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Les deux septennats à la tête de la Caisse des dépôts et consignations (1953-1967) : François Bloch-Lainé, acteur principal d’une mutation réussie ?

p. 103-126


Texte intégral

1En octobre 1966, lors de la célébration de son cent cinquantième anniversaire, la Caisse des dépôts et consignations a organisé un colloque alors remarqué sur l’épargne et le financement des équipements collectifs, auquel ont notamment participé Michel Debré, Valéry Giscard d’Estaing, Pierre Massé et le général de Gaulle. Celui-ci a alors rendu publiquement hommage à son directeur général, François Bloch-Lainé, qui achevait alors la dernière année pleine d’un mandat qui aura duré près de deux septennats à la tête de la maison de la rue de Lille. Et, pour la circonstance, l’établissement effectue alors un double bilan de son activité passée. Retraçant la longue durée de son siècle et demi d’existence, d’abord, un ouvrage préparé collectivement à l’intérieur de la Caisse, rédigé par Roger Priouret et postfacé par François Bloch-Lainé, donne dans un ultime chapitre, consacré à la « période contemporaine », une signification assez claire à la période 1950-19651. Des courbes en fin d’ouvrage viennent conforter l’analyse et éclairer ce qui est alors présenté comme une véritable success story. En outre, sur le moyen terme, la Caisse dresse dans un fascicule séparé la rétrospective des années 1946-19662.

2La presse quasi unanime a alors salué les bons résultats de la CDC et de son principal dirigeant. Et quelques mois plus tard, lors du départ de François Bloch-Lainé, le président de la Commission de surveillance de la Caisse, Aimé Paquet, a cru bon de rappeler que celui-ci avait, au sujet de l’établissement, « voulu qu’il fût à la dimension de notre économie » et de souligner qu’il en avait « singulièrement accru l’audience » tout en s’étant « attaché à [en] défendre l’indépendance »3.

3Nous avons présenté ailleurs les remarques critiques suscitées par la lecture des chiffres agrégés dans les courbes de l’ouvrage de 19664. Les réserves alors formulées, qui portent sur les choix non explicités d’agrégation des résultats annuels, ne peuvent cependant pas remettre totalement en cause la double évolution qui, à grands traits, paraît peu contestable.

4D’un point de vue quantitatif, d’abord, le montant total des ressources qui, de 25 milliards de francs 1914 en 1935 a fléchi à 5 milliards constants en 1950, de nouveau dépasse le chiffre initial en 1964. Signe d’un rattrapage du grand fléchissement des ressources des années 1930-1950. Mais l’évolution est surtout spectaculaire d’un point de vue qualitatif, pas tant du côté des ressources, qui continuent de provenir pour l’essentiel du double réseau des Caisses d’épargne – et un peu moins des ressources de prévoyance –, que des emplois. On y voit clairement une substitution somme toute jugée bénéfique : les valeurs d’État à long terme, représentant de 75 à 90 % des emplois sur le siècle qui s’étale de 1850 à 1950 – et tout particulièrement les rentes, dont la Caisse a été le principal soutien –, n’atteignent plus que 5 % vers 1965. De même, les liquidités, qui pouvaient représenter une part importante, rendue nécessaire en particulier lors des difficultés du Trésor, occupent une place désormais réduite à moins de 20 %. Et cela au profit de trois postes en croissance désignés par le bénéficiaire final : la construction de logements, en particulier HLM ; l’équipement des collectivités locales (électricité, voirie, santé, enseignement), dont la CDC finance à elle seule 80 % des travaux d’infrastructure et d’équipement, et, à un moindre degré, les investissements de certaines entreprises, dont plus particulièrement les grandes entreprises nationales. En effet, 85 % des investissements économiques et sociaux, qui eux-mêmes occupent près de 80 % des emplois, sont destinés aux « prêts aux collectivités » – qui passent de 10 % en 1950 à 50 % en 1965 –, aux « prêts au logement » – qui de rien (en 1945) représentent de 10 à 15 % en 1965 – et, enfin, aux « prêts aux entreprises » – qui dépassent également 10 %.

5Les courbes quelque peu désagrégées dans le Bilan de 1966 précisent et nuancent, sans toutefois infirmer la tendance mise en valeur dans l’ouvrage de Roger Priouret. Même si les chiffres ont été quelque peu minorés ou majorés par ce dernier pour les besoins de la démonstration, il s’agit bien d’une mutation historique, une véritable révolution culturelle. De banque de l’État qu’elle était depuis cent quarante années, la Caisse est devenue « une super-banque qui draine l’épargne liquide au profit des investissements publics », y compris ceux financés par le Trésor5. François Bloch-Lainé lui-même célèbre ainsi la mue transformant la Caisse, qui, « longtemps tournée vers l’intérieur des finances publiques, est désormais tournée vers l’extérieur » et porteuse de créances longues sur l’économie et non sur le Trésor6. Dans les conclusions du Bilan de 1966, il est signalé que les emplois à long terme – qui atteignent près de 80 % du total – au profit d’investissements économiques et sociaux représentent un montant équivalant quasiment aux fonds collectés sur le marché financier par les émissions d’obligations, celles de l’État exclues. Et « l’originalité de cet instrument financier qu’est la Caisse des dépôts » provient du fait que 80 % du passif exigible à vue ont été ainsi « transformés » en emplois longs, cette fonction de « transformateur » étant jugée « singulièrement heureuse »7. L’établissement apparaît bien comme l’un des principaux agents de la « transformation » de l’épargne courte en investissements productifs, celle à propos de laquelle François Bloch-Lainé rappelait plus tard la boutade qu’il avait énoncée alors : « Nous avons transformé les liquidités en barrages8. »

6Cette vulgate, largement reprise depuis dans de nombreux ouvrages de témoins et, à leur suite, d’historiens, mérite sans doute aujourd’hui un examen rendu sans doute plus critique et à tout le moins plus précis, grâce en particulier au dépouillement des archives de la Caisse. On réexaminera d’abord le diagnostic de 1966 sur les quatorze années ; puis on tentera d’apprécier quelle a pu être la part spécifique, pour ainsi dire la marque personnelle du directeur général dans ce bilan ; enfin, comme en retour, on s’interrogera sur la trace de cette expérience de la rue de Lille sur le parcours singulier de François Bloch-Lainé et sur les convictions qu’il s’y est forgées.

I. UN BILAN PEU CONTESTABLE MÊLANT LE VIEUX ET LE NEUF

7Si la mutation des emplois de la CDC est présentée comme significative, François Bloch-Lainé ne manque pas de préciser en 1966 que celle-ci a bénéficié de circonstances favorables, dont l’histoire de la Caisse n’est d’ailleurs guère prodigue.

