De la débitante de vin au roi de la mine : continuités et mutations de la diversité économique dans le Pas‑de‑Calais, pendant la Première Guerre mondiale, par l’étude de la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre
p. 265-285
Texte intégral
1Le 1er juillet 1916, est adopté à l’Assemblée nationale le texte de loi définissant un nouveau dispositif fiscal : la contribution extraordinaire sur les bénéfices supplémentaires ou exceptionnels réalisés pendant la guerre. L’adoption d’une telle contribution répond à des objectifs éminemment politiques, la contestation gronde au front contre les profiteurs de guerre1, et l’État doit faire la démonstration que tout le monde participe au suprême sacrifice guerrier : qui ne paie pas l’impôt de sang doit payer l’impôt d’argent. Dans la pratique, la contribution est loin d’être confiscatoire puisqu’elle ne prélève qu’un pourcentage du surplus de bénéfice réalisé depuis 1914 (le taux de taxation est fixé de manière progressive entre 50 % et 80 % des bénéfices supplémentaires). Ce surplus de bénéfice, appelé « bénéfice supplémentaire », est obtenu en comparant le bénéfice net d’une année de guerre au « bénéfice normal », correspondant à la moyenne des 3 exercices d’avant-guerre. Si le contribuable ne souhaite pas révéler les bénéfices réels d’avant-guerre, le « bénéfice normal » peut soit correspondre à 6 % du capital engagé, soit à 30 fois le principal de la patente.
2La loi du 1er juillet 1916 prévoit la création d’une administration nouvelle ayant pour prérogatives l’évaluation des contributions sur les bénéfices de guerre. Cette administration nouvelle a un ancrage départemental, constitué de commissions qui prennent le nom de commissions départementales de premier degré des bénéfices de guerre. Elles sont composées du trésorier-payeur général, du directeur des Contributions directes, du directeur des Contributions indirectes, du directeur de l’Enregistrement, du directeur du Domaine et du Timbre et, dans le cas des départements frontaliers, comme c’est le cas du Pas-de-Calais, du directeur des Douanes. Les commissions départementales de premier degré des bénéfices de guerre s’appuient sur les enquêtes et les rapports des contrôleurs des impôts.
3Ces commissions ont le droit, comme le prévoit la loi, de « se faire communiquer […] tous les documents » utiles à la vérification de la déclaration, par l’État et par le contribuable, « [elles peuvent] aussi faire procéder à des vérifications sur place ». Car la contribution sur les bénéfices de guerre introduit un principe nouveau, le principe déclaratif, accompagné de son corollaire, le contrôle fiscal. Ces pratiques induisent une multiplication des échanges entre contribuable et administration fiscale, et ont eu pour conséquence la constitution de fonds d’archives riches qui permettent aujourd’hui une étude minutieuse de l’impact de la guerre sur la situation économique du département, mais aussi des discours produits par les contribuables sur l’impôt patriotique et, plus généralement, sur l’expérience de la guerre du point de vue de l’arrière.
4Nous reviendrons d’abord sur une présentation générale du département avant et pendant la guerre, ainsi que sur un bilan de la contribution sur les bénéfices de guerre. Nous présenterons ensuite la diversité économique qui subsiste au cours de la guerre, en mettant en évidence le clivage qui se forme entre l’est, focalisé par le front, et l’ouest, formant les « positions avancées » de l’arrière. Dans une troisième partie, nous présenterons des contribuables particuliers, de par leur situation géographique, économique et politique : les compagnies minières.
5Cette communication s’appuie essentiellement sur l’étude des archives de la commission du Pas-de-Calais, conservées aux archives départementales du Pas-de-Calais (A D PdC), à Dainville. Ce fond réunit 229 cartons classés de P 2612 à P 2841. Il regroupe les archives internes à la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais, les lois, les circulaires et notes de jurisprudence, les instructions envoyées par le ministère des Finances, les répertoires, les carnets d’enregistrements, carnets des déclarations, carnets de décisions de taxations d’office, carnets d’enregistrement des sursis de paiement, les barèmes, etc. Un ensemble de documents produit par la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais elle-même, auquel il faut ajouter les 7 232 dossiers individuels des contribuables2. Ces dossiers individuels sont d’une grande hétérogénéité. Ils peuvent tout aussi bien être composés d’un simple formulaire de déclaration vide, car négatif, que de centaines de documents, d’une correspondance entre contribuable et administration s’étalant sur plusieurs années, de documents comptables (livres de comptes, relevés de comptes, factures, etc.), de comptes rendus de procédures de contentieux, de statuts d’entreprises ou encore de comptes rendus d’assemblées générales des actionnaires. Ces dossiers sont autant de témoignages des relations nouvelles qui se tissent entre l’administration fiscale et les contribuables, mais aussi de l’expérience de la guerre vécue par la population du Pas-de-Calais mobilisée, en particulier de ceux qui sont restés à proximité du front.
I. Présentation générale
A. Le Pas-de-Calais avant-guerre
6Avant-guerre, le Pas-de-Calais est un département dynamique qui dispose de nombreux atouts. Sur le plan démographique, la population augmente régulièrement pour atteindre 1 068 000 habitants en 19114. Le taux de natalité est relativement élevé, il est de 265 naissances pour 10 000 habitants contre une moyenne nationale de 188/10 000 habitants. C’est un département deux fois plus densément peuplé que la moyenne nationale. Sur le plan économique, le département possède des terres agricoles très fertiles, on y produit de la betterave, du houblon, mais surtout du blé, dont le rendement est de 20,2 quintaux par hectare contre 13,2 à l’échelle nationale5.
7Le Pas-de-Calais est aussi un département industriel, avec en particulier l’exploitation du charbon au nord-est du département. On trouve aussi des productions plus localisées, production de dentelles à Calais, des cristalleries autour de Saint-Omer, l’industrie du papier dans la vallée de l’Aa, fleuve bien connu des cruciverbistes. À Boulogne-sur-Mer, se concentrent des producteurs de ciments et de la métallurgie. C’est aussi avant-guerre le premier port de pêche d’Europe, ainsi qu’un port de commerce d’une certaine importance. Mais la guerre bouleverse complètement ces dynamiques.
