. Toutefois, les répondants ne peuvent être considérés comme strictement représentatifs.
7L’usage de douze outils de gestion a été testé. Cinq indicateurs de synthèse ont également été produits, en établissant la moyenne des réponses sur l’usage de « paniers » d’outils de gestion : outils orientés clients (enquêtes usagers, guichets uniques, démarches qualité) ; outils de ressources humaines (entretiens d’évaluation, salaire à la performance) ; outils orientés marché (contrats internes, benchmarking) ; outils de performance (planification stratégique, management par objectifs). Pour chacune des questions, une évaluation selon une grille à sept niveaux était proposée (« dans quelle mesure l’outil de gestion suivant est-il utilisé dans votre organisation ? ») Nous utiliserons ici de manière sommaire, et pour une première analyse, la moyenne des réponses de 1 à 7. Contrairement à d’autres questionnaires dans lesquels il est simplement demandé si un outil existe ou non dans l’organisation17, cette méthode a l’avantage d’enrichir la réponse en ce qu’elle combine implicitement la mesure de la diffusion et de l’intensité d’usage de l’outil, ainsi que le jugement sur l’usage formel ou réel de l’outil. On sait en effet que des outils de gestion peuvent n’exister que de manière symbolique dans certaines organisations18. Ce parti pris a cependant l’inconvénient d’introduire plus de subjectivité. Le questionnaire incluait aussi la possibilité d’une non-réponse « ne peut pas évaluer », qui préserve de réponses forcées sur des outils non connus ; ceci explique que le nombre de répondants puisse varier.
8Des questions sur les caractéristiques de l’organisation et sur l’amélioration du fonctionnement de l’organisation ont été aussi posées avec une échelle équivalente de réponses possibles.
9L’indicateur de synthèse retenu, rudimentaire, est la moyenne des réponses à ces questions. Les tableaux incluent toutes les réponses ; nous ne commenterons que les différences significatives.
Tableau 1. L’usage des instruments de gestion en Europe
Outils de gestion | N | Moyenne* | Écart type |
Entretien d’évaluation | 6 183 | 5,54 | 1,75 |
Planification stratégique | 6 281 | 5,40 | 1,60 |
Management par objectifs | 6 267 | 5,30 | 1,71 |
Codes de déontologie | 6 249 | 4,87 | 1,78 |
Management du risque | 5 933 | 4,43 | 1,93 |
Démarches qualité | 6 039 | 4,35 | 1,90 |
Comptabilité de coûts | 5 549 | 4,34 | 2,03 |
Enquêtes usagers/clients | 6 215 | 4,28 | 1,94 |
Benchmarking | 6 008 | 4,14 | 1,86 |
Contrats internes | 5 608 | 4,11 | 2,10 |
Guichet unique | 5 826 | 3,90 | 2,08 |
Salaire à la performance | 6 260 | 3,16 | 2,06 |
10Le premier constat général est la présence marquée de la gestion par les objectifs, dont les outils les plus basiques, le planning stratégique (5,40) ou le management par objectif (5,30), atteignent un score globalement élevé. Le fait que le premier outil ait une connotation plus bureaucratique et le second plus managériale ne fait pas vraiment de différence. On peut cependant remarquer que l’outil « comptabilité de coûts » (4,34) est significativement moins répandu dans les pays européens, déconnectant de fait la pratique du management par les objectifs d’enjeux liés à des réformes des procédures financières centrées sur les coûts19.
11Le deuxième constat est que l’outil le plus diffusé dans les pays européens est l’entretien d’évaluation qui est une traduction souple du management par les objectifs en matière de gestion des ressources humaines. On peut aussi souligner le fait que deux outils de gestion des ressources humaines sont placés aux extrêmes de ce tableau : l’entretien d’évaluation, le plus répandu, et la rémunération à la performance, l’outil le moins diffusé dans les États.
12Les outils qui orientent les administrations vers les destinataires et les publics – les démarches de qualité (4,35) ou les questionnaires auprès des usagers (4,28) – sont moins utilisés que les outils de pilotage stratégique. Ceci peut en particulier être lié au fait que ces démarches ne sont pertinentes que si l’organisation administrative offre des services à des usagers, voire à des clients.
13Les outils les moins utilisés dans les pays européens sont la contractualisation interne et le salaire à la performance, suivis de près par le benchmarking. Ces instruments reposent sur des mécanismes de type marché inspirés des critiques néolibérales adressées aux bureaucraties, notamment par les travaux inspirés de l’école du public choice, et promus, entre autres, par l’OCDE20.
Les formes variées du management par les objectifs et par la performance
14Le questionnaire demandait également aux cadres dirigeants de caractériser le fonctionnement de leur organisation en matière de pilotage par les objectifs et la performance à travers une série de questions sur la clarté des buts fixés, la nature des objectifs fixés et les usages de ces dispositifs : leur communication large dans l’organisation, mais surtout les sanctions positives et négatives associées ou non à l’atteinte des objectifs. Ces questions permettent, modestement, d’appréhender les usages des dispositifs de performance, l’instrument néomanagérial le plus diffusé dans les administrations européennes.
Tableau 2. Focalisation sur les objectifs (goal focus)
Organisation | N | Moyenne* | Écart type |
Objectifs clairement fixés | 6 638 | 5,55 | 1,41 |
Objectifs communiqués au personnel | 6 591 | 5,38 | 1,54 |
Mesure des produits et impacts | 6 486 | 4,61 | 1,63 |
Récompense pour l’atteinte des objectifs | 6 509 | 3,02 | 1,71 |
Sanction pour non atteinte des objectifs | 6 528 | 3,03 | 1,66 |
15D’un point de vue global, l’existence d’un pilotage par les objectifs semble constituer une caractéristique forte des organisations administratives, puisque l’item « les buts sont clairs » obtient le score le plus élevé (5,55) et que la communication de ces buts à l’ensemble des personnels de l’organisation obtient également un score élevé (5,38), signe d’une diffusion large de l’impératif de pilotage par la performance. Par contraste, les usages incitatifs des dispositifs de performance (récompense et sanction) obtiennent des scores nettement moins élevés (3,02 et 3,03) : ce constat peut témoigner du fait que les dispositifs de performance ne sont pas toujours contraignants pour les pratiques, ce que mettent en évidence de nombreux travaux empiriques (par exemple, Boussard21, qui parle d’indicateurs inertes, ou Moynihan22) ou exprimer la prudence des réformateurs vis-à-vis de mécanismes de type marché reposant sur des systèmes d’incitation individualisés ou même monétaires.
