Réforme fiscale et Défense nationale : Convictions, discours, action et image de Louis-Lucien Klotz au prisme de la Grande Guerre
p. 129-146
Texte intégral
I. L’énigmatique Louis-Lucien Klotz
A. Un double oubli
1Louis-Lucien Klotz, ministre des Finances à partir de septembre 1917 dans l’éphémère cabinet Painlevé, puis, surtout, dans le cabinet Clemenceau, est rapidement tombé dans l’oubli, y compris dans la Somme, son département d’élection.
2Les quelques historiens et spécialistes économiques et financiers, en France et à l’étranger, qui ont consenti à jeter un bref regard sur son rôle dans le financement de la Grande Guerre, puis dans les premières tentatives de règlement économique et financier du conflit, depuis près d’un siècle, ont été d’une sévérité généralement implacable à son égard. Pour l’Histoire, Klotz a le douteux privilège d’avoir été tout à la fois l’auteur du slogan vengeur et illusoire « Le Boche paiera » et l’artisan de la dégringolade définitive du franc-or. C’est seulement dans quelques travaux du dernier quart de siècle – ceux de Nicolas Roussellier notamment1 – qu’un jugement plus compréhensif s’est esquissé à son égard. Il n’est cependant mentionné que très rapidement et assez classiquement dans le tout récent Gagner la paix, 1914-1929 de Jean-Michel Guieu2, et la très récente et volumineuse Cambridge History de la Grande Guerre ne le retient dans aucun de ses index. L’intéressé aura pourtant beaucoup fait pour assurer son crédit et sa postérité, mais aussi beaucoup ensuite pour ruiner l’un et l’autre.
3Député radical de la Somme, Klotz était cependant un homme politique en vue dès avant 1914 : spécialiste reconnu des questions budgétaires et fiscales, et ministre des Finances presque sans discontinuer de novembre 1910 à mars 1913, il était un champion de la croisade en faveur de l’impôt sur le revenu et un expert des avantages économiques et sociaux de celui-ci, mais aussi des défis politiques et techniques qui devraient être surmontés pour le faire adopter et le mettre en place. Or, s’il n’avait pu mettre au monde, comme il en avait rêvé, tant comme parlementaire que comme ministre, cet impôt si controversé avant la guerre, celui que Clemenceau, alors même qu’il siégeait dans son gouvernement de guerre, désignait comme « le seul juif de France qui n’entende rien aux questions d’argent » eut en grande partie pour tâche d’achever la mise en œuvre de cette contribution nouvelle dans le cadre du financement du conflit. On ne saurait dire qu’il était, a priori, inapte à ce rôle, puisque, depuis les années 1900, il avait manifesté un intérêt reconnu pour les questions de Défense nationale en général, et notamment pour leurs dimensions financières et fiscales, expertise qu’il devait entretenir jusqu’au terme de sa carrière politique, en 1928. C’est dire que l’évocation de Klotz s’inscrit clairement dans le champ du présent ouvrage, ceci d’autant qu’un second oubli le concerne : celui de la place de l’impôt sur le revenu dans le financement de la guerre, oubli que lui-même a favorisé par ses Souvenirs, parus en 19243.
4Louis-Lucien Klotz naît en 1868 à Paris dans une riche famille juive d’origine alsacienne4. Devenu un avocat en vue au barreau de Paris, il s’engage parallèlement dans la presse radicale et s’y fait aussi un nom. Toutefois, il délaisse le journalisme alors que sa carrière politique prend son essor. En 1898, il est élu député de l’arrondissement de Montdidier, dans la Somme, où il va accomplir toute sa carrière électorale. Entre-temps, il est devenu l’un des agents les plus zélés de la constitution d’un véritable Parti radical, réalisée en 1901.
5Il s’affirme comme l’un des députés les plus actifs de sa génération. Président de la commission des douanes et Rapporteur général du budget dès avant 1900, s’il lui faut attendre douze ans pour inaugurer sa carrière ministérielle, il n’a pas 43 ans quand Briand l’installe aux Finances. S’ensuit un parcours remarquable dans la décennie suivante, même si un Louis Marin critique volontiers sa présidence de la commission des dommages de guerre de la Chambre des députés en 1915-19165.
6Durant un quart de siècle, Klotz se sera ainsi très régulièrement rangé à l’avant-garde des promoteurs des projets de réforme les plus commentés, souvent les plus hardis, au rang desquels, bien sûr, l’impôt sur le revenu. Il convient aussi de remarquer qu’il mit en général un soin extrême à assurer la plus large publicité à ses initiatives politiques, par exemple par le dépôt de motions en faveur de cet impôt au conseil général de la Somme dès 1896. Il est vrai que, sur ce terrain, il lui arriva d’être victime de plus roué que lui, en la personne de Caillaux.
7Il n’est guère commode de juger sereinement de l’envergure ministérielle de Klotz, tant l’homme a été poursuivi par une si mauvaise réputation.
8Il sait pourtant prendre la pose de l’homme d’État lucide et prévoyant, parfois visionnaire :
brocardant l’absence de préparation, avant 1914, au fonctionnement des pouvoirs publics en temps de guerre6, il ne souligne que mieux sa contribution primordiale à la réussite de la mobilisation financière par la convention que, ministre des Finances, il a passée avec la Banque de France en novembre 1911, et qui, à hauteur de 2,9 milliards de francs, a permis de couvrir les trois premiers mois du conflit ;
il prépare, en tant que chargé à l’état-major de Gallieni des questions financières, une éventuelle évacuation des réserves de la Banque de France ;
il conserve un rôle méconnu et une action avisée et pondérée dans la mise en place de la censure ;
ayant fait, en 1906, compléter des dispositions législatives introduites en 1876 par Gambetta, il fournit ainsi à la Chambre les instruments d’un contrôle efficace de l’équipement et de l’approvisionnement des armées ;
il stigmatise vertement la politique financière des premières années de guerre, tâchant ainsi d’atténuer ses propres responsabilités ultérieures, cependant que « [la] Commission [du budget de la Chambre], elle, continuait à faire preuve de clairvoyance […] » son président s’appelle Klotz ;
il se met enfin en scène en promoteur, à la fois architecte et prophète, d’une reconstruction et d’une organisation financière, monétaire et commerciale de la Société des Nations, victime in fine des intrigues et de l’égoïsme sacré des Anglo-Saxons7.