B. L’impact de la guerre
8Le front passe en plein cœur du bassin minier et contourne de justesse Arras, mais la capitale du département reste en permanence sous le feu des combats. Le front entaille le territoire le plus peuplé du département. Il écartèle le bassin minier, paralysant ainsi une grande partie de l’extraction de charbon, même si certains puits, restés en territoire allié, voient leur productivité augmenter fortement pendant le conflit. En sortant du bassin minier, le front se prolonge au sud, dans une partie plutôt agricole du département.
9Sur le plan démographique, la guerre conduit à de forts mouvements de population. On estime à 155 000 le nombre de réfugiés venus du Nord, de Belgique ainsi que des réfugiés internes au département6.
10À la fin de la guerre, la population des arrondissements de l’ouest est restée stable autour de 500 000 personnes ; en revanche, à l’est, dans les arrondissements de Béthune et d’Arras, il ne reste en 1918 que 45 000 personnes, c’est-à-dire moins d’un dixième de la population d’avant7. Ces chiffres ne concernent bien sûr que la population civile, mais la Première Guerre mondiale dans le Pas-de-Calais, c’est aussi un afflux massif et continu de soldats de l’armée française, puis des armées alliées, en particulier anglaises et américaines. Ce sont des millions de soldats du monde entier qui se relaient sur le front occidental tout au long de la guerre.
11Le passage du front à l’est du département a donc une influence fondamentale sur l’ensemble du département pendant et après la guerre. On peut déterminer un gradient, allant du front à l’est vers la côte à l’ouest, où l’on passe d’une activité quasi exclusive de revente répondant aux demandes du marché des soldats à une activité plus diversifiée dans les villes de la côte, qui maintiennent des activités productives malgré la guerre. En définitive, le Pas-de-Calais, durant la Première Guerre mondiale, s’organise en deux espaces structurés autour de deux centres d’attraction différents : à l’est, le front et la concentration de soldats mobilisés, et, à l’ouest, la façade maritime et les centres urbains de Calais et Boulogne-sur-Mer. Ce découpage se retrouve dans l’organisation administrative, puisque le département dispose de deux commissions départementales de premier degré des bénéfices de guerre, l’une située à Arras, chargée de la gestion de l’est du territoire, l’autre à Boulogne-sur-Mer, pour la partie ouest. Cette dichotomie est mise en évidence par l’étude quantitative des répertoires des contribuables de ces commissions8. Ces répertoires dressent une liste a priori exhaustive des contribuables en mentionnant leurs noms, leurs métiers et leurs périodes d’imposition.
C. Bilan de la contribution
12Au total, les commissions départementales de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais ont eu à traiter 27 839 déclarations pour 7 232 contribuables différents, avec un même ordre de grandeur pour le nombre de contribuables : 3 830 pour la commission d’Arras et 3 407 pour la commission de Boulogne-sur-Mer. En définitive, l’ensemble de ces 7 232 contribuables a produit 27 839 déclarations, dont 44 % ont donné lieu à une imposition. Le montant des bénéfices supplémentaires totaux réalisés par l’ensemble des contribuables du Pas-de-Calais s’élève à 403 052 269 francs (217 142 000 francs pour la commission de Boulogne-sur-Mer et 185 910 269 francs pour la commission d’Arras) selon l’administration fiscale. Le montant exact de l’imposition attendu n’est pas connu, il prend en compte le taux d’imposition de chaque contribution, mais aussi les détaxes prévues pour les exercices déficitaires ainsi que les remises gracieuses et les créances jugées comme irrécouvrables. Si ces chiffres donnent l’impression d’une certaine homogénéité entre les situations traitées par les deux commissions, il existe, d’un point de vue qualitatif, une forte dichotomie entre les deux territoires, liée à la présence du front à l’est.
II. Une diversité de contribuables
A. Les débitants de boissons hygiéniques et les mobilisés
13La première conséquence de la guerre dans le département réside dans les mouvements de population fuyant les combats. La partie est du département se retrouve quasiment vidée de sa population. Durant la guerre, la population d’Arras, qui se trouve à proximité direct du front et qui est quotidiennement bombardée, tombe à 3 400 civils, dont seulement 1 000 hommes9. Puisqu’il y a approximativement le même nombre de dossiers de contribuables traité par les deux commissions, alors que la population a fortement baissé à l’est, on peut en conclure que le taux de contribuables par rapport à la population totale est plus important à l’est qu’à l’ouest. On peut alors se demander qui reste à proximité du front et à quel point l’attrait de profits exceptionnels détermine le fait de rester.
14Les témoignages des soldats mobilisés sur le front ouest insistent sur le sentiment d’être volé par les petits commerçants à proximité du front. On peut citer le témoignage d’Henri Barbusse, qui, dans son roman autobiographique Le Feu10, décrit ce sentiment de se faire rouler par les débitants de boissons à Gauchain-l’Abbé, localité située à une vingtaine de kilomètres d’Arras en direction du nord-ouest. L’auteur retranscrit l’amertume des mobilisés confrontés aux mercantis du front, en décrivant le face-à-face entre son régiment et une habitante de la commune qui accepte de leur vendre du vin non au prix fixé par les autorités, mais à un prix supérieur, car étant pris « sur sa réserve personnelle ». Cette réserve personnelle est en fait constituée de 3 gros tonneaux, donc destinés à la vente. Un des soldats laisse éclater sa colère, mais la tenancière de répondre : « Vous ne voudrez pas qu’on se ruine à cette misère de guerre ! C’est assez de tout l’argent qu’on perd à ci et à ça. On voit que vous n’risquez pas vot’ argent, vous. » Et un soldat de lui répondre : « Non, nous ne risquons que not’ peau11 ». Ce ressentiment vis-à-vis des profiteurs du front est un élément que l’on retrouve très régulièrement dans les témoignages, journaux des tranchées et carnets intimes de poilus12. On peut dès lors se demander qui sont ces marchands, en affaire avec les mobilisés au contact direct du front. Les dossiers de la contribution sur les bénéfices de guerre permettent d’en dresser un portrait.
