Probabilisme et histoire des institutions : que pouvons-nous savoir ? Ne pas savoir ?
p. 9-18
Texte intégral
1Le doute a certainement des vertus d’aide à la découverte. Peut-être en histoire, plus que dans d’autres registres de la connaissance, a-t-il une pertinence particulière, puisque la vérité du passé est à jamais inaccessible. L’inquiétude doit être constante chez l’historien au travail ; le doute lui est sain et nécessaire au cours de l’élaboration de son œuvre.
2Or donc, il nous appartient aujourd’hui de faire l’éloge du probabilisme et de l’incertitude. S’agissant d’histoire des institutions, la définition même de l’objet de recherche est ambigu. Qu’est-ce qu’une institution ? Pour y répondre, je vais me contenter de références aux ouvrages les plus classiques, à ceux qui portent de façon explicite le titre d’« histoire des institutions ».
3En tête, il faut citer Roland Mousnier, qui, en 1974, publiait un monumental traité des Institutions de la France sous la monarchie absolue. Dans une assez longue introduction, il s’efforçait de définir son objet. Il donnait à la notion d’institution une envergure conceptuelle immense, ajoutant aussitôt que, faute de recherches dans toutes les directions souhaitables, son traité ne serait pas à la hauteur de ses ambitions, mais que cependant ce programme utopique demeurerait présent dans chacun de ses chapitres. « Les historiens, écrivait-il, entre eux savent parfaitement de quoi ils parlent quand ils traitent d’institutions. Une institution, c’est d’abord une idée directrice, l’idée d’une fin déterminée de bien public, à atteindre par des procédures précises et imposées. Cette idée directrice a été acceptée par un groupe d’hommes qui se sont chargés de mettre en œuvre ces procédures et d’atteindre cette fin. L’idée directrice, les procédures s’imposent à ces hommes, elles les façonnent dans une certaine mesure. Par l’idée et les procédures, il y a une institution et non pas seulement un groupe d’hommes ; il y a un Conseil d’État et non pas seulement des conseillers d’État, il y a une justice et non pas seulement des magistrats, une propriété et non pas seulement des propriétaires. » Mousnier énumérait ensuite ses exigences d’historien, soit mesurer le groupe, connaître le comportement quotidien de ces personnages, envisager toutes les lois et tous les règlements mais ne pas s’en contenter, étendre l’étude aux relations effectives des hommes entre eux, connaître les structures sociales, les statuts des individus, leur estime et leur rang, leur mobilité sociale, l’appartenance religieuse, la psychologie collective, les situations économiques, c’est-à-dire la nature des ressources, les niveaux de fortune et la valeur attachée par les contemporains. Il importe, expliquait-il, d’identifier les pouvoirs qui résultaient de l’exercice d’une fonction mais aussi l’influence qu’elle entraîne dans le jeu social. Ce programme de recherche, qui était déjà une gageure, quels que fussent le lieu et l’époque examinés, ne s’arrêtait pas aux institutions publiques royales ou autres, il s’étendait à l’analyse d’institutions dites sociales car, écrivait Mousnier, « l’État ne peut se séparer de la société dont il est le produit, et que, en retour, il informe et façonne ». Notons que l’analyse du déguisement social des institutions de l’âge moderne, c’est-à-dire leur incarnation en individus, familles, alliances, groupes d’intérêts a suscité des recherches fécondes. Les travaux, par exemple de Daniel Dessert sur les gens de finances ou de Robert Descimon sur les hommes de loi parisiens ont fait apparaître des nébuleuses sociales, invisibles avant eux, des mécanismes « trop » humains qui recadrent les institutions dans les logiques économiques et politiques de leur temps.
4En suivant le programme sans limites offert par Mousnier, il n’y aurait aucune activité humaine, jusqu’aux plus banales, privées, individuelles, qui ne ressortisse de cette définition, qui ne doive s’envisager comme part d’un ordonnancement institutionnel, qui ne prenne figure d’instance répétitive, soumise à des normes, logée dans une histoire, intégrée dans une culture.
