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Table ronde

p. 377-400

Note de l’éditeur

Le maintien du style oral de la table ronde a été conservé tant dans la version papier (PDF) que dans cette version numérique publiée en 2017, qui est le reflet exact de cet ouvrage paru en 2007 dans la collection Histoire économique et financière de la France.


Texte intégral

1Vous connaissez nos amis autour de la table, je vais donc être assez bref pour les présentations. Je propose que chacun de vous trois fasse une intervention liminaire qui ne soit pas trop longue, huit à dix minutes maximum et, peut-être, puisque le colloque porte sur la relance des années 1980, de voir dans quelle mesure ce qui s’est passé alors conditionne de votre point de vue et projette à la fois des lumières et des questionnements sur ce que nous vivons aujourd’hui en Europe. Il est en effet intéressant de parler d’aujourd’hui et de demain. Vous avez en face de vous d’éminentes personnalités qui ont travaillé à la fois sur des questions monétaires et financières et sur des questions d’économie réelle. Je pense qu’il faudra faire attention à ne pas parler uniquement de la finance et à ne pas oublier l’économie réelle. La complémentarité des intervenants sera tout à fait adéquate pour travailler à l’articulation du domaine financier et de l’économie réelle.

2Nous allons commencer avec Philippe Maystadt qui a été, cela n’engage que moi, un remarquable ministre des Finances de la Belgique. Il est, depuis 2000, président de la Banque Européenne d’Investissement (BEI).

 

Philippe Maystadt

3Merci Monsieur le président. Puisque vous avez lancé le débat dans ces termes, je ne vais pas résister à la tentation de suivre l’exemple du professeur Cassis et de commencer par vous lire une citation.

« Que l’on rende responsable la crise économique, la politique monétaire ou l’élargissement, force est de constater que la vie communautaire est empoisonnée par la question de la contribution britannique, que les ressources financières deviennent insuffisantes, que les politiques communes ne progressent guère. Les difficultés internes plus que les pressions extérieures incitent la communauté à trouver un nouveau souffle, d’autant plus qu’aux difficultés d’ordre économique s’ajoute le problème du fonctionnement des institutions, créées pour six et aujourd’hui menacées de paralysie. »

4J’avoue que lorsque j’ai lu ce texte il y a quelques mois, je croyais que c’était un commentaire sur la situation actuelle. En fait, il s’agit d’un extrait d’un ouvrage du professeur Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne. Elle a sûrement déjà reconnu son texte. C’est le début de votre chapitre, Madame, intitulé « La relance des années 1980 ». Je trouve que ce texte est assez intéressant et il nous amène en effet à faire cette démarche que nous propose Christian de Boissieu.

5Je vais simplement livrer quelques réflexions sur la base de mon expérience assez limitée. Je n’ai qu’une vision partielle de ce qui s’est passé dans les années 1980, d’abord comme ministre des Affaires économiques et ensuite comme ministre des Finances. Un certain nombre de caractéristiques de l’époque m’ont frappé et peuvent être utiles pour nourrir la réflexion aujourd’hui. En respectant le temps imparti, j’évoquerai rapidement cinq caractéristiques de cette période.

Première caractéristique

6Au cours de nos débats, nous avions à ce moment une vision claire de l’objectif : on parlait de Marché unique, de monnaie unique. On pouvait voir à peu près de quoi il s’agissait. Les citoyens comprenaient. Aujourd’hui, on parle de stratégie de Lisbonne. Le citoyen ordinaire n’a aucune idée de ce qu’est la stratégie de Lisbonne. Je dirais même que ce n’est pas évident au niveau des responsables politiques.

7Je vais vous raconter une anecdote. Comme président de la Banque européenne d’investissement, je participe encore à toutes les réunions du conseil Écofin, cette fois davantage dans une position d’observateur. J’ai été très frappé par un débat organisé par la présidence néerlandaise. Le président, Monsieur Zalm, qui aime bien les discussions libres, a lancé un débat lors du déjeuner au sujet de la stratégie de Lisbonne. Les réactions étaient tout à fait intéressantes à observer car tout à fait impromptues. Personne ne disposait de papiers préparés par les conseillers. De ce fait, les ministres réagissaient spontanément. Pour l’un d’entre eux manifestement, la stratégie de Lisbonne consistait à investir davantage dans la recherche et l’innovation. Il a donc parlé de dépenses de recherche et développement, de venture capital, etc. Pour un autre, la stratégie de Lisbonne reposait sur des réformes structurelles, précisément des réformes visant à flexibiliser le marché du travail. Pour un troisième, elle se résumait à achever le marché intérieur : les obstacles qui subsistaient dans certains domaines, comme les transports, les assurances ou les services financiers, ont donc été évoqués.

8J’ai été frappé de constater que nous n’avons pas de vision claire de l’objectif. Peut-être faudrait-il, à cet égard, faire des efforts, ne fût-ce que de terminologie ? Je pense que l’on pourrait trouver un meilleur terme que celui de stratégie de Lisbonne.

Deuxième caractéristique

9Il y avait, manifestement, dans la tête de plusieurs responsables, en premier lieu de Jacques Delors, une volonté pédagogique. On expliquait quels étaient les avantages attendus de la monnaie unique avant de souligner les difficultés techniques. Relisez des documents de l’époque, on parle d’abord des avantages. Un certain nombre d’entre nous ont passé beaucoup de temps à faire de la pédagogie. Je faisais au moins deux conférences par semaine sur les avantages attendus de l’unification monétaire. Je pense que nous n’arriverons pas à faire les réformes nécessaires si nous n’expliquons pas aux citoyens à quoi elles servent. Comment voulez-vous que les citoyens acceptent un certain nombre de réformes que nous pensons nécessaires, s’ils n’ont aucune idée des avantages et bénéfices qu’elles peuvent apporter ?

Troisième caractéristique

10Il y a eu la volonté délibérée d’inclure ce que nous appelons aujourd’hui les stake holders, c’est-à-dire ceux qui ont un intérêt direct. Je pense que c’était un trait de génie de Jacques Delors. Dans le comité qui a préparé le rapport Delors, il y avait non seulement les trois experts, dont Monsieur Lamfalussy, mais également les gouverneurs des banques centrales. Je me souviens qu’à l’époque, certains avaient émis des doutes sur l’opportunité du choix de Jacques Delors, disant que cela allait compliquer les choses. Je pense qu’il avait tout à fait raison. Il était évident que la plupart des gouverneurs des banques centrales n’allaient pas être spontanément des partisans de la monnaie unique, puisqu’ils se rendaient bien compte que, d’une certaine manière, cela allait leur faire perdre une partie de ce qu’ils croyaient être encore leurs pouvoirs. Les plus lucides d’entre eux savaient qu’une banque centrale européenne était un moyen de récupérer collectivement un pouvoir qu’ils avaient largement perdu à titre individuel, mais il y avait des résistances.

11Je pense que Jacques Delors a très bien fait de les associer dès le départ, de même qu’il a beaucoup travaillé avec les grandes entreprises parce qu’elles étaient naturellement les plus intéressées à la monnaie unique. Ce sont elles qui faisaient la plus grande part du commerce intracommunautaire. Monsieur Moulin nous a rappelés ce matin le rôle qu’a joué l’Association pour l’Union Monétaire de l’Europe (AUME) et ses différentes interventions. On ne sait pas très bien si c’était l’AUME qui convainquait la Commission de prendre telle ou telle position ou si c’était la Commission qui demandait le soutien de l’AUME. Toujours est-il que le choix clair fait par l’AUME en faveur de la monnaie unique, à un moment clé où l’idée de la hard currency lancée par les Britanniques rencontrait un certain écho sur le continent, a été utile. Nous évoquions ce matin la date butoir pour le passage à la monnaie unique. Je ne sais pas non plus qui a influencé qui, mais nous n’avions pas réussi à l’obtenir, y compris lors du dernier conseil Écofin avant Maastricht. Je me souviens avoir eu à l’époque un contact avec Étienne Davignon pour lui faire part de cette difficulté, car nous étions quelques-uns à penser, Pierre Bérégovoy le premier, qu’il était important d’avoir une date pour le passage à l’Union monétaire. Il est vrai que les déclarations faites notamment par Messieurs Agnelli, Ortoli et Davignon ont été utiles dans la dernière ligne droite pour Maastricht. Je pense que nous avons intérêt à associer les personnes directement concernées et intéressées.