Des circonstances favorables

8En effet, la Caisse a pu bénéficier de circonstances favorables grâce à des facteurs largement indépendants de son action, et ainsi se désengager d’emplois traditionnels auxquels elle était tenue jusque-là. D’abord, grâce au dégonflement quasi mécanique, à travers l’inflation, de la dette à long terme de l’État et, partant, de sa part dans les créances de la Caisse qui, en se réduisant, a rendu ainsi ses ressources disponibles pour d’autres emplois. Malgré et à cause de l’inflation, rappelons la belle résistance de l’épargne à vue des deux réseaux de caisses, qui gonfle pendant la Seconde Guerre et se maintient ensuite, assurant des ressources abondantes à la Caisse. Ajoutons la faiblesse du marché financier, qui fléchit même dans les années 1962-1967, ainsi que le système de protection sociale par répartition, qui incite davantage à l’épargne courte ou à la consommation. Enfin, signalons la politique de « débudgétisation », dès le milieu des années 1950 et au début des années 1960, qui transfère à la Caisse le financement d’investissements pris en charge jusque-là directement par le Trésor ou par le FDES9.

9Il s’agit bel et bien d’une mutation d’ensemble de la politique financière et économique, liée à des décisions qui précèdent ou suivent de peu l’arrivée de François Bloch-Lainé rue de Lille. On sait que la Caisse a été associée dès 1944 à l’essor des crédits à moyen terme mobilisables. En outre, la loi Minjoz du 24 juin 1950, puis le plan Courant de 1953 et, plus largement, les orientations du IIe Plan insistent désormais sur le logement (avec 240 000 logements construits par an, contre 160 000 réalisés de 1943 à 1953), et non plus seulement sur la modernisation et l’équipement des secteurs de base comme dans le plan Monnet. Puis le IVe Plan, en 1962, en faisant référence à un plan de « développement économique et social », met en bonne place les équipements collectifs. En d’autres termes, la Caisse apparaît bien comme le bras séculier du Trésor, mais davantage au service du Plan que de l’État, et sa mutation apparaît comme l’ombre portée de celle, plus générale, de l’appareil financier public désormais porté aux investissements productifs10.

10Ajoutons quatre autres données structurelles favorables à cette mutation.

11D’abord, les années sous revue (1953-1967) comprennent parmi les meilleures des Trente Glorieuses, avec des taux de croissance de l’ordre de 4 à 5 % l’an. Ensuite, à la différence de la situation de l’avant-guerre, dans laquelle l’épargne excédait souvent largement les investissements intérieurs, depuis 1945 les besoins d’investissements dépassent de beaucoup les capacités d’épargne. Ajoutons le rôle mineur d’un marché financier très affaibli par l’inflation et les nationalisations, ainsi que le relatif effacement des banques d’affaires – autant d’éléments qui poussent à recourir aux institutions financières publiques. Enfin, le désinvestissement des années 1930-1945 a créé une situation assez exceptionnelle, marquée par un gigantesque rattrapage : le risque de surinvestissement semble d’autant plus faible tant les besoins insatisfaits sont grands. François Bloch-Lainé et d’autres notent d’ailleurs que la situation était, comme rarement, propice pour pousser les dépenses productives sans grand danger d’excès.

Un entremêlement subtil entre fonctions traditionnelles et innovations

12Dans son discours prononcé lors de la célébration de ses cent cinquante années d’existence, le général de Gaulle a cru bon de souligner le mélange des temps particulier à la Caisse : « Des institutions ouvertes aux mouvements des faits et des idées, mais stables et continues sont les conditions du progrès11. » De même, dans ses adieux à la Commission de surveillance, par-delà la rhétorique de circonstance, François Bloch-Lainé a également insisté sur cette combinaison propre à l’établissement : « La rétrospective du cent cinquantenaire a confirmé que le respect de la tradition porte ici à évoluer et que la conservation oblige à entreprendre12. »

13L’amalgame entre une administration plus que centenaire dont il s’agit d’assumer les traditions, les héritages et les normes tout en y adjoignant des pratiques inédites afin d’y greffer des fonctions nouvelles semble bien convenir aux dispositions personnelles de François Bloch-Lainé et témoigne, plus largement, du processus de conversion d’un appareil financier public maintenu dans ses institutions majeures mais ouvert à des pratiques nouvelles13.

14Trois activités anciennes demeurent bel et bien, auxquelles s’ajoutent, telles les tuiles d’un toit, des fonctions nouvelles.

15Si l’on reprend la trilogie proposée dans la postface en 1966, la Caisse apparaît d’abord comme une centrale de placement. Elle maintient sa fonction essentielle de collecte de l’épargne qu’elle gère et place avec l’appui de la puissance publique, mais pas nécessairement sous sa dépendance. Elle apparaît comme une puissance financière, d’ailleurs dénoncée parfois comme trop puissante, et toujours acheteur sur le marché, ce qui pousse à maintenir des taux d’intérêt assez bas, mais également à faiblement rémunérer l’épargne, surtout en période d’inflation encore vive.

16Celle-ci demeure également une institution de prévoyance, gestionnaire de plusieurs caisses de prévoyance : Caisse nationale d’assurance sur la vie (CNAV), Caisse nationale d’assurance-décès (CNAD), d’assurance-vieillesse, d’assurance-accidents. En fait, cette fonction a plutôt culminé dans les années 1930, entre le vote de la loi sur les assurances sociales (1928-1930) et la mise en place de la Sécurité sociale (1945), qui, de fait, restreint désormais le champ d’intervention de la Caisse. La question se pose de nouveau lors des longues négociations qui se sont engagées sur les régimes complémentaires de retraite. Il semble – encore faudrait-il suivre les archives de manière exhaustive sur cette question – que François Bloch-Lainé souhaitait faire aboutir un vaste projet pour assurer par la CDC la gestion des fonds, alors que se construisait un second système de répartition. La Caisse doit limiter ses ambitions à la création en 1959 de la Caisse nationale de prévoyance par la simple fusion de la CNAV et de la CNAD, alors que les accidents du travail, eux, se trouvent pris en charge par la Sécurité sociale. La CDC assure néanmoins ainsi la présence d’une compagnie d’assurances sur la vie pour épargnants modestes, clientèle peu recherchée par les compagnies privées.

17Enfin, la Caisse se manifeste de manière renforcée comme une banque centrale des équipements collectifs.

