Le recouvrement de la contribution sur les bénéfices de guerre. Une tâche de longue haleine pour les services fiscaux
p. 229-247
Texte intégral
1Instituée en juillet 1916, l’imposition des bénéfices de guerre en France a une teneur historique complexe. L’objectif premier, au cours d’un conflit au coût sans précédent, est évidemment la création de recettes nouvelles pour l’État. Essentielle et fondatrice, cette dimension n’est pourtant pas seule à entrer en ligne de compte. Dans un contexte d’exacerbation des valeurs patriotiques et civiques par les pouvoirs publics, cibler les bénéfices industriels et commerciaux, c’est inévitablement conférer une dimension morale et républicaine profonde – éminemment politique, donc – à ce qui ne peut être une simple mesure fiscale. Cela fait écho à l’expérience de guerre des mobilisés, citoyens soumis au maximum exigible du devoir citoyen, qui installe la réciprocité comme impératif politique incontournable. En termes simples, permettre la réalisation de bénéfices capitalistes à certains en exigeant pour d’autres le sacrifice ultime n’est pas tenable si, en République, la loi est bien la même pour tous. De là découle une puissante opposition aux profiteurs de guerre, selon l’expression de l’époque, éthique de conviction qui s’articule à l’éthique de responsabilité du législateur pour déboucher sur la promulgation de la contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels ou supplémentaires réalisés pendant la guerre. La matrice de cet impôt est par suite sujette à tous les malentendus. S’agit-il d’une mesure fiscale juste et nécessaire (point de vue du législateur), d’une mesure vexatoire et inefficace économiquement (point de vue des milieux économiques) ou d’un levier de justice sociale radicale (point de vue des citoyens sous les drapeaux et, plus largement, « populaire ») ?
2Au-delà des prises de position des uns et des autres, il apparaît que les réponses essentielles à ce nœud politique sont à chercher du côté des conditions de sa mise en œuvre concrète. En dernier lieu, cet impôt repose en effet sur le travail des agents de l’administration fiscale chargés de son recouvrement. Le caractère déclaratif de la contribution est ici décisif. C’est en effet une nouveauté à l’époque que de demander au contribuable de produire une déclaration devant être contrôlée sur pièces par l’administration. Prévue par l’impôt sur le revenu, voté en 1914 et ajourné du fait de la guerre, cette modalité est par suite inédite tant pour les assujettis que pour les contrôleurs. Ces derniers ayant la charge d’établir la bonne ou la mauvaise foi du contribuable (susceptible de pénalités dans ce dernier cas), le caractère probant de la déclaration est bien le nœud de la relation nouvelle entre fisc et contribuables.
3La présente étude a ainsi pour objectif d’entrer dans le détail des procédures élaborées pour un recouvrement optimal des rôles émis au titre de la contribution. Le travail des fonctionnaires sera ainsi abordé à travers un rapport synthétique de l’Inspection des Finances. D’une importante valeur informative et analytique, ce type de sources ne permet cependant pas vraiment d’entrer dans le vécu précis des fonctionnaires. À l’échelon départemental, les agents ont à charge d’instruire les dossiers individuels à partir de la déclaration des contribuables. Ces dossiers sont ensuite examinés par une commission locale (dite « de premier degré ») qui fixe le bénéfice imposable et donc l’assiette de l’impôt. J’ai retrouvé une quantité appréciable de documents internes issus de cette procédure des Contributions directes de l’Aveyron dans les archives départementales. Leur étude donne matière à mieux cerner l’action des agents de l’administration fiscale dans un périmètre mouvant, politiquement chargé, où les exigences d’objectivité et de rendement attendues de la part du fonctionnaire peuvent être malaisées à tenir.
I. Évaluation générale par l’Inspection des Finances
4Notre propos peut être d’abord appréhendé de façon globale et rétrospective grâce un volumineux rapport établi par l’Inspection des Finances en 1919, alors que la guerre est finie mais que le recouvrement de la contribution, lui, se poursuit1. Très fouillé, il offre un point de vue à la fois distancié et sans concession, que ce soit envers les contribuables ou l’administration elle-même. Partant du constat que la France de l’immédiat après-guerre a grand besoin d’argent, il pose d’abord la question de savoir si de nouveaux impôts sont nécessaires, ou s’il faut commencer par se demander « si la taxe destinée à prélever au profit du trésor une notable partie des bénéfices supplémentaires réalisés du fait de la guerre par un certain nombre de contribuables est appliquée dans toute la mesure que réclament à la fois les besoins budgétaires et la justice fiscale. La présente étude démontrera qu’il est très loin d’en être ainsi. La productivité actuelle de la taxe extraordinaire sur les bénéfices de guerre est particulièrement faible en France et les procédés adoptés pour son application peuvent avoir dans une certaine mesure une fâcheuse influence sur son rendement final […]. L’impôt sur les bénéfices de guerre ne répondait pas seulement à un sentiment d’équité. Il devait, avant tout, être une taxe d’une productivité considérable et immédiate destinée à subvenir dès le temps de guerre aux charges écrasantes du budget. Ce dernier but, le plus important au point de vue de la Défense nationale, n’a pas été atteint chez nous2 ».
5Il compare avec la situation anglaise, où le rendement a été de beaucoup supérieur du fait notamment de l’absence d’invasion, d’une meilleure gestion de la main-d’œuvre et surtout de l’habitude de telles formes d’impositions. En France, il apparaît que la tâche dévolue aux commissions départementales de premier degré des bénéfices de guerre, chargées d’établir localement les impositions, s’est d’emblée présentée comme hors de proportions avec les possibilités réelles :
« Le nombre des déclarations à contrôler et des décisions à prendre se chiffrait par dizaines de mille […] ni les fonctionnaires ni les délégués enquêteurs n’étaient familiarisés avec les comptabilités industrielles et commerciales dont ils avaient tout d’un coup à pénétrer les secrets. Enfin, à Paris, le nombre des commissions et surtout celui des enquêteurs étaient manifestement insuffisant3 ».