B. De qui Klotz fut-il la créature ?
9Klotz avait donc entamé son cursus ministériel rue de Rivoli à l’appel de Briand. Le 2 mars 1911, il doit néanmoins céder sa place à Caillaux. C’est pourtant celui-ci qui, le 27 juin suivant, formant son gouvernement, réinstalle Klotz aux Finances. Ce geste de Caillaux ne laisse pas d’être ambigu : en choisissant son remplaçant rue de Rivoli, lui reconnaît-il une aptitude au-dessus du lot à lui succéder, ou nomme-t-il un individu ayant certes la technicité requise pour tenir la place et décharger le chef du gouvernement des soucis quotidiens de ce département, mais incapable de faire de l’ombre à l’intéressé dans son domaine de spécialité8 ? Il faut ici rappeler que, dix ans plus tôt, Caillaux, soucieux de s’assurer une entrée dans l’Histoire comme père de l’impôt sur le revenu, avait habilement torpillé une initiative du jeune député Klotz tendant à introduire ce prélèvement, ceci « en ayant l’air de le défendre », et s’en était vanté le soir même dans une lettre à sa maîtresse : cet aveu devait être au centre de la fameuse campagne de Calmette au début de 1914.
10Pris ou non comme une simple doublure par Caillaux, Klotz ne semble pas avoir démérité, du moins selon l’opinion du moment. Ainsi l’exprime Poincaré, formant son premier gouvernement, le 13 janvier 19129. Le verdict, venant d’un homme aussi averti que lui quant au domaine de compétence du député de la Somme, peut valoir quitus. Il est vrai que, pour la même raison, le choix de le garder rue de Rivoli peut être aussi ambigu que la décision de Caillaux de l’y appeler. Au demeurant, à l’entrée de Poincaré à l’Élysée, Briand, formant un cabinet nettement différent du précédent, y maintient Klotz aux Finances10.
11Après trois années d’un purgatoire tout relatif, Klotz retrouve les bancs du gouvernement sur le second versant de la Grande Guerre. Ribot fut près d’être l’artisan de ce retour : en mars 1917, constituant le Cabinet, il propose les Travaux publics à Klotz, qui les refuse, invoquant son inexpérience11. Il n’est pas interdit de penser qu’il ait jugé que ce portefeuille manquait à la fois d’ampleur pour engager la grande politique de reconstruction que les circonstances induisaient, et de prestige pour un ancien ministre des Finances. En septembre suivant, tentant de replâtrer son cabinet ébranlé par la chute de Malvy, Ribot lui offre précisément un grand ministère de la Reconstitution nationale12. Klotz dira plus tard n’avoir pu refuser une telle offre, en tant que député des régions envahies, mais met à son acceptation des conditions qui feraient de lui l’égal du Président du Conseil. Ribot y consent, mais son ministère est renversé avant que Klotz ait été nommé. Sur ces entrefaites, Painlevé, succédant à Ribot, invite le député de la Somme à retourner rue de Rivoli. Celui-ci s’y résout sans peine, ce qui lui vaudra sans doute d’être du gouvernement de guerre de Clemenceau, avec qui les rapports de Klotz sont pour le moins aussi ambigus que ses relations d’avant-guerre avec Caillaux.
12François Roth juge ainsi que Klotz était représentatif d’un cabinet Clemenceau qui « n’était pas un ministère de têtes » et pour lequel « aucun des ténors du Parlement n’avait été pressenti13 ». Mais Jean-Marie Mayeur conteste que le cabinet Clemenceau ait été « fait de personnages de second plan. Il est plus exact de dire que les ministres sont choisis pour leur fidélité au Président du Conseil14 ».
13Cela étant, dans Grandeurs et misères d’une victoire, ouvrage consacré à la défense du traité de Versailles auquel le Tigre va consacrer ses derniers mois et ses dernières forces, et qui paraîtra après sa mort, début 1930, il n’est fait aucune allusion, même implicite, à Klotz.
14Y a-t-il, en revanche, eu une connivence particulière entre celui-ci et Poincaré ? Certains faits des années 1912 à 1914, notamment, tels que les rapporte l’élu lorrain lui-même, pourraient incliner à le penser. Klotz, tout radical-socialiste pour ainsi dire historique qu’il était, a ainsi, sans mystère, soutenu Poincaré à l’élection présidentielle de 1913. Mais rien, par la suite, ne témoigne, au-delà d’une estime au moins publique, d’un appui particulier du Président de la République à Klotz. Certes, sous le cabinet Clemenceau, Klotz est l’un des trois ou quatre ministres, avec Pichon, Clémentel et Lebrun, qui rendent régulièrement visite à Poincaré et, selon la formule de Roth, « [cherchent] à apaiser son amertume » d’être marginalisé par le Tigre15. Klotz est-il pour autant « un homme de Poincaré », comme peut sembler l’attester son maintien rue de Rivoli par Clemenceau ? Une ambiguïté de plus plane sur ce point. En tout cas, quand, par exemple, en septembre 1917, Poincaré se plaint à Klotz de projets parlementaires visant à restreindre ses frais de voyage (ce qui, d’après lui, aurait surtout pour conséquences de réduire ses gestes de bienfaisance, aux dépens des démunis), le ministre des Finances se borne à l’adresser à son successeur à la présidence de la commission du budget16. Klotz semble en revanche avoir joué assez longuement la carte d’un Doumer qui ne fit jamais très bon ménage avec Poincaré, les deux hommes ayant toujours été plus ou moins rivaux, et, en outre, d’avis opposés sur l’impôt sur le revenu17. Doumer se trouve être, au second semestre 1914, alors que les pouvoirs publics sont repliés sur Bordeaux, le chef du semblant de cabinet politique que Gallieni a constitué auprès de lui18. Klotz participe à cet organe, aux côtés notamment de Joseph Reinach, qu’il connaissait bien dès avant la guerre19. Se retrouve-t-il dans ce cabinet officieux par le simple jeu du désœuvrement et de sa présence inopinée at the right place ? Par ambition et pari sur la destinée éventuelle de Gallieni, maître d’une capitale désertée par les pouvoirs publics ? Par l’effet de ses liens anciens avec Doumer ? Nous ne sommes guère en mesure de trancher, mais sommes enclins à pencher pour la première et la dernière hypothèse. En septembre 1916, Klotz et Doumer visitent ensemble le front20. Un an plus tard, les deux hommes se sont néanmoins retrouvés un court moment, sans peut-être l’avoir su, en compétition : Doumer était prêt à entrer dans le cabinet Clemenceau à condition de recevoir un portefeuille lui donnant toute autorité sur les affaires économiques21.