Le jugement sur la performance des organisations
Tableau 3. Les jugements sur la performance organisationnelle
N | Moyenne* | Écart type | |
Coût et efficacité | 5 977 | 4,68 | 1,35 |
Qualité de service | 5 967 | 4,76 | 1,32 |
Réduction de la bureaucratie (red tape) | 5 902 | 3,90 | 1,45 |
Motivation des agents et attitude face au travail | 5 919 | 3,97 | 1,45 |
16L’analyse est enfin complétée par quelques réponses aux questions portant sur l’appréciation de la performance des administrations sur les cinq dernières années. Par performance organisationnelle, il faut ici comprendre une appréciation portée sur le bon fonctionnement des administrations. Nous avons retenu ici les thèmes les plus directement associés à l’organisation elle-même : les coûts, la qualité de service, la réduction de la bureaucratie (au sens de red tape) et la motivation du personnel. Pour l’ensemble des répondants européens à l’enquête, on peut souligner le jugement plus positif porté sur la performance en matière de coûts et de qualité de service (ce qui est offert) que sur les fonctionnements internes (la réduction de la bureaucratie et la motivation du personnel). L’idée d’un modèle « gagnant-gagnant » de réformes favorables simultanément aux agents publics et aux destinataires semble ainsi écornée.
Les variations selon les types d’organisation
17En dépit de leur revendication à être « transversales »23, les politiques de réforme administrative n’affectent pas les différentes composantes des administrations publiques de manière uniforme. Certains secteurs ministériels peuvent être plus exposés aux instruments néomanagériaux imposés par les réformes, par exemple parce qu’ils sont considérés comme particulièrement stratégiques et objets de contrôle ; certains peuvent aussi être plus réceptifs ou, au contraire, plus résistants aux réformes. Les types variés d’organisations qui composent les États peuvent être aussi inégalement affectés par les réformes, par exemple parce que ces dernières peuvent particulièrement faire peser la « modernisation » sur certains segments administratifs plus que d’autres. L’enquête Cocops permet d’appréhender cette dimension. Le questionnaire Cocops a en effet recueilli l’avis de hauts fonctionnaires situés à différents niveaux hiérarchiques, mais aussi placés au sein de différentes organisations dans l’État : ministères centraux et agences. Cette perspective renouvelle les approches comparatives : elle permet d’apprécier des différences, non seulement entre pays, comme le font les enquêtes menées par l’OCDE ou EUPAN, mais aussi entre types d’organisation au sein d’un même État. Ceci permet ainsi de mettre en perspective un sujet très étudié, la spécificité des agences, et un autre qui l’est moins, les variations selon les domaines de politique publique.
La spécificité des agences
18Le tableau 4 ci-dessous compare les réponses des cadres de l’enquête Cocops qui travaillent dans les ministères centraux à celles des cadres en agences. Les résultats montrent des différences significatives et confirment la spécificité des agences dans les États.
19Pour les outils de gestion, les indicateurs de synthèse sont calculés comme moyenne des moyennes de l’ensemble ou par catégorie d’instruments.
Outils orientés clients : enquêtes usagers, guichets uniques, démarches qualité ;
Outils de ressources humaines : entretiens d’évaluation, salaire à la performance ;
Outils orientés marché : contrats internes, benchmarking ;
Outils de performance : planification stratégique, management par objectifs.
20Conformément à l’idée que l’existence même d’agences et leur création ex nihilo ou par remplacement de structures ministérielles centrales reflètent un projet néomanagérial de transformation des bureaucraties24, les agences manifestent, en effet, un taux d’équipement en outils de gestion plus élevé que les ministères au niveau central et, ceci, quels que soient les outils. D’une manière générale en Europe, elles apparaissent donc comme « le » lieu de la « managérialisation » à l’œuvre. La différence la plus marquée (un point) concerne l’usage des outils orientés clients. Ceci traduit le poids des agences prestataires de services dans les politiques publiques, fortement en contact avec leurs bénéficiaires et plus susceptibles d’être affectées par des programmes valorisant l’usager ou le client. Les réponses aux questions sur les usages des objectifs de performance reflètent également un usage plus prégnant de ces outils dans les agences, notamment pour rétribuer ou sanctionner.
Les différences entre domaines de politique publique
21Si l’étude des agences a été au cœur de multiples travaux comparatifs sur la diffusion des pratiques du New Public Management, les variations de l’intensité et des effets des réformes selon les ministères et leurs secteurs de politiques publiques ont été bien moins étudiées. Des études de cas par secteur ont été régulièrement conduites, mais avec très peu de comparaisons intersectorielles. Pourtant, des différences sensibles existent pour certains secteurs de politiques publiques qui correspondant à des interventions de l’État spécifiques et à des politiques publiques plus « instrumentées », voire contrôlées, que d’autres. Le tableau 5 met ces différences en exergue.
22Le résultat concernant le domaine des finances publiques est le plus attendu, mais il n’est pas le plus marqué. Le secteur des finances fait bien partie des plus équipés en outils de gestion et des plus exposés aux dispositifs de pilotage par la performance. Il arrive en tête sur l’item « objectifs clairement fixés », sur la place de la mesure des résultats par des indicateurs et sur l’existence de sanctions en cas de non atteinte des objectifs.