6L’appareil fiscal, loin d’être l’Inquisition dépeinte à l’envi dans la littérature antifiscaliste ou les délibérations de chambres consulaires4, apparaît, vu de l’intérieur, comme entravé par le manque de moyens et la disparité des mises en œuvre :
« La commission du premier degré chargée de l’assiette de cette taxe essentiellement directe est présidée, suivant les hasards de l’ancienneté, par l’un quelconque des directeurs ou par le trésorier-payeur général, avec voix prépondérante en cas de partage égal des voix. Les membres de la Commission ont avant tout, et c’est naturel, la préoccupation d’assurer l’exécution des services dont ils sont les Chefs. S’ils se désintéressent un peu trop de la contribution sur les bénéfices de guerre ils n’encourent que la responsabilité collective et peu efficace de la Commission elle-même. L’IGF a eu plusieurs fois l’occasion de constater d’un département à l’autre des différences considérables dans le concours prêté par telle ou telle Administration à l’œuvre commune. Dans quelques cas pour certaines Régies ce concours était pratiquement nul5 ».
7Ce manque de coordination ou d’implication ne peut que se traduire par un manque à gagner considérable pour l’État. Cela conduit à préconiser l’emploi de fonctionnaires spécialisés, équipés de bureaux fonctionnels et de téléphone – luttant à égalité avec la plupart des entrepreneurs, donc6. La méthode est aussi en cause, de trop nombreux dossiers étant insuffisamment pourvus en pièces justificatives : « il arrive même que le dossier est tellement vide qu’on peut se demander si une enquête a été faite7 », s’émeut le rapporteur, tandis que « ce sont les enquêtes les plus complètes qui donnent lieu de la part du directeur ou de l’Inspection des Finances aux rehaussements les plus fréquents et les plus importants8 ». « Avant de rechercher les contribuables qui ont tenté d’éluder l’impôt, il faut prendre les précautions nécessaires pour éviter que des déclarations reçues ne soient pas égarées9… », déplore même le rapporteur Élie du Bellay10.
8La loi et son application uniforme sur le territoire étant deux choses bien distinctes, Élie du Bellay fait ensuite remarquer que « les contrôleurs n’ayant pas à obéir à un ordre de leur directeur ont répondu avec plus ou moins d’empressement aux commissions » et que « plusieurs n’ont même pas répondu du tout ». Pour lui, des interrelations toujours plus denses et étroites devraient être mises en place entre les diverses circonscriptions d’imposition afin de pouvoir s’appuyer sur des éléments d’information sectorielle fiables (niveaux moyens d’activité par branche, ordre d’idées de taux de profit et d’amortissement, etc.), et les recoupements d’information devraient idéalement tendre à s’intensifier. Ces points, essentiels dans la détermination la plus exacte possible des profits, sont effectivement tous, à des degrés divers, au cœur de l’instruction des dossiers d’imposition. Mais de telles visées paraissent bien chimériques, dans la mesure où l’on en est encore à relever une « inégale application de la pénalité cependant impérative de 10 % pour retard », faute de pouvoir mettre sur pied, surtout dans la Seine, où les plus forts bénéfices sont réalisés, « un organe doté d’un personnel assez nombreux pour réviser toutes les décisions des commissions, et possédant surtout une autorité suffisante pour imposer à celles-ci de nombreux compléments d’enquête11 ».
9Et ce n’est pas tout, car les conséquences de ces carences organisationnelles sont en outre redoublées par la fraude le cas échéant. L’administration envisage bien sûr la question de la dissimulation, et Du Bellay indique quelques façons de procéder que la loi elle-même et ses conditions d’application mettent en place. Le système de paiement différé de la contribution est, dans cet ordre d’idées, très lourd de conséquences. Le paiement est en effet exigible par quarts et par période sur plusieurs années, du fait du temps nécessaire aux vérifications. De là viennent nécessairement des abus, engendrés par « cette longanimité forcée », permettant les « immobilisations exagérées » alors que les contribuables « eussent versé au Trésor sans trop de difficulté la plus grande partie de leurs gains peu de temps après les avoir réalisés12 ». En sus, « certains contribuables peu scrupuleux considéreront qu’après avoir possédé pendant plusieurs années la totalité de leurs gains, ceux-ci leur appartiennent décidément ». L’esprit solidaire de la loi, comme les intérêts immédiats des finances publiques sont par là en péril : « plus d’une fortune imprévue rapidement échafaudée durant la guerre risque fort de ne pas lui survivre. Le Trésor français n’ayant pas encaissé en temps opportun la part qui lui revenait dans ces fortunes éphémères s’en verra privé définitivement13 ».
10Ce pessimisme foncier quant à la bonne volonté des contribuables et à l’efficience de l’administration, tempéré seulement par un ou deux contre-exemples isolés, dévoile un abîme entre les discours de consentement vibrant à la mobilisation économique14 et les pratiques observables. Et l’IGF va jusqu’à interroger la probité de ses agents :
« Sans doute le corps des fonctionnaires français est d’une intégrité admirable. Il n’en est pas moins vrai que de jeunes agents chez qui leurs enquêtes ont pu provoquer d’amères réflexions sur l’insuffisance de leurs traitements comparés à ceux de l’industrie et du commerce sont soumis parfois à de fâcheuses tentations de la part de contribuables peu scrupuleux15 ».
11Si le profiteur de guerre en figure tentatrice s’appréhende facilement dans la littérature16, il l’est bien plus difficilement dans le réel car il ne laisse, sauf imprudence, pas de traces. J’ai cependant trouvé un cas très proche, celui d’un directeur des Contributions directes devenu conseiller fiscal auprès de Schneider ou de la Société des mines de Carmaux. Et force est de reconnaître que les retranscriptions des entrevues au cours desquelles il défend les dossiers de ses nouveaux employeurs contre ses anciens collègues sont teintées d’une certaine amertume17…
12À la fois singulier et synthétique, ce rapport a les qualités de ses défauts. Balayant large, il donne de grandes lignes sans s’aventurer dans le concret des situations particulières. C’est bien l’intérêt d’une descente au plus près des réalités locales, à l’autre bout de la chaîne fiscale, tel que celle proposée maintenant.
II. Sur le terrain, les Contributions directes de l’Aveyron : réalités prosaïques d’une administration au travail
13Le cas particulier qui va être traité ici est rendu représentatif par le caractère bureaucratique de l’administration fiscale. En effet, si les contextes locaux (ici celui d’un département rural avec quelques centres industriels isolés) peuvent varier, les procédures demeurant nominalement identiques d’un endroit à l’autre, les difficultés rencontrées n’ont donc a priori rien de spécifique. Le travail administratif se compose en l’occurrence d’opérations diverses, ordonnées et codifiées visant à établir des dossiers d’imposition et à en assurer le suivi jusqu’à leur liquidation. Tout l’intérêt du fonds de documents internes conservé aux archives départementales de l’Aveyron est ici de saisir une bureaucratie à l’œuvre, ses problèmes de personnel, les évaluations qu’elle produit sur elle-même, sur les contribuables dont elle a la charge et ses relations avec eux.
