Entreprises du secteur électrique et nouvelle donne institutionnelle européenne (début des années 1980 à 1996)
p. 365-375
Texte intégral
Introduction
1La question des dates qui encadrent le questionnement de la « relance » européenne depuis 1979 montre une grande pertinence pour la question électrique telle qu’elle a été débattue à partir du début des années 1980. En effet, si 1979 marque l’arrivée au pouvoir de Madame Thatcher en Grande-Bretagne, c’est aussi l’émergence d’un autre modèle économique qui s’affirme. Il est basé sur une plus grande concurrence et la disparition de ce qui est peu à peu considéré comme une entrave à la libre circulation des biens, en premier lieu les « monopoles ». La date butoir de notre contribution à l’inverse suppose un léger glissement chronologique pour s’arrêter en 1996 avec la première directive bruxelloise sur l’énergie électrique. Date butoir ne signifie pas « fin » de l’histoire car il faudra encore une dizaine d’années pour que les pays les plus réticents acceptent d’ouvrir la totalité de leur marché intérieur de l’électricité à la concurrence. Toutefois, la période que nous allons considérer est celle de la cristallisation des antagonismes qui n’étaient pas seulement économiques et industriels mais aussi largement idéologiques parce qu’ils entraînent des mutations des cultures nationales et des stratégies industrielles. En effet, des notions aussi fondamentales que la libre concurrence, le marché des biens de première nécessité, le service public devaient être repensées.
I. La situation au début des années 1980
2La question d’une politique européenne de l’énergie s’est posée dès les premiers pas de la construction communautaire : ainsi, dès 1968, la commission de l’énergie s’adressant au Conseil des ministres regrettait les entraves aux échanges et appelait de ses vœux un « marché commun de l’énergie ». Cependant, les chocs pétroliers des années 1970 ont plutôt provoqué un raidissement vers des solutions nationales que ce soit en faveur du gaz (Pays-Bas), du nucléaire (France), du charbon (Allemagne), plutôt que vers une réaction commune pour un effort à long terme.
3Dans ces questions sur l’énergie, il n’est pas sûr qu’à une période longtemps dominée par le charbon puis par le pétrole, la nature même de l’électricité ait été suffisamment prise en compte (était-elle de la compétence de la Commission ?) :
l’électricité est à la fois une énergie primaire et secondaire (dans ce cas, obtenue à partir du charbon, du gaz, du pétrole ou éventuellement de l’uranium) ;
l’électricité n’est pas stockable sauf sous forme de barrages de haute chute dont l’équipement est à peu près terminé dans les années 1960 pour les pays qui sont dotés de reliefs suffisants ;
il est impossible de substituer à l’énergie électrique une autre énergie dans le cas des usages captifs comme celui de l’éclairage ;
les organisations nationales sont différentes d’un pays à un autre allant de la nationalisation aux solutions fédérales, communales, intercommunales et au recours à l’entreprise privée. Mais, de toute façon, l’électricité est une énergie assez juridiquement encadrée du fait de son utilité sociale évidente et de son emprise spatiale (transport, moyens de production).
4Malgré tout, il est arrivé souvent que les autorités communautaires traitent du sort du gaz en même temps que celui de l’électricité. Physiquement, les différences entre les deux énergies sont importantes (le gaz est stockable, les contrats internationaux sont assez rigides du type « take or pay ») mais juridiquement les deux énergies longtemps en concurrence ont souvent eu des destins communs et il était fréquent qu’un même distributeur fournît l’une et l’autre énergie.