18Mais la tâche n’est pas totalement neuve. Ainsi, les prêts aux collectivités locales, même alors modestes, apparaissent dès la fin du xixe siècle parmi les emplois autres que l’achat des rentes. Ces prêts atteignent cependant une moyenne de 43, 54 et 40 % des placements à long terme pour, respectivement, les IIe, IIIe et IVe Plans. Ce poste s’est fortement accru du fait de la loi Minjoz, qui accorde une certaine décentralisation sur l’utilisation de la moitié des excédents des Caisses d’épargne, et de la progression des prêts directs (accompagnés de subventions de l’État) en faveur d’infrastructures urbaines et rurales, telles que l’électrification, l’eau, l’assainissement, la voirie… pour lesquelles la CDC joue en outre à partir de 1955 un rôle de conseil par l’intermédiaire de sa filiale, la SCET (Société centrale pour l’équipement du territoire), qui met à la disposition des collectivités locales ses services techniques, administratifs et financiers.

19Plus neuf apparaît l’engagement en faveur de la construction immobilière et du logement social, qui, à l’exception de quelques mois après le vote de la loi Loucheur (1928), ne s’est guère manifesté ensuite. On commence à mieux connaître le rôle de la Caisse dans le rattrapage des années 1954-1960, des années de stagnation en matière de politique du logement14. La croissance est spectaculaire lors du IIe Plan, qui opère le réajustement significatif – ces prêts atteignent jusqu’à 40 % des placements à long terme en moyenne sur la durée du Plan –, puis fléchit ensuite lors du IIIe Plan du fait de la réduction des prêts du Trésor pour les HLM. La Caisse, on l’a vu, compense, il est vrai, cette régression par un engagement accru en faveur des collectivités locales. Les prêts remontent à environ 20 % lors du IVe Plan. La Caisse fournit alors surtout des prêts complémentaires ou bonifiés. On sait que, à partir de 1954, par l’intermédiaire de la SCIC (Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts), la Caisse va édifier à la fin des années 1950 quinze mille logements par an, en particulier au sein des « grands ensembles » de logements sociaux de la Région parisienne. Les prêts de la Caisse viennent d’ailleurs compenser le fléchissement de ceux du Crédit foncier.

20Enfin, et c’est également neuf malgré une éphémère tentative au début des années 1930, une nouvelle tâche transparaît, avec une moindre ampleur toutefois, à travers le financement des entreprises, publiques et privées, industrielles et de transport. Lors du IIIe Plan, ces postes atteignent 11 % des emplois à long terme : il s’agit de placements sur le marché financier, surtout en obligations, particulièrement celles émises par des grandes entreprises nationales, notamment dans l’énergie. La Caisse se manifeste également par un soutien actif aux organismes de crédit spécialisé comme le Crédit national – son concours fournit environ la moitié des ressources de celui-ci sur le IVe Plan – ou encore le Crédit hôtelier. Enfin, la Caisse accorde des prêts à certaines entreprises désignées à la demande de l’État sur une liste arrêtée au conseil du Fonds de développement économique et social (FDES). On retrouve parmi les bénéficiaires surtout des entreprises de transport, nouvelles (Aéroport de Paris, RATP), ou bien des clientes traditionnelles d’avant-guerre (la Compagnie générale transatlantique, les Messageries maritimes…), ou encore d’énergie (Charbonnages de France, GDF, SNPA ou Gaz de Lacq…).

21La marge de manœuvre de la Caisse apparaît certes étroite pour ces nouvelles fonctions. Celles-ci s’avèrent tributaires de la politique de « débudgétisation », qui lui transfère les financements directs du Trésor ou du FDES. Bien souvent, les prêts accompagnent des subventions ou des opérations effectuées à la demande du Trésor, même si ce n’est pas à son bénéfice propre. Et, on l’a dit, les prêts entrent dans les opérations retenues par le Plan. Et, après 1963, lorsque le « plan de stabilisation » vise à limiter les crédits, la Caisse en subit les effets. Ainsi, à la fin de 1965, Valéry Giscard d’Estaing souhaite limiter les prêts aux collectivités locales. François Bloch-Lainé réclame de la part du ministère des précisions afin de définir les priorités et décider les réductions en connaissance de cause ; il indique que « la Caisse des dépôts souhaite obtenir des pouvoirs publics des directives générales précises sur les modifications à apporter à ses errements actuels en matière de prêts »15.

II. LA MARGE DE MANŒUVRE DU DIRECTEUR GÉNÉRAL

Les limites de l’action du directeur général : « accompagnement » ou « entraînement » ?

22Dans l’un de ses ultimes ouvrages, François Bloch-Lainé parle de « princesse endormie » à propos de l’état de la Caisse lors de son arrivée16. Mais il ne file pas la métaphore jusqu’à proposer une auto-identification au prince charmant. Plus précisément, il évoque, à deux niveaux d’analyse, les limites qui encadrent l’action du directeur général.

23Tout d’abord, les limites internes à l’établissement. Si l’on suit le cheminement et les équilibres subtils de la décision au sein de la Caisse, on constate que les propositions du directeur général doivent recueillir la confiance de la Commission de surveillance, dont celui-ci n’est cependant pas strictement tenu de suivre les avis, ni les observations. Ainsi, si l’histoire s’écrit bien par l’action du principal décideur de la CDC, l’aréopage de ceux qui en surveillent l’activité doit en quelque mesure en partager les vues.

24Limites externes, ensuite. François Bloch-Lainé a bien constaté qu’il existe, en matière financière et économique, de rares époques dans l’histoire contemporaine où il y a « des choses à faire » ; il ajoute qu’on ne saurait dire qui les invente, comme s’il s’agissait d’un procès sans sujet, ainsi qu’on l’écrivait naguère, et note en outre qu’un « consensus assez large » semble indispensable pour agir17. Il cite alors deux temps forts où la Caisse a pu prendre des initiatives nouvelles : l’un sous le magistère du directeur général Jean Tannery (entre 1925 et 1935), mais brisé net par la Grande Crise, et l’autre, plus substantiel et plus durable (de 1954 à 1966) lors des années de croissance de l’établissement placé sous sa férule. Il signale bien – et on l’a dit – que la Caisse « participe à un élan plus général », et ce d’autant plus que de nombreux prêts sont effectués soit à la demande du Trésor, soit en accompagnement des subventions accordées par celui-ci18.

