Conclusion générale
p. 509-517
Texte intégral
1La Grande Guerre fut le premier conflit dont l’issue dépendit de la mobilisation et de l’expansion de l’industrie, et par conséquent des destructions que celle-ci peut subir. En novembre 1915, Paul Painlevé, tour à tour mathématicien et homme politique, avait souligné à bon droit le lien croissant de cette industrie à la science : « La guerre à mesure qu’elle se prolonge prend de plus en plus le caractère d’une lutte de science et de machines ». Ce colloque a confirmé cette analyse mais permet de l’affiner, de la préciser, voire de la nuancer en portant l’attention sur des domaines que nous pourrions qualifier de « critiques ». Ainsi vient au jour un tableau où prédominent la diversité des expériences, la fragilité des situations et la difficulté des acteurs à inventer des dispositifs adaptés à des défis non seulement extrêmes mais aussi sans cesse renouvelés par l’évolution du conflit et de ses temporalités.
2La question des flux est à cet égard particulièrement révélatrice. Elle livre au regard sinon un paradoxe, du moins une réalité plus complexe que celle retenue dans les chronologies les plus classiques. À les suivre, le conflit se divise en effet en trois temps principaux. Le premier, marqué par la mobilité des combats, s’achève avec l’établissement d’une période de front continu et de guerre de tranchées. Un troisième temps s’ouvre au printemps 1918 avec une nouvelle phase de guerre de mouvement, qui mène à la victoire alliée et à l’armistice du 11 novembre. Le conflit aurait donc été « statique » pendant sa plus grande partie ou du moins marqué par des formes de mobilité très limitées, liées aux avancées de quelques kilomètres tout au plus réalisées au fil de tragiques offensives. Verdun, qualifiée de bataille d’anéantissement, est à cet égard le temps le plus caractéristique de cette guerre qui semble spatialement figée… comme « immobile ».
3Ce front ne peut cependant exister et « tenir » sans qu’un ensemble de flux denses, devant associer réactivité, rapidité et capacité, ne le relie aux multiples formes d’approvisionnement nécessaires et ne permette la circulation des hommes et des informations. Cet enjeu a été mis en lumière de manière nouvelle par le colloque sur deux points principaux : les infrastructures de transport et l’énergie. Les réseaux sont ainsi consubstantiellement intégrés au front dans un ensemble qui relie les combattants à une économie monde, à des ressources lointaines, qui, de proche en proche, en articulant des échelles, mais également des réalités matérielles différentes, font de la fluidité cachée la condition même de la solidité immobile des tranchées. Le camion est sans doute la figure la plus emblématique de ces réseaux. Il est l’un des objets nouveaux qui apparaissent pendant la guerre. Autour de lui se constitue un mythe : « Le camion français a battu le chemin de fer allemand. » Ces mots prêtés à Ludendorff résument une perception entretenue par les industriels. Elle croise celle d’une sorte d’improvisation, qui aurait vu les industriels bousculer le conservatisme de l’Administration. Jean-François Grevet cerne ces reconstructions pour mieux mettre en lumière l’organisation réelle d’un processus industriel inscrit dans la durée. Il voit l’automobile devenir le maillon essentiel autour duquel, sans effacer les autres modes de transport, s’organisent les interfaces entre les unités combattantes et l’arrière. À cette place majeure de l’automobile dans le déroulement de la guerre répond symétriquement, dans une dynamique de co-construction, l’impact du conflit sur l’évolution de cette industrie naissante. Les transports publics sont ainsi marqués par des mutations qui préfigurent pour certaines d’entre elles les transformations de l’entre-deux-guerres (Arnaud Passalacqua).