Quatrième caractéristique

12Elle est typique de la méthode Delors : les démarches en étapes, en faisant en sorte que chaque étape rende l’étape suivante plus nécessaire. C’était très habile.

13La première étape proposée par le rapport Delors paraissait très innocente. Elle stipulait de faire entrer les monnaies qui n’y étaient pas encore dans le Système monétaire européen. Comme par hasard, on suggérait que cette première étape commence le 1er juillet 1990, date d’entrée en vigueur de la libre circulation des capitaux. Comme le professeur Cassis nous l’a rappelé, nous étions à une époque de pleine explosion des mouvements de capitaux. Je dis que ce n’était pas innocent car un certain nombre d’experts savait qu’à partir du moment où l’on aurait la liberté totale des mouvements de capitaux, cela allait renforcer la demande pour une harmonisation des politiques monétaires. Cette harmonisation poussée, jusqu’à un certain point, pouvait aboutir à une politique monétaire unique. C’était la deuxième étape, présentée gentiment comme une phase de transition mais qui était tout à fait essentielle. Monsieur Lamfalussy, qui a joué un rôle clé à l’époque, pourrait en parler davantage. Je pense que cette idée de démarche en étapes était tout à fait utile.

Cinquième caractéristique

14C’est peut-être la plus délicate et je ne voudrais pas être mal compris. Je vous livre une leçon de cette période : il ne faut pas vouloir courir tous les lièvres à la fois. Quand on a des objectifs prioritaires, on doit s’y concentrer ; on oublie parfois qu’à la même époque la Commission a reporté l’élargissement. Ainsi, on a dit à la Turquie qu’elle devrait attendre, mais également aux Autrichiens. C’est la Commission qui a convaincu le Conseil de différer l’élargissement à l’Autriche. Pourquoi ? Parce qu’on ne voulait pas s’écarter de la mise en œuvre des objectifs principaux. Aujourd’hui c’est l’inverse, c’est la Commission qui pousse à l’élargissement. Elle a déjà préparé l’ouverture de négociations au-delà de la Croatie avec d’autres pays des Balkans occidentaux. Je dis : attention à vouloir courir trop de lièvres à la fois… Si je peux parler tout à fait librement, quand j’entends la Commission proposer d’intervenir pour régler le problème des banlieues françaises, j’ai un peu peur. N’est-ce pas une certaine forme de dispersion ? Se concentre-t-on suffisamment sur les grands objectifs prioritaires ? Je m’arrête ici, j’ai peut-être déjà été impertinent.

 

Christian de Boissieu

15Merci beaucoup Philippe Maystadt. Vous aurez l’occasion dans le débat de revenir sur certains des points que vous avez évoqués. Nous enchaînons avec Alexandre Lamfalussy, qu’il n’est pas besoin de présenter : grand économiste belge, grand banquier commercial et président de l’Institut Monétaire Européen (IME) qui a préparé l’arrivée de la Banque centrale européenne. La Belgique est très bien représentée autour de la table, ce qui est sympathique. Vous restez totalement investi dans les questions économiques. Nous nous sommes retrouvés il y a un an en Belgique, pour fêter et pour nous souvenir de Léon Dupriez.

 

Alexandre Lamfalussy

16Je ne peux pas égaler le feu d’artifice de Philippe Maystadt. Je vais faire de mon mieux et vous présenter quelques observations tirées de mon expérience des années 1980 en débordant sur les années 1990. Pour situer mon expérience, je citerais ce que vous n’avez pas cité. Pendant la période des années 1980, j’étais d’abord conseiller économique puis directeur général de la Banque des Règlements Internationaux (BRI), jusqu’en 1993, quand j’ai été « kidnappé » pour être nommé à Francfort président de l’Institut monétaire européen.

17Pour vous permettre de situer l’origine de mon expérience, je vous rappelle que pendant cette période j’ai été d’abord le conseiller économique et ensuite le directeur général de la BRI à Bâle – une institution qui n’avait aucun lien « constitutionnel » avec la CEE et qui, par surcroît, était située dans un pays qui n’en faisait pas partie. Elle était cependant la banque des banques centrales des pays développés et, surtout, des banques centrales européennes – ses principaux actionnaires, ce qui me donnait l’occasion de vivre de près, comme banquier, les turbulences qui accompagnaient la vie du « serpent » et du SME. Elle était aussi, assez bizarrement, une sorte de fournisseur de services pour le compte du Comité des gouverneurs des banques centrales des États membres de la CEE, qui avait choisi de siéger dès sa fondation en 1964 à la BRI, et dont le secrétariat était assumé par les cadres de la Banque. Enfin, suprême bizarrerie, le comité Delors (dont j’étais membre) a tenu la quasi-totalité de ses réunions à la BRI, avec comme rapporteurs Gunter Baer, haut fonctionnaire à l’époque du département monétaire et économique de la BRI, et Tommaso Padoa-Schioppa, un des dirigeants de la Banca d’Italia.

18Vu de Sirius, on pourrait difficilement imaginer des arrangements aussi étranges, dignes des meilleurs compromis à la belge, peu propices, à première vue, à contribuer à l’organisation d’une marche rationnelle vers l’UEM. Et pourtant, je pense, rétrospectivement, que ces arrangements ont joué un rôle fort utile dans le succès final de la relance du projet de l’UEM. Ils ont été un peu le résultat du hasard, encouragé par la bonne volonté et l’imagination de pas mal de banquiers centraux, dont mes prédécesseurs à la BRI, mais ils doivent beaucoup, surtout dans la phase finale, à la très grande intelligence politique et à la capacité manœuvrière de Jacques Delors.

19Au plan des idées, avant et pendant l’élaboration du plan Werner, le débat au sujet de la stratégie à suivre pour la réalisation de l’UEM opposait les « monétaristes » aux « économistes » ou, plus exactement ceux qui favorisaient la mise en place prioritaire des institutions nécessaires au fonctionnement d’une union monétaire par opposition à ceux qui demandaient au préalable la réalisation d’une convergence « réelle » des économies et la coordination des politiques économiques. Ces débats ont continué, de manière plus ou moins explicite, pendant toute la période sous examen.

20Au plan de l’environnement économique, les années 1970 et 1980 ont été caractérisées par le flottement – et les fortes fluctuations – des cours de change au niveau mondial, agrémentés par des chocs pétroliers, des crises financières, des développements inflationnistes et des réactions contrastées des politiques macroéconomiques conduites par les États européens. Cet environnement rendait singulièrement difficile l’établissement d’un consensus sur les modalités de réalisation de l’UEM, alors même que les progrès significatifs de l’intégration économique à l’intérieur de l’Europe rappelaient avec une intensité croissante la nécessité de stabiliser les cours de change intra-européens, voire de mettre en place une véritable union monétaire.

21Toutes les tentatives de coopération monétaire européenne – à commencer par les tribulations et mutations du « serpent » pendant les années 1970, pour être suivie par la création du SME – furent motivées par la recherche d’un compromis entre ces tendances conflictuelles. Pour certains Européens, ces systèmes de change fixe mais ajustable étaient simplement censés atténuer les effets perturbateurs, sur les pays européens, des mouvements du dollar qui échappaient à leur maîtrise ; pour d’autres, plus ambitieux, il s’agissait de nous faire progresser graduellement vers l’objectif final de l’UEM.

