Sources et méthodes de l’histoire financière : l’exemple de la monarchie autrichienne
p. 65-79
Texte intégral
1La monarchie autrichienne (Autriche actuelle, Bohême, Moravie, Silésie et Hongrie « historique ») est à l’époque moderne un État faussement centralisé mais bureaucratique à l’extrême. Aussi l’abondance des sources, conservées pour l’essentiel aux archives de la Chambre des comptes (Mot-à-mot Chambre de la Cour, en allemand Hofkammer) a-t-elle eu tendance à décourager les chercheurs. Je diviserai mon exposé en deux parties d’inégale longueur : j’essaierai d’abord de vous en exposer le fonctionnement afin que vous compreniez mieux les problèmes de méthode liés à la variété et à l’inégale qualité des sources.
2Avec les débuts de la guerre de Trente Ans et pendant toute la période moderne, la monarchie autrichienne est confrontée encore plus que les autres États modernes à une double difficulté : des ressources inférieures à ses besoins et des difficultés de trésorerie. Après 1660, alors que l’empereur doit entretenir une puissante armée pour faire la guerre en Allemagne contre les Français et en Hongrie contre les Turcs, les ressources sont limitées et l’impasse budgétaire permanente, car, en bon politique, l’empereur ne se résout pas à régler la dépense sur la recette et à adopter un profil bas dans les relations internationales s’il n’a pas les moyens de ses ambitions. Cette politique étrangère pacifique fut en effet bien vite abandonnée par Léopold Ier dès que la reconstruction économique des Pays héréditaires1, gravement touchés par la guerre de Trente Ans, fut à peu près achevée. Un témoin, favorable à la Maison d’Autriche, le Bénédictin franc-comtois Casimir Freschot, écrivait durant la guerre de la Succession d’Espagne, juste après la mort de l’empereur Léopold Ier :
3« Un des ennemis les plus difficiles à vaincre au nouvel empereur (Joseph Ier, successeur de Léopold Ier) sera le défaut d’argent, sans quoi on ne peut absolument rien faire, particulièrement dans la guerre. Les finances sont si dérangées qu’il y a longtemps qu’on n’y voit plus goutte ; les étrangers parce qu’ils n’en connaissent en gros et en confusion les sources et le cours et ceux qui sont dedans parce qu’ils ne veulent pas voir les routes et les détours par lesquels ces eaux salutaires s’écoulent et n'arrosent pas les pais qu’elles devraient. La pensée de porter la lanterne dans ces endroits dérobés serait une chose également juste, et nécessaire et dans laquelle on ira toujours boitant dans les affaires, dont celles-ci sont le nerf principal, mais c’est une pierre difficile et dangereuse à remuer hors en temps de Paix2. »
4Ces impressions pessimistes ont été reprises par l’historiographie autrichienne classique3. A. F. Pribram expliquait le manque d’argent par la faiblesse économique de la monarchie qui n’avait à sa disposition ni les mines d’Amérique, ni la richesse du sol français, ni l’empire commercial des puissances maritimes4.
5Les ressources de l’empereur étaient limitées pour cinq raisons principales. La monarchie autrichienne n’était pas une grande puissance économique comme les Provinces-Unies ou l’Angleterre. Il y avait, dans le domaine fiscal, une forte opposition entre les provinces centrales (Pays tchèques, Basse-Autriche et plus tard Milanais) qui contribuaient largement à l’effort financier de la monarchie et les provinces périphériques (Tyrol, Styrie ou Hongrie) qui, pour diverses raisons ne payaient presque pas d’impôts. Les Hongrois, en particulier, fortement organisés et toujours prêts à se révolter, faisaient de l’immunité fiscale un des points essentiels de leur résistance aux tentatives de la cour de Vienne pour les intégrer davantage dans la monarchie autrichienne5. Après la reconquête de leur pays sur l’occupant ottoman, ils menèrent même une guerre d’indépendance durant la guerre de la Succession d’Espagne, qui se termina par un compromis à Szatmar, en 1711, où le gouvernement autrichien concéda précisément l’exemption fiscale à la noblesse. Le Saint Empire fournissait parfois une aide militaire à l’empereur, mais jamais d’aide financière. Bien souvent, les contingents mis à la disposition de l’empereur par les électeurs (Saxe, Brandebourg) étaient soldés et entretenus par l’empereur lui-même et étaient donc à charge de la trésorerie viennoise. L’aide extérieure demeure finalement (sauf quelques cas exceptionnels) un mythe historiographique, qui a la vie dure. Le temps où l’Espagne finançait l’effort de guerre de Ferdinand II appartient au passé et il faudra attendre les guerres de la Révolution pour que la Grande-Bretagne accorde des subventions importantes à la cour de Vienne, pour maintenir l’Autriche en guerre face à la France révolutionnaire ou impériale. Enfin les ressources de la Chambre des comptes provenaient à 80 % de contributions votées par les assemblées d’états, c’est-à-dire par la noblesse des différentes provinces qui discutaient âprement le montant de l’impôt, répercuté, bien entendu, sur leurs paysans.