C. Une culture économique sui generis ?
15En l’état de nos connaissances – et peut-être en celui, définitif, des archives et témoignages susceptibles d’être encore identifiés et exploités –, il n’est guère aisé de délimiter, à la différence d’un Ribot ou d’un Clémentel22, l’origine et la nature des sources de la culture économique de Klotz, qui nous semble avérée.
16Nous pouvons néanmoins, très brièvement, signaler trois pistes.
17La première est celle du milieu familial : ses parents étaient de riches commerçants parisiens et, de surcroît, son père avait été vice-président de l’Administration des temples israélites de Paris.
18La seconde est celle de sa profession d’origine : avocat au barreau de Paris, il a surtout travaillé à défendre et conseiller des organismes mutualistes et des sociétés philanthropiques à vocation sociale, d’une part, et, d’autre part, des personnalités et des intérêts du monde du spectacle.
19La troisième combine convictions idéologiques et position dans le paysage partisan et parlementaire de la Belle Époque : Klotz, qui joue un rôle actif dans la fondation du Parti radical socialiste, appartient dans ces années à l’aile avancée de celui-ci, qui est surreprésentée dans les instances parlementaires telles que présidences de commission ou postes de rapporteur. Membre dynamique de cette aile marchante du radicalisme, il est sans doute assez peu étonnant que, dans les deux ans de sa première élection à la Chambre, alors âgé d’à peine plus de 30 ans, il ait accédé à la présidence de la commission des douanes et à la fonction de Rapporteur général du budget, lieux où il a pu consolider et polir ses compétences économiques et financières.
II. Un paradoxe : Klotz et la fiscalité de guerre
20Quand la guerre survient, Klotz est depuis longtemps très au fait du financement de la Défense nationale. Sa longue présence dans les gouvernements d’avant-guerre l’a placé plus d’une fois auprès de l’événement, moins d’ailleurs durant son affectation durable aux Finances23 que lors de son passage plus bref à l’Intérieur, au sein du cabinet Barthou, de mars à décembre 1913 : issu du flanc gauche de la majorité, son attention aux besoins de l’Armée est connue, et il est l’élu d’un département que l’Histoire a directement initié aux impératifs de la Défense nationale. Il fait donc face, visiblement sans trop démériter, aux éclats du débat passionné sur « les trois ans », qui se prolonge après le vote de ceux-ci, et même après son départ du ministère.
21Ayant passé les premiers mois de la guerre au 2e bureau de l’état-major de Gallieni, Klotz devient rapporteur du budget de la guerre, puis est élu président la commission du budget en novembre 1915, présidence qu’il cumule bientôt avec celle de la commission des dommages de guerre. Il critique durement la légèreté du cabinet Ribot quant aux dépenses, recettes et emprunts, approuvant néanmoins chaudement la création des bons de la Défense nationale en septembre 1914. Dès 1919, Auriol justifie ses critiques24. Poincaré lui-même affirmera dans ses mémoires s’être inquiété dès l’automne 1914 de la pratique budgétaire de Ribot, sans en accabler l’auteur étant données les circonstances25.
« En réalité, les choses s’étaient passées comme si les gouvernements successifs avaient été convaincus qu’ils pouvaient faire appel presque sans limites à l’esprit de sacrifice des Français, sauf sur le plan financier. Les Français étaient prêts à se faire tuer pour la patrie, mais pas à lui donner leurs biens. Ils le firent tout de même, mais d’une autre façon… par le biais de l’inflation26. »
22Quant à Klotz, avant de revenir au gouvernement, il a régulièrement interpellé ses prédécesseurs sur ces questions. Constatant la montée de l’inflation, il l’attribue, au moins publiquement, à l’excès des affectations spéciales, aux hausses de salaires et aux profits excessifs des ouvriers et des patrons concernés, ce qui, sans être en soi tout à fait faux, est à l’évidence un peu court. Le 28 décembre 1915, lors du débat sur les douzièmes provisoires du premier trimestre 1916, il réclame l’application de l’impôt complémentaire sur le revenu voté par le Parlement. À l’objection selon laquelle on manque pour cela de contrôleurs des contributions directes, il réplique :
« Ils reviendront certainement lorsque le ministre ayant à faire fonctionner un service d’État démontrera que leur présence est indispensable au fonctionnement de ce service. […] À force de ne pas créer d’impôts nouveaux, de ne pas augmenter les taxes en vigueur, à force de diminuer celles qui existent et d’ajourner l’application des lois fiscales, je le répète, où irons-nous ? [Applaudissements] Nous sommes en présence d’une loi extrêmement modérée ; je crois l’avoir démontré, nous n’avons aucune raison pour donner motif à dire que nous nous dérobons devant les engagements pris. Il faut donner au pays un commencement de justice fiscale27. »
23Moment d’éloquence klotzienne : on note combien la manière de pirouette qui balaie l’objection pratique est balancée par l’affirmation d’un bon sens vertueux. Tactique pour faire admettre la potion fiscale ou jeu d’apparences pour dédouaner la Chambre et promouvoir le président de sa commission du budget ? L’idée d’un Klotz plus prompt à stigmatiser la politique financière en cours durant les trois premières années de la guerre qu’à dessiner une alternative est cependant publiquement exprimée dès avant son retour rue de Rivoli, non seulement par les ministres en place28, mais aussi par d’autres contempteurs de l’action gouvernementale. En témoigne cet échange de 1917 : le 8 mars, Klotz prononce contre un cabinet Briand au bord de la tombe un cinglant réquisitoire ; il s’attire, dès le lendemain, une mordante réponse du Président du Conseil. Mais quand le député SFIO29 Marius Moutet, pourtant peu complaisant à l’égard du gouvernement, prend la parole à son tour, on ne saurait dire que son intervention tourne à l’avantage de Klotz et renforce le crédit de celui-ci30 : il constate en effet que si les critiques de Klotz sont justifiées, ses propositions de remèdes sont évanescentes, voire inexistantes…
24À son retour au pouvoir, Clemenceau aurait envisagé de le remplacer par Lebrun, puis Péret31. En mars 1918, agacé par son attitude, il aurait à nouveau songé à lui substituer Péret32. Au temps de l’Affaire Dreyfus, Clemenceau avait jugé très sévèrement les complaisances de Klotz pour l’antidreyfusisme, voire pour l’antisémitisme. De même a-t-il critiqué en 1914 les ambitions supposées de l’entourage politique de Gallieni33. S’il choisit donc de maintenir Klotz aux Finances, c’est sans doute en raison de sa compétence supposée pour le poste, et aussi peut-être car c’est, pour le Tigre, une manière d’être, à peu de frais, pour une fois agréable à Poincaré34. En tout état de cause, Clemenceau se montre publiquement solidaire de son grand argentier jusqu’au terme de son ministère, qui marque la fin de la carrière gouvernementale de Klotz35. Mais, dès le premier jour de son gouvernement, il lui a imposé comme sous-secrétaire d’État, en lieu et place du député radical Élisée Bourely, un inspecteur des Finances qu’il a personnellement choisi, Charles Sergent36, remarqué par Caillaux lorsque celui-ci était aux Finances dans le premier cabinet Clemenceau, et devenu depuis sous-gouverneur de la Banque de France et censeur de la Banque du Maroc37.