4À l’autre extrémité de l’échelle, le transport maritime a été particulièrement sollicité. La guerre, loin d’être un stimulant, a considérablement affaibli la flotte marchande. Détruite dans une grande proportion, elle se retrouve dotée après 1918 de navires vieillis. L’expérience de la réquisition générale a constitué l’apprentissage d’une cogestion entre l’État et les armateurs (Marie-Françoise Berneron-Couvenhes). La guerre a posé, dans la souffrance, ce qui peut être considéré comme les premiers jalons de la mise en place d’une économie mixte. Ces tensions se retrouvent pour les ports français, qui, au cours des quatre années du conflit, ont été confrontés à de graves difficultés logistiques, surmontées dans l’improvisation. Malgré leur contribution, la guerre révéla en effet cruellement les carences des infrastructures portuaires, tout particulièrement pour l’évacuation des marchandises par eau et plus encore par rail (Bruno Marnot). Pour ce domaine également, les dynamiques imprévues reliant industries anciennes et nouvelles, imposées par les urgences du conflit, tissent, avec les efforts d’organisation et de rationalisation, des trajectoires qui n’avaient pas été anticipées. Ainsi, à partir de 1917, c’est sous le double effet de la guerre sous-marine à outrance déclenchée par l’Allemagne et des efforts d’Albert Claveille que la pression s’atténua sur les ports, la montée en puissance de l’outillage et des niveaux de productivité permettant aux ports de contribuer de manière plus efficace à l’effort de guerre. Les industries de matériel de transport sont également impactées mais de manière très différente. La capacité de production française de matériel ferroviaire est ainsi brutalement réduite, 40 % des usines du secteur se retrouvant en zone occupée par les Allemands après 1914 (Anne Callite). La plupart des usines sont mises en sommeil, tandis que d’autres connaissent une grande activité. La plupart seront pillées par les Allemands puis détruites. L’impact de la guerre est très différent pour l’industrie aéronautique, qui n’existait pratiquement pas avant la guerre. L’étude des relations entre la France et son allié russe en ce domaine de « haute technologie » reflète la même difficulté à gérer tout à la fois les contraintes de guerre et les incertitudes aussi bien industrielles que politiques. La position française apparaît ainsi bien moins solide qu’un premier regard ne pouvait le laisser penser (Pierre Grasser). Entre l’évolution rapide des technologies pendant la guerre, les énormes difficultés logistiques et les incertitudes politiques, la relation franco-russe est marquée dans ce domaine par une grande instabilité. D’atout commercial, la Russie devient au fil du temps un poids, toujours plus coûteux, à l’heure où la France doit équiper d’autres alliés en avions.
5L’énergie, mal prise en compte au début du conflit, devient un enjeu majeur à mesure que la guerre perdure. La maîtrise des approvisionnements est en effet essentielle dans le contexte tant d’une dépendance croissante au pétrole que d’un poids considérable du charbon, alors que les ressources nationales sont devenues inaccessibles. La crise du charbon met en péril le fonctionnement des industries et débouche sur une économie de pénurie. L’approvisionnement de l’industrie en charbon, estime Pierre Chancerel, n’en a pas moins été une composante à part entière de la mobilisation de l’appareil industriel français en raison des choix d’allocation de charbon faits par l’État mais également grâce aux nouvelles formes de coopération que celui-ci sut établir avec les industriels. L’histoire de l’industrie pétrolière pendant la Première Guerre mondiale est à l’image de bien des activités économiques entre 1914 et 1918 : une certaine impréparation, une improvisation quelquefois réussie, des moments de grande tension, des résultats porteurs de leçons pour l’avenir. La prise de conscience de l’absolue nécessité d’une politique pétrolière basée sur une certaine autonomie (pour ne pas parler d’un objectif d’indépendance nationale) est apparue en plein jour. Comme le souligne Alain Beltran, la Première Guerre mondiale constitue une rupture majeure marquée par le début d’une politique de long terme et d’une intervention de plus en visible de l’État dans le secteur énergétique.