6Bref, en matière fiscale, l’empereur, qui ne recevait rien des états de l’Empire, se heurtait à la résistance des Diètes, dont les contributions représentaient 80 % des recettes du Trésor ; ne relevaient alors de l’autorité monarchique que « l’impôt turc », impôt direct décidé par décret impérial en cas de nécessité absolue, le revenu des cameralia et les emprunts négociés auprès des Juifs de cour comme Samuel Oppenheimer. À la différence du roi de France, l’empereur ne pouvait tirer autant d’argent qu’il souhaiterait de ses sujets, car il dépendait de la bonne volonté des Ordres qui, après avoir voté les contributions dans les Assemblées d’états, les percevaient eux-mêmes ou par l’intermédiaire de l’administration seigneuriale.
7En 1682, l’ambassadeur vénitien A. Giustinian résumait en ces termes la situation financière de la monarchie :
8« Les recettes sont divisées en recettes ordinaires et recettes extraordinaires ; les premières sont les gabelles et les traites, outre les mines et les revenus que procure le sel, tandis que les secondes dépendent de l’accord des Diètes qui prétendent accorder l’impôt, bien que l’État ait un caractère monarchique. On exige les impôts sous des formes différentes : en Bohême, Moravie, Silésie on le lève sur la bière et sur les maisons ; en Autriche sur les maisons ; en Styrie sur ce que les gens payent chaque année à leur seigneur ; on impose aussi assez souvent la capitation, dans laquelle on inclut la plupart du temps le clergé, qui paye aussi les décimes6. »
9Les recettes reposaient sur un principe de base, défini dès le xvie siècle : l’opposition entre les regalia qui constituaient les revenus ordinaires et les contributions qui étaient les revenus extraordinaires. Les regalia, qui étaient les revenus du domaine au sens large, finançaient les dépenses civiles et le service de la dette ; de leur bonne gestion par la paierie de la cour dépendaient les capacités de crédit de l’empereur. Ils servaient à entretenir la cour et à payer ces dépenses de luxe qui contribuaient au prestige de la Maison d’Autriche en particulier dans le domaine musical7. Un élément important des regalia étaient les revenus des mines de Haute-Hongrie, qui fournissaient une quantité modeste d’or et d’argent et permettaient des frappes monétaires (par exemple les Ongari ou ducats d’or, sur le pied du ducat vénitien).
10Les contributions payaient la solde des mercenaires, ainsi que l’entretien des « confins militaires » austro-turcs, créés en 1522 (500 000 fl. par an dès cette époque), les dépenses militaires représentant le plus gros poste du budget de l’empereur. Les recettes, inférieures à 5 millions de florins rhénans8 en 1660 n’en quadruplèrent pas moins vers la fin du siècle et atteignirent, vers 1700, 20 à 22 millions de florins rhénans par an.
11Les bases de la fiscalité moderne remontaient au xvie siècle : elles correspondaient aux nécessités de la défense de l’Autriche face à la poussée du péril ottoman en Europe centrale. Ferdinand Ier, qui se sentait menacé depuis la prise de Belgrade par Soliman le Magnifique en 1521, avait établi en Autriche dès 1523 un « impôt turc » de 0,50 % sur le capital mobilier et immobilier ; abrogé en 1568, cet impôt « extraordinaire » fut rétabli en 1683 au moment du second siège de Vienne par les Turcs et supprimé en 1699 après la paix de Carlowitz en 1699, qui consacrait le recul de la puissance ottomane. Ferdinand Ier créa une capitation, qui pesait sur l’ensemble des sujets, y compris les membres du clergé, les enfants de plus de 12 ans et les ouvriers agricoles. Il préleva un impôt sur les rentes féodales, qui servit à l’entretien de la frontière militaire et créa un impôt roturier ou fouage (Rauchfangsteuer) d’un florin (soit un écu monnaie de France) sur les ménages paysans. Le système des contributions fut étendu à l’ensemble des pays constituant la monarchie autrichienne après 1526 et la part de chacun fut déterminée par les états généraux de 15429.
