Ce que nous ne savons pas des mécanismes de l’administration financière
p. 35-48
Texte intégral
1Le thème de réflexion qui est assigné à notre rencontre d’aujourd’hui, à savoir un catalogue de nos ignorances, est particulièrement décourageant puisqu’il est sans limites. Pour respecter le temps de parole qui m’est imparti, j’ai dû me fixer des bornes précises, que je dois vous indiquer d'emblée. Tout d’abord, je compte privilégier dans mon exposé l’administration centrale des finances, d’autant qu’il y a trois ans j’ai dressé un bilan historiographique des bureaux des finances1, à la fois positif et négatif, et qui s’inscrit donc assez bien dans la problématique qui nous est proposée. Je n’ai donc pas cru nécessaire d’y revenir. Par ailleurs, j’ai pris la liberté d’étendre le champ chronologique de ma réflexion au xvie siècle. Dans ce cadre, je compte aborder principalement deux aspects. Je proposerai tout d’abord un regard sur les sources (celles qui ont disparu, mais aussi celles qui existent et qui n’ont pas été exploitées) et sur l’historiographie. Je m’attacherai ensuite plus spécialement au fonctionnement de l’administration centrale des finances et du Conseil du roi et à leur personnel et je m’interrogerai à cette occasion sur les rapports entre la magistrature et la finance.
LES SOURCES ET L’HISTORIOGRAPHIE
2Les ignorances d’un historien peuvent être dues à deux causes : l’absence de sources ou l’utilisation insuffisante de sources existantes mais méconnues. En ce qui concerne les sources de l’histoire financière, il faut d’abord rappeler qu’elles ont été fort sinistrées au cours des siècles. Non seulement, comme d’autres fonds d’archives ministérielles et administratives, par les destructions de l’époque révolutionnaire (passionnelles ou raisonnées), mais aussi par une série d’incendies accidentels ou volontaires qui, aux xviiie et xixe siècles, ont dévasté les immeubles où siégeaient de grandes institutions : la Chambre des comptes en 1737, la Cour des aides en 1776, le ministère des Finances (qui conservait de nombreux documents de l’Ancien Régime) en 1871. C’est donc un réflexe, et un réflexe justifié, chez les historiens des finances, de déplorer ces pertes. Sans vouloir minimiser le moins du monde leur gravité, je ferai toutefois remarquer, prenant en quelque sorte le contrepied du discours que je devrais tenir aujourd’hui, l’importance de ce qui reste, comme on peut le constater en consultant l’excellent guide du chercheur publié en 1994 par Joël Félix2. Ainsi, le dépôt d’archives centralisé créé par Nicolas Desmaretz et qui contient les archives du gouvernement personnel de Louis XIV et du début du règne de Louis XV, a échappé aux destructions révolutionnaires car il se trouvait en 1789 à la Bibliothèque du roi. En ce qui concerne la Chambre des comptes, toutes ses archives n’ont pas brûlé en 1737, tant s’en faut. Certains fonds étaient conservés en dehors du siège de la cour et n’ont donc pas disparu. Par ailleurs, nombre de pièces avaient été soustraites, dès le xviie siècle, par des visiteurs indélicats. À quelque chose malheur est bon : ces documents-là se retrouvent aujourd’hui très dispersés dans des collections diverses3. En définitive, ce dont on peut regretter le plus amèrement la disparition, ce sont les séries continues de comptes vérifiés par la Chambre des comptes, pilonnés par le Bureau du triage des titres en 1797, et dont on ne conserve que quelques épaves, notamment aux Archives nationales et au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Certes, on n’est pas complètement démuni pour les xviie et xviiie siècles quand on veut connaître les comptes de la monarchie française, puisqu’il en existe des copies et des éditions anciennes. Nous connaissons tous les copies de l’abbé Pégère, les Comptes rendus de Jean Roland Malet, premier commis de Desmaretz au département des finances (publiés en 1789), les Recherches et considérations sur les finances de la France de Véron de Forbonnais (1758). Richard et Margaret Bonney ont réédité en 1993 les Cartes annuelles de Malet dans la collection du Comité pour l’histoire économique et financière, d’après lesquelles ils reconstituent les budgets de la monarchie au xviie siècle4. Leur excellente introduction critique confirme et met en pleine lumière un premier constat qui avait déjà été fait par leurs devanciers : les chiffres que nous livrent ces différentes sources divergent et personne, à ma connaissance, n’a pu expliquer de façon pleinement satisfaisante les causes de ces contradictions. Certes, celles-ci ne doivent pas être exagérées. Richard et Margaret Bonney ont évalué la marge d’incertitude à 5 %, ce qui est peu. Il n’empêche que, par suite de la disparition de la quasi-totalité des comptes originaux jadis conservés par la Chambre des comptes, il faut renoncer à avoir une vision complète, continue et précise de l’évolution des comptes de l’État monarchique du xvie au xviiie siècle et, pour les xviie et xviiie siècles, se contenter d’approximations.