6Le savoir apparaît comme une ressource non pas « nouvelle » mais sans doute mieux prise en compte de manière organisée et explicite pendant la Première Guerre mondiale. L’expertise est ainsi mobilisée par l’État pour de multiples domaines et selon des modalités qui redéfinissent le rôle des structures en place. L’articulation entre cette expertise et les négociations internationales est éclairée spécifiquement par Françoise Berger et Jean-Philippe Dumas. Le blocus, bien qu’il soit géré par de multiples institutions, est très largement pris en charge par des organismes relevant du ministère des Affaires étrangères et travaillant en coordination avec le système interallié. Quelques institutions relevant du cabinet du ministère de la Guerre, de la présidence du Conseil ou de statut interministériel interviennent également, sans remettre en cause cependant le rôle central du Quai d’Orsay (Françoise Berger). L’exemple du Bureau d’études économiques, analysé par Jean-Philippe Dumas, articule de manière complémentaire les questions de l’expertise et de la diplomatie. Placé auprès de la présidence du Conseil, il avait une mission prospective et ses membres, s’ils étaient principalement des fonctionnaires, ambitionnaient néanmoins d’influencer l’action politique. Ils élaborent ainsi une série de résolutions pour la conférence de Paris et contribuent de la sorte à faire de l’économie l’un des enjeux majeurs de la paix, la France ne renonçant pas au principe du contrôle de l’économie des vaincus. Le savoir scientifique et le rôle des « savants » sont l’autre facette de cette mobilisation des savoirs abordée dans le volume.
7Au cœur du dispositif, la « politique des inventions intéressant la défense nationale », analysée par Anne-Laure Anizan, fut rapidement chargée de répondre aux besoins d’innovation formulés par l’armée ou la marine de guerre. Cette première expérience de convergence plus structurée entre sciences et armement ne se fit pas sans tensions car elle impliquait d’accorder aux civils une place dans l’élaboration de la défense. L’État prit résolument en main ce domaine alors même que les entreprises n’étaient pas en mesure de le faire. L’Académie des sciences souhaita également mobiliser plus directement ses compétences en contribuant au développement de procédés ou de technologies susceptibles de donner à la France un avantage dans son combat contre le Reich. Ces tentatives ne reçurent, en dépit des responsabilités ministérielles d’un académicien, Paul Painlevé, qu’un accueil poli (Pascal Griset). Les scientifiques avaient pourtant espéré que des moyens nouveaux accordés dans le cadre des exigences de la guerre leur permettraient, au-delà des objectifs directement utilitaires, de construire de nouveaux savoirs. Ces tensions se retrouvent entre belligérants mais également entre alliés à propos de la propriété industrielle analysée par Gabriel Galvez-Behar. Les brevets, tout à la fois comme but de guerre et comme instruments de la mobilisation industrielle, sont gérés de manière différente selon les pratiques nationales antérieures à la guerre. Les Alliés eurent ainsi des stratégies différentes, difficilement harmonisées lors de la négociation du traité de paix. Il en résulta que le traité de Versailles entérina les expropriations des brevets allemands déjà réalisées sans aller concrètement au-delà de cette mesure. Les « savants » s’engagent dans la Grande Guerre de manières très diverses mais leur présence sur le front ne doit pas être minimisée. L’exemple de Charles Nordmann le met en évidence (David Aubin). Ils se battent et souffrent comme la majorité de leurs compatriotes. Leur rôle d’expert, s’il s’inscrit dans les institutions spécifiques dont ils font partie, peut également croiser leur statut de combattant, comme le démontre l’action de ce jeune mathématicien. Sa trajectoire personnelle est éclairante et montre bien comment les différents rôles du savant (le combattant, l’expert technique, l’organisateur et l’intellectuel) se complètent, se renforcent mutuellement, et font en sorte que les scientifiques sortent de la guerre avec le sentiment d’avoir contribué de manière significative à la victoire.
8Si la guerre entraîne indéniablement des ruptures majeures dans l’activité de ces divers secteurs, ce sont plus les constats s’inscrivant dans la longue durée, entre continuités et inflexions durables, qui apparaissent comme significatifs pour éclairer l’histoire de l’industrie française. Pour la recherche par exemple, une administration spécifique et des modes de financement nouveaux se mettront progressivement en place. L’Académie des sciences se trouvera progressivement marginalisée dans ce processus qui mènera, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, à la création du CNRS. On constate également que l’après-guerre est présente dans les esprits de manière très précoce au cours du conflit. Loin d’être un lieu de partage de secrets entre amis ou une science ouverte, la science de guerre était une activité orientée non seulement vers la résolution de problèmes militaires mais encore vers la mise en place de l’ordre économique à venir. Les réseaux établis reflètent également cette inscription de la guerre dans une évolution à plus long terme, tout en mettant en lumière des processus qui amorceront, avec une lente concrétisation, l’émergence d’une économie mixte dans les domaines des transports et de l’énergie.