23Cela correspond à une logique de suivi et de pilotage plus rigoureux des activités administratives propres aux finances publiques et liés aux enjeux de régulation globale interne à l’État. L’existence d’un contrôle plus marqué sur les finances était régulièrement soulignée dans les études sur l’administration publique25. Dans la mesure où les répondants pouvaient cocher plusieurs secteurs ministériels d’appartenance en répondant à l’enquête, on peut toutefois considérer que le domaine des finances correspond à la fois au ministère des Finances stricto sensu, mais aussi aux fonctions transversales de gestion financière dans l’ensemble des organisations ministérielles d’autres secteurs de politiques publiques.
24De manière plus surprenante, deux autres secteurs de politiques publiques sont caractérisés par des taux d’équipement en outils de gestion plus importants que tous les autres secteurs et par une plus grande exposition au management par objectifs, quels que soient les indicateurs retenus : il s’agit des secteurs de l’emploi et du social (welfare). Le secteur de l’emploi, par exemple, arrive en tête dans le taux d’équipement pour tous les types d’instruments (orientés vers les clients, GRH, de type marché ou les outils de performance). De même, il est également en tête pour la prégnance de la mesure des résultats et pour la rétribution des agents qui atteignent leurs objectifs. Dans ce secteur, la forte (mais relative) exposition aux dispositifs managériaux peut s’expliquer par une organisation des services majoritairement en agences, mais elle peut également témoigner de ce que la question de l’emploi est particulièrement cruciale et très « surveillée » dans les États européens. Une troisième explication possible est liée à la très forte diffusion de bonnes pratiques portées par l’OCDE dans ce domaine, relayées par l’association mondiale des services publics de l’emploi26. En ce qui concerne les administrations du social, les résultats de l’enquête sont cohérents avec les très nombreuses recherches qui montrent que les bureaucraties professionnelles présentes dans ce secteur27 ont été particulièrement ciblées par les réformes néomanagériales, soit dans le cadre de stratégies explicites visant à réduire leur autonomie ou parce que les réformes ont favorisé le renforcement et la professionnalisation des fonctions de contrôle et de management dans les États-providence, transformant, de fait, les interactions entre managers et professionnels28. Si l’on compare ces deux secteurs avec les autres, on remarque aussi la part importante relative des outils liés aux relations avec les clients. Cela pourrait ainsi traduire des stratégies pour automatiser et rationaliser les relations avec les populations pauvres bénéficiaires des politiques de welfare29.
Explorer les variations entre pays. Une vue comparative des variétés de managérialisation
25Les comparaisons entre pays doivent être abordées avec prudence. En raison des fortes différences institutionnelles et culturelles entre les pays et de la faible mobilité des cadres dirigeants d’un pays à l’autre, les significations attribuées aux questions, les normes de référence et les représentations peuvent être différentes. Par ailleurs, du fait des trajectoires et des rythmes de réforme différents, les références peuvent aussi ne pas être comparables. Les variations du positionnement d’un pays particulier par rapport aux autres pour différentes questions sont ainsi tout aussi intéressantes que les niveaux bruts des réponses ou des classements. Nous ne commenterons ici que les tendances les plus marquées (voir tableau 6, ci-dessous) en classant à part les pays issus des transitions postcommunistes (Estonie, Serbie, Hongrie, Lituanie), dont l’histoire de réforme est différente.
Les pays durablement engagés dans les réformes (Grande‑Bretagne, Suède, Danemark, Norvège, Irlande) : les variétés de la néo‑managérialisation
26Les études sur la mise en œuvre du New Public Management ont bien mis en évidence le fait que la Grande Bretagne, d’une part, et les pays du Nord de l’Europe (Pays-Bas et pays nordiques), d’autre part, étaient les pays les plus affectés par les réformes néomanagériales30. C’est ainsi, sans surprise, que l’on retrouve ces pays en tête de classement sur les différents items caractérisant le fonctionnement des organisations administratives. À l’aune des taux d’équipement en instruments de gestion, la Suède, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas semblent les pays les plus engagés dans les réformes du NPM. La Finlande et le Danemark arrivent ensuite tandis que l’Irlande et la Norvège sont un peu en retrait dans une position intermédiaire. La position de la Norvège reflète la description généralement donnée de la mise en œuvre du NPM31, à mi-distance entre Suède et Grande Bretagne d’une part, France et Allemagne d’autre part.
27Toutefois, au-delà des taux d’équipement en instruments de gestion, l’enquête permet d’abonder la thèse des « variétés de NPM » ou des variétés de néomanagérialisation. Les positionnements relatifs des différents pays varient en effet sensiblement selon les domaines concernés. La Grande-Bretagne apparaît comme un pays engagé sur tous les items évoqués dans ce chapitre, mais elle atteint le score le plus élevé sur la présence d’objectifs clairs, la mesure des résultats et sur l’existence de sanctions négatives en cas de non atteinte des objectifs. En revanche, il est remarquable que ce pays soit devancé par plusieurs pays (Finlande, Danemark, Pays-Bas) dans la présence d’instruments de type marché et dans l’usage incitatif des instruments de performance mesuré à travers la question de la récompense lors d’atteinte des objectifs (Danemark, Italie). Si la Grande-Bretagne a pu être initialement présentée comme le vecteur d’un modèle centré sur l’influence des théories économiques des organisations (public choice, théorie de l’agence)32, cela a pu être atténué dans le temps avec des orientations contraires de réforme (pour une vision globale de ces mouvements de pendule33) et, par contraste, des pays scandinaves (Suède, Danemark, Norvège) ont pu apparaître plus marqués par les logiques d’incitation interne qu’initialement envisagé34.