22Le premier de ces objectifs n’a été guère atteint par le « serpent », qui durant toute son existence a connu une vie assez agitée. Après des débuts difficiles, il l’a été davantage dans le cas du SME pendant la période 1987-1992 ; mais cet âge d’or a été suivi par le cauchemar de 1993. Mais que penser du second objectif, nettement plus ambitieux ? J’essayerai d’y répondre au terme d’un détour, en posant d’abord deux questions plus précises.

23Comment se fait-il qu’après la crise violente du SME en 1993, qui a conduit en août de cette année à l’élargissement des marges à 15 %, les cours de change ont commencé très vite à se rapprocher des cours pivot, pour se stabiliser ensuite vers la fin de l’année ? Et, plus fondamentalement, pourquoi, à partir de ce moment, le chemin conduisant à la monnaie unique s’est-il avéré relativement peu cahoteux ?

24Voici, en style lapidaire, un essai de réponse à cette double question.

25Rendons à César son dû : constatons que la volonté politique de respecter tant le contenu que les échéances du traité s’est manifestée vers la fin de 1993 de multiples manières. Plus tard que prévu, mais le processus de ratification du traité a été néanmoins achevé par la ratification allemande. L’existence d’une entente entre la France et l’Allemagne dans le traitement de la crise du mois d’août n’est pas passée inaperçue par les marchés. Le cas danois a été résolu. L’IME a été mis en place – in extremis, j’en sais quelque chose, mais tout de même. Les premières mesures pour respecter les critères de convergence en matière budgétaire se profilaient à l’horizon.

26Les marchés ont fini par comprendre que l’un des principaux critères de convergence évoluait, depuis plusieurs années déjà, dans le bon sens. Les rythmes d’inflation vertigineux des pays de la CEE (devenue entre-temps UE) étaient sur le point d’être maîtrisés. Ce rythme avait atteint, en moyenne, un maximum d’un peu plus de 14 % en 1975 (et encore 13,5 % en 1979), pour tomber à 3,5 % en 1993, et à 3 % en 1994 et 1995. Fait plus significatif, la dispersion (l’écart type non pondéré des taux d’inflation nationaux) a chuté dans le même laps de temps de quelque 7 à 3 % et ensuite à 2 % un niveau jamais vu depuis 1966.

27Plusieurs développements interdépendants, amorcés vers le milieu des années 1970 au niveau mondial, et bien avant la relance du projet de l’UEM, ont permis de réaliser cet exploit : (a) la constatation de l’échec des tentatives d’arbitrage entre inflation et chômage – on a fini par souffrir des deux à la fois ; (b) la reconnaissance que la politique monétaire constituait l’outil par excellence pour maîtriser l’inflation ; et (c) qu’il était préférable de confier le maniement de cet outil à une banque centrale indépendante.

28On a pu relever des signes encourageants d’une bonne entente entre gouvernements et banques centrales – par contraste avec les années antérieures, et hélas ! avec l’expérience actuelle. La composition du comité Delors en est la manifestation la plus éclatante ; l’acceptation que ce comité travaille à Bâle en est une autre ; le mandat donné au Comité des gouverneurs de rédiger le projet de statuts du SEBC et de la BCE en est une troisième. Je mentionne, enfin, que le scénario du passage à la monnaie unique, adopté par le sommet de Madrid en décembre 1995, cadrait avec le projet élaboré par l’IME (et dont les propositions essentielles avaient recueilli l’adhésion des ministres dès l’Écofin informel de Valence en automne).

29Il convient aussi de mettre en évidence la contribution du SME (voire même du serpent) à la navigation en eaux (relativement) calmes vers la mise en place de l’euro. Non pas, comme certains l’espéraient : une évolution graduelle vers l’état de grâce de la monnaie unique, dont on constaterait la survenance en se réveillant un beau matin. Mais en constituant une formidable école d’apprentissage qui a permis aux praticiens tant des ministères des Finances que des banques centrales de se familiariser avec le fonctionnement et les traditions des marchés de leurs voisins et de la manière de penser de leurs contreparties – qui ont fini par devenir leurs collègues.

30C’est en ce sens que la BRI, en accueillant le Comité des gouverneurs pendant près de vingt ans, a permis à toute une génération de banquiers centraux européens – de tous les niveaux de responsabilité – de faire connaissance, d’échanger des expériences, et, souvent, de modifier en conséquence leur propre manière de travailler. Je puis vous assurer que sans cet acquis, il eut été matériellement impossible de respecter l’échéance du 1er janvier 1999. Ce respect exigeait le recrutement de centaines de collaborateurs de haut niveau professionnel – qu’il fallait choisir parmi les équipes des banques centrales nationales –, l’élaboration de compromis constructifs dans des domaines clés tels que le choix de la stratégie de la politique monétaire, le choix de ses instruments opérationnels, la réalisation d’interfaces informatiques fiables entre les systèmes de paiements nationaux, l’harmonisation des systèmes opérationnelles et des outils statistiques, et j’en passe. En un mot, il a fallu réaliser la fusion de la fonction « politique monétaire » de vieilles banques centrales pouvant s’enorgueillir de traditions séculaires. Enfin, il a fallu obtenir, pour toutes les décisions importantes, l’accord unanime des membres du Conseil, auxquels on demandait d’accepter – excusez du peu – un changement radical de leur manière de vivre.

31Je vais vous raconter une petite histoire pour détendre l’atmosphère. Je me souviens que, quand j’ai commencé à présider le conseil de l’Institut monétaire, je connaissais tout le monde depuis cinq, dix, quinze, vingt ans avec une intensité professionnelle peu ordinaire. Lorsque Hans Tietmeyer levait le doigt pour intervenir, je savais exactement ce qu’il allait demander et il le savait aussi. Tout le monde savait qui allait dire quoi : dans ces circonstances, réaliser la tâche était largement facilité.

 

Christian de Boissieu

32Merci Alexandre Lamfalussy. Vous avez tout à fait raison de réintégrer dans le débat le rôle de la BRI. J’allais dire votre rôle à la BRI et les deux rôles de la BRI. Il y en a un dont vous avez parlé car il correspond à la période que nous évoquons : faciliter la coordination des politiques monétaires. Aujourd’hui, je suis très impressionné par ce que fait la BRI en abritant le Comité de supervision bancaire pour faciliter la coordination internationale des politiques prudentielles. Je n’engage que moi dans le propos que je vais tenir, mais s’il y a bien un domaine dans lequel la concertation internationale a été efficace depuis quinze ans, c’est bien celui de la réglementation bancaire. Cela a été, à mon avis, bien plus efficace que tous les exercices G7 ou autres exercices concernant les politiques macroéconomiques.

33J’ai déjà un certain nombre de questions à vous poser à tous les deux. Nous y reviendrons tout à l’heure après avoir écouté Bertrand de Maigret. Je voudrais profiter de cette occasion pour rendre hommage à l’action que tu as menée du côté français et du côté européen pour le soutien et la préparation des entreprises d’abord à l’écu puis à l’euro. Nous nous étions retrouvés dans les années 1980 et 1990 à différentes occasions, conférences ou colloques. Nous étions réunis pour la dernière fois à Madrid fin 1997, début 1998, quelques semaines avant l’examen de passage du 2 mai 1998, où a été arrêtée à Bruxelles la liste des pays ayant réussi à l’examen. Je me souviens qu’à ce moment, nous, Français, en avions pris « un peu plein la figure ». Pourquoi ? Nous avions en face de nous des collègues espagnols, par ailleurs très sympathiques, nous disant : « Français, si vous êtes gentils, on vous laissera peut-être rentrer dans l’euro ». C’était l’époque où il avait fallu la soulte France Telecom pour afficher un déficit public « qui rentrait dans les clous ». C’était la juste revanche des pays du Sud sur les pays du Nord car nous avions traité pendant quelques années ces pays du Sud de « pays du Club Med. » Il était de bonne guerre que les Espagnols nous fassent remarquer qu’ils étaient peut-être meilleurs que nous sur le plan macroéconomique. Je ne suis pas là pour parler de cela, mais pour rendre hommage à tout ce que tu as fait et à tout ce que l’AUME a fait du côté français, mais aussi européen, pour préparer les milieux d’entreprises sur le plan technique et politique. Je me souviens que nous nous sommes retrouvés au Comité national de l’euro, dans cette maison, pendant trois ans, sous différents ministres des Finances. Là aussi, tu as rempli une mission de service public tout à fait remarquable sur l’articulation entre le monde de l’entreprise et l’arrivée de la monnaie unique. Je passe la parole.

