Préface
p. V-X
Texte intégral
1Alors qu’aujourd’hui les autorités monétaires s’inquiètent de l’apparition de signes annonciateurs d’un regain de l’inflation et que la presse agite le spectre de son retour, il convient de rappeler que l’inflation a une histoire déjà longue. Depuis le début de la Première Guerre mondiale, elle fait partie de l’environnement habituel des habitants de plusieurs pays développés, et tout particulièrement des Français, et l’année 1914 constitue une véritable césure, entre un xixe siècle sans inflation et les décennies qui depuis lors ont toutes connu peu ou prou l’inflation : ce phénomène, avec lequel les hommes ont dès lors vécu presque constamment, a exercé une influence majeure sur leur niveau de vie et sur leurs mentalités. Pourtant son histoire n’a guère attiré l’attention des historiens, en France du moins.
2Mais il y a eu aussi des poussées d’hyper-inflation, plus brèves et brutales, durant lesquelles l’inflation devenue galopante anéantit les monnaies : le souvenir de ces épisodes dramatiques a profondément marqué de son empreinte la mémoire collective. On pense ici aux grandes inflations qui ont éclaté dans la France du xviiie siècle. Il y a eu d’abord celle qu’a déclenchée l’expérience de Law en 1719-1720, traitée par de nombreux auteurs, depuis Adolphe Thiers jusqu’à Edgar Faure : elle est souvent accusée d’avoir entraîné les pires désordres moraux et sociaux, mais elle a aussi allégé le poids des dettes qui accablait les Français et elle a favorisé une certaine reprise de l’économie. Il y a eu ensuite la grande inflation révolutionnaire, qui en 1795-1796 a dévalorisé les assignats puis les mandats territoriaux. Elle a été évoquée par tous ceux qui depuis Thiers ont fait l’histoire de la Révolution française, et a fait l’objet de nouveaux débats lors de son bicentenaire : les uns soulignent que c’est grâce aux émissions d’assignats que la Révolution a réussi chez nous en arrivant à financer une guerre coûteuse contre l’Europe coalisée, et que cette inflation a eu d’abord des effets économiques plutôt positifs ; les autres notent qu’après le 9 Thermidor la dégringolade des assignats a causé une hyper-inflation aux conséquences économiques et sociales dévastatrices : elle a non seulement ruiné certaines catégories de bourgeois (titulaires d’offices et rentiers), mais elle a été « un impôt qui pèse le plus lourdement sur le peuple ». L’image de ces expériences est restée présente dans la mémoire de beaucoup de Français pendant une grande partie du xixe siècle, ce qui explique en partie l’allergie qu’ils ont manifestée alors vis-à-vis de toute monnaie de papier, donc le retard de la diffusion de la monnaie fiduciaire dans notre pays. Mais avec le xxe siècle le souvenir de ces inflations du passé tend à s’effacer, pour ne plus présenter aujourd’hui qu’un intérêt historique.
3L’hyper-inflation qui en 1922-1923 a frappé le mark a eu de plus larges résonances et son souvenir retentit aujourd’hui encore dans l’opinion : c’est un précédent auquel on se réfère toujours, en Allemagne et ailleurs, pour mettre en garde contre les conséquences désastreuses de l’inflation.
4À l’époque, les Français ont suivi avec beaucoup d’attention et d’appréhension les progrès rapides de l’inflation en Allemagne. Beaucoup pensaient, avec Poincaré, Président du Conseil en 1922-1924, que le gouvernement allemand, en accord avec les autorités monétaires et les milieux d’affaires du pays, avait volontairement nourri l’inflation en laissant s’accroître le déficit public, dans le but de démontrer que l’Allemagne, étant insolvable, ne pouvait plus assurer le paiement des réparations. On sait moins que la crainte de voir la France s’engager elle aussi sur la voie d’un dérapage inflationniste incontrôlable, sur le modèle allemand, a pesé sur l’opinion publique française : les partisans de la poursuite d’une politique inflationniste, encore nombreux au tout début des années 1920, ont disparu, les hommes politiques, les banquiers et les industriels, et les économistes s’accordent pour s’opposer désormais résolument à tout nouveau recours à l’inflation, qu’ils soient partisans de la stabilisation du franc ou de sa revalorisation à son niveau d’avant-guerre. Finalement, la stabilisation du franc Poincaré marque la fin de l’inflation, au moins pour un temps.