28La position de la Suède se caractérise en particulier par un engagement plus marqué sur le volet des ressources humaines : elle dispose de plus d’outils « ressources humaines » que les autres pays, et est marquée par une évaluation positive de l’évolution de la motivation des agents au travail. Ce constat peut s’expliquer par l’importance répétée des dynamiques de décentralisation de la GRH, entamée dès la première moitié des années 198035, qui donnent une forte autonomie aux agences. Par ailleurs, si l’item « clarté des objectifs » est moins élevé qu’en Grande Bretagne, le niveau de communication de ceux-ci aux agents et la mesure des résultats sont au même niveau. Le Danemark est proche de la Suède sur les questions de ressources humaines. Mais ce pays se caractérise surtout par un engagement particulièrement marqué dans les mécanismes de type marché et par des logiques de sanction (positive ou négative) liées à l’atteinte des résultats. Cette dernière spécificité peut peut-être être reliée au poids des contrats, engagés dans le début des années 1990, entre les ministères et les agences36. La Finlande se caractérise, pour sa part, par la présence élevée d’instruments de type marché mais aussi de gouvernement par la performance. Les Pays-Bas utilisent particulièrement des instruments à destination des clients et de type marché (en particulier les contrats internes), mais aussi, à un niveau très élevé, des instruments de performance. Les cadres des Pays-Bas estiment également à un niveau élevé les items relatifs à la clarté des objectifs et à leur communication à l’ensemble du personnel. On retrouve ici des thèmes portés dès les premières réformes pro-marché de 1982 : le développement du management contractuel, la forte promotion des agences dans la première réforme des années 1990 et l’instauration du système budgétaire lié aux impacts, VBTB (« du budget à la comptabilité ») en 200137.
29En ce qui concerne l’appréciation de l’évolution du fonctionnement des organisations (niveau de bureaucratie, motivation du personnel), les cadres britanniques se montrent moins optimistes que l’ensemble de leurs homologues des pays nordiques, en particulier les Danois et les Norvégiens. Les cadres suédois sont plus sceptiques, pour leur part, sur la réduction de la bureaucratie que sur la motivation du personnel. Concernant les cadres norvégiens, leur optimisme sur ces deux critères, contraste avec le niveau mitigé de leur appréciation de l’usage des outils de gestion. En Finlande, l’appréciation des effets semble très contrastée : si la perception de la motivation des agents est la plus positive des pays européens, avec la Norvège, les jugements sur la réduction de la bureaucratie sont les plus mitigés d’Europe.
Un décalage modéré des pays continentaux, France, Allemagne, Autriche
30La France et l’Allemagne apparaissent très largement similaires dans la perspective comparative européenne. Ces deux pays se trouvent proches et en bas de tableau sur la plupart des items. Les petites différences observées ne sont pas significatives, d’autant que les choix d’échantillonnage qui ont exclu (dans les résultats globaux comparatifs) les services de l’État en région, en France (fortement équipés en outils de gestion), et conservé en Allemagne l’agence pour l’emploi, également très équipée, déséquilibrent les résultats en défaveur de la France. La France et l’Allemagne ont l’un des plus faibles taux d’équipement en outils de gestion. Ils apparaissent aussi à un faible niveau relatif en ce qui concerne la clarté et la communication des objectifs, ainsi que pour la perception d’une forte mesure des résultats. En revanche, les deux pays sont dans une position plus intermédiaire en Europe en ce qui concerne l’existence de dispositifs de rétribution quand les objectifs sont atteints (surtout la France) et, dans une moindre mesure, sur la présence de sanctions négatives associées à la non-atteinte des objectifs. Par ailleurs, les cadres dirigeants allemands se montrent moins pessimistes que leurs homologues français sur la motivation des agents, les cadres français portant un jugement particulièrement noir sur ce thème. Mais les cadres des deux pays sont les moins enclins en Europe à percevoir des améliorations tirées des réformes, notamment sous la forme d’une réduction de la bureaucratie. La position de l’Autriche n’est pas très éloignée de ces deux pays et correspond à l’idée d’un engagement prudent dans des réformes qui sont compatibles avec l’ancien système bureaucratique38.
31Si le classement des pays a la vertu de souligner des différences, il faut se garder de négliger l’ordre de grandeur de celles-ci. Si on compare les trois pays continentaux aux quatre pays les plus engagés dans la réforme (Grande Bretagne, Suède, Pays-Bas, Danemark), l’écart des réponses est de l’ordre d’un point sur une échelle d’évaluation de 1 à 7 (un point sur la moyenne des outils ; 1,2 sur les outils RH et l’évaluation des améliorations de la qualité, et moins d’un point sur les autres items). Cet écart est inférieur à celui mesuré entre différents types d’outils à l’échelle européenne (jusqu’à deux points). Cela relativise le plus faible engagement de ces pays dans la réforme.
Les tiraillements des pays du Sud
32Les pays du Sud sont souvent associés à l’idée d’échec des réformes ou de « retardataires » dans les typologies concernant les développements du NPM39. Cependant, les résultats de l’enquête Cocops apparaissent assez contrastés entre l’Espagne, d’une part, qui se trouve parmi les pays les moins engagés dans les réformes et l’Italie et le Portugal dont les cadres dirigeants font preuve d’un affichage volontariste réformateur plus marqué et peuvent rejoindre sur certains items les pays du Nord de l’Europe.
33Les répondants à l’enquête en Espagne offrent en effet des scores très bas d’usage des instruments de gestion, pour l’ensemble des outils ainsi que pour l’existence de sanction (positive et négative) associée à l’atteinte ou non-atteinte des résultats. Le seul contre-exemple concerne la présence d’outils orientés client, pour lesquels l’Espagne est située dans une position intermédiaire et est associée à un niveau élevé de réponses concernant les guichets uniques. L’ampleur du décalage entre l’Espagne et les pays les plus néo-managérialisés est très marquée et peut atteindre jusqu’à deux points.
