Chapitre VII. Le budget des archives orales
p. 423-428
Texte intégral
1Le budget d’une campagne d’archives orales est évidemment fonction du nombre de personnes interviewées, de la méthode d’entretien choisie, du matériel utilisé et des moyens de conservation et de consultation mis en œuvre1. Le nombre de personnes à interviewer et le choix de la méthode d’entretien conditionnent le recrutement des archivistes-oraux, leur nombre et donc aussi le nombre de magnétophones, le nombre de supports d’enregistrements, etc.
2Il y a des priorités à définir : un plus grand nombre de personnalités et pas de système de conservation, un moins grand nombre de personnalités mais des entretiens très approfondis, la méthode du récit de vie ou la méthode thématique, des comptes rendus analytiques approfondis ou des simples fiches de résumé, des transcriptions ou pas de transcription, un catalogue ou pas de catalogue... Ces choix se définissent en groupe de pilotage et sont arrêtés par le décideur institutionnel.
3On peut essayer de chiffrer une campagne d’archives orales en définissant comme unité de base un forfait horaire de l’entretien. Soit une heure d’entretien à 500 F nets pour l’archiviste-oral2 ; ce forfait horaire, qui peut paraître élevé, recouvre en réalité de nombreuses tâches : la préparation individuelle de l’entretien (bibliographie, croisement de témoignages, mise au point de la grille d’entretien), les temps de transport, le temps d’enregistrement et ses à-côtés, la réécoute de l’entretien, la réalisation des différentes fiches chronothématiques (détaillées), des fiches d’analyse et d’inventaire, les réunions de travail en équipe tous les mois, la participation à l’écriture du rapport annuel d’activités, etc.
4Suivant le mode de rémunération retenu, il faut ajouter à la rémunération horaire nette d’un archiviste-oral, soit la TVA et les charges sociales dans le cas où on utilise la procédure des honoraires (travailleur indépendant3), soit les charges sociales dans le cas de salaires4, ce qui établit le tarif horaire d’une heure d’interview à respectivement 960 F TTC ou à 850 F bruts.
5Si l’on décide de consacrer 5 entretiens de 2 heures à chaque personnalité (une moyenne pour un récit de vie ou de carrière), soit 10 heures en moyenne, l’on obtient un coût de 5 000 F hors charges par personnalité (9 600 F TTC) selon la procédure des honoraires ou de 8 500 F bruts si la procédure retenue est celle d’un salaire, à multiplier par le nombre de témoins à interviewer.
6Si l’on se contente de faire deux entretiens de deux heures, le coût d’interview d’une personnalité revient donc à 2 000 F hors charges (3 840 F TTC) dans le cas d’honoraires et à 3 400 F bruts dans le cas où l’on verse un salaire.
7À ce coût par personnalité vient s’ajouter le coût de la préparation générale de la campagne d’archives orales, sa coordination par le chef de projet et sa finalisation ; celui-ci, en effet, fait les recherches bibliographiques, réunit une documentation de base, établit le questionnaire, recrute et forme les archivistes-oraux, recherche, sélectionne et contacte les témoins (courriers, téléphone, calendrier) ; il coordonne la campagne d’archives orales, contrôle les archivistes-oraux et établit les rapports d’étape ou de synthèse à destination du groupe de pilotage ainsi que les instruments de travail nécessaires (catalogue). Le chef de projet peut être recruté et salarié à temps partiel ou complet par l’organisation commanditaire, il peut aussi être rémunéré par des vacations ou des honoraires forfaitaires, versés par tranche, selon l’avancement du projet.
8Le tableau suivant permet de récapituler les coûts pour une campagne annuelle de récits de carrière de 20 témoins, avec rémunération sous forme de salaire. Ce décompte ne comprend pas les frais généraux (courrier, téléphone, frais de secrétariat, mise à disposition d’un bureau à usage intermittent et provisoire et d’un poste informatique), car nous supposons que la campagne d’archives orales est accueillie au sein de l’institution commanditaire et que cette dernière lui procure les moyens de travailler dans de bonnes conditions matérielles.
9Si l’on divise la somme globale par le nombre de personnes interviewées, on trouve un coût de 10 650 F par personne interviewée, pour une durée moyenne de 10 heures d’entretien, soit un coût de l’heure d’interview à 1 065 F.