5Si l’on admet ce sens immense, l’ordre des mets, qui apparaissent sur une table de banquet doit aussi être considéré comme une institution sociale. C’est le sujet d’un livre posthume dû à Jean-Louis Flandrin, récemment disparu. Il s’agirait d’une institution, dès lors que cette pratique est un moment reconnu de vie collective, illustré de textes normatifs, capable de conventions et coutumes, d’accidents événementiels, de variations et évolutions. Tous les instants de la vie pourraient alors se ranger dans cet univers institutionnel. Cette catégorisation a sa légitimité selon l'anthropologie culturelle, mais elle excède assurément notre propos.
6Le livre, très informé et lucide, de Bernard Barbiche, publié en 1999, pose formellement dans son titre les bornes de son analyse : Les institutions monarchiques, c’est-à-dire le pouvoir royal et ses organes de gouvernement. L’auteur exclut explicitement les pouvoirs qui n’étaient pas directement étatiques, ceux des villes, des seigneuries, des universités, etc. En revanche, il n’entend pas se contenter des fonctions de ces instances et souhaite exposer l’exercice effectif de ces pouvoirs de l’Etat et leur action dans les provinces. Ainsi, cette étude éclaire le but de l’institution, son idée directrice, aurait dit Roland Mousnier, mais aussi l’institution en marche, ses pratiques et leurs évolutions.
7Autre référence plus ancienne, Gaston Zeller, écrivant en 1948, limitait son propos à l’état des institutions au xvie. Il estimait convenable de traiter aussi des institutions cléricales, seigneuriales ou municipales. En effet, il observait qu’au cours de ce siècle, le xvie, les coutumes, les usages, variables selon les lieux, avaient plus de part dans la gestion du royaume, dans les étapes de la vie des individus que les normes d’une législation de l'État. « La loi, écrivait-il dans son introduction, ne tient pas dans la société de l’époque la même place que dans la nôtre. Des pratiques traditionnelles sanctionnées par le temps ont autant de valeur obligatoire que des prescriptions légales. La part de l’usage et de la coutume reste considérable, aussi n’est-on pas tenté d’opposer, comme on le fait souvent aujourd’hui, la loi et les mœurs. La loi non écrite fait concurrence à la loi écrite et mainte ordonnance nouvelle ne faisait que légaliser quelque usage ayant déjà acquis force de loi ou sur le point de l’acquérir. »
8Pour illustrer cette hypothèse de Zeller, je renvoie aux travaux pionniers d’Alfred Soman sur les archives du parlement de Paris. Cet historien expose, par exemple, que la célèbre ordonnance de Villers-Cotterets qui, en 1539, entre autres dispositions, imposait l’usage de la langue française dans les actes publics, avait été précédée, en fait, par un siècle déjà d’emploi du français dans les débats et textes du parlement de Paris. Alfred Soman montre aussi que l’automatisme de l’appel en cas de peine afflictive prononcée par une juridiction inférieure, cité selon les manuels à partir des années 1530, intervenait après quelque cent années de pratiques semblables. Le même auteur, enfin, a montré que la décriminalisation des faits de sorcellerie, que l’on a l’habitude d’associer à des ordonnances de Louis XIV, était, en réalité, déjà esquissée au parlement de Paris sous le règne de Henri III.