A. Un personnel hétéroclite : les conditions matérielles du recouvrement de la contribution
14Il s’agit d’abord de chercher à mieux cerner les individus chargés du recouvrement de la contribution. Combien sont-ils à s’occuper, exclusivement ou non, de contrôler les assujettis ? Un document établi mi-1917, quand la contribution est bien en place, recense 12 agents, dont huit dépendant des Contributions directes, deux des Contributions indirectes et deux des services de l’Enregistrement18. Au vu de l’ensemble des documents consultés, il semble que le personnel chargé du contrôle et de la vérification soit constitué constamment d’une dizaine de personnes, pas toutes à temps complet – pas exactement une armada, donc19. L’ossature est constituée d’inspecteurs et de contrôleurs des Contributions directes, rompus aux techniques comptables et aux relations avec les contribuables. Mais l’équipe est formée d’éléments inégalement compétents, les agents expérimentés se voyant adjoindre des personnes nouvellement engagées, au rendement moindre. Les critères de leur recrutement apparaissent, par exemple, dans une lettre de recommandation pour un certain M. Marty, candidat à un poste de vérificateur des déclarations fournies par les contribuables. Quel est le profil attendu pour un tel poste, essentiel dans l’établissement du montant des rôles ? Nous apprenons que M. Marty est un receveur des Contributions indirectes retraité, qui « présente les meilleures garanties sous le rapport de l’instruction générale, de l’honorabilité, de la tenue et des relations ». Ainsi, dès 1915, il assiste, comme sa retraite le lui permet, le président de la commission de ravitaillement de Villefranche, avant de présider cette dernière lui-même. Cela, outre les « trente-cinq années de vie administrative », l’a mis « à même de connaître parfaitement la comptabilité », compétence logiquement distinguée ici, au même titre que le dévouement et la forme physique. Durant la guerre, il a, lit-on, « déployé dans [ses] fonctions la plus grande activité » du fait des « tournées fréquentes dans les communes environnantes », et s’est acquitté de manière très satisfaisante de ce « service si délicat20 ». Probité, niveau d’instruction, bonne santé, notions de comptabilité, expérience : on voit ici se dessiner les contours souhaités du collaborateur adéquat. M. Marty, pris par d’autres obligations, doit finalement refuser cette opportunité21, mais les remarques concernant un autre vérificateur, M. Puech, permettent de compléter l’analyse en nous renseignant sur le temps de formation. Également receveur des Contributions indirectes en retraite, il est engagé comme contrôleur, donc considéré apte lui aussi, courant 1920. Son traitement est de 7 000 francs par an, susceptible d’être revalorisé suivant les dispositions du règlement telles que l’ancienneté. À cela s’ajoutent une prime annuelle variable « dont bénéficient les agents qui participent à l’établissement de la contribution sur les bénéfices de guerre [...] déterminée en raison des résultats obtenus et des difficultés rencontrées par les intéressés dans leurs travaux de vérification », une « indemnité de résidence » (300 francs pour Rodez) et une « indemnité exceptionnelle de cherté de vie22 ». Une fois en poste, l’agent doit être formé aux tâches spécifiques qui vont être les siennes. Un autre rapport, de février 1921, fait, entre autres, le point sur les premiers pas de ce M. Puech23. Celui-ci est progressivement mis au fait de ses nouvelles fonctions. D’abord, un temps consacré aux apprentissages pratiques et théoriques de base, durant environ trois semaines :
« Il a d’abord été initié aux travaux du secrétariat, toutes les affaires qui présentent un intérêt, au point de vue de la formation d’un vérificateur, lui ont été communiquées. Son instruction était d’autre part activée par l’étude de tous les ouvrages, traités et recueils dont se trouve dotées la Direction et la Commission départementale ».
15Le passage à des tâches concrètes peut ensuite se faire, sous le contrôle et avec l’assistance d’un fonctionnaire chevronné « vraiment expert en matière de comptabilité », pendant environ un mois, avant d’être mis en situation réelle : « on a jugé bon de l’abandonner à lui-même à la fin du mois de décembre, en lui confiant des affaires de moindre importance et surtout en le localisant dans la même branche commerciale, afin de pratiquer un entraînement rationnel ». Le rapport conclut plus loin sur les facultés dont paraît devoir disposer le nouveau venu au terme d’un mois et demi de travail effectif : « M. Puech deviendra un bon vérificateur moyen ; il est actif et dévoué, ses rapports sont bien conçus et il peut conduire convenablement les enquêtes du genre de celles qu’on lui destine ». La formation est complétée par l’apprentissage des règles d’exercice des fonctions publiques, dont la neutralité et le secret professionnel.
16L’administration fiscale a aussi recours à des auxiliaires pour les tâches les moins qualifiées. Le contrôleur d’Aubin, dans le bassin houiller, indique ainsi ce à quoi est occupé un « commis de perception » engagé en 1917. D’abord, le classement des bulletins de la contribution sur les bénéfices de guerre : 6 000 bulletins à 1 centime la pièce. Ensuite, la copie des matrices : 2 831 articles, à 4 centimes la pièce24. Ces précisions quant aux émoluments font bien sûr penser aux soupçons de corruption envisagés par l’inspecteur Du Bellay, celui-ci ne supposant certainement rien de petits arrangements tels que celui relaté par le contrôleur de Villefranche25 : « aucune somme n’a été en réalité payée aux auxiliaires, puisque c’est ma femme qui effectue les travaux »… Comme cette collaboration n’est pas effectuée à titre gratuit, il lui faut évaluer la quantité de travail fournie, ce qui n’est pas chose aisée : « je n’ai […] aucune base précise pour fixer ces frais, mais j’évalue à deux-cents les heures de travail, soit une moyenne de vingt heures par mois (une heure par jour), croyant être au-dessous de la réalité ». Cette anecdote fait surgir un élément majeur de toute réflexion sur la bureaucratie, soit le caractère parfois indispensable du recours à l’à-peu-près pour la gestion quotidienne de l’administration elle-même. Alors qu’en bonne logique, des grilles précises de rémunération devraient exister, le contrôleur est obligé de signaler avec un peu de dépit : « j’ai cru pouvoir adopter le taux de 0,60 franc de l’heure car certainement je ne trouverais personne à Villefranche pour travailler à un si bas prix à un travail aussi irrégulier »… Si tout ne relève certes pas du petit bricolage dans le recouvrement de l’impôt, il importe tout de même de faire état de l’existence de pratiques quelque peu improvisées, qui tranchent avec l’image du fisc vu comme une structure rigoureuse, ordonnée, inexorable… Prolongeons en conséquence la visite commencée, et allons voir un peu plus avant une administration à l’ouvrage.