5Le secteur électrique s’est traditionnellement – dès le XIXe siècle – développé sous l’égide des pouvoirs publics du fait de l’importance stratégique de cette activité, de son impact social (question de la tarification, nécessité d’une aide publique dans le cas de l’électrification rurale) ou bien encore des circonstances historiques (reconstruction d’après-guerre sous l’impulsion d’une autorité centrale). Cette tutelle a pu aller jusqu’à la nationalisation dans certains cas. L’après-guerre y a ajouté les nécessités de rationalisation de l’effort de reconstruction mais aussi la prise en compte de la nécessaire indépendance énergétique que ce soit pour des raisons économiques ou politiques. L’intervention de l’État se justifiait aussi par l’importance des investissements que ce soit dans le domaine hydroélectrique ou plus tard dans celui du nucléaire. L’énergie électrique supposant des investissements à long terme et rimant avec la notion d’intérêt général, plus d’un pays accepta une intervention active de l’État.
6À partir des missions d’intérêt général demandées aux opérateurs (quel que soit leur statut), une définition des principes du service public s’est progressivement dessinée dans une grande partie de l’Europe en additionnant les conditions de continuité de fourniture, d’adaptabilité technique, d’égalité de traitement des usagers et d’universalité du service. En conséquence, la péréquation des tarifs s’est imposée sur une base nationale en France, en Italie, en Espagne et en Belgique ; sur une base régionale en Allemagne. Dans un pays comme la France, ces missions de service public sont allées plus loin avec des ambitions sociales pour le personnel (demande et obtention d’un statut du personnel très avancé et historiquement lié à la nationalisation du secteur), de politique industrielle (l’opérateur national prend des responsabilités de maître d’œuvre pour réaliser au meilleur coût certains programmes nationaux) ou même d’aménagement du territoire. Les chartes de service public se sont aussi développées en Grande-Bretagne pour le développement de la participation des usagers.
7En conséquence, l’Europe a connu des entreprises à caractère monopolistique ou oligopolistique dans le secteur électrique : on peut citer les nationalisations en France, Grande-Bretagne et Italie après la Seconde Guerre mondiale. Ces entreprises publiques étaient en général intégrées regroupant la production, le transport et la distribution. Les cas de l’Irlande, du Portugal et de la Grèce étaient assez proches de ce modèle. À l’inverse, d’autres États ont développé un secteur privé fortement intégré comme la Belgique ou des sociétés à capitaux mixtes plus ou moins intégrés comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suède ou l’Espagne. Si l’on peut noter une certaine diversité des solutions, on remarquera tout autant le rôle limité de l’initiative privée. On peut ajouter que les tarifs étaient contrôlés par voie réglementaire en France et en Italie pour l’électricité. Les Länder allemands n’avaient besoin que d’une simple autorisation de l’autorité compétente pour les tarifs électriques. Enfin, pour les grands investissements jugés essentiels pour le pays, les pouvoirs publics étaient maîtres de la décision avec une faible concertation auprès des opérateurs (comme dans le cas du nucléaire britannique).
II. Des dysfonctionnements dus au manque de concurrence ?
8L’arrivée de Madame Thatcher au pouvoir en 1979 va progressivement montrer que d’autres choix dans le domaine des services publics sont possibles. Progressivement, des critiques sont avancées contre la situation dominée par les grandes entreprises publiques plus ou moins intégrées. D’abord et fondamentalement, il est mis en avant que les situations monopolistiques empêchaient toute concurrence :
en France, aucun producteur indépendant n’avait pu se développer face à EDF (la loi limitait d’ailleurs la taille des autoproducteurs) ;
même dans les pays dominés par un secteur privé, la concurrence n’était guère plus vive. Les trois entreprises du secteur privé en Belgique (EBES, INTERCOM, UNERG) agissaient comme une entité unique et leur regroupement en 1990-1992 (ÉLECTRABEL) le confirma (la nouvelle société regroupait 90 % de la production d’électricité). En Allemagne, les entreprises électriques (et gazières) avaient conclu des accords de non-concurrence et de partage territorial du marché en s’appuyant sur une loi de 1957 qui sortait le secteur énergétique de la loi anticartel (les concessions étaient de vingt ans mais avec obligation de desserte ; l’entreprise concessionnaire était propriétaire de son réseau).