25Il est assez rare de constater le souci – et la modestie qui en découle… – exprimé par un acteur-témoin de relativiser sa propre action de décideur et ainsi de l’inscrire dans un processus plus large et une durée plus longue. C’est en ce sens qu’il pose des questions en des termes fort familiers pour l’historien. Comme l’indique Jean Bouvier dans son ouvrage écrit à quatre mains avec François Bloch-Lainé, leur « pente » commune à tous deux « est celle de la prise de conscience de l’étroitesse des marges de manœuvre des décideurs publics19 ». Cela n’empêche d’ailleurs pas des divergences sur certains aspects du diagnostic. On sait, à cet égard, que Jean Bouvier a contribué, dans ce dialogue engagé vingt années plus tard, à tempérer les analyses du François Bloch-Lainé de 1966, qui voyait, comme d’ailleurs nombre de hauts fonctionnaires de cette génération de l’après-guerre – ceux mis en scène par François Fourquet dans ses Comptes de la puissance –, une franche rupture en 1950 avec la politique perçue comme uniformément « malthusienne » de la IIIe République, qui aurait ainsi permis de passer « de Méline à Monnet », selon les termes de son ami Claude Gruson. François Bloch-Lainé a honnêtement admis que plusieurs des élans d’après-guerre avaient bel et bien connu néanmoins de lentes maturations sous le régime qui s’était effondré en 194020.

26Au-delà des généralités sur l’« étroitesse des marges de manœuvre », seule une plongée dans les archives de la Caisse des dépôts permet de dire si François Bloch-Lainé, selon ses termes propres de 1966, n’a tenu qu’un rôle d’« accompagnement » de la tendance dynamique générale ou s’il a manifesté une action d’« entraînement » sur le mouvement, en particulier pour les innovations de la Caisse en matière d’emplois21.

La double allégeance

27En préalable, éclairons les conditions originales de cheminement de la décision au sein de la Caisse, conformément aux statuts originels, guère modifiés depuis 1816. On sait que, non sans similitudes avec la Banque de France de 1800, le législateur de 1816 a souhaité fonder tout à la fois une institution suffisamment proche du gouvernement pour répondre à ses appels et assez indépendante pour assurer la « foi publique », à savoir la confiance des Français dans l’usage des sommes employées à l’amortissement de la dette ou encore, après 1837, à la valorisation des ressources des Caisses d’épargne. Pour ce faire, l’établissement a été placé sous la surveillance et la garantie de l’autorité législative, en l’espèce la Commission de surveillance, composée de représentants des parlementaires, complétés par des magistrats et des hauts fonctionnaires. De fait, on l’a dit, le bon fonctionnement de l’établissement repose sur la coopération de deux autorités : le directeur général, qui, une fois nommé par le gouvernement, semble quasi inamovible – seuls onze directeurs généraux se sont succédés durant les cent cinquante années antérieures à 1966 –, et la Commission, qui dispose cependant du pouvoir – théorique et jamais utilisé – de révocation de celui-ci.

28De manière quasi structurelle, le directeur général doit respecter une double allégeance, reflet de ce que nous avons appelé ailleurs la culture de l’ambivalence propre à l’établissement, à savoir le double impératif d’obliger l’État à bien se comporter vis-à-vis des épargnants et, dans le même temps, d’assurer le bon usage de l’épargne en fonction des besoins de la Nation22.

29Allons plus loin dans la définition de la marge de manœuvre du directeur général en précisant déjà celle de la Caisse. François Bloch-Lainé s’y est essayé en 1966, à travers plusieurs formules voisines mais non identiques, devenues célèbres : « La Caisse des dépôts ne fait rien que le gouvernement désapprouve mais elle ne fait pas tout ce qu’il demande23 » ; ou la variante : « Le gouvernement dispose d’un auxiliaire qui ne fait rien qui lui déplaise sans faire nécessairement tout ce qui lui conviendrait24. » Expressions heureusement retouchées dix années plus tard par une formulation sans doute plus proche des pratiques effectives : « [La Caisse] peut faire ce que le gouvernement ne lui demande pas, à condition que cela ne lui déplaise pas25. » Ainsi se dessine une véritable marge d’initiative, au sens où des innovations peuvent être lancées sans avoir été nécessairement sollicitées par le gouvernement, mais sans non plus qu’elles entrent en contradiction avec les vues de celui-ci.

Deux exemples d’innovations en 1953 : le nouveau directeur général en action

30Pour illustrer des situations concrètes qui puissent nous permettre de formuler une appréciation, retenons dans les archives deux exemples significatifs de décisions prises à la CDC peu après l’arrivée de François Bloch-Lainé.

31Nous avons sélectionné la séance du 20 novembre 1953, où il est question d’employer les fonds des Caisses d’épargne dans la souscription et l’acquisition d’obligations émises par des sociétés privées. Déjà au début des années 1930, sous Jean Tannery, puis en 1942-1944 pour l’achat des actions issues des biens juifs spoliés, la question s’était posée, mais de manière éphémère. Dès le début de l’année 1953, en mars, c’est le gouverneur de la Banque de France, Wilfrid Baumgartner, qui a demandé qu’une « fraction substantielle » des fonds des Caisses d’épargne soit employée à l’acquisition d’obligations des sociétés industrielles dont les besoins sont alors considérés comme prioritaires26. François Bloch-Lainé, manifestement favorable à cet emploi, indique que les demandes raisonnables et usuelles (organismes HLM, collectivités locales, entreprises publiques et sociétés d’économie mixte) ayant été satisfaites, les ressources importantes engrangées par les Caisses d’épargne au début de l’année 1953 autorisent à envisager cette utilisation, d’autant plus que les principaux établissements emprunteurs habituels pour le compte du secteur privé, essentiellement le Crédit national et le Crédit foncier, ont présenté des demandes moindres à la Caisse.

32Mais le nouveau directeur général se heurte aux critiques de membres influents de la Commission, venus d’ailleurs d’horizons différents. Ainsi, Joseph Denais, parlementaire issu de la droite conservatrice et depuis 1945 président de la Commission, insiste sur le fait qu’un tel emploi n’entre pas « dans le rôle dévolu traditionnellement à la Caisse des dépôts ». Il se trouve suivi par le socialiste Francis Leenhardt, qui, se faisant le défenseur des emplois publics alors majoritaires, souligne que l’Assemblée nationale n’est guère prête à voir la CDC s’employer à des investissements privés, domaine habituel du Crédit national, alors que « tout ne va pas pour le mieux » pour les HLM et les collectivités publiques27. Un autre membre de la Commission redoute même que, à cette occasion, l’Assemblée ne réclame une « super-commission de contrôle », projet déjà évité de justesse lors du vote de la loi de finances pour l’année 1953.