34Par contraste, l’Italie se positionne de manière haute sur l’usage des outils de type marché, mais aussi sur l’existence de sanctions (positive ou négative) associées à l’atteinte des résultats. La présence de logiques incitatives dans l’usage des dispositifs de gestion par la performance est intéressante alors que les outils de management par les objectifs apparaissent moins développés en Italie que parmi les pays européens les plus engagés sur ces réformes, mais tout de même plus qu’en Espagne, en France ou en Allemagne. Les travaux académiques confirment l’importance des réformes de performance en Italie, surtout à partir de 2007 avec une réforme de la procédure budgétaire et la mise en place d’objectifs et d’indicateurs de performance40 Une explication possible du score élevé des réponses italiennes concernant les usages incitatifs des instruments de performance peut s’expliquer par la forte rhétorique de responsabilisation des managers qui a prévalu en Italie, mais aussi par la force et l’extension des pratiques de spoil system (particulièrement à partir des années 2000), dont le regain de force a pu alimenter un usage politique des outils de performance. De son côté, le Portugal a un taux élevé d’équipement en ce qui concerne les outils en relation avec les clients et des perceptions positives de la réduction de la bureaucratie dans l’administration portugaise. Cela peut être associé à l’importance de ce que certains auteurs41 appellent le New Governance Agenda, décliné sur deux décennies par des gouvernements différents et renforcés dans les années 2000. Cet agenda se caractérise par l’introduction de nombreux instruments centrés sur le management de la qualité, sur la prise en compte des citoyens (guichets uniques, charte des citoyens, traitement des réclamations) et par l’objectif d’une administration publique portugaise citizen-friendly42.
35Toutefois, contrairement aux pays leaders qui occupent le haut de tableau de manière régulière sur tous les items, l’Italie et le Portugal sont associés à des positions relativement basses sur d’autres sujets comme les outils de ressources humaines (pour le Portugal) et surtout l’évaluation de la motivation du personnel (pour les deux pays). Cette instabilité des positions relatives est peut-être la caractéristique la plus remarquable de ces pays.
Les pays en transition : Lituanie, Estonie, Hongrie, Serbie
36Pour les pays concernés, depuis les années 1990, par la transition démocratique, la réforme administrative s’inscrit dans une histoire plus récente, dont le développement est fort différent des autres États. Les influences externes (rôle du FMI, poids des conditionnalités liées à l’accession à l’Union européenne) y ont été plus fortes et plus directes ; certaines ruptures ont été plus radicales. À ce titre, les comparaisons directes avec les pays précédents apparaissent peu pertinentes et il est préférable de présenter séparément les résultats.
37La Lituanie présente un engagement extrêmement marqué dans la réforme sur l’ensemble de ses composantes – taux d’équipement le plus élevé en outils de gestion et focalisation sur les objectifs –, tandis que l’utilisation des indicateurs dans l’organisation pour rétribuer ou sanctionner est relativement moins forte. De plus, si les cadres dirigeants de ce pays ont une vision moins optimiste que ceux d’autres pays sur l’amélioration des coûts ou la réduction de la bureaucratie, ils sont aussi ceux qui évaluent le plus haut la motivation des personnels. L’Estonie présente des caractéristiques comparables, mais légèrement moins marquées, avec deux spécificités : un usage soutenu des outils de gestion pour rétribuer et la plus faible évaluation en matière de motivation des personnels.
38Une comparaison des deux voisins Baltes est éclairante43. L’Estonie est connue comme le plus radicalement influencé par les doctrines NPM des pays en transition du fait de la succession de gouvernements néolibéraux44, alors que, si la Lituanie a aussi connu l’introduction de management par la performance, cela s’est accompli beaucoup plus en douceur (ibid.) et dans le contexte d’un État un peu plus wébérien et de « type continental ». Ces facteurs institutionnels comme les orientations gouvernementales pourraient expliquer pourquoi l’usage des instruments semble un plus centré sur les gratifications/sanctions des individus en Estonie. Pour ce qui concerne la motivation, les résultats coïncident avec l’étude Sigma de Meyer-Sahling 45, qui montrait que les fonctionnaires estoniens se montrent souvent critiques face au management par la performance aussi bien que face aux primes au mérite, probablement car leur expérience a dû en être négative.
39La Serbie présente un profil de réponses très différent : moins d’outils de gestion que l’Estonie ou la Lituanie (en particulier pour les outils orientés clients ou de ressources humaines) associé à moins d’engagement sur des objectifs que dans ces deux pays (objectifs clairement affichés et communiqués au personnel), mais un usage un peu plus soutenu des indicateurs pour rétribuer ou sanctionner. En revanche, la vision des hauts fonctionnaires serbes est comparativement pessimiste en ce qui concerne les effets sur les fonctionnements administratifs (réduction de la bureaucratie). Ces résultats peuvent être expliqués par le fait que la Serbie est un des derniers venus aux réformes managériales, du fait de la transition retardée par l’ère Milosevic. La réforme de la fonction publique et du système salarial n’a été engagée qu’en 2005 avec l’aide de l’OCDE (programme Sigma) et de la Banque mondiale46. Cela comprend une composante de performance, même si les variations de primes ont été plutôt faibles et ont souvent été un exercice formel, sans impact sur la promotion et les salaires. Récemment, cependant, la Serbie, comme quelques autres pays des Balkans, a tenté progressivement d’utiliser les entretiens d’évaluation pour renvoyer des agents ; cela pourrait expliquer la perception que les évaluations sont utilisées comme sanctions.
40Pour sa part, la Hongrie apparaît clairement parmi les pays les moins engagés dans la réforme. Elle se distingue sur deux items : l’existence de sanctions quand les résultats ne sont pas atteints et la perception positive de la motivation des personnels. La diffusion réduite des outils de gestion pourrait être expliquée par le fait que la Hongrie n’a connu une forte influence du courant du New Public Management qu’après 2006-2008 et que certains éléments ont été remis en cause après 2010. Cependant des réformes radicales dans le domaine des ressources humaines ont eu lieu en 2011 avec un plus fort contrôle politique et l’introduction d’un serment de loyauté, dont l’absence est sanctionnée par un renvoi47. Ces nouvelles contraintes peuvent expliquer le fait que la perception de la sanction se soit accrue.