3Si donc, en matière d’histoire du budget, nous ne sommes pas complètement dépourvus, en revanche il est un domaine où nous devons nous résigner à des lacunes définitives : il s’agit de certains des textes normatifs qui ont jalonné l’histoire du département des finances comme d’ailleurs celle des autres départements ministériels. En effet, les édits et autres lettres patentes qui, au cours des siècles, ont créé des charges dans les hautes sphères de l’État et qui en ont défini les attributions n’ont pas tous été enregistrés par les cours souveraines. Ils l’étaient d’abord à la chancellerie même, par les soins du grand audiencier, et très souvent ils n’étaient transcrits que là. Or, la série des registres de l’Audience de France, conservés à la fin du règne de Louis XVI au couvent des Petits Pères, et qui étaient, semble-t-il, au nombre d’une soixantaine5, ont été détruits sous la Révolution. Certains textes importants ont donc irrémédiablement disparu, et cette perte handicape sérieusement aujourd’hui les spécialistes.
4Quelles répercussions l’état de la documentation, que je viens de décrire très sommairement, a-t-il eues sur l’historiographie ? La plus évidente à mes yeux est le déséquilibre et le cloisonnement de l’histoire financière. En dehors d’un article souvent cité d’Alain Guéry paru en 1978 dans les Annales6, il n’existe pour le moment aucun ouvrage de synthèse embrassant toute l’époque moderne, et si ces trois siècles ont fait l’objet de multiples et excellents travaux, ils ont été inégalement étudiés. Par exemple, pour le xvie siècle, nous savons tout, grâce à Philippe Hamon, sur les finances de François Ier7, mais on n’a pas l’équivalent pour les règnes de Henri II et de ses fils. Or, la période des guerres de religion, dans ce domaine, est cruciale ; elle a vu naître des procédures nouvelles qui ont connu une grande fortune dans les deux siècles suivants : les créations massives d’offices, la pratique (apparue sous Henri III) des enregistrements forcés d’édits bursaux, les premières concentrations des fermes d’impôts (les Cinq grosses fermes), préfiguration de la Ferme générale du xviiie siècle, autant de nouveautés que Henri IV et Sully n’ont fait bien souvent que reprendre à leur compte et installer dans le paysage institutionnel. Cette rupture historiographique entre le xvie et le xviie siècle, qui n’est atténuée que par quelques études spécialisées (par exemple les travaux de Claude Michaud sur les finances du clergé aux xvie et xviie siècles8) est propre à l’histoire financière : en matière d’histoire politique et institutionnelle, on distingue plutôt la première modernité de la monarchie classique et administrative, autour de la date charnière de 1661. Cette situation de cloisonnement est une conséquence directe de l’état des fonds d’archives, qui lui-même reflète l’évolution des institutions. Il existe une rupture documentaire autour de 1600 non seulement dans les séries de comptes de l’Épargne et du Trésor royal, comme je l’ai dit, mais aussi dans les collections d’arrêts en finance du Conseil du roi, qui, aux Archives nationales, commencent en 1593. Il est illusoire d’espérer s’affranchir un jour de cette césure chronologique et archivistique, et une éventuelle Histoire financière de la France moderne ne pourrait être fondée que sur des sources hétérogènes.