15Comme il a été dit précédemment, l’immense majorité de la population fuit à l’approche des combats dans le département, pourtant une partie reste et va trouver dans cette situation l’opportunité de faire des affaires. Il est intéressant de chercher à identifier ces individus qui ont vraisemblablement servi de catalyseur à la haine des mobilisés contre les profiteurs de guerre en général, d’autant plus qu’ils constituent la majorité des dossiers de la commission d’Arras. Ce sont de très petits contribuables, paysans, petits propriétaires, voire même salariés avant-guerre, qui voient dans la guerre une opportunité de se reconvertir dans la revente de marchandises aux soldats en cantonnement ou de passage. Ils se concentrent sur le territoire directement à l’arrière du front, sur une bande de quelques dizaines de kilomètres. Ils vendent majoritairement du vin et de la bière aux soldats. Dans les répertoires de la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais, ils sont identifiés sous la profession « cabaretier », « débit de boissons », « boissons hygiéniques », « vins », « bières », etc. Ils représentent 2 154 dossiers traités par la commission d’Arras, soit plus de 56 % des contribuables contre seulement 729 pour Boulogne, c’est-à-dire 21,4 % des contribuables à l’ouest du département. Avec le développement de l’artillerie, la situation de ces contribuables est périlleuse. Alors pourquoi restent-ils ?
B. Ceux qui restent
16Plusieurs raisons sont fournies par l’étude des déclarations des bénéfices de guerre. Des propriétaires d’établissements mentionnent qu’ils ont été réquisitionnés par l’autorité militaire pour servir au ravitaillement des troupes, en particulier pour héberger des mess d’officiers. Les contribuables insistent sur le fait que la circulation n’est pas libre à la suite de la création d’une zone interdite sous contrôle de l’administration militaire, et que cette dernière oblige les civils à demander une autorisation de circulation.
17Le facteur de l’âge semble aussi déterminant dans le fait de rester. La population présente dans les dossiers de la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais est marquée par une proportion notable d’individus âgés. Plusieurs indices permettent de déterminer l’âge des individus. Il est parfois cité explicitement, par exemple la veuve Douilly, cabaretière à Arras, qui déclare avoir 68 ans en 191413. Il peut aussi être mentionné la classe militaire du contribuable, comme dans le dossier de Dehay, débitant à Achicourt, où il est dit qu’il était jardinier avant-guerre, de classe 1882, donc non mobilisé14. D’autres dossiers encore mentionnent que les contribuables sont parents de soldats mobilisés.
18Autre caractéristique de ces contribuables proches du front, c’est la proportion de femmes dans cette population. Si l’on se concentre sur l’agglomération d’Arras15 (en ne prenant en compte, pour la commune d’Arras, que les contribuables vendeurs de boissons, de tabacs et les épiciers), 31,5 % sont des femmes. Et ce qui est remarquable sur cette population de femmes restées près du front, c’est que 82,2 % d’entre elles sont veuves. Ces chiffres sont à comparer avec le reste du département. Sur l’ensemble des deux commissions départementales de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais, le taux de dossiers de femmes représente 16 %, avec une petite différence entre les deux commissions puisqu’il y a 17,9 % de dossiers de femmes à la commission d’Arras contre 14 % à la commission de Boulogne. Le taux de femmes veuves est quant à lui de 72,2 % sur l’ensemble du département, équitablement réparti entre les deux départements. Et parmi cette population de femmes qui restent à Arras, elles sont 82 % à être débitantes de boissons alcoolisées, et 92 % si l’on inclut les débitantes de tabac et les épicières. Que peut-on dire de ces chiffres ? Ils mettent en évidence que ceux qui restent sont, au moins en partie, des individus qui ne peuvent ou ne veulent pas partir du fait de leur âge, de leur statut (femme seule avec des enfants ou de la famille à charge) ou de leur attachement au territoire par une petite propriété de la terre ou d’un petit fonds de commerce. Mais la guerre fait qu’ils ne peuvent plus travailler la terre ou continuer leurs activités d’avant-guerre ; cette population précarisée par le conflit se tourne alors très majoritairement vers le commerce d’alcool aux soldats. Le lien entre situation de précarité et reconversion dans la vente d’alcool est d’autant plus manifeste que c’est l’activité de la grande majorité des femmes veuves restées à proximité du front. Leur situation est d’autant plus précaire que cette localisation les expose aux dommages de guerre. Les dossiers des contribuables permettent de suivre les avancées et les reculs de la ligne de front. On peut par exemple suivre avec précision l’offensive allemande de 1918. Si Achicourt est « officiellement évacuée le 20 mars 191816 », ce qui correspond au déclenchement de l’opération Michael, certains sont évacués dès le 15 mars17. Pour certains, mars 1918 marque la fin de la période d’activité, pour d’autres les affaires reprendront quelques mois plus tard18, avec parfois le désagrément d’avoir perdu une partie de son capital, même si l’ennemi n’est pas toujours celui qu’on croit. Le cabaretier Bonnel déclare que, lors de l’offensive allemande, « les marchandises qu’[il] avai[t] achetées à Amiens […] ont été volées par les Anglais19 ». Ce discours contre « l’occupation » anglaise revient régulièrement dans les témoignages produits par les contribuables du Pas-de-Calais dans les dossiers de la contribution sur les bénéfices de guerre. En même temps, leur enrichissement vient de cette présence constante et massive de soldats ; l’ambiguïté des relations entre soldats, en particulier anglais, et petits commerçants locaux est significative de la situation dans laquelle se trouvent les contribuables de ce territoire.