33On peut alors suivre la tactique habile du directeur général. Celui-ci se retrouve face à deux avis contradictoires exprimés par les membres de la Commission. Aux voix hostiles s’opposent celle de Pierre Fougerolle, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, qui, lui, défend les besoins du secteur privé, et surtout celle de Pierre Calvet, sous-gouverneur de la Banque de France, qui signale que des concertations antérieures entre les deux établissements il apparaît que les sociétés industrielles éprouvent des difficultés de financement et que le circuit des crédits à moyen terme à cinq ans mobilisables (passant par le Crédit national, la CDC et la Banque de France) s’avère trop onéreux. Le procès-verbal fait état de « deux attitudes extrêmes », situation somme toute très favorable au directeur général, qui peut ainsi donner l’impression de proposer une voie moyenne de compromis.

34François Bloch-Lainé s’y emploie et procède alors en trois temps. Tout d’abord, dédramatiser le débat en refusant d’en faire un « problème de doctrine » ; ensuite, obtenir un avis favorable – six voix contre deux – pour les deux sociétés solliciteuses (la Compagnie générale de TSF et la Société générale d’énergie et produits chimiques de Pierrefitte), tout en affirmant que cela ne constitue pas de précédent ; enfin, garantir l’opération de la caution de deux banques et l’exclure du réescompte.

35On peut tirer un quadruple enseignement de cette séance.

36L’initiative revient bien au directeur général, qui a conduit les débats jusqu’au terme favorable qu’il souhaitait. Mais, en amont, celui-ci peut s’appuyer sur plusieurs atouts.

37Tout d’abord, la séance a été préparée par une concertation entre les responsables de la Caisse, de la Banque et du Trésor. Le projet du directeur général et l’avis de la Commission apparaissent bel et bien tributaires des accords passés antérieurement entre les trois principaux pôles de la décision monétaire. En deuxième lieu, l’innovation est présentée comme limitée, mais, à l’inverse, et quoi qu’on en ait dit, la décision amorce bien une certaine jurisprudence. Troisième enseignement, la décision ne gêne ni les banques, ni le marché. L’argument donné a porté sur le coût le meilleur à un moment où les capitaux disponibles paraissent insuffisants pour les investissements. Enfin, les investissements de ces sociétés privées entrent bien dans les priorités, non pas tant de l’État que du Plan.

38Second exemple d’innovation, celle-ci plus lourde et plus durable, la création de la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts (SCIC).

39Peu après le plan Courant, une décision a été prise en mai 1953 : mettre en réserve sur les bénéfices de 1952 4 milliards de francs aux fins d’un vaste programme de construction de logements populaires locatifs dans la région parisienne. François Bloch-Lainé indique alors qu’au cours des préparatifs, entre mars et décembre 1953, l’idée a surgi de créer une société immobilière dont la CDC serait le gérant majoritaire et qui associerait des capitaux émanant de sociétés privées et de collectivités locales. Avec les 6 milliards apportés par la Caisse, il pourrait ainsi être consacré à ce programme entre 15 et 25 milliards par an, permettant d’escompter ainsi la construction de 15 000 logements annuels, au lieu de 2 400 si la Caisse agissait seule. Ainsi, le directeur général défend l’innovation, qui, là aussi, présente l’avantage d’« éviter le circuit long et onéreux que constituerait le recours aux prêts habituels du Crédit foncier »28.

40Une fois encore, les membres de la Commission se divisent en deux groupes. Le conseiller d’État Puget fait part de son « sentiment d’inquiétude », dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’investissements immobiliers, mais bien d’intervenir dans la création de sociétés immobilières, qui peuvent éventuellement faire faillite. Il ajoute que l’opération n’est « pas conforme au rôle dévolu » à la CDC. En assumant la fonction d’un établissement bancaire – et non plus de seul soutien au Crédit foncier –, « il y a là, par rapport à la mission originelle de l’établissement, un risque de déviation dont on doit s’alarmer »29. Un autre membre de la Commission, Savin, en revanche, souligne l’intérêt de la formule d’un point de vue social, « puisqu’elle permettra de remédier, sur une plus vaste échelle, à la crise du logement30 ». Au total, l’accord se fait pour la constitution de la SCIC pour le début de l’année 1954, assortie des réserves de forme qui en atténuent le caractère novateur : il est question d’une utilisation « dans la mesure strictement indispensable » et sans qu’elle prenne une « ampleur considérable »31. En outre, François Bloch-Lainé rappelle bien que la SCIC n’est pas autonome, mais se trouve sous le contrôle de la Commission de surveillance, avec un directeur général commun et un personnel commun avec la CDC. Il a en outre l’habileté de nommer, parmi les deux commissaires de la nouvelle société, Puget, l’un des opposants les plus notoires au projet. Mais nul n’est dupe : il s’agit bien d’une innovation destinée à durer…

41Quelques mois plus tard, le directeur général reconnaît d’ailleurs volontiers que la construction et la gestion d’immeubles « ne sont pas dans la vocation initiale de la Caisse des dépôts » et « ne procèdent pas des intentions formelles du législateur de 1816 », mais qu’il s’agit dans la circonstance d’un organisme sous contrôle de la Caisse « créé pour un objet déterminé et limité dans le temps »32. Il n’a eu de cesse ensuite de développer et défendre cette conception « intérimaire », « auxiliaire » et « subsidiaire » de la Caisse, chargée, à ses yeux, d’assurer parfois le lancement de tâches dévolues ensuite à leurs responsables naturels33.

42Après ces innovations, pour lesquelles il joue un rôle moteur, François Bloch-Lainé doit consolider le terrain nouvellement acquis. Il procède pour cela en trois temps.

43Dans une première étape, on l’a vu, il a plutôt trouvé des appuis extérieurs : Banque de France, Trésor, Chambre de commerce de Paris…

44Puis il s’est employé à faire vivre et à assurer le bon usage des innovations, en particulier des filiales techniques de la Caisse, qu’il s’agisse de la SCIC, puis, en 1955, de la SCET (Société centrale pour l’équipement du territoire) ou, en 1957, de la SEDES (Société d’études pour le développement économique et social), qui jouent un rôle croissant dans les emplois nouveaux, en particulier le logement, en associant les capitaux de la Caisse et ceux des collectivités locales et de sociétés privées.

45Dans un troisième temps, il profite des renouvellements de responsables pour faire nommer des dirigeants compétents et acquis à ses projets. Ces nouveaux venus assurent, surtout dans les années 1960, un rôle essentiel au sein de ce qui apparaît alors comme un véritable gouvernement de la Caisse. Ces hommes, « invités » aux séances de la Commission de surveillance, constituent l’« équipe de l’autre extrémité de la table » – par rapport au président –, ainsi que la désigne François Bloch-Lainé lors de sa séance d’adieux34.