9Revenons à Zeller pour confirmer encore l’écart entre les textes et la réalité vécue. Zeller cite une harangue prononcée aux états généraux de 1588, où l’orateur s’étonnait de la capacité des Français à faire des lois pour ensuite s’appliquer à n’en pas tenir compte : « Les étrangers louent les Français d’établir et conclure les plus belles lois du monde, mais ils se rient de ce qu’elles sont seulement imprimées et ne se gardent point, telle l’ordonnance de Blois, fort sainte et nécessaire, et toutefois, faute d'exécution, comme inutile et négligée. »
10Pour relativiser encore plus la valeur des lois et des textes créateurs d’institutions, il est plaisant de relire un passage des Essais de Montaigne qui montre qu’on pouvait vivre bien et longtemps sans jamais se soucier du pouvoir royal et de ses institutions. « Voyez aux provinces éloignées de la cour, nommons Bretagne pour exemple, le train d’un seigneur retiré et casanier, nourri entre ses valets, il n’est rien de plus royal, il ouït parler de son maître une fois l’an comme du roi de Perse. Il ne le reconnaît que par quelque vieux cousinage que son secrétaire prétend tenir en registre. A la vérité, nos lois sont libres assez, et le poids de la souveraineté ne touche un gentilhomme français à peine deux fois dans sa vie. La sujétion effectuelle ne regarde d’entre nous que ceux qui s’y convient et qui aiment à s’honorer et enrichir par tel service. Car qui se veut tapir en son foyer et sait conduire sa maison sans querelle et sans procès, il est aussi libre que le duc de Venise. »
11Voici donc le portrait d’une ancienne France où l’usage a plus de part que la loi, où la loi savamment rédigée est fort peu observée et où, enfin, il est possible de passer sa vie dans une tranquille indifférence envers le jeu des institutions. La France pourtant était le paradis des jurisconsultes, historiens et politologues à la fois. Ces savants hommes de loi étaient fascinés par la logique, la cohérence, la force du droit romain de la souveraineté. Dans cette perspective, ils se plaisaient donc à reconnaître ou imaginer une origine royale à l’ensemble des instances publiques dans le royaume. C’était en grande partie une fiction. En fait, la réalité de la vie publique provinciale échappait en grande partie au pouvoir étatique. Les structures municipales avec leurs magistrats élus, leurs traditions, leurs règlements, leurs juges de police imposaient au train ordinaire des choses sa principale régulation, du moins jusqu’à la seconde moitié du xviie siècle. Les instances judiciaires, qu’elles fussent royales, municipales ou seigneuriales, régissaient les conflits ici selon les coutumes de lieu, ou, ailleurs, selon le droit romain, dont à l’origine les Institutes de Justinien n’avaient été que des préceptes de jurisprudence, et qui de plus n’était regardé que comme la coutume des provinces méridionales. Ainsi le droit n’émanait que tout à fait exceptionnellement de la volonté royale.
12Le droit français, tel qu’il fut enseigné dans les facultés à partir de 1679 seulement, comprenait certes des ordonnances royales mais leur stock de références était minoritaire en regard des masses de citations de coutumiers et de textes de jurisprudence. La justice était rendue au nom du roi mais assez peu selon le roi. Les magistrats disposaient dans les principes et dans les faits d’un libre arbitre considérable. Les arrêtistes, s’appliquant à faciliter la tâche des juges, étaient ainsi amenés à compiler des sentences et des avis multiples parfois séparés par des nuances voire par des contradictions, que ces auteurs s’employaient à commenter, expliciter avant de proposer une solution des cas difficiles. Le droit se fondait donc sur un complexe jurisprudentiel foisonnant.
13La forêt des textes procurait une sorte de liberté du processus de jugement, liberté à qui l’on pourrait reconnaître des mérites de pertinence, de subtilité adaptée à l’immense variété des circonstances. Mais on pourrait au contraire n’y voir qu’incohérence et injustice et ce fut, bien entendu, cette dernière opinion qui domina au cours du xviiie siècle. Vinrent les législateurs révolutionnaires et impériaux qui, unifiant et codifiant, soumirent le droit au pouvoir étatique. Détail significatif, l’interdiction faite alors aux tribunaux de prendre des arrêts de règlement réservait clairement l’interprétation des textes au seul législateur. Le rôle des juges et de la justice dans la régulation sociale était ainsi rejeté au profit du pouvoir politique. « Le droit devenait plus nettement un instrument de la tutelle de l’État sur la société civile » (cf. Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État).