 

Bertrand de Maigret

34Merci d’introduire si amicalement ma présentation. Je me souviens effectivement de ces années 1996-1998, où le scepticisme régnait en Europe et où, tous trois avez joué un rôle éminent dans le rôle de la construction monétaire européenne, notamment Alexandre Lamfalussy qui nous a fait l’honneur de siéger au conseil d’administration de l’AUME pendant plusieurs années. Je me souviens aussi d’un entretien début 1997 avec Wim Duisenberg, à Francfort alors que le conseil de la Banque centrale européenne venait de se réunir pour délibérer du choix de son siège social. J’ai posé de « but en blanc » à Wim Duisenberg la question : « Pensez-vous que les Allemands veuillent véritablement que l’union économique et monétaire se fasse ? » Il m’a répondu, peut-être sous forme de boutade : « Depuis ce matin, oui. » Pourquoi ?

« Parce que ce matin nous avons discuté avec Hans Tietmeyer, des moyens à mettre à la disposition de la Banque centrale européenne, et il a répondu qu’il ne fallait pas seulement y installer cent cinquante à deux cents salariés comme le suggéraient d’autres gouverneurs, mais au minimum un millier et mettre en place sans tarder le financement nécessaire. À partir du moment où un banquier envisage d’apporter son argent, c’est qu’il est disposé à aller de l’avant. »

35Il m’a été demandé de parler de l’attitude des entreprises face à l’intégration européenne et en particulier monétaire. Je me focaliserai ensuite sur la contribution de ces mêmes entreprises, car elle pourrait être exemplaire pour le futur.

36L’attitude des entreprises a été très différente selon leur domaine d’activité. Ce sont, pour l’essentiel, les entreprises manufacturières confrontées à la concurrence internationale et plus tard les banques qui se sont le plus engagées dans la construction de l’Union monétaire. Les entreprises les plus internationales souhaitaient la stabilité des changes et des taux d’intérêt ainsi qu’une monnaie forte.

37Dès sa création en 1987, l’AUME s’est heurtée aux industries fragiles souvent attachées aux « dévaluations compétitives », l’industrie textile notamment. Celle-ci avait une position importante au CNPF si bien que pendant plusieurs années, le patronat français a refusé de s’associer à nos efforts en faveur de l’Union économique et monétaire.

38Ernest-Antoine Seillière en présidait alors la commission des finances et se montrait très attaché à respecter ses minoritaires… Cette recherche de consensus dans les organisations professionnelles a beaucoup retardé leur engagement, car elle les contraignait finalement au mutisme.

39Nous avons été également confrontés à l’opposition d’un certain nombre de fédérations patronales allemandes ou britanniques, la Federation of British Industries particulièrement. Étaient également hostiles à l’UEM nombre d’entreprises protégées. Je me souviens d’une réunion du comité de direction de la SNCF à laquelle on m’avait demandé de plancher sur le projet de monnaie unique, et où l’on m’a dit qu’il ne serait jamais accepté par les syndicats donc par la SNCF car « parler de monnaie européenne, c’est parler de privatisation et donc d’un interdit majeur au sein de notre entreprise ».

40L’opposition a été également extrêmement forte de la part des caisses d’épargne allemandes et a considérablement gêné les grandes banques allemandes comme la Dresdner Bank, la Commerz Bank ou la Deutsche Bank qui nous ont beaucoup soutenus. Enfin, nous nous sommes heurtés à un certain nombre de banques attachées au fond de commerce du change, à la transformation du désordre monétaire en ordre, qu’il s’agisse du change ou de la gestion des taux d’intérêt, parce que c’était une activité très profitable. En Grande-Bretagne, où l’on gagnait beaucoup d’argent dans ce domaine à la City, nous avons rencontré une vive hostilité pendant longtemps sauf peut-être de la part de deux ou trois banques comme la Barclays. En revanche, l’Association bancaire pour l’écu qu’Alfonso Iozzo a contribué à animer, nous a immédiatement accueillis dans les locaux dont elle disposait au cœur de Paris de façon à nous faire gagner du temps dans l’installation de notre groupement d’entreprises européennes. Je regrette qu’il n’ait pu venir aujourd’hui car je lui aurais rendu hommage.

41Seconde remarque : les entreprises qui ont participé à ce mouvement pour l’UEM l’ont souvent fait, au début, à l’instigation de leur président et de lui seul, car il était difficile de générer un consensus parmi les cadres dirigeants. Lorsque le président changeait, il m’est arrivé souvent de voir disparaître la cotisation à notre association, par exemple parce que son successeur préférait subventionner la lutte contre le cancer. Souvent dans les entreprises, le président se réserve un petit budget pour les « bonnes œuvres » qui échappe au directeur de la communication, et ce dernier n’était pas souvent préparé intellectuellement à justifier spontanément auprès de ses collègues d’une dépense en communication pro-monétaire. Cette réflexion géostratégique sur la monnaie comme instrument du Marché unique s’est progressivement développée dans les milieux d’affaires, amenant de nouveaux adhérents à l’AUME : dans les dernières années, ils employaient ensemble près de 10 000 000 salariés. Cette réflexion passionnait nos administrateurs notamment les présidents de Philips, Total, Siemens, Fiat, Générale de Belgique, Volkswagen, Deutsche Bank, etc. qui se montraient très assidus à nos réunions et n’hésitaient pas à adopter une expression de patron-citoyen. J’en ai vu avec émotion la manifestation lorsque se sont discutés les critères de convergence du traité de Maastricht. Ils ont réalisé à ce moment et rapidement accepté qu’en respectant ces critères parfois contraires aux intérêts immédiats de leurs entreprises, ils soulageraient la génération qui leur survivrait d’une partie du poids de la dette publique, au moment où elle serait confrontée à des dépenses accrues en matière de retraite ou d’environnement.

42Troisième question : comment ces entreprises ont-elles contribué à l’émergence de l’Union économique et monétaire ? Il faut bien voir que la monnaie n’est pas le domaine naturel des entreprises. Les paupières s’alourdissaient souvent lorsque l’on abordait le sujet. La première difficulté était de vulgariser le concept de monnaie unique et le second d’organiser au moindre coût la mutation – la rupture dont parlait Alexandre Lamfalussy – de la monnaie nationale vers la monnaie unique. Luc Moulin a ce matin très bien exposé l’action des entreprises durant la phase conceptuelle du projet, je n’y reviendrai donc pas. Mais il s’est arrêté, comme on le lui avait demandé, au moment où la population était invitée à approuver le traité. Il s’est produit alors le coup de tonnerre du vote négatif des Danois, l’approbation fragile des Français. La tempête monétaire a suivi avec son lot de dévaluations compétitives par lesquelles plusieurs pays ont tenté de tirer le meilleur du marché intérieur en faussant ses règles du jeu. À ce moment, nous avons eu une réflexion sur la stratégie de marketing politique, qu’évoquait Luc Moulin ce matin. Il ne suffisait en effet pas d’avoir des négociations intergouvernementales et un traité pour que ce traité soit mis en force. On s’est rendu compte soudainement qu’il fallait que les populations respectives des douze pays adhèrent au projet.

43Comment gagner l’adhésion populaire sur le thème de la nécessité de la monnaie unique « pour le bon développement du Marché unique et donc de l’emploi et de la croissance », et d’autre part comment faire adhérer les salariés à une préparation à l’euro qui s’annonçait très complexe, du fait qu’à tous les niveaux de la hiérarchie on ignorait comment passer du concept à la réalité nouvelle ?