Basse-Autriche | 6/54 | |
Haute-Autriche | 3/54 | |
Autriche intérieure | 9/54 | |
Total Autriche | 18/54 | |
Bohême | 16/54 | |
Moravie | 8/54 | |
Silésie | 12/54 | |
Total Bohême | 36/54 | |
Total général | 54/54 |
12L’unité de base était représentée par la contribution de l’archiduché d’Autriche, qui constituait le sixième du total des contributions payées par l’ensemble la monarchie autrichienne, l’Autriche intérieure (Styrie, Carinthie, Carniole) payait une somme équivalente (9/54 du total), la Hongrie et l’Autriche antérieure (Tyrol, Brisgau) ne payant rien, tandis que la Bohême assurait les 2/3 des recettes. Cette répartition tenait compte de la population (la fraction d’1/54 correspondait à environ 100 000 habitants), de la richesse et de la rente foncière prélevée par la noblesse sur les paysans. Cette clé fut maintenue jusqu'au xviiie siècle10.
13On constate comme dans beaucoup d’autres États modernes l’existence de pays privilégiés par rapport à d’autres et l'on note l’existence d’un noyau dur la Basse-Autriche et les pays de la Couronne de Bohême qui fournit l’essentiel des contributions (comme la Castille dans la monarchie d’Espagne ou les pays d’élection en France), la contribution la plus difficile à évaluer étant celle de la Hongrie, qui à certains moments payait directement des contributions militaires qui n’étaient pas comptabilisées au niveau des instances centrales.
14Avant 1671 tout est clair : la Hongrie n’apportait rien en dehors d’une contribution symbolique en 1659 et 1660. L’occupation militaire à la suite de l’échec de la conjuration des Magnats puis la reconquête du pays lors de la guerre turque de 1683 à 1699 soumirent la Hongrie à l’impôt indirect et à la contribution militaire, qui furent acceptés de mauvaise grâce. Quelle était la part des prestations en nature ? Quelle était la part des exactions ? Quelle était l’aide réelle de la Hongrie ? Il est très difficile de répondre précisément à ces questions et nous nous bornerons à distinguer 3 périodes : de 1671 à 1690, la contribution exigée des comitats et versée au commissariat des guerres se montait à 833 700 florins pour 12 000 hommes, le reste étant pris en charge par les Pays héréditaires ; de 1690 à 1697, la contribution est fixée à 2 millions de florins ; de 1698 à 1700, la contribution, qui a été doublée, est passée à 4 millions.
15La charge paraît d’autant plus lourde aux contribuables hongrois qu’elle était contraire aux privilèges du pays, même si cette contribution n’était pas exagérée par rapport à la superficie, à la richesse et à la population du Royaume de Hongrie presqu’entièrement libéré de l’occupation ottomane.
16Les recettes de la Chambre des comptes ne cessèrent de progresser en trois paliers successifs. Avant la guerre de Hollande, les recettes étaient fort modestes, car, sauf au moment de la crise de 1664, l’empereur « épargnait » ses sujets pour faciliter la reconstruction économique. On pense que des allégements fiscaux sont le meilleur moyen pour relancer une économie agricole et favoriser l’expansion démographique. L’option de paix à tout prix se traduit dans la réduction des effectifs, la fiscalité modérée et le souci de réduire la dette publique. De la guerre de Hollande jusqu’au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, les recettes naguère inférieures à 5 millions de florins dépassent les 7 millions pour atteindre parfois 8 millions. Il y eut donc une augmentation des recettes d’au moins 50 %, provoquée par la nécessité d’entretenir des contingents militaires sur le Rhin et en Hongrie. Aussi l’accalmie consécutive à la paix de Nimègue ne va-t-elle entraîner aucune diminution des recettes parce que la Chambre des comptes voulait profiter du retour de la paix pour assainir les finances plutôt que pour diminuer les impôts. Le troisième palier correspond à la guerre sur deux fronts, que l’empereur a menée en Hongrie et en Europe occidentale. Les recettes ne cessèrent alors d’augmenter. Elles se situent autour de 12 à 13 millions de florins et dépassent 16 millions de florins en 1699, l’augmentation des recettes provenant du doublement de la contribution hongroise.
17Pratiquement l’effort fiscal des sujets de la monarchie a doublé peu à peu par rapport au palier précédent, avec de graves inégalités selon les classes sociales et surtout selon les pays.