9Cette tension entre deux horizons – celui de l’urgence pour trouver les solutions du présent et celui des visées d’avenir – imprègne de façon plus générale tous les acteurs qui mettent spécifiquement l’industrie en état de combattre.
10Ce sont pour partie des acteurs nationaux. Soucieux d’assurer le maintien des importations, préoccupés par les remous possibles au sein de la société, aiguillonnés par le Parlement, différents ministères parviennent à se mettre en ordre de marche et à établir avec les entreprises ou leurs organisations professionnelles une nouvelle répartition des rôles et un dialogue régulier. Après des difficultés initiales, le ministère de la Guerre et une nouvelle administration chargée spécifiquement de l’armement assurent une réponse plus efficace aux besoins expansifs des militaires et sont à partir de novembre 1915 dans une dynamique innovante (Alex Bostrom). Avec Albert Thomas et Louis Loucheur, entre lesquels il y a moins de différences qu’on ne l’a cru, s’opèrent conjointement une expansion rationalisée des usines de guerre, une concertation avec leurs syndicats ouvriers et une perpétuelle négociation à l’étranger pour trouver des approvisionnements en tout genre (Patrick Fridenson). La place des innovations techniques fait l’objet de vifs débats. L’Armement accorde la priorité à l’accélération de la production de guerre, et ses relations initiales avec la direction des Inventions placée sous l’égide du ministère de l’Instruction publique ne sont pas aisées, jusqu’à ce que l’Armement puis la Guerre en obtiennent la tutelle et en assurent l’expérimentation (Anne-Laure Anizan et Gabriel Galvez-Behar). Dans cet ensemble, les arsenaux ont perdu leur quasi-monopole, mais les tentatives de rationalisation dont leur croissance fait l’objet mettent sous tension le dialogue social avec leur personnel qualifié, tandis que la création ex nihilo d’un arsenal à Roanne exprime un volontarisme industriel d’État qui n’est pas couronné de succès (Patrick Mortal). Le ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes animé par Étienne Clémentel connaît une expansion qui le met à même d’orienter les entreprises qui ne travaillent pas directement pour la guerre, de les inciter à la coopération et d’être au premier rang des négociations avec les Alliés. Le ministère réunit dans divers cadres les firmes en vue de préparer la fin du conflit et le retour à la concurrence internationale (Clotilde Druelle-Korn). Des syndicats patronaux nationaux anciens ou récents se muent en interlocuteurs et même en partenaires de l’État. Il en va ainsi, comme on le savait, du Comité des forges. Mais d’autres interlocuteurs de poids sont mis en évidence : l’Union des industries métallurgiques et minières qui, tout en ayant sans cesse à arbitrer en son sein, gagne dans la guerre ses galons d’interlocuteur central des relations sociales et perd ses attributions économiques (Danièle Fraboulet) ou encore le Syndicat général des produits chimiques (Erik Langlinay), qui de ce fait peut s’élargir après guerre en cofondant l’Union des industries chimiques en 1921. Cependant, l’unité n’est pas la règle. Dans l’automobile, il reste toujours deux syndicats patronaux concurrents, mais d’une part l’État s’en accommode et d’autre part ceux-ci se donnent début 1918 un porte-parole : la Fédération nationale de l’automobile, de l’aéronautique, du cycle et des sports (Jean-François Grevet). Ce compagnonnage circonstanciel État-syndicats crée une partie des conditions qui permettent en 1919 à la France, quelque vingt ans après l’Allemagne, de se doter d’une organisation patronale faîtière, la Confédération générale de la production française, dirigée par l’industrie lourde, et la même année de contribuer à la fondation de la Chambre de commerce internationale, dont le siège est à Paris.
11Mais les acteurs de l’armement et de la chimie de guerre opèrent aussi à d’autres échelles : la ville chef-lieu de département (Jean-Charles Guillaume), le territoire régional (Yves Bouvier) ou celui de la globalisation contrariée par la guerre mondiale, comme Saint-Gobain (Jean-Pierre Daviet) et la firme belge Solvay (Kenneth Bertrams).