44Sur le premier point, nous avons eu recours à une méthode assez simple. Nous avons pensé qu’il fallait que le concept de monnaie unique soit bien accepté par les milieux universitaires car ils inspirent les rédactions des journaux, et donc l’opinion publique ? Nous avons demandé à un certain nombre d’entre eux de rédiger des ouvrages sur les perspectives d’Union économique et monétaire et ils en sont progressivement devenus les chantres dans les réunions publiques, contribuant ainsi à gagner une partie de l’opinion.

45Mais il fallait disposer d’un grand nombre d’autres orateurs pour ces réunions publiques. Peu de personnes connaissaient le dossier puisqu’il était nouveau. En les invitant de façon ostensible à une réunion à laquelle ils ne pouvaient échapper, ils étaient obligés d’apprendre le dossier. Ainsi, en Allemagne, où un grand nombre de parlementaires refusait d’abandonner le Deutsche mark, nous sommes allés voir un par un députés et sénateurs, en leur disant qu’on ne pouvait s’abstenir de débattre de ce sujet dans les circonscriptions. Partant de là, nous leur disions que nous aimerions que cela se passe dans le calme, que « pour » ou « contre » puissent s’exprimer sereinement. Nous leur demandions de présider d’une manière objective et neutre un débat, ce qui rendrait service à tout le monde. Ils ne pouvaient pas refuser. Nous avons organisé ainsi 188 réunions avec des parlementaires allemands qui ont finalement bien appris le dossier, en présidant pendant deux ou trois heures des débats contradictoires. Ils en sont ressortis avec le sentiment que l’UEM était bonne pour l’Allemagne. Ces réunions leur ont aussi permis de constater les efforts faits par les pays voisins, en particulier par l’Italie qui avait voté un impôt spécifique pour le passage à l’euro, un constat qui a fortement ébranlé les eurosceptiques.

46Puisque l’acceptation de l’UEM progressait, il fallait préparer le passage à l’euro. Nous avons participé bien sûr aux travaux du comité présidé par le Hollandais Cees Mass auquel la Commission nous avait demandé d’envoyer plusieurs représentants, en particulier notre président Étienne Davignon, le président d’IBM en Irlande, et Philippe Lagayette ancien sous-gouverneur de la Banque de France. Nous avions surtout formé de nombreux groupes de travail faisant appel systématiquement aux directeurs financiers et commerciaux de nos entreprises membres, aux directeurs de banques affiliées, aux universitaires mais aussi aux fonctionnaires nationaux ou européens toujours heureux de partager entre eux, surtout lorsque la confidentialité des échanges était respectée. Nous avons aussi organisé, souvent en collaboration avec la Commission européenne, 1320 débats sur la préparation au passage à la monnaie unique, en 1997 un par jour ouvrable à travers le monde. Je précise bien, à travers le monde, car il fallait aussi contribuer à informer les autres pays, notamment les USA où Alexandre Lamfalussy est venu nous prêter main-forte, le Japon, la Chine et bien d’autres. En Europe, nos débats étaient d’autant plus persuasifs que les banques centrales acceptaient d’y participer et que, bien souvent, ils se tenaient dans les chambres de commerce qui nous prêtaient leurs locaux et fichiers. Il n’y avait finalement pas besoin de budget substantiel pour traiter l’ensemble de ces réunions puisque chacun apportait des prestations en nature, y compris les orateurs qui avaient passé tant d’heures à préparer bénévolement leur exposé. Lorsque nous souhaitions les décentraliser en zone moins urbanisée, nous prenions des orateurs bien connus dans leur région pour leur succès professionnel de telle sorte qu’ils puissent éliminer les réticences et les inquiétudes des auditoires.

47Je conclus par deux remarques.

48Dans cette préparation de l’Union européenne et monétaire, les entreprises ont très vite compris que le succès ne serait pas seulement conditionné par la négociation entre les gouvernements et le traité de Maastricht. Elles ont compris que la mise en place de l’Union monétaire nécessiterait une large acceptation par les peuples, et pour cela qu’il fallait communiquer davantage que les eurosceptiques. Or les eurosceptiques n’avaient pas la logistique pour ce faire alors que les entreprises constituaient un immense réseau. Je pense aussi que les entreprises ont souvent devancé les pouvoirs publics parce qu’elles avaient la liberté de parler. La multiplication de débats contradictoires, qui n’étaient politisés ni à droite ni à gauche, a contribué à faire émerger un consensus transfrontalier sur l’idée que l’euro devait effectivement être la monnaie de tous et que c’était la meilleure solution. Pour une fois, la contribution à l’intégration européenne s’est faite de la base vers le sommet et n’a pas été unilatérale.

49Deuxième et dernière remarque : la coopération entre les entreprises et les pouvoirs publics a été exemplaire, en ce qui concerne notre expérience. La Commission européenne, le Parlement européen, le ministère des Finances ici et dans d’autres pays, les chambres de commerce, les banques centrales, l’Institut monétaire européen finalement nous ont apporté un soutien permanent, un appui confiant puisqu’il avait un échange de bon procédé. Pour une fois l’expression des entreprises a largement permis d’échapper aux formules de lobbying traditionnel, et de partager au niveau des douze pays la recherche et la mise en place de ce que nous considérions comme un bien public : une monnaie unique et stable. En soutenant cette cause, les patrons-citoyens ont aussi partagé le sentiment de contribuer à consolider la stabilité du continent, et la paix.

 

Christian de Boissieu

50Merci bien, Bertrand de Maigret pour ce remarquable exercice de pédagogie sur la pédagogie de la monnaie unique.

51J’ai envie dans un premier temps de vous faire réagir, les uns les autres sur quelques questions, chacun répondra comme il veut. Dans un deuxième temps, on donnera la parole à la salle. Je formulerais une remarque qui est aussi un questionnement : au début des années 1990, l’Europe n’était pas à la traîne par rapport aux États-Unis en matière de croissance. À la fin des années 1990, elle l’était. Depuis les années 1995, les États-Unis étaient rentrés dans un cycle dû à la nouvelle économie qu’on connaît bien et, avec quelques années d’avance, nous devançaient. Les décisions étaient prises dans un contexte européen où il n’y avait pas ce sentiment de retard, de panne. On fait voter les gens, on leur demande un soutien public et politique, dans un contexte où, entre-temps, le chômage a continué à monter, et s’opère la prise de conscience du décalage ou du retard. Est-ce que vous pensez que cela s’est passé comme cela et que cela a pu jouer un rôle ? Ma remarque vaut aussi pour les référendums de 2005 du côté français et néerlandais, même si ce n’est pas le seul facteur qui ait joué.

52Second questionnement : Philippe Maystadt a évoqué, à propos de Jacques Delors, la théorie du vélo ou de l’engrenage. On est bien d’accord sur le fait que cela remonte avant Delors. On peut dire que cela commence en 1950 et même avant. On se met toujours en déséquilibre avec la nécessité de compenser ce déséquilibre en allant de l’avant. Estimez-vous que ce qui s’est passé en 2005 avec le double non français et néerlandais est la fin de ce procédé d’engrenage compensé ou bien une pause ? Je me projette un peu dans l’avenir en posant cette question.

53Troisième question, suite à une remarque d’Alexandre Lamfalussy : vous avez effectivement évoqué la question de l’entente ou de l’absence d’entente entre les deux pôles : le pôle monétaire et les pôles budgétaires et fiscaux. D’une certaine façon sans faire de provocation je considère que la décision d’hier de la Banque centrale européenne relève un peu des travaux pratiques sur le fait qu’on a un policy mix, comme on dit en anglais, ou en tout cas une articulation entre la politique monétaire et les politiques budgétaires et fiscales plus ou moins bien coordonnées entre elles qui n’est pas très coopérative et où chacun se méfie de l’autre. Les gouvernements se méfient de la Banque centrale européenne et la BCE se méfie des déficits publics et de la dette publique. Tout cela est bien sûr dommage pour la croissance et l’emploi dans la zone euro. Il faut sans doute que chacun fasse une partie du chemin. Comment sort-on de cette situation non coopérative alors que l’on sait bien que l’Europe a besoin de croissance et d’emploi et qu’elle ne peut pas se permettre de rester trop longtemps dans ce système non coopératif entre le pôle monétaire et les gouvernements de quelques grands pays ?