46On s’accorde généralement à retenir trois responsables majeurs, qui vont se répartir les tâches essentielles aux côtés du directeur général. D’abord, les deux directeurs, technique et financier : Léon-Paul Leroi, ingénieur du corps des Ponts, directeur général de la SCIC et de la SCET, est nommé en août 1957 à la tête de l’agence technique, tout particulièrement chargée de suivre l’élaboration des programmes, notamment ceux d’équipement du territoire et du logement. Georges Plescoff, major de l’ENA, inspecteur des Finances, responsable des études et investissements et de l’emploi des fonds, dirige l’agence financière de la Caisse. Louis Tissot, enfin, secrétaire général, se trouve à la tête des dépôts et consignations, du contentieux, de la CNP et des VVF. En outre, les nouveaux présidents de la Commission de surveillance nommés après le départ de Joseph Denais, Pierre Courant et Aimé Paquet, ont également été des points d’appui utiles, car eux-mêmes étaient préoccupés par l’exécution des grands programmes mis en œuvre par la Caisse, notamment dans le logement.

III. L’INFLUENCE DE L’EXPÉRIENCE À LA TÊTE DE LA CDC SUR LES GRANDES OPTIONS DE FRANÇOIS BLOCH-LAINÉ

47Les années passées à la Caisse des dépôts ont été à la fois la première expérience de direction d’un établissement autonome et la plus durable dans la carrière de François Bloch-Lainé, qui a ainsi pu lui laisser sa marque. Faisant une sorte de bilan avant l’heure dans la postface de 1966, celui-ci signale les principales critiques – provenant en particulier, mais pas exclusivement, des milieux financiers, bancaires et économiques privés – qu’il a dû affronter et qui ont sans doute contribué à faire mûrir chez lui quelques idées-forces, auxquelles il va rester fidèle, pour la plupart d’entre elles, jusque dans ses derniers textes.

Une triple critique

48On retiendra trois des critiques parmi les principales : la Caisse aurait détourné des fonds, empêchant ainsi les banques de faire œuvre utile ; la Caisse aurait été l’instrument de l’emprise néfaste de l’État sur l’économie ; celle-ci aurait été l’une des bases d’une technocratie plus ou moins impérieuse.

49Tout d’abord, l’usage final des sommes employées par la Caisse a pu être mis en cause d’un triple point de vue.

50Plusieurs critiques ont pu évoquer l’effet d’éviction opéré du fait que la Caisse aurait ainsi détourné des capitaux dont l’utilité eût pu être plus économiquement évidente. Une telle assertion pouvait éventuellement convenir lorsque 80 % des fonds gérés par la Caisse se trouvaient employés en créances sur l’État. Mais, on l’a vu, au milieu des années 1960 ce sont plus de 80 % des emplois qui sont dirigés vers des emprunteurs – publics et privés – transférés par l’État pour le financement d’opérations productives ou destinés à des besoins économiques et sociaux.

51Ensuite, mais souvent a posteriori, des réserves ont pu être émises sur le choix des bénéficiaires finals des fonds. On a pu ainsi mettre en cause l’insuffisance des prêts à des branches jugées sacrifiées : transports urbains, industries de transformation ou encore télécommunications… Mais les dirigeants de la Caisse n’ont eu de cesse de rappeler à l’époque qu’ils faisaient leurs les priorités non pas tant de l’État que celles du Plan, dont la Caisse est apparue comme le « bras séculier » (Jean Boissonnat). Les prêts aux HLM, les prêts aux collectivités locales, les investissements « débudgétisés » du FDES, soit plus de 80 % des emplois, s’effectuent à partir des programmes élaborés ailleurs. En outre, les choix du Plan ont été approuvés par une double représentation nationale : celle des grandes forces sociales dans les commissions de modernisation et celle du Parlement. Ainsi, les priorités des années 1950 et celles des débuts de la décennie suivante reflètent-elles, en ces temps de ressources financières encore rares, un quasi-consensus de la Nation élaboré en amont de la décision prise rue de Lille.

52Enfin, dès la fin des années 1950, des contestations ont pu se manifester pour dénoncer les choix de construction des grands ensembles de logements sociaux, la « sarcellite ». Les dirigeants de la Caisse, et particulièrement le premier d’entre eux, expriment à la même période qu’ils effectuent un rattrapage des trente années de stagnation immobilière avec des coûts limités, ce qui induit des méthodes industrielles et nécessairement standardisées de construction. « Pendant la période d’exécution du second plan, la Société centrale immobilière de la Caisse pare au plus pressé35. »

53Une deuxième série de critiques a pu mettre en cause les conditions jugées anormales de concurrence dont a pu bénéficier l’ensemble CDC-Caisses d’épargne par rapport aux banques, notamment en matière fiscale. Dans les faits, la direction de la Caisse, prenant appui sur les rapports officiels, met périodiquement en évidence le fait que la progression a été générale et a affecté la part de l’épargne dans les banques de manière assez parallèle à celle des Caisses d’épargne – 40, 35 et 41 % des liquidités à court terme (respectivement en 1963, 1964 et 1965) pour les premières, et 19, 33 et 26 % pour les secondes. En outre, à la fin du mandat de François Bloch-Lainé, simultanément aux réformes du système bancaire engagées dès 1964 par la Banque de France, le Trésor et, à leur suite, Michel Debré et son conseiller Jean-Yves Haberer en 1966-1967, il s’opère une certaine banalisation dans les deux sens par la suppression progressive des avantages fiscaux – sauf pour le livret A – et des subventions, et par la mise en concurrence à partir de 1965 entre banques et Caisses d’épargne pour l’épargne-logement – chaque réseau recueillant 1 milliard de francs – ou encore pour les SICAV.

54Contrairement à ce qui est parfois avancé dans le débat public où prévaut une approche strictement idéologique, la CDC ne se situe pas seulement du côté de l’État par opposition au marché, mais elle participe bien des deux, ne serait-ce que parce qu’elle intervient sur le marché financier, qu’elle détient des participations de sociétés privées et contribue aussi au financement de firmes privées – une fois, il est vrai, que les besoins des investissements publics sont satisfaits.

55Une troisième – et déjà ancienne – critique porte sur l’opacité et la taille, jugée trop considérable, de la Caisse.

56Les objections, d’ailleurs souvent formulées en Commission de surveillance, sur le bilan non consolidé de la CDC – et les informations lacunaires sur les filiales comme la SCIC ou la SCET – n’ont, il est vrai, pas reçu de réponse entièrement satisfaisante à cette date malgré les bonnes résolutions réitérées. Sur le caractère de mastodonte de l’établissement – litanie durant tout le xxe siècle et même avant – François Bloch-Lainé s’est expliqué dès ces années et depuis avec deux types d’arguments.