LA HAUTE ADMINISTRATION ET LE CONSEIL DU ROI
5J’en viens maintenant à la haute administration des finances et à son personnel, à commencer par les ministres. Le point de départ de ma réflexion est le beau dictionnaire biographique dû à Philippe Hamon, Françoise Bayard et Joël Félix que le Comité pour l’histoire économique et financière a publié en 20009. En le lisant attentivement, j’ai eu la surprise de constater que bien peu de ministres avaient fait l’objet de monographies sérieuses, j’entends par là d’études approfondies, solides, documentées, prenant en compte non seulement l’itinéraire politique du sujet étudié, mais aussi sa formation intellectuelle, sa fortune, ses idées économiques, son entourage (notamment ses secrétaires et ses bureaux), ses budgets, etc., et visant à épuiser la matière, comme celle que Joël Félix a consacrée en 1999 à L’Averdy10, ou encore la thèse soutenue à l’École des chartes la même année par Mathieu Stoll sur Claude Le Peletier11, pour ne citer que les plus récentes. Au total, j’ai calculé que la moitié de ces personnages n’avaient pas encore fait l’objet d’une biographie, et parmi eux on ne trouve pas que des ministres éphémères comme Clugny de Nuits (en charge pendant quatre mois) ou Bouvard de Fourqueux (trois semaines). On trouve aussi, parmi ces oubliés de l’historiographie, des personnalités de premier plan tels que La Vieuville, Marillac, le maréchal d’Effiat, Bullion, Particelli d’Hemery, Pontchartrain, Desmaretz, le duc de Noailles, l’abbé Terray. Cette situation résulte du fait que pendant plusieurs décennies le genre biographique a été banni de la recherche doctorale. Il n’est revenu en faveur que depuis quelques années, et l’on s’accorde à reconnaître aujourd’hui qu’il apporte une contribution irremplaçable à l’histoire de l’État. Pour écrire l’histoire des ministres et de leur ministère, les sources sont parfois surabondantes, surtout à partir du règne de Louis XIV, comme Mathieu Stoll en a fait récemment l’expérience à propos de Claude Le Peletier, pour qui l’on dispose, outre les archives de l’administration royale, de celles de la famille Le Peletier conservées dans le chartrier de Rosanbo déposé sous forme de microfilm aux Archives nationales dans la série AP.
6Le constat que je viens de faire à propos des ministres peut s’appliquer, en pire, aux intendants des finances qui, de 1552 à 1777 (avec une courte parenthèse de 1715 à 1722) ont formé avec les surintendants et les contrôleurs généraux une sorte de ministère collégial, pour reprendre la formule de Michel Antoine12. Ces personnages tout puissants étaient beaucoup plus stables que les contrôleurs généraux des finances depuis que leurs charges avaient été érigées en offices en 1690, leur conférant ainsi une sécurité de l’emploi dont ne jouissaient pas leurs ministres, nommés par commission ou par pouvoir. Ils sont donc tout aussi intéressants que ceux-ci, d’autant qu'ils dirigeaient des départements dotés d’une grande autonomie au sein du Contrôle général et qui sont à l’origine de plusieurs de nos ministères d’aujourd’hui13.
7Parmi les questions qu’on peut se poser à propos de tous ces grands personnages, il en est une qui à mes yeux est essentielle : quelle était leur formation, quelles études ont-ils faites, comment étaient-ils préparés à exercer leur charge ? Autant d’interrogations auxquelles le Dictionnaire déjà cité fournit de précieux éléments de réponse, ramassés par Françoise Bayard dans un chapitre introductif de synthèse.
8En ce qui concerne les ministres, seuls un tout petit nombre d’entre eux ont été des professionnels de la finance. On ne compte parmi eux que deux banquiers, Law et Necker14. Encore le premier était-il plutôt un aventurier. Quelques autres néanmoins (F. Bayard en a dénombré une quinzaine) avaient acquis une expérience en matière de finances (soit comme partisans au xviie siècle, soit par l’exercice antérieur de charges de finance) quand ils sont parvenus au ministère. Mais la grande majorité d’entre eux n’avaient aucune compétence particulière pour gérer les finances de l’État. Il faut ici distinguer deux périodes. Avant 1661, la surintendance a été confiée tantôt à des gentilshommes, tantôt à des gens de robe. Les premiers s’étaient illustrés à la cour ou sur des champs de bataille, les seconds étaient pour la plupart des juristes. À partir de Colbert, on ne trouve plus à la tête des finances qu’un seul grand seigneur, le duc de Noailles, au temps de la Polysynodie. Les autres sont avant tout des magistrats : près des deux tiers sont des maîtres des requêtes de l’hôtel, quelques-uns, comme L’Averdy ou Terray, viennent directement du Parlement. Curieusement, un seul est issu de la Chambre des comptes15. Même constatation à propos des intendants des finances : sur un total de 36, répertoriés par Michel Antoine pour le règne de Louis XV, 29 étaient au moment de leur nomination maîtres des requêtes.