54Ma quatrième question porte sur le Marché unique. Je ne veux pas être pessimiste d’autant plus que je suis plutôt optimiste. Cependant, on se rend compte que pour la réalisation du Marché unique, on bute encore aujourd’hui sur beaucoup d’obstacles. Les pas importants ont été faits effectivement dans la préparation avant janvier 1993 et dans les années 1990. Les derniers pas sont sans doute les plus difficiles, les plus coûteux. Si l’on prend par exemple le marché des services bancaires et financiers, on pourrait dire certes qu’il y a une parfaite mobilité des capitaux, mais quand on rentre dans le détail, il y a encore des pans de ce secteur qui sont très mal intégrés. À regardez techniquement le fonctionnement de nos marchés financiers, nous voyons que la directive de 2004 n’est pas encore transposée. Il reste des problèmes de négociation, de compensation, de règlement livraison sur nos marchés financiers. Cela a l’air d’être des sujets techniques mais c’est fondamental pour les problèmes d’intégration. Pour des raisons qui, sans doute, ne relèvent pas du réglementaire mais du comportemental, la banque de détail n’est pas intégrée en Europe aujourd’hui. Par définition, est-ce qu’elle ne va pas s’intégrer parce qu’elle est de détail ? Même sur des secteurs qui ne sont pas forcément les plus en retard, on se rend compte que le Marché unique n’est pas vraiment unique.

55Je suis d’accord avec vous, Philippe Maystadt, la stratégie de Lisbonne n’est pas vendable. Si j’arrête quelqu’un dans la rue en lui disant que le problème de l’Europe est de relever la croissance potentielle et la croissance effective, il va me rigoler au nez. Il faudra que je passe deux heures à expliquer ce que c’est. Pourtant, ce sont les vrais sujets. Puisque les objectifs de Lisbonne restent donc les vrais sujets, si l’on veut revenir à une croissance potentielle et effective de 3 % en Europe, le problème n’est pas tant de savoir où se situe la politique monétaire de la BCE et où sont les déficits publics c’est certes important à court terme ; les vrais problèmes sont les politiques de l’offre, de la compétitivité, celui de relever notre sentier de croissance. Comment « vendez-vous » Lisbonne ? Par ailleurs, nous sommes plusieurs à estimer que la BEI peut jouer un rôle très important. Est-ce également votre sentiment ? Voilà quelques questions sur lesquelles j’aimerais avoir votre réaction.

 

Philippe Maystadt

56Les interrogations sont tellement fondamentales qu’elles demanderaient de trop longs développements. Je répondrais un peu en style télégraphique en abordant ensemble plusieurs de vos questions qui ont un lien évident entre elles. J’ai indiqué qu’à mon avis, la stratégie de Lisbonne est pour le moment mal vendue, mais je suis convaincu qu’elle est la seule stratégie possible pour l’Europe.

57Lisbonne est un tournant, car c’est la première fois que les chefs d’État et de gouvernement abordent le problème de la croissance en tant que tel. C’est la première fois qu’ils reconnaissent qu’il y a un problème de croissance en Europe. Auparavant, on considérait que la croissance allait venir naturellement, comme une conséquence du Marché unique. On se souvient d’un certain nombre d’études qui expliquaient, à l’époque, qu’il y aurait un supplément de croissance résultant de l’achèvement du Marché unique et de la monnaie unique. Lors des nombreuses séances que l’association a organisées et auxquelles faisait allusion M. Maigret, on expliquait que le fait de réaliser la monnaie unique allait entraîner un supplément de croissance avec une réduction des coûts de transaction, etc.

58Lisbonne est la prise de conscience que le Marché unique et la monnaie unique constituaient sans doute des conditions nécessaires, mais manifestement insuffisantes pour pouvoir augmenter le potentiel de croissance de l’économie européenne et donc rattraper notre retard vis-à-vis des États-Unis. En fait, le rattrapage, si l’on prend l’indicateur le plus simple qui est le PIB par habitant, est très net dans les années 1950 et 1960, mais il se ralentit déjà au milieu des années 1970 et dans les années 1980, il reste aux alentours de 70 % de PIB par habitant par rapport à celui des États-Unis. Comme toujours, il faut beaucoup de temps pour qu’on prenne conscience de ce phénomène.

59Lisbonne c’est l’interrogation des chefs d’État et de gouvernement sur cette question de la croissance. Ils adoptent en effet une stratégie qui, je pense, est absolument cruciale pour l’avenir de l’Europe. Le problème est que la stratégie est mal vendue. Je crois qu’il faut partir de ce qui préoccupe les gens aujourd’hui. Ils sont inquiets à cause de la situation de l’emploi, des perspectives pour l’avenir, des conséquences de l’évolution démographique, du maintien d’un système de protection sociale. Il s’agit de leur expliquer que le seul moyen de maintenir ce qui fait la spécificité du ou des modèles sociaux européens est d’accroître le potentiel de croissance. Il faut expliquer que Lisbonne n’est pas quelque chose d’éthéré mais que cela concerne très directement les citoyens car c’est une façon de maintenir ce à quoi ils sont attachés. À partir de là, on peut expliquer pourquoi certaines réformes sont indispensables, en reconnaissant que la tâche n’est pas facile. Un certain nombre de réformes qui font partie intégrante de la stratégie de Lisbonne sont des réformes que l’on qualifie habituellement de structurelles mais qui ont cette caractéristique de provoquer généralement des effets négatifs à court terme et dont les bénéfices, bien plus importants, n’apparaissent qu’à moyen terme. C’est donc une tâche difficile pour les gouvernements de mettre en œuvre ce type de réformes compte tenu des échéances. Ce n’est possible que s’il y a un soutien suffisamment large des citoyens et donc un très grand effort pédagogique. Je pense que la stratégie de Lisbonne mériterait cet effort de pédagogie. Peut-être faut-il créer une association équivalente à l’AUME pour expliquer les enjeux ?

60Un mot sur une question que vous avez posée : vous avez rappelé la situation non coopérative entre le pôle monétaire et les pôles économiques. « Non coopérative » me parait un peu excessif. Il est clair que la coopération n’est pas satisfaisante ou, plus exactement, que la situation reste déséquilibrée. Nous avons un pôle monétaire unifié avec une banque centrale qui, c’est mon avis personnel, fait bien son travail et un pôle économique, qui n’est pas suffisamment fort ou, en tout cas, où la coordination des politiques économiques laisse à désirer.

61La seule voie possible est, à mon avis, le renforcement du rôle de l’Eurogroupe. Je pense que c’est indispensable, car on ne peut pas demander à une banque centrale d’avancer dans le vide. Elle a besoin d’un interlocuteur en face d’elle, qui lui donne des indications claires sur les politiques économiques à venir. Sinon, inévitablement, la banque centrale sera prudente dans la politique monétaire qu’elle mène, c’est sa mission. Elle a besoin d’avoir des assurances. Il faut reconnaître que, dans la situation actuelle, l’Eurogroupe n’est pas en mesure de donner ces assurances à la Banque centrale pour différentes raisons. J’espère que la présidence plus longue de l’Eurogroupe aidera à le renforcer. Nous avons décidé de nommer désormais un président pour deux ans, il s’agit de Jean-Claude Junker. Il doit faire face à des difficultés de divers ordres.