9D’autre part, le lien entre ces grands opérateurs restait assez faible car les marchés étaient cloisonnés, relevant plus de la coopération technique que d’une vraie concurrence. On remarquait que les lignes d’interconnexion entre pays européens servaient de secours mutuels et non de moyens pour favoriser la concurrence. Certes, en ce qui concernait la question de l’indépendance énergétique, les opérateurs européens remplissaient à peu près leurs tâches. Les plus gros importateurs d’énergie électrique restaient l’Italie, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et le Luxembourg mais leurs besoins étaient couverts essentiellement par la France, l’Allemagne et la Belgique.
10À l’inverse, sur la question des prix, on constatait dans le courant des années 1980 des différences notables qui pouvaient atteindre 50 %. Les ménages payaient partout leur électricité plus cher que les industriels – ce qui n’était pas illogique si l’on considère que les grands consommateurs achètent « en gros » – mais souvent avec des écarts très importants qui ne semblaient pas toujours justifiés. Ce fait était sans doute un moyen de privilégier la compétitivité des industries nationales grâce à l’apport d’une énergie concurrentielle : Bruxelles y voyait plutôt comme des subventions croisées dont l’existence n’était pas justifiée. Certes, les monopoles publics tant du gaz que de l’électricité présentaient en France des performances satisfaisantes, mais, en revanche, en Italie et en Grande-Bretagne, il en allait différemment. On pouvait aussi voir dans ces médiocres résultats, une stratégie de choix d’un vecteur électrique bon marché aux dépens des équilibres financiers des opérateurs publics. Ces différents facteurs – marché cloisonné, performances médiocres, tarifs, manque d’interconnexion, faible concurrence – ont fini par attirer le débat sur le statut des secteurs électricité et gaz en Europe à partir de la deuxième moitié des années 1980 (en particulier avec le lancement du Marché unique en 1986).
III. Ouvrir le secteur électrique
11En réalité, le contexte international était assez favorable à la déréglementation et à l’affaiblissement de l’État-entrepreneur. L’après-guerre et ses contraintes de production devenaient un lointain souvenir. Certains pays avaient commencé par démanteler les secteurs nationalisés, à commencer par la Grande-Bretagne. Dans ce pays, l’Electricity Act de 1989 avait conduit au morcellement de l’ancien CEGB en quatre entreprises. L’appel à la concurrence était systématique, en particulier pour la production et la distribution. Le cas anglais devenait un point de comparaison obligé, qu’il soit montré en exemple ou au contraire désavoué. Cependant, les décisions britanniques représentaient la fin d’un tabou car l’électricité d’outre-Manche avait été nationalisée en même temps que la décision de créer EDF. De plus, l’exemple libéral anglais eut une forte influence sur quelques commissaires européens dont, en particulier, le Britannique Sir Leon Brittan, commissaire à la concurrence (toujours suspect d’être plus Anglais qu’Européen, plus libéral que communautaire, aux yeux d’un certain nombre de responsables du secteur électrique).
12La Commission européenne mit l’accent initialement sur les écarts de prix dans le secteur électrique dont elle trouva la cause dans l’insuffisante concurrence. Par exemple, le niveau des prix de l’électricité en Europe était environ de 40 % supérieur à celui des États-Unis ce qui s’avérait pénalisant pour les entreprises fortement consommatrices de kilowattheures (kWh) comme l’aluminium, la chimie, le papier. Ces constatations furent mises en avant par le courant néolibéral (thatcherism, reaganomics) qui dénonçait depuis des années le rôle négatif des monopoles au détriment du consommateur. La Commission proposa donc l’ouverture des marchés nationaux de l’énergie pour favoriser la compétitivité. Il est clair que la Commission reçut le soutien des États dont les entreprises publiques avaient les plus médiocres résultats comme la Grande-Bretagne ou l’Italie. La France, à l’inverse, forte des résultats solides de ses entreprises publiques (EDF, GDF ou encore Elf-Aquitaine dans le secteur pétrolier) et ce malgré les alternances (1986, 1988, 1993), défendit de façon constante son modèle d’entreprise publique à la française (à l’étonnement de certains Européens surpris de ce consensus). La Commission mit aussi en avant, pour favoriser le développement de la concurrence, les possibilités des nouvelles technologies qui permettraient à de nouveaux arrivants d’entrer sur le marché de l’électricité (les turbines à gaz à cycle combiné permettaient ainsi la production d’électricité et de vapeur ce qui augmentait sensiblement le rendement du processus de production).