9Une première conclusion que nous pouvons tirer de l’analyse des carrières individuelles est donc la présence d’un grand nombre de magistrats dans la succession des ministres des finances. C’est un témoignage intéressant de la place qu’a tenue la justice dans le personnel gouvernemental et de la primauté d’honneur qu’elle a conservée jusqu’en plein xviiie siècle sur la finance, considérée comme une chose indispensable, mais subalterne et vile. À l’époque moderne, en dépit de la « révolution de 1661 » qui a écarté le chancelier de la cogestion des finances avec le surintendant, on a toujours vu des surintendants et des contrôleurs généraux devenir chanceliers ou gardes des sceaux (Birague, Bellièvre, Marillac, Pontchartrain, Machault d’Arnouville), jamais l’inverse.
10Dès lors, on peut s’interroger. Quelle était la capacité réelle de tous ces ministres, que savaient-ils des mécanismes de l’administration financière et de la comptabilité publique, dont la complexité était extrême ? La question peut paraître oiseuse, car il est bien connu qu’il n’est pas nécessaire d’être personnellement un expert pour accéder à un poste ministériel, et qu’il suffit de s’entourer d’un cabinet compétent. Pourtant, elle s’est manifestement posée aux intéressés, à en juger par leurs réactions, très contrastées. Certains se sont ouvertement demandé pourquoi on les avait placés là16. Mais d’autres ont pris conscience de leurs responsabilités et les ont pleinement assumées. Ils ont eu à cœur de se mettre au courant.
11Il n’est pas sans intérêt de noter que c’est parmi les nobles de race que l’on trouve les exemples les plus éclatants d’une volonté d’acquérir la compétence indispensable pour exercer leur charge en pleine connaissance de cause. Le cas le plus remarquable est celui de Sully, qui, à peine nommé surintendant, s’attacha à assimiler les notions de base qui lui faisaient défaut. Les rédacteurs des Œconomies royales le lui rappellent : « Vous ne laissâtes pas de vaquer toujours à diverses sortes de recherches dans les registres du Conseil d’État, des parlements, chambres des comptes, cours des aides [...] et dans les tomes des ordonnances, desquels vous faisiez des extraits et dressiez des instructions et mémoires touchant les affaires d’État et surtout de finances, afin [...] que les revenus de France pussent être mis à leur juste valeur, les deniers royaux si bien ménagés et iceux si bien dispensés, qu’il ne s’en fît aucun divertissement. » Et encore : « Ayant donc ainsi de votre propre main en particulier dans votre cabinet, sans aucune aide que de l’un des clercs de vos secrétaires qui écrivait, chiffrait et calculait des mieux, dressé et mis au net tous ces états et règlements avant que de les montrer au roi, vous les voulûtes porter au Conseil...17 » Connaissant Sully, et sa propension à déformer les faits à son avantage, on pourrait mettre en doute la véracité de ce témoignage. Or, pour une fois, c’est vrai. Les états et les mémoires dont il parle existent, ils sont bien écrits de sa main, on peut les consulter aux Archives nationales. De même, on peut constater que les comptes de l’Épargne de 1605 à 1610, conservés dans ses papiers d’État, sont pour la plupart annotés par lui. Sous réserve de découvertes ultérieures, le cas de Sully me semble a priori exceptionnel et atypique. Un autre exemple intéressant est celui du duc de Noailles, autre grand seigneur dont Mireille Touzery a montré que, contrairement à ce que pensait Voltaire, il ne manquait pas de connaissances techniques18.