57Au milieu des années 1960, les travaux suscités par la célébration du cent cinquantenaire ont bien montré que les réserves d’épargne en France étaient plutôt moindres que celles des grands pays européens, tels la RFA, les Pays-Bas, la Belgique ou l’Italie, et s’avéraient d’ailleurs insuffisantes face aux besoins d’investissement.

58De surcroît, on l’a vu, le directeur général a dès cette époque présenté la CDC comme un instrument d’intervention « subsidiaire », à l’image des « administrations de mission » – selon l’expression rapportée d’Edgard Pisani – chargées de mettre en place une tâche, quitte à s’effacer ensuite, afin, selon la formule du Bilan de 1966, de « pallier les insuffisances du marché classique »36. Les dirigeants de la CDC n’ont d’ailleurs pas refusé une certaine décentralisation, notamment avec l’application de la loi Minjoz, ou encore, quinze années plus tard, avec la diffusion de l’épargne-logement. Toutefois, les nouvelles fonctions installées ont le plus souvent perduré et la « noria » de tâches éphémères et successives n’a pas fonctionné aussi bien, et le chemin n’a pas toujours été aussi réversible que l’appelait de ses vœux François Bloch-Lainé, qui d’ailleurs allait le reconnaître honnêtement dix ans après son départ et au-delà37. Et le cas des assurances sociales ne peut pas être pris comme un exemple pertinent de retrait volontaire, car c’est bien la mise en place de la Sécurité sociale, en 1946, qui a imposé à la Caisse, volens nolens, de s’effacer.

La consolidation de quelques idées-forces

59Au total, l’expérience de la direction générale de la Caisse et les critiques qu’elle a pu susciter ont conforté François Bloch-Lainé dans certaines idées-forces, maintenues et confortées depuis lors, et sur lesquelles l’historien peut apporter ses propres réflexions.

60Il apparaît que ce double septennat correspond bel et bien à une période de faiblesse du marché financier et de pénurie de capitaux. Il évoque à ce sujet une « économie sous-développée ». La CDC sous sa houlette apparaît comme l’un des acteurs majeurs de cette transformation bénéfique de l’épargne courte en investissements longs, voie de développement quasi obligée en ces temps d’atrophie du marché des capitaux à long terme. Même si François Bloch-Lainé a été traité de « fiscalo-dirigiste » en 1952 par Antoine Pinay et son entourage, lorsque ce dernier l’a écarté de la direction du Trésor, son parcours ultérieur montre plutôt que ce n’était pas là affaire de doctrine, mais bien davantage de nécessité, tant il s’agissait pour lui et ses proches de suppléer les défaillances du marché plus que d’y substituer durablement des structures pérennes. Autant il a poussé au financement direct des investissements par le Trésor jusqu’au début des années 1950, autant ensuite il a appuyé la débudgétisation, qui d’ailleurs lui faisait retrouver à la Caisse les crédits qu’il avait pu peu avant financer Rue de Rivoli. Et à propos de la « transformation des liquidités en barrages », il rappelait en 1976 que « c’était, à travers un jeu de mots, le rappel d’une consolation, non l’énoncé d’une doctrine »38. Le financement public direct ou indirect, faute de mieux somme toute.

61Depuis lors et jusqu’au soir de sa vie, François Bloch-Lainé n’a cessé de recommander à l’État le « faire faire » plus que le « faire ». Et dans ses ultimes textes, il répète qu’il « condamne le dirigisme de principe, accompagné de nationalisations »39. Il est cependant des tâches que cette « banque d’affaires d’État, tournée vers le marché des consommations collectives » devait assurer, faute de les voir prises en charge par des acteurs privés40. Car, comme l’a remarqué un observateur attentif et, certes, plutôt bienveillant, lors de la célébration du cent cinquantenaire : « Quelle banque financerait les HLM et les chemins vicinaux ? », si ce n’est la Caisse des dépôts, « initiatrice d’un collectivisme privé non étatique pour les retraites complémentaires ou le logement »41.

62Il est une autre préférence que l’expérience de la Rue de Lille a pu consolider durablement chez François Bloch-Lainé : la nécessité de construire des institutions d’épargne et de prévoyance de grande taille. Cela répond chez lui à deux préoccupations distinctes – l’une en référence au passé et l’autre plutôt à l’avenir – mais convergentes. En 1966, il confie redouter que « la méfiance à l’égard de ce qui risque d’être trop grand ne vise pas ce qui, simplement, cesse d’être petit42 ». Et, quelque trente années plus tard, il confirme que sa génération de hauts fonctionnaires de l’après-guerre avait pris en horreur cet « étrange goût du petit » » ou, à tout le moins, du « moyen », si répandu dans la France des années 193043. Mais il ajoutait une autre considération, plus structurelle, à savoir que, dans la plupart des pays industrialisés on n’observait pas à juste raison la même réticence, ce qui plaçait d’ailleurs la France en situation d’infériorité. Et les fusions et restructurations récentes dans la branche l’incitaient à déplorer le manque d’institutions suffisamment puissantes et à regretter au passage les projets de sectionnement de la CDC, « rare pièce forte », largement et défavorablement distancée désormais par les accumulateurs d’épargne américains, japonais et allemands44.

***

63Au total, François Bloch-Lainé a bien imprimé sa marque à la Caisse des dépôts, en assumant sa double tradition d’auxiliaire du Trésor et de centrale de placement des fonds d’épargne, mais en y adjoignant des fonctions et des services nouveaux d’une ampleur inconnue jusque-là. Il a ainsi utilisé la force de frappe financière de l’établissement pour en faire – outre l’organisme de financement des collectivités qu’il était déjà, mais dans une moindre mesure – l’institution de prévoyance des milieux modestes, de la construction des logements sociaux ou de l’équipement du territoire, le tout en servant les objectifs économiques et sociaux du Plan. Le caractère d’utilité publique des fins poursuivies justifiait à ses yeux la multiplicité des voies et des moyens, mêlant ainsi des instruments anciens et d’autres beaucoup plus neufs, et associant capitaux publics et privés. De ce fait, il atténuait le caractère de faux nez du Trésor que la Caisse avait longtemps représenté auparavant. Tout en la renforçant considérablement dans le système financier, il en a fait probablement l’« institution la plus libérale » de la mouvance de l’État.