18Les progrès de la fiscalité et l’augmentation du produit de l’impôt s’expliquent par l’essor économique, le trésor impérial ne tirant vraiment parti du renversement de conjoncture que 6 à 7 ans après le siège de Vienne, lorsque la reconstruction fut un fait accompli dans les Pays héréditaires. Pourtant la fiscalité soutenue par une économie prospère s’essouffle pour rattraper les dépenses.
19Le déficit, contrairement à une légende tenace, est resté modéré : avant 1683, l’impasse a toujours été inférieure à 1 million de florins, sauf en 1675 au plus fort de la guerre de Hollande. En 1661 et 1670 le déficit a été provoqué par la mise sur pied d’une importante armée en Hongrie. Même le réarmement des années 1681-1682 n’a pas entraîné de déséquilibre majeur parce que la Chambre des comptes a pu augmenter les impôts. L’impasse ne devint importante qu’en 1684 et cessa en 1699 avec la paix générale, après avoir atteint son point culminant en 1695 (10 millions de florins de déficit). En outre du point de vue du rapport du montant de l’impasse à la masse des dépenses totales, la valeur relative du déficit se situe autour de 20 %, sauf durant la période 1693-1696 où elle atteignit 30 à 50 % des dépenses engagées. Il s’agit là de crises brèves. Beaucoup plus important, à notre avis, est le fait que l’impasse était généralement faible. Si l’on met en parallèle les dépenses militaires et les dépenses civiles, on constate que les dépenses civiles, dans lesquelles on inclut le service de la dette, ont toujours été modérées, mais incompressibles, se situant entre 1,5 millions de florins et 2 millions de florins. L’impasse dépendait essentiellement du budget militaire, c’est-à-dire finalement des options prises par l’empereur en politique étrangère. C’est pourquoi la politique générale avait tant d’importance pour l’équilibre du budget, les plus forts déséquilibres se produisant au moment où l’empereur réarmait. Le budget de 1699, en excédent de 4 millions de florins, laissait présager un rapide remboursement des dettes de l’empereur, mais la crise provoquée par la succession de Charles II d’Espagne devait en décider autrement. En attendant l’empereur ne démobilisa pas et conserva une armée sur le pied de guerre afin de parer à toute éventualité, soit 37 000 hommes en Hongrie, 30 000 hommes au Piémont, 27 500 en Lombardie, et seulement 14 000 en Allemagne11.
20Ce redressement brillant, qui explique en partie la puissance militaire et les capacités offensives de la Maison d’Autriche au début du xviiie siècle, est, à notre avis, bien plus lié au redressement économique qu’aux progrès d’un État absolutiste qui n’a jamais existé, car la marge de manœuvre de l’empereur était réduite face à des noblesses qui défendaient jalousement leurs privilèges fiscaux et qui veillaient, en outre, à ce que le paysan ne fût pas trop surchargé, afin qu’il s’acquittât des ses redevances à la seigneurie. L’empereur ne pouvait donc profiter que d’une amélioration de la conjoncture économique, liée à la reconstruction des pays tchèques après les ravages de la guerre de Trente Ans et de la Basse-Autriche après le second siège de Vienne.
21Le manque d’argent était plus apparent que réel et l’absence de trésorerie est à l’origine de bien des malentendus. Lorsque des tiers déclaraient que l’empereur n’avait pas d’argent, cela signifiait qu’il n’avait pas d’argent en caisse à un moment donné. Même la paierie de la cour touchait une partie de ses recettes en assignations, en moyenne 40 % de ses revenus. Le principe n’était pas mauvais en soi, car si toutes les espèces avaient été drainées vers la capitale, les routes plus ou moins sûres eussent été sillonnées de lourdes voitures chargées d’or et d’argent. Or, ces transports étaient coûteux, car ils mobilisaient une escorte militaire et provoquaient même parfois des incidents avec les autorités locales, tel cet incident qui opposa, en Basse-Autriche, un convoi venu apporter à Vienne la recette de l’inspection des gabelles et aides de Prague. Les structures économiques de la monarchie n’étaient guère favorables à la circulation des capitaux et des lettres de change entre les principales villes des différents pays et la capitale.