25Le retour de Klotz aux Finances coïncide avec une prise de conscience nouvelle des enjeux de l’après-guerre, favorisée à la fois par la croyance répandue en une issue favorable et relativement rapide de la guerre, et par l’approche de rudes échéances financières. Sur le plan des finances publiques, il devient de moins en moins possible de minimiser la distorsion croissante entre charges et ressources et les dérèglements monétaires.
26Pendant la guerre, c’est une multiplication par sept des charges de l’État qu’il a fallu financer. Or, l’impôt sur le revenu, enfin recouvré à partir de 1916, et les velléités de taxation des bénéfices de guerre n’ont pas couvert 2 % de ce fardeau. Le report de l’entrée en vigueur de l’impôt sur le revenu au 1er janvier 1916 avait été adopté, sur proposition de Ribot, par des Chambres unanimes au cours de leur session extraordinaire de décembre 1914, cependant que les mêmes assemblées ratifiaient les crédits ouverts par décrets depuis la déclaration de guerre et supprimaient les droits de succession des ascendants, descendants et veuves de militaires tués au combat38. Ribot a manifesté une résistance très constante à un relèvement des contributions directes, au motif notamment qu’il serait « difficile de demander des impôts nouveaux à des contribuables qui sont presque tous au front39 ». « Il n’était d’ailleurs pas sûr que, dans un pays sur le sol duquel la guerre se déroulait – et en particulier dans une partie des régions les plus riches –, des augmentations d’impôt auraient pu avoir un rendement important40 ». Quant au faible rapport des impôts sur les bénéfices de guerre, il s’inscrit, selon une évaluation d’Auriol de 1919, dans une chute de la part des contributions directes dans le produit fiscal de 43 % en 1913 à 35 % en 191841. Ribot n’a d’ailleurs cessé de soutenir que de nouvelles impositions de ce type « ne rapporteraient presque rien, par rapport à l’énormité des dépenses prévisibles42 ». Klotz n’innove pas quant aux autres moyens de financement de la dépense publique, à supposer qu’il l’aurait pu : impôts indirects, « planche à billets », emprunts intérieurs et extérieurs.
27À la décharge de Klotz, il faut probablement mesurer ici le poids financier du nouveau seuil franchi dans la « guerre de matériel » fin 1917, en 1918, et en prévision d’une poursuite du conflit en 1919 : équipement des troupes américaines, production en masse des chars Renault, large renouvellement de l’énorme parc aérien français, etc. Par ailleurs, le PIB français de 1918 n’aura plus représenté que 63,9 % de celui de 191343.
28Auriol, qui a mesuré les lourdes responsabilités des prédécesseurs de Klotz44, après avoir rappelé les critiques justifiées de celui-ci quand il présidait la commission du budget, juge pourtant sévèrement son attentisme une fois au gouvernement : n’a-t-il pas eu pour premier souci de renouveler le privilège de la Banque de France, reconduit pour 25 ans le 26 octobre 1917, avant même de présenter le projet de budget pour 1918 le 13 novembre suivant ? N’est-il pas revenu aux affaires, après avoir longuement observé la gestion des finances publiques de la meilleure place, sans avoir, semble-t-il, le moindre programme fiscal ?
« Il a pensé que l’équilibre d’un budget du temps de guerre pourrait être assuré comme celui d’un budget du temps de paix, en provoquant des propositions de relèvement de taxes, de chacune de ses administrations financières ; celles-ci ne sont jamais embarrassées pour faire des propositions quelle que soit la plus-value à réaliser, et quelque excessifs que soient déjà les tarifs en vigueur ; il existe même une certaine émulation entre les trois grandes régies financières, Enregistrement, Douanes et Contributions indirectes, pour le chiffre des recettes qu’elles apportent respectivement au budget, si bien qu’il suffit au ministre de demander 100 millions de ressources nouvelles à l’Enregistrement pour recevoir des propositions de même importance de chacune des deux autres régies. Et le ministre des Finances qui n’a aucun programme fiscal personnel, n’a ainsi que l’embarras du choix en arrivant au pouvoir. […] Il y a bien une quatrième administration, l’administration des Contributions directes, qui ne perçoit que des impôts directs, mais elle est totalement inexistante en matière d’initiative fiscale ; elle est parfaitement au-dessus des considérations qui déterminent les autres régies, surtout depuis que l’impôt sur le revenu dont elle n’a jamais voulu est devenu enfin réalité. Il semble qu’elle a assez à faire pour assurer l’échec du nouvel impôt et elle renonce entièrement à rivaliser de zèle avec ses confrères [sic]45 ».
29Pourtant, les combats à peine terminés, Klotz laisse entrevoir un recours accru au contribuable46 : le 3 décembre 191847, il précise que, désormais, son « devoir essentiel », « sa tâche sacrée » de ministre des Finances, c’est « de dresser la liste des restitutions et des réparations qu’il doit demander à l’ennemi », mais que « [si] ensuite il apparaît que de nouveaux impôts sont indispensables, s’il apparaît ensuite que le peuple français, qui n’a pas provoqué cette guerre, doive encore s’imposer, soit par des contributions directes, soit par des contributions indirectes, [il prendra] les initiatives nécessaires ». Il ajoute certes : « Mais je n’invertirai pas l’ordre des facteurs. À aucun moment, je ne me prêterai à ce jeu qui consisterait à nous donner l’apparence d’un peuple qui a subi une paix sans victoire […]48 ». Le laxisme fiscal français est certes frappant, mais tout de même relatif : le recours massif à l’emprunt pour financer les dépenses de guerre semble avoir été une longue tradition française49. En outre, l’orthodoxie financière a été fortement malmenée par la vertueuse Albion elle-même. Le fisc allemand n’a quant à lui couvert les charges du Reich qu’à hauteur de 14 % durant la guerre50. « Le financement de la guerre et de l’après-guerre s’est, en effet, constitué pour l’essentiel à crédit51 ». Si on inclut l’exercice 1919, on atteindrait semble-t-il un taux de couverture de plus de 28 % par les ressources fiscales des dépenses de l’État intervenues depuis août 191452. Toutes choses égales (les dépenses militaires sont en baisse, mais les charges de la reconstruction entrent pleinement en ligne de compte), il y a donc un certain mouvement vers la rigueur durant la dernière année passée par Klotz aux Finances.