5Mais c’est évidemment principalement pour les Allemands que l’inflation de 1923 a constitué un traumatisme profond et durable. L’emballement des prix, la perte totale de confiance dans leur monnaie, ont eu des conséquences dramatiques, aussi bien dans le domaine économique, social et politique que sur le plan psychologique, Les descriptions que l’on a des derniers mois de la faillite du mark décrivent un pays submergé par une folie collective incompréhensible, qui frappe de manière terrible toute la population. Comme de plus ce déchaînement de l’inflation est généralement considéré comme une des causes de l’échec de la République de Weimar et de la montée du parti nazi, qui n’accédera au pouvoir que dix ans plus tard et après une sévère cure de déflation, les Allemands ont gardé de cette expérience de l’hyper-inflation un souvenir cauchemardesque, qui a pesé sur leur comportement après la seconde guerre mondiale et reste présent dans leur esprit jusqu’à nos jours. Leur peur de retomber dans l’enfer de l’inflation explique leur volonté particulière de préserver la valeur de leur monnaie (et aujourd’hui de l’euro), leur acceptation des mesures de rigueur, leur attachement au principe de l’indépendance de la banque centrale vis-à-vis du pouvoir politique.
6Cette hyper-inflation qui a eu une importance historique exceptionnelle a attiré l’attention d’économistes et de quelques historiens. Pourtant trois études seulement, dont deux anciennes, étaient spécialement consacrées à son histoire, lorsque, en 1980, a été publié en Allemagne le présent ouvrage. Elles s’inspirent toutes d’une des grandes théories de l’inflation, qu’elles cherchent donc à expliquer par un facteur essentiel (la quantité de monnaie en circulation, la pression salariale, ou les réparations exigées de l’Allemagne) ; aussi n’en donnent-elles qu’une vue partielle, sinon partiale, et de plus elles aboutissent à des jugements contradictoires sur ses conséquences.
7Carl-Ludwig Holtfrerich renouvelle l’histoire de cette inflation, en prenant en compte dans toute sa complexité le phénomène, qui se traduit par un gonflement non homogène de trois ensembles de variables, le niveau général des prix et les divers prix, la masse monétaire et ses composantes, enfin le revenu national et les revenus des divers groupes sociaux. L’originalité et la fécondité de son approche viennent de ce qu’il traite cet objet de recherche en se conformant aux deux exigences fondamentales qui s’imposent à l’historien et font la spécificité de son métier :
- le recours systématique à des sources primaires, souvent jusque-là ignorées ; il a exploité en particulier des sources statistiques multiples, pour tester la validité des hypothèses envisagées ;
- le souci de toujours situer dans le temps l’objet de son enquête. Il a voulu d’abord, pour mieux comprendre l’hyper-inflation de 1922-1923, prendre en compte le développement de l’inflation durant la guerre : ayant un système fiscal ne lui permettant pas de financer une part importante de ses dépenses de guerre par des ressources nouvelles, et ne pouvant placer à l’étranger de gros emprunts comme l’ont fait l’Angleterre ou la France, l’Allemagne a été contrainte, plus que les autres belligérants, de pourvoir à ses dépenses militaires par l’endettement à court terme et les avances de la Reichsbank : ce mode de financement de la guerre par une création monétaire massive est la cause première de l’inflation allemande. Celle-ci s’est développée par la suite, avant de se muer en hyper-inflation à partir de juin 1922. L’étude porte donc sur l’histoire longue de cette inflation, de 1914 à 1923.