22D’autre part, le système des contributions réduisait largement la circulation des capitaux, puisque 50 % des contributions militaires étaient fournies sur place en vivres et en services. Cette solution était avantageuse pour le paysan qui acquittait sur place, en nature, une partie de l’impôt direct et n’était pas obligé de vendre ses produits ou son travail pour récupérer des espèces. Elle ouvrait la voie à toutes sortes d’abus de la part des officiers et de la troupe en quartier. « Les Allemands s’imaginant qu’il en coûte moins à l’empereur parce qu’il ne donne pas l’argent lui-même et que les troupes le prennent sur le pays, au lieu que cette sorte d’establissement ruine davantage les Provinces en ce qu’il donne lieu aux officiers de faire des concussions. » Il était évidemment difficile de contrôler dans le détail le comportement des officiers de troupe. On peut juste mesurer l’enrichissement. Toutefois, ce système ne permettait guère le contrôle de la part des autorités viennoises. La réalité de la perception, comme celle de la répartition, lui échappait. En Bohême, le montant de la contribution était voté par la Diète, les régiments répartis par les soins d’autorités relevant de la Chancellerie de Bohême (le Conseil de Lieutenance et les capitaines des Cercles) et l’argent était remis directement aux officiers de troupe après contrôle des commissaires de guerre. Dans tout ce circuit, la Chambre des comptes ne voyait point les rixdales.
23La trésorerie est donc plus difficile à gérer que dans les autres monarchies, étant donnée la décentralisation extrême et les difficultés à trouver du crédit à court terme avant la fin du xviie siècle. Avec la banque juive (Samuel Oppenheimer), puis la banque de la ville de Vienne, un système s’est progressivement mis en place, mais le défaut majeur du système fut moins l’importance du déficit, qui reste dans des limites raisonnables que le paiement différé des dettes de l’État par les deux caisses centrales qui donnent aux créanciers des assignations plus ou moins sûres.
24Le crédit n’a cessé de se développer à partir de 1680. Les aristocrates assuraient à 50 % le crédit à moyen terme ; finançant ainsi l’impasse budgétaire, producteurs, ils réinvestissaient une partie de leurs profits en fonds d’État, ils le faisaient soit directement comme les aristocrates bohêmes, soit par l’intermédiaire de la caisse des États, comme en Basse-Autriche. Les prêteurs se recrutaient dans l’aristocratie de Cour, parmi des gens exerçant des emplois comme chambellan, général, conseiller d’État ou officier de finance. En dehors de ceux-ci, les plus gros créanciers représentaient une dizaine de familles, étroitement associées au pouvoir, comme les Schwarzenberg (le prince Lerdinand prêta à lui tout seul 800 000 florins entre 1683 et 1699), les Lamberg, les Dietrichstein, tandis que les Liechtenstein ou les Trautmannsdorf ne prêtaient que 100 000 fl.
25La caisse des États de Basse-Autriche accordait à la Chambre des comptes des anticipations sur les contributions, moyennant le versement d’un intérêt de 5 %, ou souscrivait à de véritables emprunts En revanche, la Diète de Bohême demeura très réticente jusqu’en 1690, date à partir de laquelle elle accorda à la Chambre des comptes des anticipations de l’ordre de 650 000 florins, portant un intérêt annuel de 6 %, le capital étant remboursable en 6 ans. La Diète accordait en outre la garantie d’emprunts souscrits à l’étranger et le paiement des intérêts. À partir de 1700, les contribuables assurèrent le service de la dette impériale en payant 1/2 florin supplémentaire par famille de laboureur. Les réticences de la Diète de Bohême traduisaient surtout l’égoïsme de l’aristocratie, peu encline à soutenir la grande politique des Habsbourg.
26En d’autres termes, l’empereur avait besoin d’un système moderne de crédit que lui fournit Samuel Oppenheimer, marchand-banquier juif d’origine rhénane. Samuel Oppenheimer finança l’effort de guerre de la monarchie autrichienne durant la reconquête de la Hongrie et la guerre de la Ligue d’Augsbourg12. Oppenheimer a contribué à la consolidation de la puissance autrichienne, puisqu’il a permis à Léopold Ier de mener des opérations militaires sur deux fronts. Il collecta des fonds auprès des princes d’Empire, qui, quoique politiquement favorables aux Habsbourg, se méfiaient de leur administration financière. Il contribua à surmonter les crises de trésorerie en procurant du crédit à court terme. En 1695, Oppenheimer a avancé, à lui tout seul, 2,1 millions de florins contre des assignations sur les contributions de 1696. Comme les autres Juifs de cour, il bénéficia du statut privilégié de protégé du prince (allemand Hofbefreite ou Hofjude). En 1701, lorsque Léopold Ier s’engagea dans la guerre de la Succession d’Espagne, Oppenheimer fut non seulement le principal fournisseur en armes, vivres et munitions des armées impériales, mais aussi la source de crédit et l’un des responsables des finances publiques, dépassant largement les limites assignées naguère au Juif de cour par Heinrich Schnee. À Vienne, il fournit véritablement le nerf de la guerre et sa mort en 1703 fut considérée comme une catastrophe par le gouvernement et le prince Eugène de Savoie, qui écrivait à son ami Starhemberg le 3 octobre 1703 : « Toute la monarchie était sur le fil du rasoir et pourrait réellement s’effondrer ; si on n’était pas capable de trouver 50 000 florins en espèces, tout pouvait arriver et qu’il ne savait pas comment l’empêcher » car la disparition du banquier juif privait les finances impériales de toute ressource en argent liquide : l’État, qui, en dépit d’efforts désespérés ne disposait d’aucune liquidité en attendant la rentrée des impôts, ne peut payer ni ses soldats ni ses fournisseurs.