12Si ces industries de guerre ont assuré la part française de la victoire des Alliés, avec dans certains cas comme Schneider « un poids croissant et décisif dans l’équipement des armées alliées » (Jean-Philippe Passaqui), leur bilan économique, dont l’étude est désormais alimentée par l’accès généralisé aux archives des marchés de guerre et de l’impôt sur les bénéfices de guerre, apparaît contrasté. Il y a des branches comme l’aluminium où il est carrément négatif (Philippe Mioche), d’autres où il est relativement stable comme le verre, où, du reste, des innovations américaines mettent du temps à s’implanter (Jean-Pierre Daviet), d’autres où le coup de fouet de la guerre ne sera pas suivi d’un développement soutenu, comme la machine-outil à la Guilliet (Jean-Charles Guilllaume), d’autres, comme la fabrication de matériels militaires, où l’efficacité vient des multiples compétences accessibles en interne, ce qui permet à Schneider d’échapper en grande partie à la prise de contrôle de l’économie visée par les ministères et les militaires, mais où la sortie de guerre est placée sous le signe de l’usure de l’outillage construit dans l’urgence et d’une nouvelle géographie industrielle qui diffère de celle envisagée avant-guerre (Jean-Philipe Passaqui). Il y en a d’autres où les entreprises engrangent les profits pour investir et peuvent surmonter la reconversion de la guerre à la paix (automobile), d’autres enfin où la guerre permet un rattrapage partiel par rapport à l’étranger, comme la chimie (Erik Langlinay, Jean-Pierre Daviet). La présence de la science s’est affermie et celle des ingénieurs est appelée à s’étendre (Jean-Pierre Daviet). Enfin, des industries nouvelles sont apparues comme stratégiques, ainsi le pétrole ou l’azote, ce qui peut impliquer, à l’avenir, un engagement de l’État.
13Encore faut-il pouvoir vivre. Faire face aux difficultés d’approvisionnement et aux pénuries de main-d’œuvre est le lot commun des entreprises, des municipalités et de l’État. Approvisionner, tenir, réagir est la ligne directrice en matière d’alimentation, d’habillement, de communication et de logistique. L’existence d’une zone occupée par les Allemands complique encore l’exercice. L’État est de nouveau convoqué, à la fois pour assurer la vie quotidienne des soldats et la liaison avec leurs familles, pour aider les civils à vivre, ce qui l’amène in fine dans les deux cas à créer une industrie nationale de la chaussure et pour veiller à la santé de la population. Il tient aussi les liens avec les colonies et l’Empire, qu’ont récemment étudiés d’autres publications du centenaire.
14Comme pour les industries de guerre, les trajectoires de ces industries du quotidien sont très différenciées.
15Le papier vit une période difficile, mais assure le maintien de la correspondance, de la presse et de l’édition (Louis André). D’autres publications montrent que l’État s’adapte à la guerre pour le colis postal et poursuit un développement inégal du téléphone.
16En revanche, les industries alimentaires, jusque-là fort concurrencées, profitent de la période pour mener une reconquête des marchés des pays alliés et même d’une partie du marché intérieur et connaissent une période prospère jusqu’en 1917, que le temps final de rationnement et de taxes n’efface pas. Ainsi se réalisent une modernisation de l’outil de production et une orientation vers un marché de masse (Pierre-Antoine Dessaux). De même, l’industrie des boissons alcoolisées se porte bien, au front comme à l’arrière, mais ses deux syndicats patronaux ont fort à faire face aux réticences des militaires et d’une partie de l’opinion (Stéphane Le Bras). Cette force de l’alimentaire est une clé de la résilience de la population française et de la stabilité politique de la France.
17L’industrie textile, elle aussi, parvient à trouver un nouvel équilibre. Les centres de laine cardée, libérés de la concurrence du Nord et de l’Est, connaissent des années très profitables mais à la fin leur rentabilité diminue à cause de la réduction des prix accordés par l’Intendance et de l’alourdissement des coûts de production (Jean-Claude Daumas). Mais le Nord n’est pas hors-jeu. La place de Lille-Roubaix-Tourcoing (avec sa forte spécialisation lin-coton) réussit une délocalisation vers la zone non occupée grâce aux capitaux des multinationales nordistes du textile. Avec le soutien de l’État, elle participe activement à l’effort de guerre en se déplaçant vers des installations hétérogènes et en en tirant les bénéfices de guerre correspondants (Jean-Luc Mastin).