8Situer l’inflation dans son temps, c’est aussi la replacer dans tout son environnement économique, la rattacher à l’évolution des relations sociales, aux événements de la politique intérieure et aux vicissitudes de la politique internationale. Sa signification ne peut apparaître que si on la relie à tout ce qui caractérise l’Allemagne durant la période étudiée.
9Cette approche d’historien permet à Carl-Ludwig Holtfrerich d’apporter des réponses argumentées et très neuves aux deux grandes questions que pose l’histoire de toute inflation : pourquoi s’est-elle produite, et quels en ont été les effets.
10Cette inflation provient essentiellement de trois sources.
11D’abord, l’accroissement de la masse monétaire, dû à la politique financière du Reich pendant la guerre, et aussi après celle-ci : le gouvernement, d’accord avec les milieux économiques, a choisi de poursuivre une politique inflationniste, qui semblait nécessaire : une revalorisation du mark et même sa stabilisation ne semblaient guère réalisables, et le régime parlementaire était trop fragile pour pouvoir imposer aux Allemands un fort alourdissement de la fiscalité, qui aurait de plus freiné le redémarrage de l’économie. Ici, l’auteur récuse la théorie rendant responsable de cette création monétaire la Reichsbank, qui s’est refusée à relever son taux de l’escompte jusqu’en juillet 1922. Il démontre qu’une hausse de ce taux n’aurait pas diminué la demande d’avances à court terme de l’État (elle aurait même accru son déficit), elle n’aurait pas non plus modéré les demandes de crédit du secteur privé, tant étaient grands ses besoins de capitaux, et elle aurait été bien incapable d’attirer les capitaux internationaux.
12La seconde source de l’inflation tient à l’évolution des productions industrielles et agricoles qui ont sensiblement fléchi pendant la guerre, et ont ensuite fortement fluctué tout en restant à un niveau relativement faible, puisque l’Allemagne, à la différence de la France, n’a pas retrouvé ses chiffres de production d’avant la guerre.
13La dernière source provient de la vitesse de rotation de l’argent, dont le rôle est généralement ignoré. Dans la théorie quantitative de la monnaie en effet, résumée par l’équation d’Irving Fisher, la vitesse de circulation de la monnaie est considérée comme une variable relativement stable, dont les évolutions peuvent donc être négligées. Mais Carl-Ludwig Holtfrerich mesure cette vitesse de rotation de la monnaie, inversement proportionnelle à la demande d’encaisse réelle, en déflatant l’indice du volume de l’émission par celui des prix de gros. Il présente ainsi un indicateur de cette vitesse de rotation faisant apparaître des reculs soudains, qui traduisent des chutes de confiance dans le mark. Le sentiment du marché quant à la valeur future du mark, autrement dit, la confiance ou la défiance qu’il inspire aux Allemands et aux étrangers, leurs anticipations sur sa valeur future ont joué un rôle déterminant.
14Après l’ultimatum de Londres de 1921, qui fixe les réparations à un montant jugé excessif par rapport aux possibilités de l’Allemagne, ce sont surtout les Allemands qui perdent confiance dans leur monnaie. Le poids des Réparations s’élève alors à 10 % du revenu national, et l’opinion publique ne peut consentir à supporter de tels sacrifices. À ce moment, la Reichsbank elle-même renonce à exiger du gouvernement des mesures destinées à rétablir l’équilibre budgétaire.