10À ce coût général peut venir s’ajouter le coût de la duplication (cassettes remises au témoin, exemplaire de consultation), le coût de la conservation (locaux adaptés et duplication des documents sur supports fiables7), le coût de la consultation (local, personnel, matériel).
11Si l’on adopte un système de transcription systématique, les coûts s’envolent littéralement8. On compte généralement pour une heure d’entretien et pour une transcription littérale entre 6 et 8 heures de travail, mais dans un tel cas, le travail est réduit à sa plus simple expression ; de fait, certains auteurs annoncent jusqu’à 15 heures de travail pour la retranscription d’une heure d’entretien, voire 25 heures dans certains cas (J. Goy) et même 40 heures (Département de Columbia). Dans de telles conditions, il n’est pas étonnant de rencontrer chez les professionnels de la transcription d’enregistrement des tarifs allant jusqu’à 1 200 F HT l’heure. Un entretien de 10 heures transcrit reviendrait alors à 12 000 HT9 ! En admettant que l’on parvienne à trouver un tarif horaire à 600 F HT (ce qui est faible), le coût de transcription d’un entretien de 10 heures s’élèverait quand même à 6 000 F HT, ce qui revient à augmenter le coût du récit de carrière de 50 %. Dès lors, on comprend mieux pourquoi la plupart des organismes patrimoniaux producteurs en font l’économie et pourquoi les transcriptions sont le plus souvent à la charge des utilisateurs-chercheurs10. En revanche, les centres de recherche ou les organismes désireux d’exploiter leurs archives orales immédiatement procèdent à la transcription de leurs interviews, au moins partiellement. Sur le débat qui concerne le problème de la transcription et les « effets pervers » qu’elle engendre en matière de consultation des enregistrements, nous renvoyons à la troisième partie de ce manuel. Tout dépend en définitive du point de vue que l’on adopte : celui de l’organisme producteur nous conduit, par esprit d’économie et au nom du respect du document oral, à déconseiller les transcriptions, du moins sous une forme systématique et a priori ; le point de vue de l’utilisateur-chercheur nous conduit à réclamer la transcription des interviews, en attendant la mise au point définitive des logiciels de reconnaissance vocale11.
12Pour conclure, nous soulignerons que les archives orales sont indéniablement coûteuses, il s’agit d’une opération professionnelle et les moyens à dégager sont réels. Avec un budget de 500 000 F, on peut espérer constituer une collection de récits de carrière pour une quarantaine de personnes12, ce qui constitue déjà un important fonds d’archives orales (400 heures), les coûts d’investissement en matériel étant largement amortis sur la durée de la campagne. La campagne peut être étalée sur deux ans, ce qui revient à dégager un budget de 250 000 F par an. Tout dépend en définitive de la taille de l’organisation, des objectifs poursuivis et du degré d’approfondissement thématique ou biographique que l’on veut donner aux témoignages.
13Si l’on veut abaisser les coûts de la campagne, on peut choisir entre les différents postes de dépenses suivants :
— supprimer le chef de projet ;
— diminuer le temps de préparation en standardisant le questionnaire ;
— diminuer le nombre d’entretiens par personne en choisissant la méthode thématique ;
— alléger la rédaction des fiches chronothématiques en les simplifiant au maximum ;
— se contenter de recevoir des dépôts d’enquête.
14Hormis le dernier point, c’est à chaque fois la qualité des archives orales qui peut se trouver affectée par des choix trop étriqués ou trop peu qualitatifs. Mieux vaut interviewer un plus petit nombre de personnalités et le faire de façon approfondie que de donner la priorité aux aspects quantitatifs13. Rappelons en dernier lieu que le fait de faire les bons choix techniques au départ permet d’alléger les coûts de conservation (adopter les techniques du numérique avec gravage de cédés-audio et de cédéroms).
Notes de bas de page
1 La duplication sur bandes magnétiques traditionnelles en studio de son (en temps réel) s’élève forfaitairement à environ à 500 F TTC par heure d’enregistrement ; ce coût a été calculé à partir des opérations de « repiquage » effectuées par le Comité pour l’histoire économique et financière en 1994-1995 lors du transfert des entretiens effectués à l’origine sur cassettes sur bandes magnétiques ; le transfert des enregistrements effectués sur supports numériques sur cédéroms ou sur cédés-audio au moyen d’un logiciel de gravage coûte aujourd’hui beaucoup moins cher.