12Il ne faudrait évidemment pas en tirer la conclusion générale que, parmi les ministres des finances de l’Ancien Régime, les gentilshommes ont été plus compétents que les gens de robe. Parmi ceux-ci également on trouve des ministres scrupuleux, réellement soucieux de se mettre au courant des dossiers. Dans les papiers de Michel Chamillart, contrôleur général des finances et secrétaire d’État de Louis XIV, l’un des ministres les plus décriés du règne, on trouve ainsi des mémoires et des notes tout à fait comparables à ceux de Sully et qui attestent son souci d’information19. Pour tous les ministres, il serait intéressant de rechercher ainsi les traces de leur maîtrise personnelle des mécanismes financiers : vaste problème.
13J’ai évoqué, il y a quelques instants, les maîtres des requêtes, et il me faut y revenir, car leur présence massive au département des finances, surtout au xviiie siècle, oblige à les prendre en considération pour eux-mêmes, tant du point de vue des carrières individuelles que dans leurs rapports avec les intendants des finances et pour leur rôle au Conseil du roi. Ce questionnement pourrait amorcer une réflexion plus générale sur les rapports entre justice et finance dans le fonctionnement de l’État monarchique.
14Les maîtres des requêtes, magistrats de formation, étaient des agents polyvalents de la monarchie. On les compare volontiers à nos modernes énarques. Rien d’étonnant donc à ce que nombre d’entre eux soient devenus contrôleurs généraux ou intendants des finances, aussi bien que chanceliers, gardes des sceaux ou secrétaires d’État. En tant qu’auxiliaires naturels du chancelier, ils ont été comme lui collectivement associés depuis le xvie siècle à l’administration des finances. En particulier, ils siégeaient de droit au Conseil ordinaire des finances, conseil en formation plénière chargé de juger en dernier ressort le contentieux administratif et fiscal, et où ils étaient rapporteurs. Quand ce Conseil disparut à la fin du xviie siècle, ils continuèrent à faire partie de la Grande Direction des finances, commission ordinaire du Conseil qui se substitua de fait à celui-ci. Or, les intendants des finances, dès leur apparition sous Henri II, firent partie eux aussi, ès qualités, du Conseil du roi, où ils occupèrent une place privilégiée. Il serait intéressant d’étudier les rapports entre ces deux corps d’officiers. Les uns et les autres appartenaient au même monde, celui de la grande robe, ils étaient tous plus ou moins parents, mais cela n’empêchait pas les rivalités de corps, pas plus que, dans le milieu parlementaire, entre magistrats du parquet et magistrats du siège, conseillers au Grand Conseil, maîtres des requêtes et intendants des provinces. De fait, les maîtres des requêtes ont très vite vu dans les intendants des finances, dont la position était forte au Contrôle général et dans les conseils, des concurrents redoutables. Ils n’ont cessé de s’en plaindre au roi. Comment les affaires étaient-elles réparties entre les uns et les autres ? Dans cette lutte d’influence, ce sont paradoxalement les intendants des finances qui ont fini par succomber quand Necker les supprima en 1777 et les remplaça à la tête de leurs départements par des maîtres des requêtes. L’histoire de cette longue rivalité mériterait d’être approfondie.
15Les maîtres des requêtes m’ont amené à parler du Conseil du roi, et plus particulièrement des formations chargées des finances. Dans ce domaine encore, il nous reste beaucoup à apprendre. On considère en effet, dans une vision trop cartésienne des choses, que seuls les conseils explicitement chargés des finances se sont occupés de celles-ci. Le premier en date de ces conseils est celui qu’institua Charles IX en 1563. A partir du règne de Louis XIII coexistèrent deux conseils : très schématiquement, l’un, en formation restreinte, s’occupait de la politique financière, l’autre, en formation plénière, du contentieux administratif et fiscal. Le conseil en formation plénière se réunissait également, sous le nom de Conseil des parties ou Conseil privé, pour examiner en dernier ressort les procès des particuliers entre eux, comme le fait aujourd’hui notre Cour de cassation. Les maîtres des requêtes entraient dans les conseils siégeant en formation plénière. Or, trois études récentes montrent qu’en fait le partage des attributions entre Conseil ordinaire des finances et Conseil privé n’était pas aussi net qu’on pourrait le croire en lisant les manuels d’histoire des institutions. Les deux premières sont les communications que Françoise Hildesheimer et Yves-Marie Bercé ont données le 16 juin 1999 au Conseil d’État sur les conseils au temps de Richelieu et de Mazarin20. Tous deux montrent que la compétence du Conseil privé débordait à l’époque le cadre de l’examen en dernier ressort des procès civils entre particuliers et que ce Conseil a été amené à trancher aussi des affaires de caractère politique, y compris en matière de finances. Plus récemment, Christophe Blanquie, dans son livre sur Les présidiaux de Richelieu21, a tiré des conclusions semblables de l’examen des arrêts du Conseil rendus à l’occasion de la mise en place de ces nouvelles juridictions. Ces opérations, dans la mesure où elles supposaient la création et la vente de nouveaux offices, avaient une incidence financière évidente. Des villes et des particuliers pouvaient faire opposition s’ils s’estimaient lésés par ces créations. Nombre d’arrêts ont été rendus à la suite de tels recours non seulement par le Conseil des finances mais aussi par le Conseil privé. Ces études invitent à reconsidérer la place des finances dans le travail des conseils, au moins au xviie siècle car au xviiie, à la suite du règlement de 1738, le Conseil privé s’est spécialisé plus nettement dans les évocations et les cassations.