Conclusion
41Ce chapitre propose des vues d’ensemble des dynamiques de managérialisation qui ont affecté les États européens depuis des décennies. Il le fait sur la base d’une enquête réalisée en 2012-2013 qui rend possible une comparaison à un moment précis, sans pouvoir bénéficier d’une profondeur temporelle. Le traitement des données proposé dans ce chapitre est fait à partir des simples moyennes et constitue donc une première analyse qu’il faut bien sûr approfondir avec des statistiques plus sophistiquées (voir le premier ouvrage collectif tiré de l’enquête, Hammerschmid, van de Walle, Andrews, Bezes48). Même avec les limites d’une enquête par questionnaire et en ne présentant ici que des résultats globaux, certaines conclusions fortes s’imposent d’ores et déjà.
42Le premier résultat de l’enquête Cocops est la mise en évidence d’une relativement faible diffusion européenne des mécanismes de type marché, inspirés par exemple des théories du public choice. L’argument est assez robuste pour deux raisons. D’une part, il est possible de le valider à travers deux questions formulées en des termes différents : la question sur les outils et celle sur l’existence de sanctions/récompenses individualisées en lien avec des instruments de performance. Si on reprend la classique distinction de Christopher Hood49 et Peter Aucoin50 analysant les deux influences du New Public Management (le managérialisme et les théories du public choice), on peut noter que les premiers (planification stratégique et management par les objectifs) sont beaucoup plus diffusés que les seconds (benchmarking, salaire à la performance, contrats internes). De plus, les usages individualisés des outils de performance (avec récompenses et sanctions) ne sont pas les plus répandus et n’arrivent pas nécessairement en tête dans les pays les plus exposés aux réformes néomanagériales. Ceci suggère que ces pratiques de sanction (positive ou négative) peuvent être associées à des rationalités très différentes, qui ne se réduisent pas à une conversion des esprits à l’idéologie du marché. D’autre part, les variations entre catégories d’outils utilisés au sein d’un même pays (qui peuvent aller jusqu’à deux points) sont souvent supérieures aux variations observées pour un même outil entre deux pays (de l’ordre d’un point). Cette différence ne traduit plus l’opposition ancienne entre la Grande Bretagne, considérée comme le modèle des pays les plus néo-managérialisés et les autres pays européens, car la Grande Bretagne est dépassée sur deux de ces items par le Danemark et l’Italie. La réalité est donc beaucoup plus hybride. Par ailleurs, les outils les plus mobilisés comme la planification stratégique ou la gestion par objectifs sont ceux qui peuvent prendre sens aussi bien dans une tradition bureaucratique que dans une perspective NPM, ce qui, à ce titre, plaide pour une certaine continuité.
43Le second résultat, concernant les variations entre pays, confirme l’opposition classique entre pays du Nord et pays du Sud, mais bouscule sensiblement les positions au sein de ces ensembles. Le résultat le plus étonnant concerne l’éclatement du groupe des pays du Sud entre l’Espagne, qui apparaît, au vu des équipements en outils de gestion, parmi les pays les moins engagés dans les réformes, et l’Italie et le Portugal, qui affichent un engagement marqué sur certains aspects. L’enquête apporte aussi les premières informations sur les pays en transition, qui méritent de plus amples investigations pour être remises en perspective dans le contexte particulier de ces pays. Si on confronte les principales spécificités des pays qui émergent avec les données et les monographies académiques analysant les réformes menées dans ces pays, il ressort que ces spécificités sont loin de correspondre aux derniers moments de la réforme et peuvent traduire l’impact dans la durée de réformes anciennes ou répétées ou même de traditions nationales antérieures au NPM.
44Le troisième résultat est la mise en évidence de variations significatives internes aux pays liées aux types d’organisation, mais aussi aux secteurs d’intervention. Si on retrouve une mesure de l’effet propre aux agences dont les résultats sont sensiblement différents des administrations centrales, on observe, de manière plus originale, un effet sensiblement équivalent associé aux domaines d’intervention des administrations et à des politiques publiques singulières. Cela concerne les organisations relevant du secteur des finances publiques plus contrôlées en raison des enjeux économiques et budgétaires qu’elles portent, mais aussi celles des secteurs de l’emploi et du social, globalement des politiques des États-providence, où l’empreinte des politiques de rationalisation gestionnaire semble particulièrement forte, vraisemblablement en raison des forts enjeux de ces domaines de politiques publiques. Dans ces cas, la managérialisation porte particulièrement, sur les relations avec les destinataires de ces politiques, demandeurs d’emploi ou ayants droit.
Notes de bas de page
1 Hood (C.), The Tools of Government, Chatham, Chatham House, 1986 ; Lascoumes (P.), Le Galès (P.), (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
2 Eyraud (C.), Le capitalisme au cœur de l’État : comptabilité privée et action publique, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2013.
3 Ogien (A.), in L’esprit gestionnaire : une analyse de l’air du temps, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995 ; Gay (P. Du), in Praise of Bureaucracy: Weber, Organization and Ethics, Londres, Sage, 2000.
4 Hibou (B.), La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.
5 Meyer (J.W.), Drori (G.S.), Hwang (H.),“World Society and the Proliferation of Formal Organizations”, dans Gili (S.), Drori (J.W.M.), Hokyu (H.), (eds.), Globalization and Organization. World Society and Organizational Change, Oxford, Oxford University Press, 2006, pp. 25-49 ; Bezes (P.) Les rationalisations des bureaucraties. Perspectives wébériennes sur la nouvelle gestion publique, mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches, Paris, Sciences Po, 2014.