C. Profiteurs ou victimes ?
19Ces contribuables à proximité du front sont donc dans une situation paradoxale : d’un côté, ils sont les vecteurs d’un ressentiment profond de la part des mobilisés contre les profiteurs de guerre, mais, en même temps, ils sont eux-mêmes victimes de la guerre. Cette situation est d’autant plus paradoxale qu’elle entre parfois en contradiction avec les principes de la loi du 1er juillet 1916. Car, parmi ces contribuables, se trouvent des mobilisés, c’est-à-dire que l’administration réclame de payer l’impôt d’argent à des individus qui, par leur engagement militaire, sont déjà susceptibles de payer l’impôt du sang. Sur les 40 contribuables de la commune d’Achicourt, 17 sont mobilisés pendant la guerre, dont 2 prisonniers de guerre en Allemagne, 1 mutilé à 75 %20 et 1 décédé au cours de la guerre. Et 3 déclarent avoir des fils aînés au front. Il faut insister sur la bonne volonté des contribuables mobilisés, qui doivent utiliser leur temps de permission pour répondre à l’administration fiscale, même si, pour une majorité de ces petits contribuables, la confrontation avec l’administration fiscale des Contributions directes n’aura lieu qu’après-guerre. On pouvait supposer que cette population rurale verrait la demande de déclaration de bénéfices de guerre et les contrôles fiscaux comme une accusation, mais ce ne fut pas le cas. Le principe de l’impôt patriotique est bien accepté, mais la plupart considèrent spontanément ne pas être visés par celui-ci, et ceci n’est pas propre à la situation de proximité avec le front.
D. Diversification vers l’ouest
20En s’éloignant du front, on peut définir un axe gradient est-ouest allant d’une économie focalisée sur la revente aux soldats, comme nous venons de le décrire, à une économie plus diversifiée dans les zones urbaines de la côte, à l’exception du bassin minier resté en territoire allié, à l’est du département, qui constitue un territoire spécifique.
21À 25 km d’Arras, entre Camblain-L’Abbé et Gauchain-Légal, là où Henri Barbusse situe la confrontation avec la débitante de vin, sur 151 contribuables, 123 sont débitants et autres vendeurs de boissons et 19 sont épiciers. Le reste du territoire de la commission d’Arras se caractérise par une forte dispersion des contribuables dans de nombreuses localités rurales. La commune qui regroupe le plus de contribuables est Frévent, avec 194 contribuables, qui comptait au recensement de 1911 4 692 habitants21. Viennent ensuite Béthune et Arras, respectivement 173 et 162 contribuables, qui sont des centres urbains relativement importants avant-guerre22, mais désertés pendant la guerre. Par contre, pour la commission de Boulogne-sur-Mer, la commune de Calais concentre 809 contribuables, Boulogne 620 et Saint-Omer 282, soit à elles trois plus de 50 % des contribuables de l’ouest. Pour rappel, les deux commissions ont à traiter un nombre relativement comparable de dossiers.
22Les dossiers de la commission de Boulogne-sur-Mer sont donc marqués par une plus grande diversité de branches d’activités. Les débitants de boissons ne représentent que 21,4 % de l’ensemble des contribuables. On y retrouve, à l’ouest du département, une diversité de petits commerçants, des boutiquiers, des restaurateurs, signe que la vie continue malgré la guerre. Cette activité commerçante est d’autant plus importante à l’ouest du département que le Pas-de-Calais est le département qui accueille le plus de réfugiés pendant la Première Guerre mondiale23. Cette population de réfugiés contribue elle aussi en partie à la vie économique du département, ce qui peut être identifié dans les archives de la contribution sur les bénéfices de guerre. On retrouve en particulier des tisserands du département du Nord s’installant dans les villes déjà spécialisées dans le textile. C’est par exemple le cas d’un certain Bellot, tisserand à Caudry (Nord) avant-guerre. Il se réfugie à Paris, puis, en 1917, s’installe à Calais où il achète deux métiers à tisser et passe marché avec l’État pour fabriquer des moustiquaires pour l’armée24. L’étude des dossiers de la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais permet de suivre les mutations au sein des différentes branches économiques au cours de la guerre. Le secteur calaisien de la production de dentelle et tulle se reconvertit pendant la guerre pour produire massivement des moustiquaires militaires. De manière générale, la vie économique de l’ouest du département est elle aussi focalisée par la guerre, mais pas uniquement du fait de la présence de soldats. Cette présence des troupes a d’ailleurs un impact différent par rapport à l’est, car la présence d’officiers, du fait de l’installation des quartiers généraux, entraîne une consommation d’un autre type que sur le front. À Saint-Omer, par exemple, où se fixe le Grand Quartier général (GQG) britannique au début de la guerre, ce n’est pas du mauvais vin qui est vendu comme au front, mais de quoi entretenir toute une cour gravitant autour des hauts officiers anglais. Voici comment est décrite une boutique de lingerie dans le rapport d’un contrôleur de la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais :
« est arrivé aussi le Grand Quartier général britannique accompagné de tous ses bureaux et de la mission française y attachée, on devine les dépenses faites par ces éléments surtout par les derniers pour qui l’argent ne comptait pas […] Combien de fois n’ai-je vu personnellement 20 clientes anglaises dans cet établissement25 » ?
23Et le déménagement du GQG britannique à Montreuil-sur-Mer est encore plus remarquable dans les archives de la commission de Boulogne-sur-Mer. Le transfert se fait en mars 1916 et, sur 66 dossiers de contribuables de Montreuil-sur-Mer, 44 sont définitivement soumis à la contribution, 8 voient leurs périodes d’imposition commencer en 1914, les autres, soit plus de 87 % des contribuables imposés, le sont à partir et après 1916.
III. Les compagnies minières. L’exemple de la compagnie de Noeux, Vicoigne et Drocourt
24Pour terminer le tour d’horizon non exhaustif de la présentation de l’étude de la contribution sur les bénéfices de guerre dans le Pas-de-Calais, intéressons-nous aux compagnies minières. Si le front entaille profondément le bassin minier du Nord, une partie des compagnies minières continue sa production, et l’intensifie même pendant la guerre. Ces contribuables sont particuliers pour plusieurs raisons, à commencer par le fait qu’il existe des archives d’entreprises consultables aux Archives nationales du monde du travail (ANMT), à Roubaix, ce qui permet de confronter les archives de l’administration fiscale avec les archives internes à certaines de ces compagnies minières. Sur la question des bénéfices de guerre, il est possible de consulter les archives de la Compagnie des mines de Noeux, Vicoigne et Drocourt, ainsi que de la Compagnie des mines de Grand-Combe (Gard), ce qui permet entre autres d’avoir un contrepoint sur la situation des mines proches du front.