2 Cela nous semble être le tarif minimal pour ce type de prestation. Il convient, par exemple, pour des archivistes-oraux étudiants. La standardisation des entretiens, notamment en cas d’utilisation d’un questionnaire systématique ou bien la limitation du travail d’analyse et de fichage post-entretien, peuvent peut-être permettre d’abaisser ce tarif. À l’inverse, l’emploi de chercheurs confirmés ou de professionnels hautement qualifiés, la personnalisation du questionnaire, la mise au point de comptes rendus analytiques très détaillés ou de fiches de synthèse augmentent le tarif horaire de façon notable, sans parler du coût de la transcription de l’entretien qui vient en sus.
3 Pour pouvoir toucher des honoraires, il faut avoir le statut de travailleur indépendant et être inscrit au registre de la chambre de Commerce et d’Industrie de Paris. Toute rémunération versée, même sous forme d’honoraires, donne lieu à des cotisations sociales, dont le montant doit donc être ajouté à la rémunération nette de l’archiviste-oral et à la TVA. Cette dernière peut être « récupérée » par les entreprises, mais attention, ce n’est pas le cas des associations ; enfin rappelons que la TVA doit théoriquement être restituée par le travailleur indépendant à la direction générale des Impôts.
4 45 % en moyenne pour les charges sociales « employeur » et 20 % pour les charges sociales « employé ». Dans le cas de vacations servies par l’État, les charges sociales sont légèrement inférieures.
5 Nous nous sommes basée sur la base de 10 heures d’entretien par personne (méthode du récit de carrière).
6 On peut évaluer à environ 80 000 F le coût de l’équipement dans un système numérique : logiciels, graveur, supports et matériel d’enregistrement, etc., y compris les postes informatiques de consultation.
7 Voir la note n° 1.
8 On peut se reporter aux indications de D. Schnapper dans son rapport sur les archives orales de la Sécurité sociale (p. 71) : 1 800 F pour un entretien, plus 800 F pour la transcription de ce même entretien (soit un surcoût de 45 %), soit 2 600 F pour un entretien transcrit. Mais elle n’indique pas ce que représente un entretien : une séance ? Mais de combien d’heures ? Ou une série d’entretiens pour une personne ? Elle n’indique pas non plus si les tarifs qu’elle donne sont nets ou bruts. Si nous partons du point de vue que, chez elle, un entretien dure 3 heures en moyenne, nous aboutissons à un coût horaire de 600 F (francs 1980).
9 Ce sont les prix professionnels que nous avons obtenus en téléphonant dans des entreprises spécialisées en transcription d’enregistrements sonores.
10 Le Service historique de l’Éducation pratique des transcriptions systématiques pour ses archives orales, il a recours à des transcripteurs « internes » (des professeurs du second degré), mais ses archives orales sont davantage thématiques que prosopographiques et les entretiens sont plus courts que pour des récits de carrière ; elles sont en outre ordonnées à des fins de recherche « appliquée » et donc destinées à une exploitation quasi-immédiate, telles que la préparation de colloques ou des publications historiques. L’INRA procède également à la transcription des entretiens qu’il collecte.
11 Les logiciels créés par la société Lernout et Hauspie, spécialiste mondial de la reconnaissance vocale et de la traduction simultanée, permettent déjà de dialoguer avec un PC en 16 et bientôt en 34 langues ; cette start-up vient de racheter la société Dictaphone, célèbre marque d’enregistreurs portatifs des années cinquante, qui a mis au point depuis lors des systèmes de transmission de la voix par réseaux d’ordinateurs ainsi que d’enregistrement et d’archivage de toutes les conversations passant par un call center. Ces progrès techniques nous permettent-ils d’espérer pour bientôt la reconnaissance des « voix » de nos archives orales et leur « transcription » sur écran, puis sur papier ? Si c’était le cas, cet horizon enchanteur justifierait de surseoir aux transcriptions systématiques a priori.
12 Une quarantaine de personnes que l’on peut répartir par générations, par métiers, par services ou par spécialités, par niveau hiérarchique ou par fonction, par corps ou par site géographique et dont on peut étaler l’interview sur deux ou trois années.
13 C’est cette prise de conscience qualitative qui nous a fait modifier en profondeur en 1991 l’organisation des archives orales du ministère des Finances et qui nous a conduite à opter pour une spécialisation des archivistes-oraux par direction, par corps ou par thème ainsi qu’à réduire le nombre d’intervieweurs.
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L’historien, l’archiviste et le magnétophone
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