B. La bureaucratie par monts et par vaux : aspects concrets de tâches ingrates
17Mobilité : tel est l’aspect premier, un peu inattendu, que l’étude de l’activité des contrôleurs fait apparaître. On n’a de fait pas véritablement affaire à des fonctionnaires collant au stéréotype courtelinesque des « ronds-de-cuir ». Les déplacements sont incessants, du moins si l’on en croit les relevés justificatifs fournis pour défraiement. De fait, ces derniers constituent la trace d’une administration qui part au-devant des contribuables. Voici le cas de M. Devezis, contrôleur à Aubin ayant effectué des missions dans le Sud-Aveyron :
« Montant des frais déboursés :
– Voyage Aubin–St-Affrique (ch. de fer, 2e cl.) : 12,45 F
– 1 déjeuner au buffet de Séverac-le-Château (avec pourboire) : 6 F
– 8 journées à St-Affrique : 88 F
– Pourboires à St-Affrique : 10 F
– Voyage St-Affrique–Camarès (autobus) : 2,30 F
– 1 journée à Camarès (avec pourboire) : 12 F
– Voyage Camarès–St-Affrique (voiture publique) : 3 F
– Voyage St-Affrique–Aubin (ch. de fer, 2e cl.) : 12,45 F
– 1 dîner, 1 chambre et 1 petit-déjeuner à Séverac-le-Château (avec pourboire) : 10 F
– 1 déjeuner à Rodez (avec pourboire) : 4,50 F26 ».
18L’intérêt du menu détail de ces tournées tient à ce qu’elles forment la traduction concrète et pittoresque du contrôle sur pièces institué par la loi. Tout l’arrière-plan du contrôle fiscal se dessine ici. Comme le petit-bourgeois qu’il est, le contrôleur ne se déplace ni en première ni en troisième classe, mais en deuxième. Le déplacement en tortillard est long, dans un confort rudimentaire. Vu la date à laquelle la note est établie (février), ce petit périple doit en outre avoir eu pour cadre le rude hiver aveyronnais : voilà le vécu de ces agents du fisc en route vers des comptabilités entachées de suspicion. Il faut noter au passage que l’extrême disparité des affaires de bénéfices de guerre, aspect qui sera souligné dans la partie suivante, apparaît bien ici, puisqu’il lui suffit d’un jour à Camarès pour expédier deux dossiers, alors que huit sont nécessaires à Saint-Affrique pour seulement six dossiers. Ce petit périple ouvre ainsi sur une évocation des conditions et des résultats de l’activité des fonctionnaires fiscaux.
C. Évaluations internes du travail fourni : aspects qualitatifs
19De ce point de vue encore, les appréciations portées dans les rapports administratifs internes sont très précieuses. Considérons à nouveau le cas de M. Puech, vérificateur senior qui, au bout de quelques mois, paraît décevoir un peu les attentes de ses supérieurs. D’abord, à partir du constat que « l’activité de M. Puech s’est ralentie au cours du troisième trimestre », on fait observer que « la fatigue causée par les fortes chaleurs a pu en être la cause ». À propos de la part de mobilité inhérente au type de travail en question, il faut en outre noter que « son âge [une soixantaine d’années] ne lui permet pas d’affronter les déplacements fatigants ». Par ailleurs, ses compétences s’avèrent plus limitées que ce que ses débuts laissaient supposer. On observe chez lui une « compréhension laborieuse [des] difficultés que présente la comptabilité ». Mais c’est son attitude générale qui semble poser le plus gravement problème, puisqu’« on a remarqué chez lui une tendance à ralentir le zèle manifesté au début des opérations ». Cet état de fait n’est pas acceptable, et le responsable du service précise enfin : « on l’a engagé vivement à réagir ». Plutôt cinglante, l’appréciation générale est la suivante : « en résumé, concours médiocre27 ». Les documents de ce type renseignent une inégalité des savoir-faire et des implications individuelles inhérente à toute forme de structure et de tâche collective. Ainsi, une autre note, concernant un autre agent, vient a contrario de cette évaluation négative dire quels éléments fondent la satisfaction éventuelle. Il s’agit de l’exposé des motifs devant valoir à deux agents une gratification substantielle, et conduisant naturellement son rédacteur à dresser un bilan détaillé de leur action et de leurs compétences. Le caractère très clair et complet de ce texte m’a amené à prendre le parti d’en citer de larges extraits, tant sa valeur me paraît significative. En effet, puisqu’il a été montré que de tels jugements de valeur ne sont pas systématiquement empreints de complaisance, inversement, les éloges méritent un crédit certain. Voyons par suite ce qui vaut à « ces deux employés supérieurs » d’être « particulièrement désignés pour recevoir, à titre de récompense, une prime complémentaire » :
« M. Dancausse, après avoir liquidé les importantes affaires des tissus de Rodez – commerce très florissant, concurrençant les négociants de Toulouse avec avantage – a entrepris la liquidation des enquêtes du centre fromager de Roquefort et des autres branches spéciales à fort rendement (fabriques de draps et de colle, minoteries, épiceries de gros, l’affaire des obus V-B) puis il s’est partagé, avec son collègue des Contributions indirectes, le lot considérable des tanneurs. Ensemble, ils ont liquidé totalement jusqu’à la 6° période les affaires de tannerie […] [quant à] M. Duchet […] bien qu’aucun soulagement n’ait été apporté dans l’exercice de son service courant, a participé avec un zèle au-dessus de tout éloge au service des enquêtes ».
20En résumé, « ces deux remarquables collaborateurs ont assuré, dans un délai restreint, la mise à jour du service des enquêtes pour toutes les affaires épineuses ou importantes », ce qui justifierait en soi la gratification demandée, mais il se trouve que d’autres éléments positifs sont encore apportés, nous renseignant avec acuité sur la relation agents-assujettis. En effet, « ce qui est remarquable dans leurs travaux, c’est l’étendue de leurs investigations, comme le souci de faire rendre au contribuable ce qu’il doit mais rien que ce qu’il doit ; informant ce dernier de leurs découvertes, lui fournissant [toutes] les explications désirables, ils ont paré, dans la plus grande mesure aux appels devant la commission supérieure et l’on peut affirmer que les recours présentés, en suite de leurs enquêtes, ne proviennent que de contribuables résolument de mauvaise foi28 ».