14Constatons donc qu’aux xvie et xviie siècles, l’État n’avait pas la prétention de dire le droit ou qu’à tout le moins il en disait fort peu. Les institutions judiciaires elles-mêmes, dont on vient de souligner les prérogatives, n’assumaient pas toute la résolution de tous les conflits ; il y avait place pour des pratiques informelles d’accommodement et de composition. Il existait ainsi de nombreux procédés d’infrajustice servant à la réduction des contentieux, accords devant notaire, réconciliation devant le curé, conseils de famille, avis de notables, arbitrage d’un grand seigneur. Toutes ces manières de faire coexistaient. Elles se référaient généralement à la morale chrétienne ; ainsi lorsqu’une mission itinérante parcourait des villages, des familles ennemies s’embrassaient, débiteurs et créanciers, maîtres brutaux et serviteurs infidèles, parties opposées dans un procès venaient mettre fin à leurs différends ; ils jetaient dans un feu de joie devant l’église les pièces de procédure, les reconnaissances de dettes et tous les écrits juridiques tenant aux querelles auxquelles ils renonçaient en ce jour solennel.
15La morale nobiliaire qui pouvait entretenir défiance et mépris envers les exigences des robins suscitait de même des instances spécifiques où un vieil et illustre gentilhomme rendait sa sentence et obligeait des ennemis à convenir des termes d’un mariage, d’un héritage ou même d’une affaire de sang. D’autres fois, la charité et l’estime sociale pouvaient céder le pas à la force vive. Les duels, les affrontements collectifs dans une embuscade ou une partie de chasse tragique doivent être considérés comme autant de comportements concurrents, comme des formes sauvages de régulation sociale acceptées par l’opinion globale dans certaines conditions, selon certains codes implicites de valeur. De telles pratiques se dissimulaient dans l’opacité voulue de la société campagnarde, dans le silence complice des familles, des communautés de lieu ou de métier. L’exemple le plus classique, presque intemporel serait l'omertà des sociétés méditerranéennes, fondée sur la peur et la solidarité. Mais l’évitement des procédures judiciaires formelles pouvait aussi résulter d’habitudes sociales autorisées officiellement par les pouvoirs publics qui, pour arrêter un cycle de vengeances, permettaient des rachats, cautions, rançons et prix du sang ou encore des exils opportuns et des intermariages, toutes sanctions admises par les intéressés et garanties par l’autorité d’un gouverneur ou d’un prélat. Ces collections de comportements peuvent sans conteste, être considérées comme des institutions, puisqu’elles avaient leurs convenances, leurs traditions et même le plus souvent leurs formulations écrites, soit rédigées sous seing privé, soit par devant notaire. Elles pouvaient même parfois s’autoriser d’une instance publique, ainsi dans l’État ecclésiastique où la Congrégation du bon gouvernement recourait à de telles pratiques lorsque le champ normatif des lois se révélait impraticable et inadéquat.
16En tenant compte de toutes ces réserves et précautions sur l’essence étatique des institutions, peut-on faire confiance aux fonds d’archives ? Une écriture de l’histoire qui accorderait une pleine créance aux seules archives ne commettrait-elle pas des erreurs de perspective ? À l’âge moderne, une institution produisait nécessairement des actes rédigés, enregistrés, copiés ou imprimés, expédiés, archivés, répertoriés. Il semblerait donc que les archives dussent conserver les traces essentielles d’une époque. En fait, les contenus des archives et leur ordonnancement n’apportent que des témoignages fort partiels. Ne fut-ce que parce que les diverses catégories de documents émanés d’une institution peuvent connaître dans la suite des temps des fortunes très différentes.
17Le plus souvent les textes fondateurs et les règlements venus par après, définissant les fonctions et prérogatives de l’institution et les privilèges des titulaires des charges, étaient scrupuleusement gardés dans le greffe de l’instance en vue d’établir les droits individuels ou collectifs contre des contestations à venir ; en revanche, les actes de la pratique, ceux qui résultent de l’exercice administratif ordinaire n’ont parfois pas été préservés avec la même vigilance jalouse. On aboutit ainsi à un paradoxe bien connu, que les documents les plus banaux, les plus courants en leur temps ont pu devenir les plus rares, au point que leur découverte prenne aujourd’hui l’apparence d’une chance archivistique. La conservation, par exemple, des rôles de tailles n’était assurée que lorsque des procès avaient concerné leur paroisse précise. De même, on sait bien en numismatique que les collections des musées présentent plus souvent du fait de leur valeur intrinsèque les espèces de métal précieux, alors que les monnaies divisionnaires de cuivre, les menues pièces noires ont disparu.