62Une difficulté, qui est peut-être passagère, est gênante : le taux de rotation des ministres des Finances est plus élevé que dans le passé. Alexandre Lamfalussy y faisait allusion : il connaissait tout le monde depuis plusieurs années. Quand nous avons négocié le traité de Maastricht, nous avons été quelques-uns à être présents pendant toute la durée de la négociation. Nous sommes quelques-uns à être restés à ce poste pendant plusieurs législatures. Aujourd’hui, vous connaissez la situation dans votre pays : sept ministres des Finances en six ans. Cela ne facilite pas les discussions de l’Eurogroupe.

63Par ailleurs, on a parfois le sentiment que les engagements que peuvent prendre les ministres des Finances à l’Eurogroupe n’engagent plus autant leur gouvernement. Lorsque les ministres des Finances s’engageaient, il était exceptionnel qu’ils soient désavoués par la suite. Aujourd’hui, c’est plus fréquent. Un ministre des Finances n’est pas nécessairement soutenu par le Premier ministre. C’est un phénomène assez gênant. Enfin, il faut reconnaître qu’il y a aujourd’hui certains gouvernements qui abordent les discussions à l’Eurogroupe essentiellement sous le prisme de l’intérêt national à court terme. C’est extrêmement difficile quand nous devons faire face à des problèmes qui, par nature, sont des problèmes à long terme.

 

Alexandre Lamfalussy

64Je serais court car Philippe Maystadt a dit l’essentiel de ce que j’aurais dit. Je formulerais deux ou trois remarques sous l’angle de la Banque centrale.

65La difficulté pour mes anciens collègues est qu’ils opèrent dans un milieu devenu singulièrement plus difficile à manier que celui dans lequel on a mis en place l’activité de la Banque centrale et les premières années qui ont suivi. La première difficulté est la croissance anémique comportant un taux de chômage qui, par son niveau et sa composition, est totalement inacceptable du point de vue éthique, qui gangrène la société et constitue, sur le plan économique, un gaspillage absolument stupide des ressources. Que peut faire la Banque centrale dans ce milieu économique, quand elle est convaincue que le problème de base est constitué par la faiblesse du taux d’expansion de la production potentielle ? Il est vrai que, lorsque l’on compare les États-Unis et l’Europe, il y a un changement : c’est l’augmentation spectaculaire de la productivité aux États-Unis depuis dix ans. Les derniers résultats le prouvent encore.

66Autre point difficile pour la Banque centrale : elle n’a pas d’interlocuteur. Si elle est convaincue, et je pense qu’elle a raison, qu’on ne sortira pas de la « trappe » de cette croissance médiocre sans les réformes fondamentales que nécessite la mise en place de Lisbonne, que peut-elle faire ? Elle peut se plaindre. Ce qu’elle constate, c’est qu’en l’absence d’autres outils, le seul vers lequel tout le monde se tourne est la politique monétaire. C’est la seule qui puisse effectivement être maniée. On demande à cette politique monétaire de faire quelque chose dont elle n’est pas capable. C’est une situation qui n’est pas facile à gérer.

67Comment peut-on en sortir ? Je crois en effet que seul le renforcement de l’Eurogroupe constitue une voie à suivre. La présidence permanente est déjà quelque chose de très important. Lors des Écofin, lorsque j’étais président de l’Institut monétaire, mon rôle était beaucoup plus facile que pour les ministres, je parlais au nom de mes collègues. Nous nous sommes concertés, moi je n’avais rien d’autre à faire que de présider l’Institut monétaire. Le ministre des Finances en charge venait pour six mois présider l’Écofin et avait ses soucis dans son pays. Il y avait donc un déséquilibre fondamental. Il faut un président qui s’investisse intégralement et qui peut faire beaucoup. La rotation des ministres des Finances est un problème. J’ai eu le plaisir de faire la connaissance en trois ans et demi de quatre ministres français. C’est donc quelque chose qui continue. Philippe Maystadt est l’exception qui confirme la règle du point de vue de la durée. Une longévité de dix ans était tout de même exceptionnelle. Je crois que nous devons nous atteler à la tâche de convaincre les gouvernements de l’importance de cela et du mandat à donner à leurs ministres. L’ancien mandat, qui m’était cher au moment de la rédaction du rapport Delors car j’ai concocté un rapport publié dans les annexes est la nécessité d’avoir une bonne policy mix qui fait la coordination des politiques monétaires. Cela reste un problème, mais ce n’est plus l’essentiel. L’essentiel est de faire en sorte que le taux d’augmentation de la productivité se relève à un niveau convenable dans l’ensemble de l’Union européenne. C’est vraiment le cœur du problème.

 

Bertrand de Maigret

68La qualité des interventions précédentes ne justifie que quelques mots supplémentaires.

69Je crois que le récent rejet de la Constitution diffère peu des résultats obtenus à l’occasion du vote sur le traité de Maastricht où beaucoup hésitaient à voter non, car ils ne voulaient pas dire oui à François Mitterrand. La peur de l’élargissement, notamment à la Turquie, a pollué le débat en France et en Hollande, et les difficultés individuelles liées à la médiocre croissance économique sont venues s’ajouter à la morosité générale, alors que les rapports Cecchini ou autres avaient laissé espérer un avenir plus fastueux. Il y a beaucoup de désillusions au sein de la population européenne.

70Il faudrait que les gouvernements redonnent confiance à leurs électeurs en faisant ce qu’ils promettent… Il ne suffit pas de voter des critères de convergence pour assurer la bonne gestion de la monnaie si on se permet ensuite des déficits aussi substantiels en Allemagne, en France ou ailleurs. Il y a aussi un débat de fond à régler qui est celui de l’approfondissement ou de l’élargissement. Dans les quinze années que j’ai passées à préparer l’arrivée de l’euro, j’ai très souvent vu le conflit qui existait entre les Britanniques et Scandinaves d’un côté, désirant développer l’Europe comme une zone de libre-échange et, de l’autre côté, les initiatives italiennes, françaises, allemandes qui convergeaient vers un approfondissement de l’Union. Un choix différent a été fait avec le traité de Nice qui a prévu d’élargir l’Union européenne avant d’en adopter les règles de fonctionnement. Je crois que fondamentalement, la population européenne reste favorable à davantage d’intégration.

 

Christian de Boissieu

71Il est temps de vous donner la parole. Je vous propose d’intervenir, si vous le souhaitez, en posant des questions au panel d’intervenants. Nous prenons une première série d’interventions, nous les notons et y répondrons globalement.

 

Orjan Appelqvist

72Sur la question du programme de Lisbonne comme étant la solution pour l’avenir, notamment concernant le gain de productivité, nous avons eu en Suède, pendant les dix dernières années, un gain de productivité annuel aux environs de 4 ou 5 % dans l’industrie et un taux de croissance un peu plus élevé que la moyenne européenne. Nous avons eu une dépense pour la recherche et le développement assez élevée, supérieure aux normes de Lisbonne. Parallèlement, nous avons perdu 300 000 emplois, avec un accroissement de main-d’œuvre de 100 000 personnes. Cela équivaudrait, en termes français, à une perte d’emplois de quelque deux millions. Il me semble que la productivité et l’investissement en recherche et développement ne résolvent pas ce problème vraiment scandaleux de la persistance du chômage et de ses effets sur la société. Il faudrait donc repenser aussi l’articulation entre les gains de productivité vers les emplois pour renouer avec les citoyens.

 

Christian de Boissieu

73Merci, voilà une question sur les liens de productivité/emploi. Autre question ?