16Un autre aspect du fonctionnement du Conseil du roi que nous connaissons mal, c’est le mécanisme de la prise de décision et de la genèse des arrêts en finance. Théoriquement, les choses étaient simples. En matière financière, à partir de 1661, les arrêts en commandement émanaient du Conseil royal des finances, conseil de gouvernement présidé par le roi, et les arrêts simples du Conseil ordinaire des finances ou de la Grande Direction des finances, présidés par le chancelier. Dans la réalité, les choses étaient plus compliquées. On a établi qu’au xviiie siècle, l’immense majorité (95 %) des arrêts en finance n’étaient pas délibérés en Conseil et qu’ils émanaient soit de commissions du Conseil, soit du contrôleur général lui-même, soit encore des intendants des finances, qui se réunissaient chaque semaine, de façon informelle, pour régler expéditivement des affaires simples22. Ces pratiques étaient déjà en vigueur au xviie siècle23. Stigmatisées sous Louis XV par la Cour des aides dans ses remontrances, et surprenantes de prime abord pour l’historien d’aujourd’hui, elles résultaient du fait que l’Ancien Régime ne connaissait rien d’équivalent à nos modernes arrêtés ministériels. Toute décision gouvernementale était censée être prise par le roi. Dans ces conditions, compte tenu du grand nombre d’affaires à traiter et du petit nombre de séances du Conseil, il était matériellement impossible de procéder autrement qu’en rendant de « vrais-faux » arrêts, dont le roi ignorait personnellement la teneur. Deux problèmes se posent dès lors à F historien, que l’on n’est pas près de résoudre. 1°. Comment s’effectuait la répartition des décisions prises de cette manière entre arrêts en commandement et arrêts simples ? Nous nous sommes tous demandé, un jour ou l’autre, pourquoi telle mesure apparemment anodine faisait l’objet d’un arrêt en commandement, alors que telle autre, de bien plus grande conséquence, n’avait donné lieu qu’à un arrêt simple. 2°. À qui peut-on attribuer l’initiative ou la paternité de tel arrêt ? À quel intendant des finances, à quel maître des requêtes (et l’on retrouve ici la rivalité entre les uns et les autres) ou même, pourquoi pas, à quel premier commis ? L’un des moyens sinon de répondre du moins d’apporter des éléments de réponse à cette deuxième question serait de prêter systématiquement attention aux signatures portées au bas de chaque arrêt, à côté de celle du chancelier. Malheureusement, cette méthode n’est utilisable, et encore de façon aléatoire, que pour le xviie siècle, car au xviiie siècle ce sont le nom et la signature du contrôleur général qui figurent uniformément et seuls sur les arrêts en finance24, occultant ainsi l’identité de la personne qui a effectivement étudié le dossier et proposé la décision. Une difficulté supplémentaire résulte de ce que, jusqu’à présent, dans les inventaires d’arrêts publiés par les Archives nationales, les signatures n’ont pas été relevées. Il serait souhaitable de faire figurer ce type d’indication dans les prochains volumes à paraître.