21Nous disposons quasiment là d’une définition idéal-typique des modalités d’exercice de la domination légale telles que Max Weber les a posées. Une telle terminologie vaut d’être introduite si l’on interroge la tâche des contrôleurs en termes de lutte effective contre les profiteurs de guerre. Ils sont en effet un des tout derniers maillons de la chaîne qui, partant du phénomène d’opinion publique, en arrive théoriquement à la restitution à la collectivité de larges proportions des bénéfices réalisés pendant la guerre. Les enrichis semblant jouir dans les représentations communes d’une solide impunité, et par suite voués aux gémonies, trouvent sur leur chemin de paisibles fonctionnaires des Contributions directes assumant le rôle de justice tant souhaité dans le calme et la légalité la plus absolue. Au vrai, ne menant pas une lutte d’ordre social ou politique, ils assurent seulement le recouvrement d’un impôt voté par les représentants du peuple souverain. Leur action tend à faire de la catégorie plutôt subjective des profiteurs une catégorie plutôt objective. Dépositaires d’une parcelle inaliénable de la « domination légale », i.e. d’un pouvoir assis sur des « règlements impersonnels » délimitant rationnellement leurs attributions et leurs « moyens de coercition29 », ils agissent dans un cadre déterminé au sein duquel, théoriquement, une quelconque affectivité est bannie. Faute de quoi, ils tendraient à la corruption passive, ou à l’excès de zèle. Et c’est précisément le respect de ce cadre contraignant d’exercice de leurs prérogatives qui leur vaut des louanges appuyées.
22Il semble bien, à ce stade, que les impositions de guerre soient collectées par une bureaucratie ni émoussée ni inlassablement sur la brèche, formée d’individus ni tous apathiques ni tous « foudres de guerre ». On peut lire, dans un traité juridique sur la contribution, certaines appréciations générales et un brin condescendantes qui vont dans le même sens que les choses perçues dans les archives aveyronnaises :
« Les fonctionnaires chargés du contrôle, dont le labeur a été considérable, la correction généralement impeccable et le dévouement stimulé par des primes de redressement, ont naturellement apporté à l’accomplissement de leur tâche leurs qualités et leurs défauts personnels, qui sont particulièrement variés à raison de la diversité de leur recrutement et de leur origine : leur culture générale, leur activité physique et intellectuelle, leur compétence technique, la conception de leur mission, la largeur de leurs vues, la fiscalité de leur esprit, différaient beaucoup30 ».
D. Relation avec les assujettis : le binôme suspicion‑investigation
23De fait, au sein de la relation des agents du fisc avec les contribuables, l’hostilité peut rencontrer la méfiance. Cette dernière est en effet partie intégrante, nonobstant ce qui vient d’être dit, du geste professionnel des agents, car les déclarations sont souvent sujettes à caution. Une étude quantitative de liasses de fiches synthétiques de contrôle établies courant 1918 révèle pour l’Aveyron un taux de plus de 60 % de dossiers soumis à un redressement31. Ces chiffres peuvent être rapprochés de ceux fournis dans le rapport de l’Inspection générale des Finances déjà évoqué, qui évalue à 75 % la proportion de déclarations reçues finalement rehaussées32. Ces données globales plantent le décor de relations pas forcément sereines, sans permettre de conclure pour autant à la fraude généralisée, car les erreurs peuvent être évidemment non intentionnelles.
24On ne peut séparer, dans l’activité de l’administration fiscale, la suspicion de l’investigation, l’une établissant – ou non – le bien-fondé de l’autre. Le document suivant, parmi d’autres, met bien en évidence le fait que toute incertitude dans un dossier est un élément présumé à charge contre le déclarant. Il s’agit d’une affaire concernant un collecteur de peaux en contrat avec l’État pour la durée de la guerre, qui soutient ne pas retirer de profits significatifs de cette activité33. Le contrôleur met ceci clairement en doute : « ce Boulenc [le particulier en question] prétend n’être qu’un employé de l’État durant la guerre chargé de ramasser les peaux et de les envoyer à Millau au centre de tannage [...] il semble bien qu’il s’agisse d’un intermédiaire passible de la patente », et par-là même susceptible d’être assujetti à la contribution. Pour en avoir le cœur net, le contrôleur transmet une demande à ce sujet au directeur départemental. Ce dernier le reprend d’abord sur une approximation grossière, puisqu’il « s’agit de Poulenc Joseph à Espalion et non de Boulenc ». Le contrôleur mal renseigné voit ensuite son intuition infirmée : « M. Poulenc comme d’ailleurs la plupart des collecteurs a accepté cette situation pour conserver sa clientèle de bouchers d’avant-guerre en prévision de la reprise de son commerce du temps de paix [courtier en peaux] ». Et il souligne : « Travail peu rémunérateur ». Les liasses d’archives des services des Contributions directes fourmillent de tels documents. Beaucoup de ces demandes de renseignements ont pour objet de rassembler des éléments sur la marche générale des affaires dans un secteur donné. Les agents acquièrent de la sorte une connaissance propre des réalités économiques locales – en droite ligne des préconisations du rapport susmentionné de l’Inspection des Finances. Ainsi, les fromageries de Roquefort font l’objet d’un exposé par le contrôleur de Millau à la direction départementale, opposable le cas échéant à un contribuable récalcitrant34. On y apprend que la prospérité est en l’espèce due à la disparition de la concurrence, puisque le « fromage de gruyère » et le « fromage de Hollande » sont achetés par l’Allemagne, et que la production de Laguiole et de Cantal est réduite à néant : « le fromage de Roquefort est depuis le début de la guerre presque seul sur le marché. Donc il fait prime35 ». Par l’investigation et l’échange de renseignements, les agents fiscaux se donnent des moyens de résister aux tentatives de mensonge des déclarants, mais aussi d’être justes36.