6 DiMaggio (P.), Powell (W.W.), “The Iron Cage Revisited: Institutionalized Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields”, American Sociological Review, 1983, 48, 2, pp. 147‑160.
7 La recherche Cocops est financée par le 7e programme-cadre sous le numéro de subvention 286887. Voir le site web du projet : http://www.cocops.eu.
8 Ce chapitre est la version en français, allongée et enrichie, de Jeannot (G.), Bezes (P.), “Chapter 20. Mapping the Use of Public Management Tools in European Public Administration” dans Hammerschmid (G.), Van de Walle (S.), Andrews (R.), Bezes (P.), (eds.), Public Administration Reforms in Europe: The View from the Top, Edward Elgar, 2016.
9 Walker (R. M.), “An Empirical Evaluation of Innovation Types and Organizational and Environmental Characteristics: Towards a Configuration Framework”, Journal of public administration research and theory, 2007, vol. 18, pp. 591-615.
10 Greenan (N.), Mairesse (J.), « Réorganisations, changements du travail et renouvellement des compétences », Revue économique, novembre 2006, vol. 57, no 6, pp. 1177-1203.
11 Hood (C.), The Blame Game. Spin, Bureaucracy and Self-Preservation in Government, Princeton, Princeton University Press, 2011.
12 Jeannot (G.), Guillemot (D.), “French Public Management Reform: An Evaluation”, International Journal of Public Sector Management, 2013, 26, 4, pp. 283-297t
13 Lascoumes (P.), Le Galès (P.), “From the Nature of Instruments to the Sociology of Public Policy Instrumentation”, Governance, 2007, 20 (1), pp. 1-21 ; Lascoumes (P.), Le Galès (P.), (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
14 Bezes (P.), “The Hidden Politics of Administrative Reform: Cutting French Civil Service Wages With a Low-Profile Instrument”, Governance, 2007, 20, 1, pp. 23-56 ; Guillemot (D.), Jeannot (G.), « Modernisation et bureaucratie. L’administration d’État à l’aune du privé », Revue française de sociologie, 2013, 54 (1), pp. 83-110.
15 Poister (T. H.), Mc Gowan (R.P.), “The Use of Management Tools in Municipal Governement: a National Survey”, Public Administration Review, 1984, 44(3), pp. 215-223 ; Brudney (J. L.), Hebert (T.), Wright (D. S.), “Reinventing Government in the American States; Measuring and Explaining Administrative Reform”, Public administration review, 1999, 59, 1, pp. 19-30.
16 Lægreid (P.), Roness (P.), Rubecksen (K.), Modern Management Tools in Norvegian State Agencies: Regulation inside Government or Shopping Basket?, Stein Rokkan centre for social studies, working paper 13, 2006 ; Kuhlmann (S.), Bogumil (J.) et Grohs (S.), “Evaluating Administrative Modernization in German Local Government: Success or Failure of the New Steering Model”, Public administration review, 2008, vol. 68, no 5, pp. 851-863 ; Torres (L.), Pina (V.), Royo (S.), E-Government and the Transformation of Public Administration in EU Countries: Beyond NPM or Just a Second Wave of Reforms?, Documento de trabajo 2005-01 Faculdad de Ciencias economicas y empresariales, Universidad de Zaragoza, 2005, 33 p. ; Jeannot (G.), Guillemot (D.), “French Public Management Reform: An Evaluation”, International Journal of Public Sector Management, 2013, op. cit.
17 Lægreid (P.), Roness (P.), Rubecksen (K.), Modern Management Tools in Norvegian… art. cit. ; Jeannot (G.), Guillemot (D.), « Réformer par les outils ou par les hommes ? Un bilan quantitatif de la “modernisation de la gestion” de l’État », Politiques et management public, 2010, 27.4, pp. 73-102.
18 Brunsson (N.), The Organization of Hypocrizy, the Decision and Action in Organizations, John Wiley and son, 1982.
19 Le plus faible nombre de réponses sur cet item suggère qu’il a pu y avoir un problème d’interprétation de ce qui était désigné dans la question.
20 Pollitt (C.), Bouckaert (G.), Public Management Reforms: an International Comparison, Oxford, Oxford University Press, 2011 (3e éd.) ; Gingrich (J.R.), Making Markets in the Welfare State. The Politics of Varying Market Reforms, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
21 Boussard (V.), « Quand les règles s’incarnent. L’exemple des indicateurs prégnants », Sociologie du travail, 2001, 43(4), pp. 533-551.
22 Moynihan (D.), The Dynamics of Performance Management: Constructing Information and Reform, Washington D.C., Georgetown University Press, 2006.
23 Bezes (P.), Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française, 1962-2008, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
24 Pollitt (C.), Talbot (C.), Unbundled Government: a Critical Analysis of the Global Trend to Agencies, Quangos and Contractualisation, Londres, Routledge, 2004.
25 Rainey (H.G.), Bozeman (B.), “Comparing Public and Private Organizations: Empirical Research and the Power of A Priori”, Journal of Public Administration Research and Theory, 2000, 10, 2, pp. 447-469.
26 Weishaupt (J. T.), “A Silent Revolution? New Public Management Ideas and the Reinvention of European Public Employment Services”, Socio-Economic Review, 2010, 8, pp. 461-486.
27 Mintzberg (H.), The Structuring of Organizations: A Synthesis of the Research, Prentice Hall, Englewoods Cliffs, NJ, 1979.
28 Pour les exemples voir : Exworthy (M.), Halford (S.), (eds.), Professionals and the New Managerialism in the Public Sector, Buckingham, Open University Press, 1999 ; Farrell (C.), Morris (J.), “The ‘Neo-Bureaucratic’ State: Professionals, Managers and Professional Managers in Schools, General Practices and Social Work”, Organization, 2003, 10, pp. 129-156 ; Bezes (P.), Demazière (D.), “Introduction to the Special Issue. New Public Management and Professionals in the Public Sector. What New Patterns Beyond Opposition?”, Sociologie du Travail in English, octobre 2012, 54, suppl. 1, pp. 1-11.