18François Guichardin dans ses Avertissements politiques, écrits à Bologne avant 1530, avait déjà noté cette sorte de lacune chez les historiens classiques : « Ils ont négligé d’écrire bien des choses qui, en leur temps, étaient connues justement pour ce qu’ils les supposaient connues. Il s’ensuit que dans les histoires des Romains et des Grecs, on désire aujourd’hui des informations sur la diversité des magistratures, sur l’ordre du gouvernement, les forces de la milice, la dimension des villes et bien des choses semblables qui, à l’époque où ces gens écrivaient, étaient parfaitement connues et donc omises. Ils n’ont pas considéré que le temps fait éteindre la cité et perdre la mémoire des choses. » La connaissance des conditions concrètes de la vie d’une institution au jour le jour se révèle la plus incertaine. On retrouve ainsi davantage de procès-verbaux de violences antifiscales que de descriptions du déroulement paisible des recouvrements. De la sorte, c’est à partir de récits d’exception que l’on peut retrouver le mieux les modalités des levées opérées sans « histoire », à tous les sens du mot, c’est-à-dire sans trouble et dans le silence des actes. De même, on reconstitue avec plus d’exactitude la réalité quotidienne des audiences, les jeux de rôles des parties grâce au témoignage littéraire et donc évidemment exceptionnel de Furetière dans le Roman bourgeois plutôt que dans les liasses du fonds d’une juridiction.
19L’histoire des institutions, comme tout autre branche du savoir historique, est forcément conditionnée par son type de sources ; elle est biaisée, orientée par les sélections successives qui ont été opérées. Au présent même de l’instance, il a pu arriver que la production d’écritures à une étape donnée dans la chronique de l’institution ait été plus ou moins dense, qu’un modèle diplomatique ait mis en relief tel ou tel aspect de l’exercice, que les greffiers aient choisi de conserver ou de rejeter telle ou telle série d’actes. Et, bien entendu, au bout de l’aventure, la conservation dépend des hasards des accidents, des intempéries, des destructions volontaires et de celles qui résultent seulement de la désuétude, de l’inertie et de l’indifférence.
20L’écriture de l’histoire des institutions a pu souffrir de ces distorsions des sources. Ainsi des travaux d’histoire du droit ont-ils souvent été fondés sur ceux des arrêts qui avaient été imprimés, alors que cette présentation était très minoritaire au regard de l’activité réelle d’une cour, ou bien ces travaux n’ont pris en compte que les arrêts retenus par les jurisconsultes, en nombre à peu près aussi réduit. Or ces arrêts, dont la conservation était en quelque sorte privilégiée, présentent seulement l’image que la cour voulait donner d’elle-même, plus ou moins répressive, plus ou moins généreuse, et non pas la masse effective des actes. Ils révèlent une intention politique et non une réalité statistique, une version orientée et nécessairement trompeuse. L’analyse exhaustive de l’activité d’un fonds, si elle peut être menée à bien, mettrait à jour des valeurs, des choix qui étaient implicites alors, que le chercheur d’aujourd’hui ne peut imaginer d’entrée de jeu et qu’il doit reconstituer à grand peine.