30Dès février 1919, celui-ci prônera une hausse de la pression fiscale comportant un impôt exceptionnel sur le capital. Une violente réaction de la presse et de l’opinion s’ensuivra immédiatement sur le thème « C’est le capital allemand qu’il faut frapper53 ! ». Il est donc conduit à retirer ses projets et son soutien à la proposition faite par Auriol d’une taxation des superbénéfices de guerre.
31Cela étant, le procès de la gestion Klotz a été souvent instruit depuis près de cent ans, mais, compte tenu du refus massif de l’opinion et du Parlement d’un alourdissement substantiel de la fiscalité, était-il possible de faire beaucoup mieux ? Sur ce point, les réquisitoires des procureurs successifs de Klotz paraissent médiocrement convaincants. Il faut songer que sa tâche fut rendue plus ardue et le jugement porté sur son action plus sévère par des illusions sur le retour au régime monétaire ante bellum et sur les vertus de dogmes financiers pourtant plus d’une fois malmenés dans le passé – illusions qui étaient largement partagées, au-delà des plus rigoristes adeptes de l’économie libérale. L’explosion des charges publiques et l’allergie fiscale de larges secteurs de l’opinion, rarement niées, semblent souvent oubliées, à peine ont-elles été évoquées. De même tend-on à s’exagérer la vertu budgétaire des autres belligérants, et beaucoup de contempteurs se réfugient dans la recherche de la quadrature du cercle.
III. L’homme du contrôle budgétaire ?
32Klotz est l’instigateur d’une bonne part des réflexions et des premières mesures quant aux finances publiques sous le poids de la Grande Guerre, agissant notamment en vue du perfectionnement du « contrôle » financier dans une optique de « rationalisation54 ». Il est de fait, dès avant 1914, l’un des quelques hommes politiques « entrepreneurs de réforme » de la sphère des finances publiques aux côtés de quelques hauts fonctionnaires et juristes55. S’affirme ainsi progressivement l’objectif d’un « contrôle de la gestion des administrations56 ». « L’administration des Finances, fragilisée à la veille de 1914, [a été] fortement ébranlée par le conflit mondial57 », mais le souci d’un contrôle financier et budgétaire plus rationnel et efficient, chez certains hommes publics, hauts fonctionnaires et spécialistes, s’inscrit dans le cadre chronologique bien plus large d’un « cycle du contrôle », que l’on peut discerner de 1890 à 1945 environ58. Klotz accompagne et complète ainsi notablement, depuis son origine jusqu’au terme de sa carrière publique, l’action de Caillaux entre 1909 et 1914 en faveur du contrôle du budget59. À ce titre, il introduit un membre de l’Inspection générale des Finances à la tête de son premier cabinet ministériel dès 1910 ; plus significatif encore, dès les années 1911-1913, il assure à « l’Inspection » la place qu’elle aura irrévocablement au cabinet du ministre et dans la haute administration des Finances à partir de son dernier séjour rue de Rivoli60. En 1912, il a institué l’engagement décennal dans la fonction publique à l’Inspection générale des Finances, qu’il maintient encore en juin 1919 malgré de fortes pressions du corps. S’il confie toujours la direction de son cabinet aux Finances à un inspecteur des Finances, il n’est pas le premier à le faire, mais marque un bond de l’emprise de « l’Inspection » sur le cabinet. La politisation de celui-ci est visiblement plus clientéliste qu’idéologique. Interpellé en 1918 à la Chambre sur sa difficulté à obtenir assez tôt les demandes de budgets des divers ministères, Klotz, par une loi du 20 octobre 1919 et un décret du 7 novembre suivant, qui scindent la direction générale de la Comptabilité, crée au ministère des Finances une direction du Budget61. Selon une méthode éprouvée, il a ménagé cette initiative en constituant, le 17 mars 1918, une commission pour la réforme de l’administration centrale des Finances62. Cette nouvelle direction ministérielle a pour visée essentielle de consolider l’autorité budgétaire du ministre des Finances sur ses collègues, et d’affermir le contrôle du Parlement sur la préparation et l’exécution du budget, ainsi que sur l’organisation et le fonctionnement de l’administration. Pour parvenir à cette fin, Klotz a habilement renoncé à en faire une direction générale, ce que le Parlement combattait par principe et souci d’économie (« chapeaux mous » contre « hauts-de-forme »), non sans contradictions, car il se plaignait du manque de moyens des Finances pour assurer le contrôle budgétaire63.
33L’entreprise de Klotz, en ce domaine, était néanmoins plus ancienne et plus ample : le 17 octobre 1917, il a créé la commission Selves, qu’il a effectivement et personnellement installée le 8 décembre suivant. Elle a pour objet « les réformes à apporter dans l’organisation du contrôle de l’exécution du budget ». Son instigateur n’est décidément pas novice en la matière, puisque, dès le 13 novembre 1911, sous le cabinet Caillaux, il avait formé la commission Bloch « en vue d’organiser le contrôle de l’exécution du budget ». Cette première commission « klotzienne » a travaillé jusqu’à l’été 1914, puis de 1919 à 1935… Dès 1917, le Conseil d’État a entrepris l’examen des projets de règlements d’administration publique préparés par elle. Sous le troisième cabinet Briand, le 29 janvier 1913, Klotz avait encore créé la commission Stourm sur le vote du budget et la procédure budgétaire. Son rapport, rédigé par Gaston Jèze et remis le 9 mars 1914, ne sera publié au Journal officiel que le… 27 novembre 1917…, Klotz regnante. Un premier aboutissement de ce cénacle a été le projet de loi Caillaux du 15 janvier 1914, portant organisation du contrôle de l’exécution du budget, voté par la Chambre dès le 31 mars suivant, mais jamais discuté au Sénat64…
34La commission Selves, du nom de son président, Justin de Selves, ancien ministre des Affaires étrangères de Caillaux, comprend des parlementaires, d’anciens hommes politiques, de hauts fonctionnaires et le grand juriste Gaston Jèze65. Sa coloration politique est assez nettement radicale, avec, en outre, deux personnalités bien connues de Klotz : son ami Joseph Reinach et Gaston Thomson, qui, en tant que ministre du Commerce, eut maille à partir, à l’automne 1914, avec le maire d’Amiens66 sur les questions économiques et financières. La faible assiduité des hommes politiques et des directeurs d’administration centrale fait que le travail de cette commission est essentiellement le fait du très petit cercle parisien des spécialistes des finances publiques, inspecteurs des Finances et membres de la Cour des comptes, sans oublier le professeur Jèze67. Pour des raisons de doctrine républicaine et d’efficacité, Klotz souhaite avant tout le renforcement du contrôle parlementaire de l’emploi de l’impôt, préparé et conforté par de meilleurs contrôles « administratif » et « judiciaire68 » par l’Inspection générale des Finances et la Cour des comptes69. La commission Selves se séparera sans publier de rapport général, et est rarement citée dans les années vingt. Elle a tout de même concouru à motiver la création de la direction du Budget, et à inspirer la loi Marin du 10 août 1922 sur le contrôle des dépenses engagées. Ses fruits seront nettement plus visibles dans les réformes financières et comptables des années trente. Indifférente au désastre financier entraîné par la guerre, cette première commission tripartite du xxe siècle (politiques, fonctionnaires et universitaires) a néanmoins, à l’instigation de Klotz, réalisé une réflexion technique et institutionnelle de grande ampleur et de haut niveau70.