27La faillite de la banque Oppenheimer à la foire de Leipzig en 1703 obligea le gouvernement de Vienne à réagir en nommant un aristocrate honnête et compétent à la tête de la Chambre des comptes, le comte Gundacker Thomas Starhemberg, et en créant en 1704 le Banco del Giro, puis en 1705 la banque de la ville de Vienne (Wiener Stadtbank), qui joua le rôle naguère dévolu à Oppenheimer13.
28La banque de la ville de Vienne se substitua à la Chambre des comptes pour le règlement de toutes les créances. Pour les créances les plus anciennes, on promit de servir un intérêt et pour les dettes nouvelles, elle reçut des revenus propres, le produit des péages et domaines de Basse-Autriche. Comme la banque de la ville était dotée de revenus réguliers, elle jouit enfin d’un certain crédit : les banquiers génois lui prêtèrent même 5 millions de florins, ce qu’ils avaient toujours refusé à la Chambre des comptes. Starhemberg veilla à ce qu’elle pût accepter des dépôts des particuliers, remboursables à vue pour les sommes inférieures à 1 000 fl. et rétribués par un intérêt annuel de 6 %. Les capitaux disponibles servirent à dégager les éléments du domaine engagés naguère hypothéqués, puis à affranchir la Chambre du crédit fourni par les États de Basse-Autriche. De 1710 à 1715, la banque connut un véritable essor en dépit de la poursuite de la guerre de la Succession d’Espagne et affranchit la Chambre de la tutelle de la banque juive, qui ne devait retrouver une position dominante qu’au xixe siècle avec la banque Rothschild.
29Léopold Ier a redressé la situation financière en alourdissant la pression fiscale sur la Bohême et l’Autriche mais aussi en profitant de la conjoncture économique14. Les masses paysannes pouvaient payer davantage d’impôts parce qu’elles avaient retrouvé une certaine prospérité. Cette augmentation des ressources permettait à l’empereur d’entretenir une armée de plus de 100 000 hommes sans difficulté, mais en dépit de ces indéniables progrès, ses possibilités demeuraient limitées, car il ne pouvait réaliser aucune réforme de structure qui aurait touché aux privilèges politiques et économiques de la noblesse. Il n’était pas vraiment pauvre, mais il manquait d’argent liquide. Aussi pouvait-il apparaître comme un souverain désargenté aux yeux des observateurs habitués à une gestion plus rationnelle des deniers publics. Malgré les injustices fiscales, malgré l’absence d’un véritable ministère des finances, malgré la déficience de sa trésorerie, l’empereur avait fort bien su redresser la situation et profiter de la prospérité recouvrée par ses sujets après les malheurs du xviie siècle. Les succès des Habsbourg dans la guerre de la Succession d’Espagne sont là pour prouver que les fondements économiques de leur puissance n’étaient pas aussi dérisoires qu’on l’a écrit à mainte reprise. Voilà pourquoi la monarchie autrichienne a pu s’affirmer en 1713 comme la première puissance territoriale et la seconde puissance militaire du continent européen.
30Le système financier a été étudié, malgré les difficultés auxquelles se heurte le chercheur liées à la décentralisation des finances et à la dispersion des sources. Il s’agit pour la période allant de 1650 à 1790 de trois ouvrages l’un en anglais, pour le xviiie siècle par P.G.M. Dickson15, l’autre en allemand pour le début du xviiie siècle par Brigitte Holl16, le troisième en français pour la seconde moitié du xviie siècle par le communicant17.
31Les sources sont très abondantes et dispersées en dépit d’une centralisation apparente avec la Chambre des comptes créée en 1527 pour gérer les cameralia, c’est-à-dire les ressources ordinaires, qui appartiennent au souverain (mines, domaine, monnaie, douanes et péages).