15À l’étranger cependant on continue à parier sur une reprise du mark, ce qui freine l’accélération de la rotation de l’argent. En juin 1922, à la suite de plusieurs événements inquiétants, notamment l’assassinat de Rathenau le 22 juin qui accroît les incertitudes politiques, « les non-résidents rejoignent les résidents dans leur désaffection pour le mark » : les banquiers anglo-américains refusent de faire de nouveaux prêts à l’Allemagne, et tentent de se désengager de leurs placements en marks, ce qui provoque une accélération brutale de la vitesse de circulation de la monnaie : c’est ainsi que l’inflation se mue en hyper-inflation. Pour l’auteur, c’est la vitesse de circulation de la monnaie, elle-même fortement influencée par des facteurs politiques (qui ont pesé aussi sur les deux autres sources) qui a été la variable décisive dans l’histoire de l’inflation allemande.
16Si l’hyper-inflation qui a débuté à la fin de juin 1922 a été dévastatrice, l’auteur analyse les effets globaux qu’a eus l’inflation qui l’a précédée, pour l’Allemagne, et indirectement pour les pays étrangers. Laissant au lecteur le soin de suivre ses démonstrations stimulantes, nous nous bornerons à mentionner trois de ses conclusions, originales, voire dérangeantes :
- Durant les trois années qui suivent la fin de la Grande Guerre, l’inflation a eu, somme toute, des conséquences économiques plutôt positives en Allemagne : elle a stimulé la croissance des industries exportatrices (car le taux de change baisse plus vite que ne montent les prix), facilité la reconversion de l’industrie de guerre, et influencé de manière positive le taux d’investissement.
- Quand les restrictions de crédit imposées par les autorités monétaires américaines en juin 1920 aggravent brutalement le fléchissement conjoncturel, une crise économique comparable à celle qui éclatera en 1929 a menacé l’économie des États-Unis et des autres pays développés. L’Allemagne, seul des grands pays à ne pas avoir appliqué une politique monétaire et financière restrictive, a non seulement échappé à la crise, mais en développant ses importations de produits américains et britanniques elle a fortement contribué à stabiliser l’économie de ces pays, et elle a joué le rôle d’une « locomotive » soutenant la reprise de l’économie mondiale.
- Il est admis généralement que ce sont soit les classes moyennes, soit les salariés qui ont été les principales victimes de l’inflation. Il est vrai que les salariés ont souffert de l’hyper-inflation et que tous ceux qui percevaient des revenus sous forme de rentes ont été touchés par la dépréciation du mark. Mais une analyse fine des effets de l’inflation sur la distribution des revenus pendant toute la période montre qu’en définitive la part des revenus salariaux dans le revenu national a plutôt augmenté par rapport à l’avant-guerre et que l’éventail des salaires s’est resserré (les salaires des ouvriers qualifiés et des employés ont évolué de façon moins favorable que ceux des ouvriers non qualifiés). En définitive, ce sont essentiellement les tranches de revenus les plus élevées qui ont subi l’essentiel des pertes par rapport à 1913. Donc « le processus inflationniste a conduit à une distribution plus égale des revenus », en tout cas il y a contribué, car d’autres facteurs ont pu agir dans le même sens, ainsi que le reconnaît l’auteur.
17L’hyper-inflation elle-même n’a pas frappé que les Allemands, elle a eu aussi un coût, généralement négligé, pour l’étranger. Les exportateurs ou les spéculateurs qui avaient accumulé des créances en marks, participant ainsi au financement des dépenses publiques et des investissements en Allemagne, ont subi ensuite de plein fouet les pertes causées par l’effondrement de la monnaie allemande.
18Il faut se féliciter de voir un tel ouvrage enfin traduit en français, de manière remarquable, ce qui le fera mieux connaître dans notre pays. Il nous apporte des vues novatrices sur l’inflation allemande de 1914-1923, réduite trop souvent à une image apocalyptique : elle n’a pas été un accident dû à une folie collective, mais le résultat de choix rationnels du gouvernement et des autorités monétaires, elle n’a pas été non plus le mal absolu. Ce qui incite à repenser, en historien, bien d’autres inflations dont on n’a souvent qu’une vue simpliste.
Auteur
Professeur émérite Université de Paris X-Nanterre
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