29 Soss (J.), Fording (R.), Schram (S.F.), “The Organization of Discipline: From Performance Management to Perversity and Punishment”, Journal of Public Adminstration Research Theory, 2011, 21 (suppl. 2), pp. 203-232.
30 Pollitt (C.), Bouckaert (G.), Public Management Reforms: an International Comparison, Oxford, Oxford University Press, 2011 (3e éd.) ; Goldfinch (S.), Wallis (J.), “Two Myths of Convergence in Public Management Reform”, Public administration, 2010, 88, 4, pp. 1099-1115.
31 Christensen (T.), Lægreid (P.), Transcending New Public Management. The Transformation of Public Sector Reforms, Aldershot, Ashgate, 2007.
32 Self (P.), Governement by the Market? The Politics of Public Choice, Londres, Macmillan, 1993.
33 Wegrigh (K.), “Public Management Reform in the United Kingdom: Great Leaps, Small Steps and Policies as Their Own Cause” dans Goldfinch (S.), Wallis (J. L.), (eds.), International Handbook of Public Management Reform, Edward Elgar, 2011, pp. 137-154.
34 Hansen (H.F.), “NPM in Scandinavia” dans Christensen (T.), Laegreid (P.), The Ashgate Research Companion to New Public Management, Ashgate, 2010, pp. 113-129.
35 Ibsen (C. L.), Larsen (T.P.), Madsen (J.S.) et Due (J.), “Challenging Scandinavian Employment Relations: the Effects of New Public Management Reforms”, The International Journal of Human Resource Management, 2011, 22, 11, pp. 2295-2310.
36 Binderkrantz (A.S.), Christensen (J.G.), “Delegation Without Agency Loss? The Use of Performance Contracts in Danish Central Government”, Governance, 2009, 22, 2, pp. 263-293.
37 Yesilkagit (K.), de Vries (J.), 2004, “Reform Styles of Political and Administrative Elites in Majoritarian and Consensus Democracies: Public Management Reforms in New Zealand and the Netherlands”, Public Administration, 2010, 82, 4, pp. 951-974.
38 Hammerschmid (G.), Meyer (R.), “New Public Management in Austria: Local Variations on a Global Theme?”, Public administration, 2005, 83, 3, pp. 709-723.
39 Ongaro (E.), Public Management Reform and Modernization, Trajectories of Administrative Change in Italy, France, Greece, Portugal and Spain, Londres, Edward Elgar, 2009 ; Kikert (W.J.M.), “Public Management Reform Continental Europe: National Distinctiveness” dans Christensen (T.), Lægreid (P.), The Ashgate Research Companion to New Public Management, Ashgate, 2010.
40 Ongaro (E.), “The Role of Politics and Institutions in the Italian Administrative Reform Trajectory”, Public administration, 2011, 3, pp. 738-755.
Ongaro (E.), Public Management Reform and Modernization, op. cit.
41 Magone (J. M.), “The Difficult Transformation of State and Public Administration in Portugal. Europeanization and the Persistence of Neo-Patrimonialism”, Public Administration, 2011, vol. 89, no 3, pp. 756-782.
42 Ibid.
43 Nous remercions grandement Jan Meyer-Sahling pour la suggestion d’interprétations et de références pour comprendre nos données.
44 Bouckaert (G.), Nakrosis (V.), Nemec (J.), “Public Administration and Management Reforms in CEE: Main trajectories and Results”, The NISPAcee journal of Public Administration and Policy, 2011, IV, 1, pp. 9-29.
45 Meyer-Sahling (J.H.), Sustainability of Civil Service Reforms in Central and Eastern Europe Five Years after EU Accession, Sigma Paper, OECD, no 44, 2009.
46 Meyer-Sahling (J.H.), Civil Service Professionalisation in the Western Balkans, Sigma Paper no 48, OECD, 2012.
47 Hajnal (G.), Public Sector Reform in Hungary: Views and Experiences from Senior Executives, Country Report, COCOPS Research, 2013.
48 Hammerschmid (G.), Van de Walle (S.), Andrews (R.), Bezes (P.), (eds.), Public Administration Reforms in Europe: The View from the Top, Edward Elgar, 2016.
49 Hood (C.), “A Public Management for All Seasons”, Public administration, 1991, 69, pp. 3-19.
50 Aucoin (P.), “Administrative Reform in Public Management: Paradigms, Principles, Paradoxes and Pendulums”, Governance, 1990, 3, 2, pp. 115‑137.
Auteurs
Politiste et directeur de recherche au CNRS et au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po, il travaille sur les transformations des systèmes administratifs en France et en perspective comparative sous l’effet des politiques de réformes de l’État, du New Public Management et des mutations du champ politique. Il a récemment coédité Public Administration Reforms in Europe: The View from the Top, Edward Elgar, 2016 et publié avec Gilles Jeannot “Autonomy and Managerial Reforms in Europe: Let or Make Public Managers Manage?” dans Public Administration, 2018, ou avec Patrick Le Lidec « Politiques de l’organisation : les nouvelles divisions du travail étatique » dans Revue française de science politique, 2016, pp. 3-4.
Sociologue, chercheur au LATTS, ses recherches portent sur le travail des fonctionnaires, les évolutions du service public et des administrations en particulier face aux outils de gestion. Après des travaux qualitatifs il a participé à deux enquêtes par questionnaire sur l’usage des outils de gestion, l’enquête COI (changement organisationnel et informatisation) pour la France et l’enquête Cocops pour l’Europe. Il a récemment publié avec Philippe Bezes : “Autonomy and Managerial Reforms in Europe : Let or Make Public Managers Manage?”, Public Administration, 3-22, 2018.
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