25Durant la procédure de contrôle, l’aspect prédominant est celui de la comptabilité. C’est en effet le critère objectif essentiel, même si le risque d’erreur/la tentative de fraude sont structurellement multipliés par l’absence de normalisation comptable. On trouve de façon récurrente dans les rapports les mentions « aucune comptabilité », « aucun renseignement par comptabilité », « pas de comptabilité régulière » ou autres tournures équivalentes37… La tâche est parfois ardue : « aucune comptabilité. Travail de recherches très long », indique ainsi un contrôleur au sujet des difficultés rencontrées dans un dossier. Cela se traduit concrètement par des heures supplémentaires, 11 au total pour cet exemple38. D’autres fiches reflètent une indubitable ambiguïté : « confusion de la comptabilité », « comptabilité très irrégulièrement tenue », « comptabilité peu explicite », etc.39. Les cas les plus suspects sont ceux des comptabilités insuffisantes pour le temps de guerre, signalées en des termes comme : « manque de comptabilité complète pendant la guerre40 », « inventaire non mené pour les années antérieures à la guerre. Depuis la guerre comptabilité sommaire et absolument incomplète41 », ou encore « comptabilité tenue à jour, mais absence d’inventaire depuis le 31 mars 191542 ». La bonne ou la mauvaise foi sont à déterminer au cas par cas : les livres de compte ou documents assimilés peuvent être dissimulés, et le contrôleur n’en rien savoir. Une justification récurrente fournie par les contribuables consiste à mettre en avant le manque de main-d’œuvre. La mobilisation d’employés ou même du chef d’entreprise apparaît certes comme un argument sensé, mais il est aussi possible d’y voir une excuse efficace, et non exempte de cynisme. Nous voilà de la sorte amenés dans l’intimité des affaires, au seuil même de ressentis individuels très forts.
26L’exemple suivant, assez exceptionnel, montre ainsi un assujetti tentant d’obtenir, en 1925, la remise de 8 406 francs de pénalités en arguant de son statut d’ancien combattant43. Face à de tels cas, le travail du contrôleur s’avère réellement compliqué. Le rapport mentionne, à propos du contribuable, que « son état d’esprit a pu l’amener à quelques vivacités de langage au cours des enquêtes administratives », ceci étant directement relié au fait qu’il a été mobilisé pendant quatre années. L’ancien combattant, ulcéré de devoir payer pour des bénéfices de guerre, sollicite la remise gracieuse des majorations « plutôt comme atténuation morale que comme atténuation pécuniaire ». Car, de fait, il n’est pas en difficulté : la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre de l’Aveyron note que « son commerce est très prospère. Son magasin est situé sur une des plus belles artères de la ville. Il y occupe sept employés dont un comptable ». Par suite, la demande en remise est ici rejetée. Mais, on le voit, statuer sur la bonne ou la mauvaise foi du contribuable n’est pas une mince affaire. Un contribuable de bonne foi ayant toutes les chances d’obtenir gain de cause en cas de recours, et inversement, il y a là un véritable enjeu, rehaussé par le contexte ambiant de solidarité patriotique exigée.
E. Bons et mauvais contribuables, bons et mauvais citoyens ?
27Les inspecteurs peuvent avoir affaire à des contribuables raisonnablement coopératifs. Même si ce trait ne ressort guère des rapports récapitulatifs, les notes de synthèse en font parfois état, au cas par cas. Cependant, les fonctionnaires sont uniquement tenus de préciser les difficultés rencontrées, pour se justifier par exemple des heures supplémentaires effectuées, et aucunement les attitudes conciliantes. Cet utilitarisme des sources administratives crée, à n’en pas douter, une distorsion qu’il faut garder à l’esprit. On trouve toutefois des cas où il est fait état de conditions favorables à l’enquête. On rencontre alors des expressions comme : « comptabilité incomplète mais recherches facilitées par l’intéressé44 », « comptabilité irrégulière. M. Mol a [fourni] au contrôleur tous les documents et renseignements demandés45 », « comptabilité incomplète. Les intéressés ont cependant fourni tous renseignements utiles46 », « documents comptables présentés non tenus à jour, sauf copie de lettres. Toutefois recherches facilitées par le déclarant47 », « comptabilité incomplète et mal tenue. Recherches difficiles mais facilitées par le déclarant48 ». Au contraire, certaines situations ne laissent pas de doutes quant à l’attitude négative des contribuables : « mauvaise foi. Absence de comptabilité régulière49 », « refus opposé par le contribuable de présenter sa comptabilité50 », « mauvaise foi absolue de l’intéressé. Absence de toute comptabilité (cachée sans doute). Recherches dans les gares en vue des expéditions de bestiaux, établissement entier des recettes et des dépenses51 », « recherches non facilitées par les assujettis52 », etc.
28Les divers rapports généraux dressés par l’administration s’étendent souvent de manière un peu moins lapidaire sur ces aspects. Le contenu de l’un d’entre eux, concernant la tannerie millavoise, est très significatif. Quelques mois après la mise en place de la contribution, les impressions des agents sont largement négatives, ils se plaignent de s’être « heurtés en général à la mauvaise volonté des déclarants ». Cela se traduit diversement :
« la plupart, malgré la présence de comptables dans leurs bureaux [leur] ont affirmé ne pas avoir de comptabilité régulière. Quelques-uns [leur] ont présenté une comptabilité remontant au plus à trois ans avant la guerre alors que leur industrie existe depuis de nombreuses années. Ces comptabilités partant d’un solde en marchandises, dont on ne peut par suite vérifier l’exactitude, paraissent sujettes à caution ».