IV. Un autre regard ?
35Klotz, sous son meilleur jour, fournit l’exemple d’une compétence technique, d’une expertise économique et financière qui se présente comme au service du progrès et de la justice. Mais l’opportunisme de son comportement et ses faiblesses morales finissent par composer une image brouillée, contemporaine d’une République qui s’est éloignée de son époque pionnière. Il a su parfois défier les conformismes. Ainsi n’a-t-il pas hésité, au début de sa carrière, à s’attaquer au privilège des bouilleurs de cru, position ayant sans doute, il est vrai, une incidence modérée dans son fief électoral, relativement écarté des prolongements picards des coteaux champenois et des vergers normands. Au demeurant, il aura au moins l’occasion de modérer une fois la lutte contre l’alcoolisme : le 23 juin 1916, en sa qualité de président de la commission du budget de la Chambre, il incite Charles Benoist à retirer un amendement en faveur de la suppression définitive du privilège des bouilleurs de cru, car il pense en échange pouvoir réunir une forte majorité pour le suspendre pour la durée de la guerre71 ce qui, d’ailleurs, sera fait, non sans que les mesures antialcooliques des pouvoirs publics aient de douloureuses conséquences pour les finances locales, privées d’une part de leurs droits d’octroi.
36L’homme n’est point non plus dépourvu d’intelligence, d’habileté, ni d’un certain talent d’expression et de justification. Souci de flatter l’opinion – une certaine opinion, le centre ou le marais qui fait les majorités – ou réelle limite personnelle, il lui arrive de proférer de périlleuses assertions ou de pousser celles-ci au-delà du soutenable.
37Les idées ni parfois les initiatives n’ont fait défaut au parlementaire et au ministre Klotz. Pourtant, on ne retire pas de ses propos et de ses actes une vision nette et personnelle de l’État et de la chose publique. Ses vues réellement pénétrantes, ou, du moins, élaborées, concernent essentiellement le secteur, certes considérable, des affaires économiques et financières. Elles s’élèvent rarement à un dessein d’ensemble, d’autant que leur auteur, après les avoir exposées publiquement ou non, manifeste une détermination intermittente et limitée à les faire triompher. La politique de Klotz n’est nullement dépourvue d’intérêt, mais, dans la pratique, elle résiste difficilement à la pente du moment, qu’elle suit éventuellement avec brio et intelligence. Et quand s’ajoutera l’ombre portée d’une triste fin, du reniement consensuel du traité de Versailles, de la vindicte de Caillaux et de la férocité de Clemenceau…
38Il lui a aussi été reproché une certaine froideur vis-à-vis des populations des régions envahies. Manque de sollicitude pour ses compatriotes d’adoption, comme semble épisodiquement l’en soupçonner le maire d’Amiens72 ? Ou bien plutôt conviction, qu’il ne peut partager avec ses collègues picards, champenois ou vosgiens, que la crise générale des finances publiques est inéluctable ? Un choix tranché entre ces deux hypothèses est délicat : elles ne sont d’ailleurs nullement incompatibles, la distance n’excluant pas la lucidité. Klotz, encore ministre, contribuera en tout cas à conforter la conscience aiguë de régions et de populations que leur martyre a été le prix de la victoire. Les conséquences en courront au long du xxe siècle.
39Il y a pourtant un Klotz visiblement résolu à épouser son siècle : celui qui songe à une vaste réorganisation des relations économiques internationales ; celui encore qui préside aux prémices du cadre légal du développement spectaculaire de la houille blanche française ; celui, enfin, dont les propres responsabilités ministérielles à l’égard de la reconstruction commencent à se dessiner en mars 1917 : on a vu les sollicitations que lui adresse Ribot. Il avait lui-même, dès mai 1916, dans une lettre adressée à Briand, en qualité de président des commissions du budget et des dommages de guerre de la Chambre, affirmé la nécessité d’une autorité centralisatrice pour conduire la reconstruction73. La Grande Guerre a été riche en création d’organismes techniques, administratifs et ministériels, qui ont souvent dépéri la paix revenue. Le superministère rêvé par Klotz était-il voué au même sort ? On ne peut l’exclure, mais tant son intitulé que la place qu’il devait tenir dans l’appareil d’État peuvent suggérer que son titulaire potentiel y voyait une innovation durable au profit de l’ensemble du pays. Sans que les termes soient utilisés, on peut relever qu’il y avait là une ébauche de planisme et de politique d’aménagement du territoire. En tout cas, Klotz, redevenu ministre des Finances, dut se contenter à ce chapitre de la présidence d’une « commission d’étude des moyens de crédit pour le relèvement économique des territoires atteints par l’invasion », créée par un décret du 1er octobre 1917 et presque immédiatement marginalisée par l’organisation, dans le cabinet Clemenceau, d’un ministère du Blocus et des Régions libérées qui revint à Lebrun74.
40Critiquable sans doute, l’action politique de Klotz durant la Grande Guerre s’est inscrite dans une marge de manœuvre matérielle et psychologique qui, particulièrement en matière d’innovation et de rigueur fiscales, nous semble avoir été plus étroite que l’on a souvent voulu le croire alors et depuis. Moins justifiables, pour les mêmes raisons, furent sans doute les positions souvent pontifiantes et intransigeantes du député de Montdidier après son départ définitif du gouvernement.