18Les résultats de ces industries du quotidien marquent fortement l’imaginaire social, avec un recours intense à la publicité, et sont influencés par lui.
19C’est dans cette même perspective que notre ouvrage se conclut sur le projet d’une fausse Ville lumière à Paris, confié par le général Louis Baquet, qui avait été le premier directeur de l’Artillerie (avant Albert Thomas), à l’électricien décorateur Fernand Jacopozzi pour déjouer les bombardements allemands. S’il ne se réalise finalement pas, il s’appuie sur le passage du pinceau à l’ampoule, de la peinture à l’électricité (Stéphanie Le Gallic). Cette expérience débouche ainsi sur une nouvelle étape de l’animation lumineuse de l’urbain dans la France revenue à la croissance civile des années 1920, aiguillonnée par la concurrence de la société Claude, Paz et Silva, et sur les célèbres illuminations des grandes cités mondiales.
20Sans dissimuler les difficultés de chaque jour, mais en n’évoquant pas les autres héritages de la guerre comme l’inflation ou les tensions entre réforme et révolution qui ont été traités dans d’autres publications, le présent livre montre les nouvelles articulations dont la guerre a été le lieu en France entre science, politique, économie et société ainsi qu’entre public et privé. Si ces évolutions sont communes aux pays belligérants, le modèle français se distingue de celui des autres Alliés comme de celui de l’Allemagne par son pluralisme. Ni les militaires ni les ministères ne pilotent tout. D’une part les négociations avec les Alliés prennent une place croissante. D’autre part, à l’intérieur, sur « l’autre front » l’État partage ses responsabilités avec les industriels, le Parlement et les militaires. Il négocie et il impulse. Il cherche à modérer les tensions sociales ou à les déminer. Le présent livre cerne ainsi les relations internationales, nationales et régionales entre industriels, administrations et militaires avec leur lot d’innovations, de reconfigurations, de bricolages tant dans la production que dans les échanges et les lieux de décision. Il permet aussi d’interroger la place de ce moment particulier dans l’histoire industrielle du pays au siècle dernier et d’en saisir la complexité. Il souligne enfin comment les différents territoires de la France ont été affectés par les destructions, les reconversions et les nouvelles spécialisations. Il apporte ainsi des thématiques essentielles pour comprendre comment le conflit a ébranlé une économie globale intégrée, comment les entreprises ont répondu à des changements soudains et dramatiques dans l’environnement géopolitique et comment une guerre mondiale mobilisant science, organisation, industrie et commerce mais multipliant les pertes et les destructions a durablement contribué à la réorientation de l’Europe.
Auteurs
Ancien élève de l’École normale supérieure, Patrick Fridenson est directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef de la revue Entreprises et Histoire. Depuis son Histoire des usines Renault, t. i, et le volume qu’il a dirigé ensuite 1914-1918 : l’autre front, version revue et augmentée : The French Home Front, 1914-1918 parue en 1992, il s’intéresse à l’histoire de l’industrie de 1914 à 1918. Il est membre du Comité d’histoire économique et financière de la France. Il a récemment publié Reimagining Business History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2013 (en collaboration avec Philip Scranton) et en codirection avec Florence Hachez-Leroy L’aluminium, matière à création xxe-xxie siècles, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2017.
Pascal Griset est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne où il anime le Centre de Recherches en Histoire de l’innovation. Il dirige depuis 2014 l’Institut des sciences de la communication (CNRS/Université Paris-Sorbonne/UPMC). Il a co-écrit avec Florence Greffe Une compagnie en son siècle. 350 ans de l’Académie des sciences, Paris, Le Cherche-midi, 2015 et avec Jean-François Picard L’atome et le vivant. Histoire d’une recherche issue du nucléaire, Paris, Le Cherche-midi, 2015, ainsi que l’ouvrage Au cœur du vivant. 50 ans de l’Inserm, Paris, Le Cherche-midi, 2014.
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