A. Présentation générale
1. Des géants industriels
25Ces compagnies minières sont dans une situation paradoxale du fait de leur taille et de leur importance économique. D’un côté, le fait qu’elles soient une source de matière première indispensable conduit l’État à les ménager, et, en même temps, le fait qu’elles rapportent beaucoup d’argent en font des contribuables indispensables, tant sur le plan financier que politique. Et cette contradiction se fait jour au plus haut sommet de l’État. Les ministres interviennent directement dans les dossiers de la contribution sur les bénéfices de guerre des compagnies minières. L’expert-comptable Georges (qui a en charge plusieurs dossiers de la compagnie minière) indique à Perilhou, administrateur de la Compagnie de Noeux, que si jamais l’administration pose des difficultés dans la résolution du dossier de la Compagnie de Noeux, c’est « une question à poser au Conseil des ministres ». Et il indique plus loin dans sa lettre que « le ministre des Travaux publics ne peut pas admettre que le ministre des Finances mette tout un bassin sur le pavé parce que le fisc se retranche derrière une question de forme au lieu de voir l’esprit de la loi26 ». Les enjeux sont importants, puisque les compagnies minières représentent les contribuables les plus importants du Pas-de-Calais en ce qui concerne la contribution sur les bénéfices de guerre, ce qui ne va pas forcément de soi, car il n’y a pas de lien direct entre la taille de la société et les bénéfices supplémentaires de guerre qu’elle engrange. Si une société produit beaucoup de bénéfices avant-guerre, mais qu’elle les maintient simplement pendant la guerre, elle n’a pas à payer la contribution. Or, ici, on a affaire à de grosses sociétés qui réalisent d’importants surprofits pendant la période de guerre. L’importance économique de ces compagnies est mise en évidence par les statistiques de la contribution sur les bénéfices de guerre. La Compagnie des mines de Noeux est imposée par la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais sur un bénéfice supplémentaire, sur l’ensemble de la période, de 24 349 369 francs, soit plus de 13 % des bénéfices supplémentaires réalisés par l’ensemble des contribuables de la commission d’Arras. Les bénéfices supplémentaires de la compagnie sont réalisés entre 1914 et 1917, alors que 1918, 1919 et 1920 sont des années de déficits, ce qui aboutit à une part des bénéfices supplémentaires réalisés par la compagnie sur l’ensemble des bénéfices supplémentaires encore plus importante pour les premières années de guerre. En 1916, la Compagnie des mines de Noeux réalisait un bénéfice supplémentaire de 18 805 889 francs, soit près d’un quart de l’ensemble des bénéfices supplémentaires de cette année27 ! D’où viennent alors ces superbénéfices ? Les dossiers de la contribution sur les bénéfices de guerre permettent, au moins en partie, de répondre à cette question.
2. L’origine de ces bénéfices exceptionnels
26L’étude de ces documents permet de mettre en évidence la source de cet enrichissement supplémentaire des compagnies minières (au-delà du pur exercice de réécriture comptable). Cet enrichissement est dû à différents facteurs qui se combinent. On assiste, au cours des premières années de guerre, à une stagnation de la masse salariale, alors même que la production ne cesse d’augmenter, ce qui aboutit à une augmentation de la marge bénéficiaire durant ces années de guerre, comme l’illustre le graphique ci-dessous28.
27D’autre part, au cours de cette période de guerre, peu d’investissements sont réalisés, en particulier dans la maintenance des infrastructures, ce qui est dû au manque de moyens et de main-d’œuvre disponibles pour ces travaux d’entretien. Et cela n’est pas seulement lié à la proximité du front, puisque l’on constate que la Compagnie des mines de Grand-Combe déclare avoir eu le même problème. Tout le problème est alors de mesurer à quel point ces déclarations sont valables, puisque, derrière ces déclarations, il y a l’enjeu des amortissements qui permettent de diminuer les bénéfices déclarés. À ceci s’ajoute la question de la proximité de la ligne de front.
3. La proximité du front
28Comme le montre la carte nº 2 ci-dessous, six compagnies minières ne se situent pas, pendant la guerre, en territoire occupé ou dévasté : les compagnies minières de Ferfay-Cauchy, Marles, Bruay, La Clarence, Ligny-les-Aires, Noeux, Vicoigne et Drocourt ainsi que celle de Béthune. La proximité du front se fait cependant constamment sentir, comme le dit Barthélémy le directeur de la Compagnie des mines de Noeux, dans un courrier à l’administration des Contributions directes en date du 16 mars 1918 : « depuis le début des hostilités nous sommes en effet presque journellement bombardés et avons dû, tout récemment éloigner de nos bureaux nos livres et pièces comptables pour les mettre en sécurité29 ». Les compagnies minières continuent donc de fonctionner malgré la proximité du front, car, bien évidemment, contrairement aux autres installations industrielles, ces dernières ne sont pas délocalisables, à l’exception des services administratifs. La Compagnie de Noeux délocalise pendant la guerre son service administratif au 53, rue de Châteaudun à Paris, le siège du Comité des houillères de France se trouvant lui au 55 de la même rue.
29La Compagnie des mines de Béthune, la plus à l’est et donc la plus exposée aux bombardements, subit même une baisse de la production pendant la guerre. Sa production passe de 2 200 000 tonnes/an avant-guerre à 900 000 tonnes produites en 191830 ; de ce fait, elle n’est pas imposable à la contribution sur les bénéfices de guerre.
B. Payer le moins possible
1. Se défendre collectivement…
30D’autre part, ces compagnies contrastent avec le reste des contribuables de l’est du département. Alors que la majorité de ces contribuables sont de petits débitants, ces compagnies sont des mastodontes industriels qui mobilisent des capitaux très importants. Le bilan comptable de la Compagnie de Noeux, présenté à l’administration, s’élève pour l’année 1919 à 244 732 941 francs32, ce qui implique une grande difficulté à vérifier la comptabilité fournie par ces compagnies – nous y reviendrons plus loin.