41En acceptant la rue de Rivoli, il ne fit pas le « sacrifice véritable d’un serviteur de l’État » au même titre que son prédécesseur Ribot75. Pour laisser l’image d’un homme d’État, si l’on s’en réfère à un aphorisme du général de Gaulle, il aura manqué à Louis-Lucien Klotz de « prendre des risques ».
Notes de bas de page
1 Nicolas Roussellier, Le Parlement de l’Éloquence. La souveraineté de la délibération au lendemain de la Grande Guerre, Paris, Presses de Sciences-Po, 1997, 300 p.
2 Jean-Michel Guieu, Gagner la paix, 1914-1929, Paris, Le Seuil, 2015, p. 66-67, 178 et 181-182.
3 Louis-Lucien Klotz, De la Guerre à la Paix. Souvenirs et documents, Paris, Payot, 1924, 254 p.
4 Pour de plus amples détails sur Klotz, nous nous permettons de renvoyer à la version éditée de notre thèse, La gauche dans la Somme, 1848-1924, Amiens, Encrage, 2009, 320 p.
5 Archives nationales (A N), 317 AP 130, Papiers Louis Marin, Notes et documents sur la question des réparations.
6 L.-L. Klotz, De la Guerre…, op. cit., p. 9-11. Celle-ci est notamment reconnue par Poincaré : « Ni la Constitution ni la loi n’ont réglé les rapports des pouvoirs publics en temps de guerre. Encore moins ont-elles déterminé les relations de l’Exécutif et du Commandement. », Raymond Poincaré, Au service de la France. Neuf années de souvenirs, t. V : L’Invasion, Paris, Plon, 1928, p. 66.
7 L.-L. Klotz, De la Guerre…, op. cit., p. 16-17, 20, 30-35, 42-63, 85-86, 94-123 et 197-206.
8 Caillaux nous a d’ailleurs laissé une explication du choix de Klotz. Il a écrit qu’il n’en ignorait pas la « médiocrité », mais qu’il n’avait « guère [eu] l’embarras du choix » devant la rareté des compétences financières au Parlement, Joseph Caillaux, Mes Mémoires, t. II : Mes Audaces. Agadir, Paris, Plon, 1943, p. 80. Mais il s’agit là d’un jugement a posteriori, après que Caillaux a nourri plus de vingt ans des griefs personnels contre Klotz.
9 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. I : Le lendemain d’Agadir (1912), 1926, p. 20.
10 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. III : L’Europe sous les armes (1913), 1926, p. 72.
11 L.-L. Klotz, De la Guerre…, op. cit., p. 68.
12 Ou de la Reconstruction économique du pays, selon une lettre de Ribot à Poincaré du 9 septembre 1917, R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. IX : L’année trouble (1917), 1932, p. 277.
13 François Roth, Raymond Poincaré, Paris, Fayard, 2000, p. 349.
14 Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République, 1870-1940, Paris, Le Seuil, 1984, p. 247.
15 F. Roth, Raymond Poincaré, op. cit., p. 354.
16 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. IX, p. 297.
17 F. Roth, Raymond Poincaré, op. cit., p. 80, 85 et 402.
18 F. Roth, Raymond Poincaré, op. cit., p. 310.
19 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. V, p. 266.
20 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. VIII : Verdun (1916), 1931, p. 338.
21 Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Paris, Fayard, 1988, p. 633.
22 Jean Garrigues, « Alexandre Ribot, des principes libéraux au pragmatisme de guerre », et Clotilde Druelle-Korn, « De la pensée à l’action économique : Étienne Clémentel (1864-1936), un ministre visionnaire », Histoire@Politique, nº 16, avril 2012.
23 Toutefois, en sa qualité de ministre des Finances, il a participé, dans les premiers jours de février 1913, à une demi-douzaine de conférences interministérielles qui, sous la présidence de Briand, ont examiné les questions militaires et étudié le relèvement du service armé à trois ans, R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. III, p. 146. Au cours d’un conseil de cabinet, le 27 du même mois, Klotz présente, de concert avec Étienne Clémentel, le ministre de la Guerre, un projet de loi ouvrant un crédit de 500 millions, en vue notamment de renforcer l’artillerie lourde et les places fortes. Ce projet est signé par Poincaré le jour même, R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. III, p. 147.
24 AN, 552 AP 2 1 AU 3 Dr 4, Papiers Vincent Auriol. Les problèmes financiers. Notes et documentation (1915-1920).
25 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. V, p. 405.
26 Jean-Jacques Becker et Serge Berstein, Victoire et frustrations, 1914-1929, Paris, Le Seuil, 1990, p. 84-85.
27 AN, 317 AP 5, Papiers Louis Marin. Dossiers sur les hommes politiques. Dossier Klotz.
28 Le 30 mai 1916, Ribot se plaint ainsi en conseil des ministres que la commission du budget de la Chambre, après avoir réclamé de nouveaux impôts, repousse tous ceux qui lui sont proposés… Le 13 mai, il avait fait approuver en conseil des ministres un doublement des contributions directes, avec une augmentation de 2 à 5 % de l’impôt sur le revenu. Dès le 22 mai, dans une lettre au général Roques, ministre de la Guerre, Klotz y dénonce « une offensive financière », R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. VIII, p. 217, 233 et 249.
29 Section française de l’Internationale ouvrière.
30 A N, 317 AP 5.
31 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. IX, p. 371 et 373.
32 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. X : Victoire et Armistice (1918), 1933, p. 72.
33 J.-B. Duroselle, Clemenceau, op. cit., p. 451 et 589.
34 C’est en tout cas ce qu’a plus tard affirmé Clemenceau, J.-B. Duroselle, Clemenceau, op. cit., p. 830.
35 J.-B. Duroselle, Clemenceau, op. cit., p. 589.
36 Nathalie Carré de Malberg, Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946. Les hommes, le métier, les carrières, Paris, IGPDE/Comité pour l’Histoire économique et financière de la France, 2011, p. 348 [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/95].
37 Base Léonard des Archives nationales comportant les dossiers des membres de l’Ordre national de la Légion d’honneur de 1802 à 1977. Dossier Charles Sergent.
38 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. V, p. 523.
39 Ibid., p. 405.
40 Jean-Jacques Becker et Gerd Krumeich, La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande, Paris, Tallandier, 2008, p. 147.