29Dans les dernières lignes, le rédacteur emploie même l’expression de « sourde résistance53 », évoquant l’image d’une indicible solidarité des industriels contre le fisc et pour leurs intérêts… Une remarque portée dans la colonne « Observations » d’un tableau récapitulatif de l’année suivante va dans le même sens : « d’une manière générale aucune vérification n’a été communiquée au contrôleur. Dès lors, travaux très longs pour déterminer le chiffre d’affaires et pour fixer le taux de bénéfice brut (rapprochement de factures, des frais généraux, etc.) ». Le contrôleur ajoute cette remarque fort intéressante, qui permet de l’imaginer dans l’embarras, aux prises avec des contribuables peu accommodants : « Les bavardages fastidieux du commerçant qui se croit obligé de mettre le vérificateur au courant de tous les accidents fâcheux arrivés à son commerce ne sont pas faits pour diminuer la durée des vérifications54 »…
30Un exemple précis, celui de l’entreprise Alric de Roquefort, est intéressant car riche en détails concrets sur l’attitude d’un assujetti de mauvaise foi55. Paul Alric dépose le 11 août 1924 une demande de remise à titre gracieux des pénalités portant sur l’imposition de ses bénéfices de guerre. La commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre de l’Aveyron doit alors statuer sur la recevabilité de la requête, finalement rejetée le 2 mars 1925. Sa décision est principalement motivée par l’avis sur l’activité de l’entreprise Alric du directeur départemental des Contributions directes. Quel est donc le parcours de ce M. Alric ? Ayant succédé en 1907 à son frère Louis dans l’exploitation d’une fromagerie à Roquefort, il est mobilisé en février 1915 et lui confie alors à nouveau, temporairement, la direction de son entreprise. Libéré une première fois, en septembre 1915, il s’engage en novembre 1916 et est définitivement libéré en septembre 1919, après réforme pour « troubles mentaux », selon ses dires. Il encourt des majorations pour quatre périodes d’imposition sur six, arguant, pour en obtenir la remise, de « ce que sa mobilisation » et la « maladie mentale qui en a découlé lui auraient occasionné de gros sacrifices, des pertes et l’auraient mis dans l’impossibilité de s’occuper jusqu’en 1921 des actes relevant de son industrie ». L’examen des faits infirme largement ces justifications. Pour le contrôleur, « par sacrifices et pertes il est de toute évidence qu’il faut entendre le “partage des bénéfices” » avec son frère, car « il n’a pas été constaté de pertes dans l’industrie fromagère de Roquefort durant toutes les périodes de [la] guerre. Bien au contraire, tous les fabricants de fromage ont connu, depuis l’ouverture des hostilités, des gains inespérés (comme jamais il n’en avait été constaté) ». Un rapport de juin 1916 cité dans le dossier dépeint son frère Louis comme ayant « à Roquefort, la réputation d’un négociant habile et madré qui, sous des apparences rustiques, sait fort bien mettre à profit toutes les occasions qui se produisent de réaliser des opérations fructueuses ». En outre, « il est certain que la “débilité mentale” qui a été le motif de la réforme de M. Alric Paul n’empêche pas ce dernier de se livrer à diverses occupations et notamment de faire de temps en temps des tournées de vérification des laiteries ». Les deux frères sont taxés d’une « mauvaise foi persistante », les enquêteurs dépeignant même Louis comme un homme « dont les pratiques d’homme habile et rusé ont eu dans la circonstance de bien fâcheuses conséquences ». L’entreprise dispose évidemment d’une « comptabilité irrégulière et incontrôlable ». Enfin, la dissimulation de bénéfices atteint des extrémités trop importantes pour ne pas être relevée. Ainsi, « M. Alric a toujours nié, contre toute évidence, que l’exploitation eut produit des résultats aussi satisfaisants que chez tous les autres fabricants de fromage. Poussant ce moyen de défense à l’extrême, il a même été jusqu’à faire apparaître et maintenir, avec une telle comptabilité, un déficit pour la période 1919 avec un chiffre d’affaires de 1 901 626 francs, fait tout à fait inadmissible, invraisemblable ».
Conclusion
31Plusieurs traits saillants se dégagent de cette évaluation du recouvrement de la contribution envisagée comme une tâche administrative. L’image d’un fisc tout-puissant, broyant les forces vives de la nation au moyen de dispositions légales confiscatoires, est, on l’a dit, très prégnante dans les milieux économiques et chez les penseurs libéraux de l’époque. Mais, de fait, elle ne résiste guère à l’observation, qui révèle une administration aux prises avec des soucis de personnel, d’organisation pour la mise en œuvre d’un impôt dont les modalités sont nouvelles pour elle aussi. Considérée dans sa globalité, la chaîne fiscale semble toujours fragile, facilement grippée aussi. On peut ajouter un élément de compréhension dans ce sens en évoquant le travail de la commission supérieure des bénéfices de guerre, instance de recours pour les contribuables insatisfaits des décisions locales. Ce palier administratif, répondant aux exigences primordiales de tout état de droit, est tout naturellement victime d’un tel engorgement qu’il ne peut liquider les dossiers qu’à un rythme très faible : 20 565 pourvois restent à juger au 1er janvier 192556, et les derniers dossiers n’y sont liquidés qu’en 1933. Précisons encore que les décisions de la commission supérieure des bénéfices de guerre peuvent faire l’objet d’un recours au Conseil d’État, et l’on saisira l’étendue de la mission confiée aux agents de l’administration fiscale. Leur tâche, malaisée mais sans doute aussi stimulante, a néanmoins une portée politique profonde, complémentaire de la volonté du Parlement de garder voix au chapitre dans la même période57. Objectivant la pathologie civique que constituent les profiteurs de guerre, ils contribuent par leur labeur quotidien, même imparfait, à faire exister concrètement les principes républicains. Là réside, par-delà les problèmes organisationnels ou les attitudes de défense patronale, l’exigence fondamentale de la communauté envers ses fonctionnaires.
Notes de bas de page
1 Centre des archives économiques et financières (CAEF), B/28.449, Rapport relatif à l’application de la taxe sur les bénéfices de guerre, 15 février 1919, par Élie-Gabriel Griffon du Bellay. Né en 1872, ancien surnuméraire, Élie-Gabriel Griffon du Bellay entre à l’Inspection des Finances en 1897 ; il accomplit l’essentiel de sa carrière dans les cadres.
2 CAEF, B/28.449, Rapport…, op. cit., p. 1.
3 Ibid., p. 13.
4 François Bouloc, Les profiteurs de guerre, 1914-1918, Paris, Complexe, 2008.
5 CAEF, B/28.449, Rapport…, op. cit., p. 26.
6 Ibid., p. 29. En note dans la marge : « le cinquième ou le quart de la plupart des dossiers de BG se compose de lettres, notes, avis, prises de rendez-vous que quelques coups de téléphone eussent rendu inutiles ». L’historien ne partage évidemment pas cet avis quant à ces traces écrites de contacts informels…
7 Ibid., p. 37.
8 Ibid., p. 40.
9 Ibid., p. 58.
10 Élie Griffon du Bellay, inspecteur des Finances (1872‑1957).
11 Ibid., p. 52.
12 Ibid., p. 4-5.
13 Ibid., p. 5-6.
14 Figure de style obligée de tous les comptes rendus de conseils d’administration de la période F. Bouloc, Les profiteurs…, op. cit., ou trame du discours officiel tel que l’on peut le trouver dans le Bulletin des usines de guerre, http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32726781g.