64En retour, ces quatorze années passées Rue de Lille ont sans doute marqué la carrière et la personne même de François Bloch-Lainé. Pour la première fois, il peut donner sa mesure en qualité de quasi-chef d’entreprise, mais toujours dans la filiation de son milieu de la haute fonction publique d’intérêt général, avec l’autonomie et l’autorité suffisantes pour faire valoir ses préférences, même sous contrainte. En particulier, il peut rendre effectif son souci de faire vivre des équipes choisies par lui, de trouver des accords bénéfiques au-dedans et au-dehors de la CDC et d’associer, aux côtés des établissements publics et semi-publics, à la fois des entreprises, publiques et privées, mais aussi des associations.

65Il a pu ainsi conforter son autorité de financier public majeur, traversant sans encombre les deux républiques et se permettant de repousser à trois reprises le portefeuille de Rivoli, pourtant proposé par le général de Gaulle. Et son magistère à la Caisse a facilité sans doute les rencontres et les responsabilités collatérales qui en ont fait un acteur compétent et influent du débat public, ce qui lui a valu sa participation directe à l’expérience mendésienne en 1954-1955, mais aussi ses interventions remarquées sur des questions décisives d’alors, dont on trouve trace dans sa participation, même discrète, au Club Jean Moulin et dans l’écho de ses travaux sur la zone franc, sur l’économie concertée et la planification démocratique, ou encore dans l’impact de son ouvrage Pour une réforme de l’entreprise. En octobre 1966, lors de la célébration du cent cinquantenaire, le Général ne s’y était d’ailleurs pas trompé, lui qui achevait son discours en soulignant qu’il était particulièrement symbolique que le directeur général de l’établissement fût « précisément l’apôtre de la réforme de l’entreprise sur la base de l’association45 ».

Notes de bas de page

1 Roger Priouret, La Caisse des dépôts et consignations. Cent cinquante ans d’histoire financière, postface de François Bloch-Lainé, PUF, Paris, 1966.

2 Caisse des dépôts et consignations, Vingt Années d’activité, 1946-1966, CDC, Paris, 1966.

3 Archives de la Caisse des dépôts et consignations (noté infra ACDC), procès-verbaux de la Commission de surveillance, année 1967, séance du 30 juin 1967, p. 167.

4 Cf. Alya Aglan, Michel Margairaz, Philippe Verheyde (dir.), La Caisse des dépôts, la Seconde Guerre mondiale et le xxe siècle, Albin Michel, Paris, 2003, p. 31 sq., ainsi que les remarques et analyses statistiques de Patrice Baubeau, La Caisse..., op. cit., p. 617-629.

5 Archives de François Bloch-Lainé (consultées à son domicile en 2002, grâce à la bienveillance de M. Jean-Michel Bloch-Lainé, que nous tenons tout particulièrement à remercier ici), noté infra AFBL, dossier sur la réception du cent cinquantième anniversaire de la CDC, coupure de presse de Vendre, octobre 1966.

6 François Bloch-Lainé, postface, in Roger Priouret, La Caisse…, op. cit., p. 439.

7 Caisse des dépôts et consignations, Bilan de vingt années, 1946-1966, 1966, p. 56.

8 François Bloch-Lainé, Profession : fonctionnaire, Le Seuil, Paris, 1976, p. 106.

9 Cf. Laure Quennouëlle-Corre, La Direction du Trésor, 1947-1967. L’État-banquier et la croissance, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 2000, p. 204 sq.

10 Cf. Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1991, 2 vol.

11 AFBL, dossier cité, coupure de presse : « Le général de Gaulle rend hommage à la CDC et à M. Bloch-Lainé », Le Monde, 9-10 octobre 1966.

12 ACDC, procès-verbaux de la Commission de surveillance, année 1967, séance du 30 juin 1967, p. 167.

13 Cf. Michel Margairaz, L’État…, op. cit., et la préface de François Bloch-Lainé.

14 Cf. Alya Aglan et al., La Caisse des dépôts…, op. cit., notamment les contributions d’Annie Fourcaut et Paul Landauer, p. 181-212 sq. ; Sabine Effosse, L’Invention du logement aidé en France. L’immobilier au temps des Trente Glorieuses, préface d’Alain Plessis, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 2003, 736 p.

15 ACDC, procès-verbaux de la Commission de surveillance, année 1966, séance du 25 mars 1966, p. 92.

16 François Bloch-Lainé, Ce que je crois, Grasset, Paris, 1995.

17 Roger Priouret, La Caisse... op. cit., postface citée, p. 435.

18 Roger Priouret, La Caisse... op. cit., p. 436.

19 François Bloch-Lainé et Jean Bouvier, La France restaurée, 1944-1954. Dialogue sur les choix d’une modernisation, Fayard, Paris, 1986, p. 270.

20 Cf. ibid., en particulier les lignes consacrées par Jean Bouvier au malthusianisme et la réaction de François Bloch-Lainé, p. 34 sq.

21 François Bloch-Lainé, postface citée, p. 437.

22 Cf. Michel Margairaz, « Conclusions », in Alya Aglan et al., La Caisse des dépôts…, op. cit., p. 605 sq.

23 François Bloch-Lainé, postface citée, p. 429.

24 AFBL, dossier cité, coupure de presse du Nouvel Observateur, 12-18 octobre 1966.

25 François Bloch-Lainé, Profession : fonctionnaire, op. cit., p. 129.

26 ACDC, procès-verbaux de la Commission de surveillance, année 1953, séance du 20 novembre, p. 625 sq. Les informations qui suivent sont puisées dans ce procès-verbal.

27 ACDC, procès-verbal cité, p. 629-631.

28 ACDC, procès-verbaux de la Commission de surveillance, année 1953, séance du 4 décembre, p. 661 sq.

29 ACDC, procès-verbal cité, p. 663.

30 Ibid.

31 ACDC, procès-verbal cité, p. 665.

32 ACDC, procès-verbaux de la Commission de surveillance, année 1954, séance du 9 avril, p. 185 sq.

33 François Bloch-Lainé, postface citée, p. 431.

34 ACDC, procès-verbaux de la Commission de surveillance, année 1967, séance du 30 juin, p. 167.

35 Caisse des dépôts et consignations, Bilan…, op. cit., p. 31.

36 Caisse des dépôts et consignations, Bilan..., op. cit., p. 57.

37 François Bloch-Lainé, Profession…, op. cit., p. 131.

38 François Bloch-Lainé, Profession…, op. cit., p. 106.

39 Idem, Ce que je crois, op. cit, p. 105.

40 Idem, Profession..., op. cit., p. 131.

41 AFBL, dossier cité, coupure de presse de Jean Boissonnat, La Croix, 5 octobre 1966.

42 François Bloch-Lainé, postface citée, p. 435.

43 Idem, Ce que je crois, op. cit.

44 Ibid.

45 AFBL, dossier cité, coupure de presse du Monde, 9-10 octobre 1966.

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