41 A N, 552 AP 2 1 AU 3 Dr 4.
42 R. Poincaré, Au service…, op. cit., t. VI : Les Tranchées, p. 272-273.
43 Barry Supple : « Économies de guerre », Jay Winter (dir.), Cambridge History. La Première Guerre mondiale, vol. II : États, Paris, Fayard, 2014, p. 364.
44 Thierry, plus rigoureux selon lui que Ribot dans ses intentions, n’a guère fait mieux en pratique.
45 A N, 552 AP 2 1 AU 3 Dr 4.
46 Sur ce sujet, voir la communication de Renaud Bourget dans le même volume.
47 En réponse à une interpellation de Jean Bon, député SFIO de la Seine.
48 A N, 317 AP 5.
49 Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la Science des Finances, cité par Auriol (A N, 552 AP 2 1 AU 3 Dr 4).
50 J.-J. Becker et S.Berstein, Victoire et frustrations…, op cit., p. 82.
51 Olivier Feiertag, « La déroute des monnaies », Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, p. 1174.
52 Philippe Bernard, La fin d’un monde. 1914-1929, Paris, Le Seuil, 1975, p. 39-40.
53 Jean-Denis Bredin, Joseph Caillaux, Paris, Hachette, 1980, p. 239. Il est à noter que, lors du congrès, qu’il tint du 24 au 26 octobre 1918, le Parti radical avait mis l’accent sur la nécessité d’économies budgétaires, Claude Nicolet, Le radicalisme, Paris, PUF, 1957, rééd. 1983, p. 53, mais il n’avait pas poussé la témérité jusqu’à préciser l’ampleur et la nature de ces restrictions et n’en avait guère fait par la suite la promotion.
54 Florence Descamps, « Introduction », L’invention de la gestion des finances publiques. Du contrôle de la dépense à la gestion des services publics (1914-1967), Paris, IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2013, p. 3-5 [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2886].
55 F. Descamps, « Introduction » et « Du contrôle de la dépense à la réforme du système financier. Les ambitions de la Commission Selves (1917-1918). Une commission matrice ? », in L’invention de la gestion…, op. cit., p. 13 et 27 [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2886].
56 F. Descamps, « Introduction », in L’invention de la gestion…, op. cit., p. 6, [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2894].
57 Ibid., p. 9.
58 F. Descamps, « Du contrôle de la dépense à la réforme du système financier. Les ambitions de la Commission Selves (1917-1918). Une commission matrice ? », in L’invention de la gestion…, op. cit., p. 27 et 29 (n8), [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2898].
59 Ibid., p. 30-33, [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2898].
60 Souvenons-nous au passage, au regard de ces quelques années peut-être décisives pour la technocratie économique et financière moderne, que c’est en 1913 que le « technocrate » Caillaux l’emporte sur le « démocrate » Pelletan pour la présidence du Parti radical.
61 N. Carré de Malberg, Le grand état-major financier…, op. cit., p. 106, 163 et 165, 216-217, 233-237 et 244, 336-337.
62 F. Descamps, « Du contrôle de la dépense à la réforme du système financier. Les ambitions de la Commission Selves (1917-1918). Une commission matrice ? », in L’invention de la gestion…, op. cit., p. 41, (nº 84) [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2898].
63 N. Carré de Malberg, Le grand état-major financier…, op. cit., p. 233-237 et 244.
64 F. Descamps, L’invention de la gestion des finances publiques…, op. cit., « Du contrôle… », p. 28-29, et 31-34 [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2898].
65 Ibid., p. 36-40, [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2898].
66 Ibid., p. 36 et 39, et l’ouvrage que nous avons édité : Un édile picard dans la tourmente. Journal de guerre d’Herménégilde Duchaussoy. Amiens, 1914-1919, t. I : 1914-1917, Amiens, Encrage, 2015, 410 p.
67 F. Descamps, L’invention de la gestion des finances publiques…, op. cit., « Du contrôle… », p. 40, [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2898].
68 Nous dirions aujourd’hui « juridictionnel ».
69 F. Descamps, L’invention de la gestion des finances publiques…, op. cit., « Du contrôle… », p. 41, [en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2898].
70 F. Descamps, L’invention de la gestion des finances publiques…, op. cit., « Du contrôle… », p. 61-64, et « Le grand réveil de la Cour des comptes (1914-1941) : du jugement des comptes au contrôle de la gestion des administrations », p. 95 (n8), 97, 115 et 132.
71 AN, 317 AP 5.
72 Il ne serait pas le seul à éprouver ce sentiment sur une attitude qui ne concernerait pas les seuls Picards. Ainsi Louis Marin, se souvenant de la première audition de sinistrés par la commission des dommages de guerre de la Chambre, le 5 février 1916 : « C’était le premier contact avec les sinistrés. Klotz leur a posé des questions insidieuses. » (AN, 317 AP 130). Le point de vue de Marin est toutefois à prendre avec précaution.
73 AN, 317 AP 130. Cette lettre date du 12 mai 1916. Le 16 mai 1916, un décret créait un « comité interministériel pour la reconstitution des régions envahies », présidé par un ministre d’État. Étant donné le faible délai écoulé depuis la lettre de Klotz, on ne peut guère lui attribuer la paternité exclusive de cette idée : celle-ci était dans l’air. Au demeurant, l’organisme en question ne put nullement réaliser l’unité de direction de la reconstruction.
74 AN, 317 AP 130.
75 J. Garrigues : « Alexandre Ribot, des principes libéraux au pragmatisme de guerre », art. cité, p. 6.
Auteur
Agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine, Renaud Quillet, enseigne à l’université de Picardie-Jules-Verne et est chercheur associé au Centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits (CHSSC) de l’université de Picardie-Jules-Verne. Ses travaux portent principalement sur l’histoire politique, culturelle et sociale de la France contemporaine. Il a publié : La Gauche dans la Somme, 1848-1924, Amiens, Encrage, Coll. Hier, 2009 ; Un Édile picard dans la Tourmente. Journal de Guerre d’Herménégilde Duchaussoy. Amiens, 1914-1919, Édition critique, Amiens, Encrage, Coll. Vécus, 2 tomes, 2015 et 2017 ; « Louis-Lucien Klotz et la Reconstruction », journée d’études du Centre d’Histoire des Sociétés de l’université de Picardie-Jules-Verne, « Les reconstructions en Picardie », Bibliothèque municipale d’Amiens, 27 mai 2000, publiée in Anne Duménil et Philippe Nivet (dir.), Les reconstructions en Picardie, Amiens, Encrage, Coll. Hier, 2003, pp. 87-100.
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