31La taille de ces entreprises induit aussi l’existence de services comptables qui leur sont propres et qui continuent de fonctionner malgré la mobilisation générale d’août 1914. Ce sont des entreprises extrêmement organisées en interne, mais aussi à l’échelle de la branche économique entière, car le Comité central des houillères de France joue un rôle stratégique d’organisation et de défense. Ce comité organise une stratégie de défense collective face à l’administration fiscale. Cela passe par des rapports envoyés à ses adhérents. Par exemple, en octobre 1916, le Comité central fait communiquer un rapport confidentiel qui indique une « inadvertance du législateur33 ». Ce rapport constate que la taxation d’office (c’est-à-dire si le contribuable ne fait aucune déclaration) est très avantageuse pour les compagnies minières. La loi du 1er juillet 1916 mentionne explicitement que « les assujettis à la redevance des mines » sont soumis à la contribution. L’article 9 de la loi prévoit qu’un défaut de déclaration par ces derniers entraîne une taxation d’office basée sur « la comparaison du produit net servant de base à la redevance proportionnelle et correspondante à chacune des périodes d’imposition, avec la moyenne du produit net correspondant aux trois exercices antérieurs au 1er août 1914 ». Cette spécificité ouvre la possibilité aux compagnies minières de se soustraire à tout ou partie de la contribution. C’est ce que précise Maître Boivin-Champeau, docteur en droit à Paris, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, ancien président de l’Ordre, dans son rapport remis au Comité central des houillères le 13 août 1917. Il y indique qu’« il ne faut cependant pas se dissimuler que dans notre interprétation on aboutit à ce résultat profondément choquant que les sociétés minières […] sont à même de se soustraire partiellement ou même complètement à l’impôt ». Et, de fait, cette stratégie est mise en place par les différentes compagnies minières jusqu’à ce que l’administration fiscale mesure le manque à gagner et fasse modifier la législation, à partir du troisième exercice fiscal, et cherche à modifier de manière rétroactive les contributions déjà fixées.
32Les compagnies minières commencent par s’opposer frontalement à la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerredu pas de Calais en refusant de soumettre les comptabilités permettant de rejuger les exercices sur lesquelles l’administration a déjà statué, puis elles changent de posture et décident de coopérer. Entre alors en jeu un nouvel acteur, l’expert-comptable Georges, qui a la charge d’évaluer les bénéfices de guerre de différentes compagnies du bassin minier du Pas-de-Calais et de proposer une solution aux deux parties. La correspondance entre la Compagnie des mines de Noeux et cet expert-comptable montre qu’il souhaite se présenter comme un acteur impartial, mais qu’il est aussi le rempart défendant les compagnies minières face à une administration fiscale injuste. Il déclare par : « je n’aurais pas voulu que les mines me carottent même de 100 000 francs. Je n’admettrais pas non plus qu’on les vole de plusieurs millions34 ». Puis il met en place une stratégie pour être sûr que ses résultats seront acceptés : « Ne bougez pas jusqu’à nouvel ordre. Je vais lancer Marles en avant parce que les déclarations de Marles collent à 100 000 francs près avec mon rapport. Les 6 autres compagnies suivront le sort de Marles35 ». Et les chiffres de l’expert-comptable Georges sont finalement acceptés par la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre du Pas-de-Calais.
2. …et individuellement
33L’étude des archives d’entreprise permet de mettre en évidence que les déclarations produites par la compagnie sont de pures constructions comptables. Les archives d’entreprise permettent de retracer le mécanisme de cette construction.
34Comme on l’a vu précédemment, les compagnies sont d’abord informées des modalités (et des moyens de les contourner) par le Comité central des houillères de France. Les sociétés minières commencent donc par être taxées d’office. Puis, quand l’administration les oblige à déclarer leurs bénéfices réels, à partir de l’exercice 1917, le service comptable de la société commence par déterminer quel « bénéfice normal » est le plus avantageux (entre la moyenne des 3 exercices d’avant-guerre, 6 % du capital ou 30 fois la patente), ce qui peut entraîner une différence de plus de 1 million de francs selon la méthode employée, l’objectif étant d’avoir un « bénéfice normal » le plus élevé possible pour diminuer au maximum la différence avec le bénéfice net. Puis la déclaration est produite, en lien bien sûr avec les autres compagnies minières, via le Comité central, mais aussi en interne entre le service comptable, les ingénieurs, la direction, sans oublier l’intervention d’experts-comptables extérieurs à l’entreprise, sur lesquels nous reviendrons plus tard.
35Les différents postes de la comptabilité sont produits dans le double but de payer le moins possible, mais aussi d’être le plus convaincant vis-à-vis de l’administration fiscale. Ainsi, dans les archives de la Compagnie des mines de Noeux, la liste des travaux arrêtés à cause du conflit est produite postérieurement à la guerre. Un courrier du service administratif adressé à la direction le 2 juillet 1920 indique par exemple : « les maisons formeront volant […] ; les autres travaux absorbant une grande partie des 28 millions, il restera un chiffre suffisant de maisons pour justifier, s’il y a lieu, l’augmentation spéciale du prix de taxation dont il a été question. Nous pouvons si vous le jugez utile, rajouter les achats de terrains et même 1 000 000 pour travaux ajournés d’affaissements (ce dernier article nous paraît néanmoins d’une exécution douteuse)36 » (barré dans le document). Les déclarations sont ensuite discutées, si ce n’est négociées avec l’administration fiscale.
36Un courrier interne daté du 26 mars 1925 relate :
« un agent vérificateur de la commission du premier degré a demandé à procéder à la vérification de nos déclarations au sujet des bénéfices de guerre […] et il est venu aujourd’hui pour examiner la comptabilité établie ; en lui expliquant qu’une partie de nos documents comptable n’est plus ici actuellement, j’ai pu le faire patienter jusqu’à mercredi, jour pour lequel j’ai pris rendez-vous avec lui à Arras ».