 

André de Lattre

74Trois petites observations à caractère historique et non pas sur les perspectives qui viennent d’être tracées de façon éloquente. Concernant la crise de 1993, Monsieur Lamfalussy a donné d’excellentes raisons pour lesquelles le calme a succédé à la tempête, à savoir qu’on commençait à faire des choses que l’on avait promises. Il y a tout de même un facteur particulier. L’élargissement des marges a transformé la spéculation en une spéculation à risques, alors que, jusque-là, dans le cadre des parités stables mais ajustables, il s’agissait d’une spéculation à sens unique sûrement gagnante. On savait que les pays dont la monnaie était discutée dévalueraient, mais on ne craignait pas de perdre en ayant joué sur cette perspective de dévaluation. Tout au plus se demandait-on s’il y aurait une forte dévaluation française et une faible réévaluation du mark, mais l’écart avait un sens connu et évident. À partir du moment où l’on disait que cela pouvait être 15 % et pouvait remonter dans le sens inverse, cela a immédiatement calmé les marchés. J’ai conservé un certain nombre d’articles de personnalités diverses disant que nous étions arrivés au point où il était évident qu’il n’y aurait jamais de monnaie européenne et que l’élargissement à 15 % sonnait le glas de tous ces projets. Le contraire m’a paru alors évident, c’est-à-dire que la spéculation ne pourrait plus jouer et être gagnante à chaque fois. C’était donc là un tournant important qui a réellement eu lieu.

75Monsieur de Maigret a rappelé l’attitude divergente des diverses industries manufacturières, c’est-à-dire, solides ou menacées comme le textile. Je crois qu’il faut signaler là le rôle très important de la distribution et notamment des grandes surfaces comme Carrefour ou Leclerc qui ont été des pionniers de l’euro. Je me souviens de ces années 1996-1997 où nous étions confrontés dans toutes les réunions internationales à des collègues anglais et dans une moindre mesure américains qui expliquaient que cela n’aurait jamais lieu. Dans le même temps, les caissières des supermarchés apprenaient l’euro, distribuaient des petites fiches déjà rédigées en euros. Je crois que cela a joué un très grand rôle.

76Dans cet effort d’évangélisation, je crois qu’il faut rendre un hommage à Alexandre Lamfalussy. J’étais à l’époque à l’Association française des banques président de l’Institut monétaire et financier. J’ai demandé à Alexandre de revenir devant la communauté bancaire de Paris devant laquelle il était déjà venu en tant que directeur général de la BRI et plus tard en tant que régulateur des marchés financiers. Cette conférence qu’il a faite à Paris en tant que président de l’Institut monétaire européen est à mon avis un tournant. Dans des conversations précédant cette conférence et les suivantes, j’ai vraiment eu le sentiment que le scepticisme avait profondément reculé et qu’un certain nombre de gens pensaient que cette affaire était en train de prendre forme se disant : « Nous n’y croyons pas mais après tout cela arrivera peut-être. » À ce moment, il y a eu le choix du nom de l’euro, la publication de la liste des reçus au concours, etc. Le tournant date de ces années-là.

 

Second intervenant

77Je voudrais revenir sur un point évoqué précédemment. Il concerne l’information objective de la population, et non pas sous forme excessive, de ce qui se fait à Bruxelles, des avancées et problèmes qui se posent. Je dis cela avec l’expérience que j’ai eue lorsque j’étais chargé de la mission de préparation à l’euro, parce qu’il y a incontestablement un manque d’informations sur ce que l’euro et l’Europe nous ont effectivement apportés ; on l’a bien vu lors du dernier référendum. Cela signifie un certain nombre de choses difficiles à obtenir.

78Cela implique, d’une part, une politique qui soit véritablement européenne et pour reprendre ce qu’indiquait Monsieur Maystadt, lorsqu’un ministre prend une position en Eurogroupe, il ne faut pas ensuite qu’il soit désavoué par son gouvernement. Cela signifie également qu’il y ait un engagement ferme et suffisant, ce qui implique qu’il puisse être repris suffisamment par les médias. À l’heure actuelle, les médias, d’une façon générale, ne parlent pas de l’Europe pour une raison bien simple : il n’y a pas de sensationnel qui soit susceptible de jouer sur l’audimat. La difficulté pour un gouvernement est de faire en sorte qu’il y ait régulièrement cette information pour éviter la répétition de ce qui s’est passé lors du référendum sur l’euro et lors du dernier référendum : une méconnaissance totale ou, tout du moins, une méconnaissance suffisante pour que la réponse apportée ne soit pas celle qui concerne la question posée.

79Il y a également un autre problème qui se pose parfois. Il est facile pour un homme politique de prendre des positions à Bruxelles et ensuite une fois de retour dans sa capitale, dès lors que ce qui a été décidé est connu et appelle un certain nombre de réactions, la réponse qui vient immédiatement est la suivante : c’est la faute de la Commission, c’est la faute de Bruxelles. Tout ceci est très facile à exprimer en paroles, mais je crains malheureusement que cette schizophrénie soit difficile à éviter.

 

Christian de Boissieu

80Merci à vous trois. Nous sommes obligés d’arrêter les questions pour avoir le temps de vous répondre.

 

Bertrand de Maigret

81Je répondrai à André de Lattre sur le secteur de la grande distribution. Il a été très lent à s’intéresser à l’euro. Cela n’a eu lieu que très tardivement et quand les choses ont été irrévocables, il a commencé à organiser des groupes de travail. Mac Donald a souvent donné l’exemple à l’instar de bon nombre de compagnies américaines qui, installées en Europe, étaient très heureuses de voir émerger un Marché unique avec une monnaie unique assimilable aux conditions d’environnement qu’elles connaissaient dans leur pays, alors même que lorsque nous nous rendions aux États-Unis, nous nous heurtions à un scepticisme généralisé quand à l’avènement de l’euro.

 

Alexandre Lamfalussy

82Je répondrais au problème productivité, augmentation de productivité et emploi. Je crois que l’exemple des Américains montre la voie. Ils connaissent ces augmentations de productivité très rapides mais le salaire réel n’augmente pas ou très peu. L’emploi augmente. La masse salariale augmente mais pas les salaires réels en moyenne. C’est une voie qui n’est pas très agréable à contempler mais c’est celle qui consiste à avantager ceux qui sont au chômage et qui voudraient travailler. Je voudrais remercier André de Lattre de ses très aimables paroles. Je crois que le tournant qui s’est passé en hiver 1995-1996 était le résultat, à mon sens, de la présentation de scénarios de transition car, à partir de ce moment, les banquiers ont commencé à se rendre compte que cela pouvait bien arriver. Je me souviens des mots que j’ai employés en disant : « Je ne sais pas si cela va se réaliser, mais vous feriez bien de vous assurer contre le risque que cela se produise. » Les banquiers ne riaient même pas !

 

Philippe Maystadt

83Juste un mot puisque nous sommes à une conférence ayant une visée historique. Monsieur de Lattre a fait allusion à la crise de 1993. Je présidais le conseil Écofin qui, au terme d’une longue nuit, a décidé l’élargissement des marges. Je le mentionne, car c’est pour moi l’occasion de rendre hommage à deux personnes qui, à mon avis, ont joué un rôle clé dans la construction de l’Union monétaire. En fait, nous étions vraiment dans une impasse. J’ai reçu le jeudi un appel téléphonique de Theo Waigel, ministre allemand des Finances, qui m’a dit de convoquer d’urgence un conseil pour la raison suivante : « À partir de lundi, nous arrêterons de soutenir le franc français. » La situation était donc assez tendue. Il y avait eu quelques déclarations malheureuses avant le conseil. On n’arrivait pas à trouver une solution, car le président de la Banque centrale allemande de l’époque Monsieur Schlesinger n’avait visiblement pas envie de trouver une solution. Cette idée d’élargissement de marges est venue du côté français, mais également du côté allemand. J’avoue que ce n’était pas évident, car même après que la décision ait été rendue publique, beaucoup ont dit : « c’est la fin du système européen, c’est la fin de l’espoir d’arriver à l’Union monétaire. » N’étant pas un spécialiste de ces questions, j’ai fait confiance à deux personnes et j’ai interrogé Jean-Claude Trichet et Hans Tietmeyer. Ce sont ces deux personnes qui m’ont encouragé à proposer au Conseil cette décision d’élargissement des marges. Je tenais à leur rendre hommage, car ces deux personnes étaient vraiment des Européens convaincus.

 

Christian de Boissieu

84Il n’y a pas de conclusion à ce colloque. Merci à tous au nom des organisateurs.

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