17Nous avons vu tout ce qu’il faudrait tirer au clair à propos de la compétence et de l’action du personnel gouvernemental et des conseils. Descendons maintenant à l’échelon inférieur, celui de l’exécution. Il faut ici envisager deux cadres institutionnels différents. Le premier est le Trésor de l’Épargne, devenu en 1664 Trésor royal. Il n’existe, me semble-t-il, aucune étude d’ensemble sur cette institution. Certes, nous connaissons bien ses débuts, grâce à Philippe Hamon25, et ses dernières années sous Louis XVI, grâce à John Bosher26 ; nous connaissons aussi, bien entendu, les noms des financiers de grande envergure qui étaient à sa tête, mais nous ignorons tout de leurs collaborateurs et de leurs commis, qui ne sont même pas mentionnés par l'Almanach royal. Comment travaillaient-ils ? Dans quels locaux ? Quels étaient leurs rapports avec les autres comptables royaux ? avec la chambre des comptes ? De même, une typologie des documents financiers, un glossaire des termes techniques, une analyse des procédures comptables qui mettraient à la portée des historiens les données qui figurent dans les manuels du temps, tels que le Guidon général des finances de Jean Hennequin complété par Vincent Gelée27, seraient les bienvenus. Comme le rappelait Olivier Poncet dans l’article qu’il a publié sur la question en 1996 dans le Dictionnaire de l’Ancien Régime, « tout reste à faire pour l’ensemble de la période, tant sur les mécanismes de fonctionnement de cette caisse centrale de l’État que sur les détenteurs des offices de trésorier de l’Épargne et de garde du Trésor royal, qui furent des hommes-clés de l’État de finance28 ».
18On est à peine mieux informé sur la comptabilité parallèle qui était tenue dans les bureaux du contrôleur général des finances, où un service s’occupait des opérations de contrôle de la comptabilité, qui étaient à l’origine la raison d’être de l'institution créée par Henri II. Ce service était celui du garde des livres, dont les archives sont en grande partie conservées dans la série P des Archives nationales, énorme fonds de plus de trois mille articles29 connu des spécialistes et où l’on puise souvent des informations ponctuelles, mais qui, à ma connaissance, n’a jamais été étudié pour lui-même.
19Quant aux autres bureaux du Contrôle général des finances, je ne m’y attarderai pas, puisqu’une autre communication va être présentée sur ce sujet. Je me contenterai donc de suggérer qu’un moyen parmi d’autres de mieux connaître les hommes qui travaillaient dans ces services, outre le recours classique aux archives notariales à Paris et à Versailles, pourrait être de prêter une plus grande attention aux écritures et aux signatures (comme l’a fait Jean-Pierre Samoyault pour le département des Affaires étrangères30), qu’il faudrait soigneusement observer, analyser, comparer, classer de façon à pouvoir faciliter l’identification des auteurs des notes, brouillons, lettres, mémoires et autres rapports, non signés ou signés par d’autres, et à évaluer ainsi la part prise par chacun dans la marche quotidienne des bureaux.
20Telles sont les quelques réflexions, les quelques suggestions, forcément subjectives, que je voulais vous proposer. J’espère avoir répondu à l’attente de l’organisateur de cette journée, sans me dissimuler toutefois le caractère très partiel de mes observations. Les champs en friche sont immenses et il reste beaucoup à faire pour les historiens futurs.
Notes de bas de page
1 Bernard Barbiche, « Les bureaux des finances : état des questions et perspectives de recherche », dans Les finances en province sous l’Ancien Régime. Actes de la journée d’études tenue à Bercy le 3 décembre 1998 sous la direction de Françoise Bayard, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, Paris, 2000, p. 7-16.
2 Joël Félix, Économie et finances sous l'Ancien Régime. Guide du chercheur, 1523-1789, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1994.
3 Michel Nortier, « Le sort des archives dispersées de la Chambre des comptes de Paris », in Bibliothèque de l’École des chartes, t. 123 (1965), p. 460-537.
4 Margaret et Richard Bonney, Jean Roland Malet, premier historien des finances de la monarchie française, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1993.
5 Georges Bourgin, État sommaire des versements faits aux Archives nationales par les ministères et les administrations qui en dépendent (série B B Justice), t. IV, Paris, 1947, p. xxxiv ; et Georges Tessier, Diplomatique royale française, Paris, 1962, p. 126.
6 Alain Guéry, « Les finances de la monarchie française sous l’Ancien Régime » dans Annales ESC, 1978, p. 216-239.
7 Philippe Hamon, L’argent du roi. Les finances sous François Ier, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1994.