21De nouvelles énigmes apparaissent chemin faisant. Soit, par exemple, le très grand nombre d’affaires qui ne présentent pas de sentence conclusive. On peut, bien sûr, pour expliquer cette absence, invoquer des lacunes de la conservation, ou bien conjecturer l’incapacité des anciennes cours à mener à bonne fin des enquêtes, faute de moyens et d’agents spécifiques. Mais on peut aussi interpréter ce phénomène comme une habitude des justiciables d’utiliser la plainte en guise de menace envers leur partie pour lui faire peur, l’amener à une composition qui faisait tourner court le procès et ne laissait nulle trace dans les archives. Il s’agissait d’une instrumentalisation de la justice, dont le recours ne tendait pas à la recherche de la vérité et de l’équité ; la plainte et le début de procédure n’avaient été qu’un expédient dans le déroulement d’une querelle. D’autres procédés comme la criminalisation abusive, la récrimination pour provoquer des conflits de juridiction faisaient aussi partie des usages des justiciables que les lois n’avaient pas prévues.
22Ces comportements dissimulés ou plutôt devinés dans la jungle des archives ne doivent pas être confondus avec des actions de fraude, parce que celles-là se découvrent effectivement dans les archives de la répression. Ainsi, les fraudes à l’encontre des fiscalités des aides ou bien des gabelles avaient leurs suites institutionnalisées précises et par conséquent leurs archives dûment identifiées dans les fonds des institutions concernées. Les pratiques de la chicane sont légitimes, elles ne sont pas frauduleuses, elles traduisent non pas un défi à la règle institutionnelle, mais un détournement de son esprit, une appropriation sociale, d’autant moins visible qu’elle est plus habituelle, plus routinière.
23Il n’est pas jusqu’aux instances les plus élevées dans l’appareil étatique qui n’aient pu silencieusement engendrer des modèles de comportement constitués spontanément, empiriquement. Il était ainsi courant pour la gestion d’intérêts collectifs, comme ceux d’une ville, d’un village, d’un corps de métier ou d’une compagnie d’officiers d’avoir à solliciter l’intervention du roi ou des ministres ou du Conseil du roi, dans sa branche dite Conseil privé ou Conseil des parties. Pour obtenir la lettre ou les arrêts convenables, les intéressés avaient dû d’abord désigner un syndic ou député, ce personnage devrait faire le voyage de Paris, accompagner la cour de château en château, embaucher des avocats et procureurs accrédités auprès du Conseil, chercher des recommandations, savoir s’avancer le moment venu, piétiner dans les galeries du Louvre ou les escaliers des châteaux, jouer des coudes pour se mettre sur le chemin d’un responsable, maître des requêtes ou secrétaires d’Etat ; tout cela demandait beaucoup de temps et d’argent. Les étapes de ces démarches étaient bien connues, presque ritualisées au point que les dictionnaires de langue, ceux de Richelet, de Furetière, avaient identifié la pratique et indiquaient l’expression « se mettre à la suite du Conseil ».
24Ainsi, l’institution construisait une clientèle, dessinait un public, suscitait des procédures coutumières, des conduites sociales spécifiques, étrangères à la lettre des textes, incontrôlées par les magistrats qui, pourtant eux-mêmes, pouvaient y trouver un profit de prestige ou d’argent. Personne n’avait voulu expressément ce train des choses, mais chacun l’admettait implicitement.
25Pour conclure, admettons que des pans d’une histoire, que l’on appellerait socio-institutionnelle, attendent leurs découvreurs dubitatifs et patients. Constatons que chaque institution a nécessairement des conditions d’exercice quotidien obscures, mal révélées par les archives et pourtant essentielles, conditionnant la réussite du projet du législateur, mettant en jeu l’empreinte réelle de l’instance sur le tissu social. Chaque institution engendre aussi inévitablement sa séquelle de conventions, de pratiques empiriques et d’effets pervers ou à tout le moins inattendus. Ainsi que le suggérait Roland Mousnier, la règle institutionnelle et le jeu social sont en interaction continue. La société produit des institutions de son cru, à son image, si l’on peut dire. Et cette institution est conçue à son tour pour façonner la société ; cette étape appartient au législateur politique. Mais, en même temps, les mécanismes sociaux prennent leur revanche, reviennent à la charge, investissent et transforment l’institution. Ces allers et retours n’ont sans doute pas de fin et l’historien des institutions n’est jamais au bout de ses peines.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Histoire institutionnelle, économique et financière : questions de méthode (xviie-xviiie siècles)
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3