15 CAEF, B/28.449, Rapport…, op. cit., p. 40.
16 F. Bouloc, Les profiteurs…, op. cit., « À la rencontre des profiteurs de papier », p. 85-110.
17 F. Bouloc, Les profiteurs…, op. cit., « La retraite dorée d’un agent du fisc », p. 308-312.
18 A rchives départementales (AD) Aveyron, 16 P/11-7, note du 18 juin 1917 (période du 1er janvier 1917 au 31 mai 1917).
19 A D Aveyron, 16 P/11-3, rapport du bureau du personnel des Contributions directes, 16 février 1921.
20 A D Aveyron, 16 P/11-3, rapport du contrôleur de Villefranche-de-Rouergue, 10 septembre 1919.
21 A D Aveyron, 16 P/11-3, courrier de M. Marty, 12 septembre 1919.
22 A D Aveyron, 16 P/11-3, note de renseignements, 20 août 1920.
23 A D Aveyron, 16 P/11-3, rapport du bureau du personnel des Contributions directes, 16 février 1921.
24 A D Aveyron, 16 P/11-7, note du contrôle d’Aubin, 13 novembre 1917.
25 A D Aveyron, 16 P/11-7, note du contrôle de Villefranche, 13 septembre 1917.
26 A D Aveyron, 16 P/11-3, note récapitulative manuscrite, contrôle d’Aubin, 24 février 1918, abréviations respectées.
27 A D Aveyron, 16 P/11-3, brouillon de rapport non daté (3e trimestre 1921).
28 A D Aveyron, 16 P/11-7, rapport du président de la commission départementale de premier degré des bénéfices de guerre de l’Aveyron, 14 janvier 1921.
29 Max Weber, Économie et société, t. I : Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1995, 411 p., p. 290-294.
30 Paul Vigier, Où en sommes-nous de la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre ?, Paris, Jouve & Cie, 1923, 64 p., p. 7.
31 A D Aveyron, 16 P 11/3, notes non datées établies par les contrôleurs.
32 CAEF, B/28.449, Rapport…, op. cit., p. 4. Données convergentes dans l’étude de Ludovic Sérée de Roch, La modernisation de la fiscalité en France, 1914-1926. L’exemple du Midi Toulousain, thèse de droit, Université Toulouse-I, 1999, 2 vol., 843 p.
33 A D Aveyron, 16 P/11-3, fiche de liaison, 8 octobre 1917.
34 A D Aveyron, 16 P/11-3, rapport du contrôleur de Millau, 31 août 1917.
35 Suite de la note, pour mémoire : « […] ce fromage [Laguiole & Cantal] était fait par des hommes exclusivement, ils sont partis. Il se faisait sur les hauts plateaux de l’Aubrac et du Cantal (Auvergne), là on préfère élever actuellement des bêtes à corne ou à laine ; le rendement est bien plus intéressant que celui des fromages. Suppression complète de main-d’œuvre et bénéfices formidables ».
36 Pour une comparaison intéressante sur cette approche sectorielle, voir Annie Moulin-Bourret, Guerre et Industrie. Clermont-Ferrand, 1912-1922 : la Victoire du pneu, Clermont-Ferrand, Publications de l’Institut d’études du Massif central, 1997, 2 vol., 769 p., p. 207-238.
37 A D Aveyron, 16 P/11-3, notes de synthèses diverses, 1917-1918.
38 A D Aveyron, 16 P/11-3, note de synthèse, MM. Gasc et Salles, Millau, 28 février 1918.
39 A D Aveyron, 16 P/11-3, notes de synthèses diverses, 1917-1918.
40 A D Aveyron, 16 P/11-3, note de synthèse, M. Séguy, Decazeville, 31 mai 1918.
41 A D Aveyron, 16 P/11-3, note de synthèse, M. Marquès, Millau, 6 janvier 1918.
42 A D Aveyron, 16 P/11-3, note de synthèse, MM. Combes et Gayel, Millau, 16 janvier 1918.
43 A D Aveyron, 16P11/7, dossier de demande de remise, M. Gnuwa, Millau, mai 1925.
44 A D Aveyron, 16P11/3, note de synthèse non datée, M. Guirandou, Roquefort.
45 A D Aveyron, 16P11/3, note de synthèse, M. Mol, Roquefort, mars 1918
46 A D Aveyron, 16P11/3, note de synthèse, M. Beffre & Cie, Roquefort, 1er mars 1918.
47 A D Aveyron, 16P11/3, note de synthèse, M. Brouillet, Millau, janvier 1918.
48 A D Aveyron, 16P11/3, note de synthèse, M. Pailhas, Millau, 31 janvier 1918.
49 A D Aveyron, 16P11/3, note de synthèse, M. Rouquette, Rodez, 1917.
50 A D Aveyron, 16P11/3, note de synthèse, concernant M. Rachou, Camarès, 22 mars 1918.
51 A D Aveyron, 16P11/3, note de synthèse, M. Vidal, Rodez, 1917.
52 A D Aveyron, 16P11/3, note de synthèse, concernant MM. Angles, Millau, 9 octobre 1918.
53 A D Aveyron, 16P11/7, rapport sur la vérification des déclarations des bénéfices de guerre, contrôle de Millau, 25 avril 1917.
54 A D Aveyron, 16P11/7, tableau fourni en vue de la fixation d’indemnités par le contrôleur de Villefranche, 12 février 1918.
55 A D Aveyron, 16P11/7, dossier demandes de remise, M. Alric.
56 CAEF, B/28.442, « Commission supérieure ».
57 Fabienne Bock, Un parlementarisme de guerre, 1914-1919, Paris, Belin, 2002.
Auteur
Docteur en histoire et professeur au collège Marcel-Aymard de Millau (Aveyron), membre du Crid 14-18, François Bouloc a écrit Les Profiteurs de guerre, 1914-1918, Éditions Complexe, 2008 et codirigé avec Rémy Cazals et André Loez 1914-1918, Identités Troublées, Toulouse, Privat, 2011. Il a contribué à divers ouvrages collectifs dont Le Chemin des dames, de l’événement à la mémoire, s.d. Nicolas Offenstadt, Stock, 2004, rééd. Perrin « Tempus », 2012 ; Untold War. New Perspectives in First World War Studies, s.d. Heather Jones et al., Brill, 2008 ou encore Le sacrifice du soldat, s.d. Christian Benoît et al., CNRS Éditions/ECPAD, 2009. Il a contribué à des revues comme Entreprises et Histoire ou Matériaux pour l’Histoire de notre temps. Récemment, ses travaux ont notamment porté sur la pédagogie et la didactique de l’histoire 50 activités autour de la Grande Guerre, Canopé Toulouse-Mission du Centenaire 1914-1918, s.d. Pier Roger, 2015.
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