32Les Hofzahlamsthücher intégraient les rubriques suivantes sous la rubrique « Paierie de la cour ». Tous ces organismes envoyaient leur revenant-bons une fois payées les dépenses de fonctionnement.
33Chambre de Kremnica
34Chambre hongroise de Presbourg
35Délégation de la Chambre des comptes en Bohême (das Kayserliche deputierte ambt Wein und Biertaz wie auch Salzgefolle im Konigreich Bohaimb)
36Receveur royal en Bohême (Renthambt in Konigreich Bohaimb)
37Receveur royal en Silésie (Renthambt in Schlesien)
38Receveur royal en Moravie (Renthambt in Mâhren)
39Les états de Basse-Autriche (die Nieder-osterreichische Landschaft)
40Les états de Haute-Autriche (die Ober-Osterreischische Landschaft)
41Le grenier à sel de Basse-Autriche (das Nieder-Osterreich Salzambt)
42L’inspection des douanes (das Kayserliche Handgrafenambt)
43Les péages de Vienne (die Mauth am Tabor, am Waaghaus)
44Le péage dYbbs (die Kayserliche Mauth zu Ybbs)
45Le péage de Linz (die Kayserliche Mauth zu Linz)
46La trésorerie de Graz (das Inner-Osterreich : Hoffpfenning Ambt)
47Le vice-dominus de Basse-Autriche (das Nieder-Osterr. Vicedomambt)
48Les recettes extraordinaires (die eingangenen Extraordinarien)
49Les anticipations (die empfanggelaister Anticipationen)
50La paierie de la cour encaissait donc les recettes affectées aux dépenses civiles et pas seulement le produit des cameralia.
51La paierie de la guerre (Hofkriegszahlamt) gérait en revanche les contributions militaires et fournissaient les ressources nécessaires à l’armée.
52La Chambre des comptes contrôlait les chambres des comptes des différents pays de la monarchie mais elle contrôlait également la gestion des contributions, qui financent les dépenses militaires et représentent l’essentiel du budget. Par impôt extraordinaire, il faut entendre impôt turc ou impôt sur le capital rétabli à partir de 1682. La Bohême contribuait pour 250 000, puis pour 220 000 florins, tandis que la Basse-Autriche donnait 150 000 florins. Il y a tout lieu de penser que le ratio était là encore respecté pour cet impôt qui, nous l’avons vu, n’était plus qu’un supplément à l’impôt direct. Il faut entendre aussi par impôt extraordinaire la capitation à compter de 1692, un impôt extraordinaire d’un million à répartir sur tous les pays de la monarchie en tenant lieu en 1691 et le double impôt turc à compter de 1694. Il s’agit d’estimations à partir d’indications fournies par la Bohême auxquelles nous avons appliqué le coefficient.
53Si cette direction collégiale n’était ni très efficace ni très honnête, elle produisait une abondante correspondance, conservée en parfait état à Vienne aux archives de la Chambre des comptes, qui est aujourd’hui la section ancienne des archives du ministère des Finances. C’est un océan où l’on peut se perdre, car les affaires traitées sont d’inégale importance et d’inégal intérêt mais des registres fort bien tenus par les employés de la Chambre donnent l’essentiel d’un dossier.
54En fait, une affaire peut être évoquée à trois niveaux dans trois séries différentes :
- Les dossiers Hoffinannzakten répartis entre trois sections : Autriche, Bohême et Hongrie. C’est la source la plus complète, celle qui a découragé les chercheurs ou attiré les érudits.
- Des index sommaires qui permettent juste de se repérer dans les Hoffinannzakten.
- Les Gedenkbücher (mémoriaux) qui notent in extenso la décision finale et reprennent les termes des index.
55En revanche il n’y a pas d’archives notariales intéressantes concernant les opérations financières car les prêts des particuliers étaient enregistrés directement par les archives de la Chambre des comptes ou bien accordés par les États de Basse-Autriche. On retrouve dans le fonds Hoffinanz les contrats de prêt consentis à l’empereur par des particuliers. En revanche, pour évaluer les fortunes des aristocrates et du personnel de la Cour, il convient de se reporter aux testaments déposés chez le maréchal de Basse-Autriche.