37Et l’auteur de la lettre conclut ainsi : « P.-S. : Veux-tu informer M. Weiss37 ? Je n’ai pas fait de note officielle, afin que le personnel de bureau ne sache rien de la réapparition de cette affaire38 », ce qui finit de montrer le manque de transparence et la défiance vis-à-vis de leurs propres collaborateurs.
C. Une défiance contre l’administration fiscale
1. Une défiance alimentée par des représentants de contribuables
38Au-delà de pouvoir trancher dans un sens ou dans un autre, l’étude de ces dossiers permet de mettre en évidence la confrontation de deux acteurs qui se défient l’un de l’autre, le contribuable et l’administration fiscale. Cette défiance est d’abord due au fait qu’au-delà des déclarations d’intention, ils ont des intérêts contradictoires, l’un cherchant à payer le moins et l’autre à lever le plus de contribution. Cette défiance se traduit par le fait que certains contribuables jugent les contrôleurs des Contributions directes comme des incapables ne connaissant rien à la comptabilité et plus généralement au monde de l’entreprise. Cet argumentaire vise souvent à opposer la commission départementale, perçue comme incompétente, à la commission supérieure des bénéfices de guerre, jugée comme bien plus sage par ces contribuables. Ces convictions sont alimentées par différents auteurs s’adressant aux contribuables par voie de presse. On peut par exemple citer un article d’Alix Jean, directeur de la Gazette du Palais, du 5 février 1919, véritable réquisitoire contre les commissions départementales de premier degré des bénéfices de guerre, qu’il accuse de « multiples abus ». « Bien souvent c’est l’arbitraire qui décide, surtout quand il n’existe pas de comptabilité régulièrement tenue, ce qui est le cas pour un très grand nombre d’assujettis ». Puis de mettre en opposition les commissions départementales de premier degré des bénéfices de guerre avec la commission supérieure des bénéfices de guerre :
« si les Commissions de taxation se montrent souvent injustes et si l’Administration des Contributions directes poursuit âprement le rendement de l’impôt, en accordant parfois à ses agents, pour stimuler leur zèle, des gratifications qui sont de véritables primes à l’abus, il convient, par contre, de reconnaître que la Commission supérieure, composée d’hommes particulièrement compétents et impartiaux, travaille en conscience et a su, fréquemment, mettre un frein aux trop nombreux écarts des Commissions de taxation39 ».
39Si ces articles ont souvent pour but d’inciter les contribuables à engager des avocats-conseils, ils n’expriment pas moins la défiance ressentie par les contribuables vis-à-vis de cette administration jugée envahissante. À noter aussi que, contrairement aux commissions départementales de premier degré des bénéfices de guerre, la commission supérieure des bénéfices de guerre est paritaire, puisqu’il y siège des présidents de la chambre de commerce.
2. Une défiance intéressée
40À l’image de Georges l’expert-comptable des compagnies minières, on assiste, avec l’introduction de la fiscalité moderne, à un développement sans précédent des avocats-conseils et autres experts-comptables.
41Ils vantent la nécessité de faire appel à leurs services dans des publicités qui s’étalent dans les journaux ou sont envoyées par petits bulletins directement aux contribuables. Le Contribuable français vante ainsi ses services : les contribuables « doivent immédiatement prendre leurs précautions, s’ils ne veulent s’exposer à de terribles surprises. […] Quelles que soient l’importance et la situation d’une entreprise […], son dossier fiscal doit être confié à un véritable spécialiste fiscal qui sera le conseiller permanent de la maison, qui répondra pour elle à toutes les observations de l’Administration, la défendra devant tous les tribunaux et commissions. Le Chef de maison sera ainsi à l’abri de tous les ennuis et fera de grosses économies tout en se conformant aux prescriptions de la loi40 » (en gras dans la source). Le démarcheur se présente ainsi comme l’intermédiaire entre le contribuable et l’administration fiscale. Et c’est effectivement le rôle qu’ils sont de plus en plus amenés à jouer. On le voit dans le dossier des compagnies minières, même ces grandes entreprises sont obligées de faire appel à ces nouveaux experts, rendus nécessaires par la complexification des règles imposées par l’État.
42Mais en ce qui concerne les compagnies minières, un autre intermédiaire est lui aussi appelé à intervenir. À partir de 1919, le ministère de la Reconstitution industrielle, alors dirigé par Louis Loucheur, décide que les dossiers des contributions au niveau départemental seront visés et commentés par l’ingénieur en chef des Mines, qui émettra des propositions. La même démarche est demandée au conseil général des mines pour les dossiers des sociétés minières déposant un pourvoi devant la commission supérieure des bénéfices de guerre. Cette démarche a pour but, selon Loucheur, d’« assurer, dans une certaine mesure, l’unité de jurisprudence dans les décisions des commissions départementales41 ».
43En définitive, l’étude de ces grandes compagnies minières permet de montrer que, si ces dernières sont implantées dans le département du Pas-de-Calais, leur stature, leur organisation et leurs liens avec l’État, qui se renforcent avec la guerre, leur confèrent une dimension bien peu régionale et contraste indubitablement avec le reste des contribuables de ce département.
Conclusion
44En définitive, si l’étude des archives de la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre permet de ne se faire qu’une idée imprécise du phénomène de l’enrichissement de guerre, elle met en évidence le fait que la Première Guerre mondiale est bien une guerre totale, où tous les secteurs de la vie économique sont mis à contribution. Ces archives nous donnent une photographie unique de l’ensemble des activités économiques d’un département tout au long de la guerre et de l’immédiat après-guerre. Elles nous offrent aussi un éclairage précieux sur l’expérience de la guerre vécue par les hommes et les femmes de l’arrière, avec une diversité unique de témoignages issus d’origines géographiques, culturelles et sociales différentes. Si la guerre focalise tous les efforts, la vie quotidienne continue malgré tout. Ces archives nous plongent jusqu’aux contradictions de la psychologie humaine : à quel point la volonté de mettre fin à la guerre en participant à l’effort financier contrecarre-t-elle la recherche de profits individuels ? Ces tensions se font peut-être d’autant plus palpables que le département se trouve à proximité directe du front. La comparaison avec d’autres départements français permettrait de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse, en mettant en évidence les particularités du Pas-de-Calais ainsi que ses points communs avec le reste du territoire français durant cette période.