8 Claude Michaud, L’Église et l'argent sous l'Ancien Régime. Les receveurs généraux du clergé de France aux xvie et xviie siècles, Paris, 1991.
9 Françoise Bayard, Joël Félix et Philippe Hamon, Dictionnaire des surintendants et contrôleurs généraux des finances du xvie siècle à la Révolution française de 1789, Comité pour l’histoire économique et financière de la France. Paris, 2000.
10 Joël Félix, Finances et politique au siècle des Lumières. Le ministère L’Averdy, 1763-1768, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1999.
11 Mathieu Stoll. Claude Le Peletier (1631-1711), contrôleur général des finances de Louis XIV, thèse de l’École des chartes, inédite, résumée dans Positions des thèses... de 1999, Paris, 1999, p. 349-357.
12 Michel Antoine, « L'administration centrale des finances en France du xvie au xviiie siècle », in Le dur métier de roi, Paris, 1986, p. 31-60 ; id., Le cœur de l’État. Surintendance, Contrôle général et intendances des finances, 1552-1791, Paris, 2003.
13 La seule thèse qui ait été consacrée à une « dynastie » d’intendants des finances est celle de Françoise Mosser sur les Lefèvre d'Ormesson : Les intendants des finances au xviiie siècle. Les Lefèvre d’Ormesson et le « département des impositions » (1715-1777), Genève-Paris, 1978.
14 Ajoutons qu’Étienne de Silhouette avait travaillé pendant deux ans chez le banquier Benazet à Londres.
15 Michel Bouvard de Fourqueux, procureur général de la Chambre des comptes de 1743 à 1768, contrôleur général en 1787.
16 Dictionnaire des surintendants..., op. cit.. p. 45 (Jeannin), p. 70 (Bailleul).
17 Bernard Barbiche et Ségolène de Dainville-Barbiche, Sully. L’homme et ses fidèles, Paris, 1997, p. 186.
18 Mireille Touzery, L’invention de l’impôt sur le revenu. La taille tarifée, 1715-1789, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, Paris, 1994, p. 3.
19 Emmanuel Pénicaut, Michel Chamillart, ministre et secrétaire d’État de la guerre de Louis XIV (1654-1721), thèse de l’École des chartes, inédite, résumée dans Positions des thèses de 2002, p. 217-225. Bien que l’auteur étudie Chamillart comme secrétaire d’État de la Guerre, la biographie du ministre qui occupe la première partie de la thèse donne de nombreuses indications sur la carrière du contrôleur général des finances.
20 Françoise Hildesheimer, « Le Conseil en Normandie [en 1640] », in Le Conseil d’État avant le Conseil d’État. Actes de la journée d'étude du 16 juin 1999. in La Revue administrative, 1999, numéro spécial 3, p. 27-51 ; Yves-Marie Bercé, « Le Conseil privé au temps de Richelieu et de Mazarin », ibid., p. 77-82.
21 Christophe Blanquie, Les présidiaux de Richelieu. Justice et vénalité (1630-1642), Paris, 2000.
22 Michel Antoine, Le Conseil du roi sous le règne de Louis XV, Paris-Genève, 1970, p. 377-401.
23 Bernard Barbiche et Ségolène de Dainville-Barbiche, op. cit., p. 178-179.
24 Sauf dans le cas des arrêts rendus avec le concours de commissaires ; ceux-ci signaient alors les arrêts avec le contrôleur général.
25 Philippe Hamon, L’argent du roiop. cit.
26 John F. Bosher, French Finances, 1770-1795. From business to bureaucracy, Cambridge, 1970.
27 Jean Hennequin, Le Guidon général des finances, contenant l’instruction du maniement de toutes les finances de France, avec les annotations de Vincent Gelée, Paris, 1610.
28 Olivier Poncet, « Trésor de l’Épargne, Trésor royal », in Dictionnaire de l'Ancien Régime, Paris, 1996, p. 1227-1230, à la p. 1230.
29 Arch. nat., P 3027-6389.
30 Jean-Pierre Samoyault, Les bureaux du secrétariat d’État des Affaires étrangères sous Louis XV, Paris, 1971.
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Histoire institutionnelle, économique et financière : questions de méthode (xviie-xviiie siècles)
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