56Mais notre expérience nous a appris que cette documentation sur-abondante devait être éclairée par l’étude des délibérations de la Conférence secrète (l’équivalent viennois du Conseil d’en-haut français) qui traite de la répartition des masses budgétaires. Ces procès-verbaux fournissent alors le fil conducteur de la politique budgétaire de la monarchie et les ministres se trouvent alors placés devant des options aussi peu satisfaisantes les unes que les autres : par exemple maintenir la ration de viande du simple soldat ou bien alourdir la charge fiscale sur le paysan bohême. Les procès-verbaux se trouvent aux archives d’État dans les archives de la Chancellerie d’Autriche, chaque année à partir des années 1680.
57Des enquêtes sur les Diètes, leurs délibérations financières et leurs décisions : c’est un sujet inépuisable, puisqu’il faut aller à Sankt-Pölten (archives de Basse-Autriche), à Prague, à Budapest, à Brno, à Wroclaw (Breslau), etc.
58Après quoi l’historien arrive à reconstruire à peu près le fonctionnement de ces finances dont la complexité faisait d’ailleurs le désespoir des dirigeants, mais toute tentative de réforme s’est heurtée, avant la révolution de 1848, à l’hostilité des noblesses locales, jalouses de leur auto-nomie administrative et de leurs privilèges fiscaux. Il est clair qu’il n’y a pas eu de monarchie absolue en Autriche avant le despotisme éclairé de Joseph II.
Notes de bas de page
1 On appelle « Pays héréditaires » (en allemand Erbländer) le noyau central de la monarchie autrichienne. Il s’agit alors de la Bohême, de la Moravie, de la Silésie, ainsi que des provinces qui constituent aujourd’hui approximativement la République autrichienne (Brisgau, Tyrol, Styrie, Carinthie, Carniole, Haute et Basse-Autriche).
2 Camille Freschot, Relation de la Cour de Vienne, 1705, p. 18.
3 A. F. Pribram : « In anderen Staaten ist der Geldmangel temporar gewesen, in Österreich dauernd ».
4 A. F. Pribram Das Böhmische Commerzcollegium, Vienne, 1898, Introduction, p. 7.
5 J. Bérenger, Les Gravamina. Remontrances des Diètes de Hongrie de 1655 à 1681. Recherches sur les fondements du droit d'État, 330 pages. Publications de la Sorbonne, Série « Documents » no 23, Paris, PUF, 1973.
6 Original italien, Archivio di Stato, Venise, Senato, Secreta, Dispacci da Germania, filza 156, f° 288
7 J. Bérenger, « La musique italienne à la cour de l’Empereur Léopold 1er (1657-1705) », dans Histoire, Humanisme et Hymnologie. Mélanges offerts au Professeur Édith Weber, Pierre Guillot et Louis Jambou éditeurs, Paris, Presse de l'Université de Paris-Sorbonne, 1997, p. 39-46
8 Le florin rhénan est la monnaie de compte de la monarchie autrichienne et correspond en gros à 3 livres tournois durant le règne de Louis XIV.
9 J. Bérenger « Fiscalité et économie en Autriche, xvie-xviie siècles », États, fiscalités, économies, Actes du ve Congres de 1'association française des historiens économistes, 1983, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985. p. 13-35.
10 « Mémoire sur les finances de 1726 », Archives des Affaires étrangères, Paris Mémoires et documents Autriche, vol. 3, f° 262.
11 G.E. Rinck, Leopold des Groβen Leben und Thaten, Leipzig, 1708,t. I, p. 208.
12 J. Bérenger, « Samuel Oppenheimer », Revue xviie siècle, 1994/2, p. 223-246.
13 J. Bérenger, « A propos d'un ouvrage récent : les finances de l’Autriche à l’époque baroque (1650-1740) ». Histoires, Économies, Sociétés, 1982, p. 221-245.
14 J. Bérenger, « L’effort de guerre de la monarchie autrichienne pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697) », L’économie de guerre du xvie siècle à nos jours. Actes du colloque de Montpellier 1988, Jules Maurin éditeur, Montpellier, 1989, p. 13-26
15 P.G.M. Dickson. Finance and Government under Maria-Theresia (1740-1780), 2 vol., Oxford, Clarendon Press, 1987.
16 Brigitte Holl, « Hofkammerpraesident Gundaker Thomas Graf Starhemberg, und die österreichische Finanzpolitik der Barockzeit (1703-1715) », Archiv für Österreichische Geschichte 132, Vienne, 1976.
17 Jean Bérenger, Finances et absolutisme autrichien dans la seconde moitié du xviie siècle, 527 p., Publications de la Sorbonne, Imprimerie nationale, Paris, 1975.
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Histoire institutionnelle, économique et financière : questions de méthode (xviie-xviiie siècles)
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