Notes de bas de page
1 François Bouloc, Les profiteurs de guerre, Paris, Complexe, 2008.
2 Dans cet exposé, sera désigné comme contribuable tout individu ayant rempli une déclaration pour la contribution sur les bénéfices de guerre, que celle-ci soit ou non positive.
3 La carte de l’illustration 1 a été réalisée à l’aide du site http://www.Lion1906.com, qu’il en soit remercié.
4 Brigitte Belbenoit, « Le Pas-de-Calais pendant la Première Guerre mondiale », Mémoire de maîtrise sous la direction de M. Duroselle, Lille, 1968, p. 71.
5 Ibid., p. 40.
6 Rapport du conseil général de 1918 cité par B. Belbenoit, p. 77.
7 B. Belbenoit, « Le Pas-de-Calais pendant la Première… », op. cit., p. 88.
8 Arch. dép. PdC, répertoire des dossiers individuels des contribuables de la commission d’Arras : côte P 2840, Répertoire des dossiers individuels des contribuables de la commission de Boulogne-sur-Mer : côte P 2841.
9 B. Belbenoit, « Le Pas-de-Calais pendant la Première… », op. cit., p. 75.
10 Henri Barbusse, Le Feu. Journal d’une escouade, Paris, Flammarion, 1916, réédition 2014.
11 Ibid., chap. 5. « L’asile ».
12 Par exemple, Auguste Allemane, Journal d’un mobilisé 1914-1918, Bordeaux, Édition Sud-ouest, 2014, témoignage où l’auteur répertorie régulièrement le prix des denrées vendues aux différents endroits du front et y souligne la cherté.
13 A D PdC, dossier Veuve Douilly, Arras, P 2630.
14 A D PdC, dossier Dehay (Léopold), Achicourt, P 2625.
15 C’est-à-dire les communes d’Achicourt, Agny, Anzin-Saint-Aubin, Arras, Beaurains, Saint-Laurent-Blangy, Saint-Nicolas, Sainte-Catherine, Tilloy-lès-Mofflaines.
16 A D PdC, dossier Dehay.
17 A D PdC, dossier Souillard, Achicourt, P 2625.
18 A D PdC, dossier Flapault, Achicourt, P 2625.
19 A D PdC, dossier Bonnel, Achicourt, P 2625.
20 A D PdC, dossier Mouche, Achicourt, P 2625.
21 Notice communale de Frévent in « Des villages de Cassini aux communes d’aujourd’hui » sur le site de l’EHESS : http://cassini.ehess.fr/cassini/fr/html/1_navigation.php.
22 Béthune, 15 309 habitants au recensement de 1911 ; c’est alors une ville en pleine expansion. Le recensement d’Arras de 1911 identifie 26 080 habitants (ibid.).
23 B. Belbenoit, « Le Pas-de-Calais pendant la Première… », op. cit., p. 77.
24 A D PdC, dossier Bellot, Calais, P 6763.
25 A D PdC, dossier Descelers-Soulrtez (Mme), Saint-Omer, P 823.
26 Roubaix, Archives nationales du monde du travail (ANMT), Compagnie des mines de Noeux, courrier du 12 janvier 1922 de Perilhou à Barthélémy.
27 Le montant des rôles pour l’exercice 1916 est fixé à 75 780 096 francs en septembre 1926 (A D PdC, évolution du montant des rôles, P 2623).
28 Tableau réalisé sur la base des documents produits par l’ingénieur en chef des mines en 1921. ANMT, Compagnie des mines de Noeux, dossier « Discussion avec Monsieur l’ingénieur en chef des mines ».
29 ANMT, Roubaix : Compagnie des mines de Noeux, Vicoigne et Drocourt, dossier Renseignements Divers, côte 1994 051 1081.
30 Arch. dép. PdC, dossier Compagnie des mines de Béthune, Louis Mercier directeur général, Bully-les-Mines, P 2663.
31 La carte de l’illustration 3 a été réalisée grâce aux fonds de cartes du site http://www.bassinminier-patrimoinemondial.org/les-compagnies-minieres-1720-1944/ qu’il en soit ici remercié.
32 ANMT, Roubaix : Compagnie des mines de Noeux, Vicoigne et Drocourt, dossier côte 1994 051 1081.
33 ANMT, Roubaix : Compagnie des mines de Grand-Combe. 90 AQ 152.
34 ANMT, Roubaix : Compagnie des mines de Noeux…, courrier du 12 janvier 1922 de Perilhou à Barthélémy.
35 ANMT, Roubaix : Compagnie des mines de Noeux…, courrier du 12 janvier 1922.
36 ANMT, Compagnie des mines de Noeux.
37 Le colonel Weiss, étant l’ingénieur-conseil de la Compagnie, est l’interlocuteur privilégié sur les questions de fiscalité et de bénéfices de guerre.
38 ANMT, Compagnie des mines de Noeux.
39 ANMT, Compagnie des mines de Grand-Combe.
40 ANMT, fond Lavoissier, dossier Butel (contribuable de Boulogne-sur-Mer) 140 AQ 5.
41 ANMT, Compagnie des mines de Noeux. Courrier de Loucheur aux ingénieurs en chef, le 10 mars 1919.
Auteur
Doctorant en histoire à l’université de Lille, Étienne Zannis a récemment prononcé deux communications, l’une intitulée « La contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre, une mesure de l’enrichissement des entreprises », lors de la journée d’études du programme de formation recherche (PFR) « Politiques économiques et vie des entreprises pendant la Première Guerre mondiale » ; Entreprises et patrons dans l’économie de guerre aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix le 13 février 2013 ; l’autre, intitulée « La contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre, modernisation fiscale et consentement à l’impôt », lors de la journée d’études organisée par l’IDHES, L’argent dans la Grande Guerre. En avoir un peu, beaucoup, pas du tout (France, 1914–1918 / 1920), le 18 juin 2015.
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