13La plupart des pays européens vont devancer les demandes bruxelloises de réforme du secteur électrique mais sous des formes différentes : les Belges mirent en avant la rationalisation à travers la création d’ÉLECTRABEL en 1992 ; les Italiens privatisèrent leur société publique qui devint ENEL SpA ; les pays nordiques ouvrirent leurs sociétés à la concurrence sans recourir à la privatisation. Dès la fin des années 1980, il apparaissait clairement que la France restait le pays le plus éloigné des attentes bruxelloises comme le soulignait Le Monde :
« Une logique de monopole, de service public, d’entreprises nationales, disparaît dans tous les secteurs, l’un après l’autre. Le constat est vrai pour chacun des 12, tous devront abandonner leurs habitudes. Mais comme la France était et reste le pays le plus marqué par ce modèle, les concessions faites sur l’autel de l’union lui sont plus lourdes. Les bénéfices qu’elle tirera du grand marché devront pour compenser, être d’autant plus convaincants1. »
14EDF était en effet tout particulièrement attaquée par les Britanniques qui y voyaient le modèle de l’entreprise étatique à la française :
« Le problème de cette entreprise publique, c’est qu’elle ne parvient pas à se détacher de son passé. Elle est le vestige du centralisme industriel qui évolue dans un monde où l’État a tendance à se retirer des services publics. L’évolution de ce secteur – de plusieurs centaines de fournisseurs et de distributeurs régionaux avant-guerre au monopole actuel – nationalisé en 1946 est très révélatrice des traditions politiques et institutionnelles de la France, tout comme les lignes provinciales sur lesquelles transite l’électricité en Allemagne2. »
15Le Conseil des ministres de juin 1987 sur l’énergie décida d’établir un inventaire des obstacles existants et une liste de propositions pour les éliminer avant 1992. Les discussions au Conseil des ministres de l’Énergie du 9 juin 1988 essayèrent d’aller un peu plus loin : il était évoqué le coût de la non-Europe de l’énergie et le poids des monopoles d’État. Ces derniers étaient-ils compatibles avec l’article 37 du traité (pas de discrimination commerciale entre les États membres) ? Dans le secteur particulier de l’électricité, monopoles et droits exclusifs méritaient une attention toute particulière.
IV. Résistances
16En réalité, ce que dénonçait Bruxelles était principalement la question des aides qui faussaient la concurrence et non pas celle du statut des entreprises (qui avait été déjà conforté dans l’article 22 du traité de Rome). La démarche de la Commission européenne était essentiellement juridique et non fondamentalement économique, même si les liens entre les deux étaient proches et dépendants. En conséquence, en juin 1990, la commission de la concurrence demandait la transparence des prix industriels dans les domaines gaziers et électriques. En octobre 1990 et en mai 1991, la Commission mettait l’accent sur les transits électriques et gaziers sur les grands réseaux. Puis vinrent des projets sur les droits exclusifs d’importation et d’exportation : étaient-ils compatibles avec les traités européens (d’où une possible saisine envers six pays) ? Des propositions sur le libre Accès des Tiers aux Réseaux (ATR) étaient faites en même temps pour les gros consommateurs. Les 30 novembre 1992 et 24 juin 1993, le Conseil des ministres de l’Énergie proposa différentes mesures sur la sécurité d’approvisionnement, la protection de l’environnement, la transparence et la non-discrimination entre les acteurs des échanges européens. Cependant, l’avis du Parlement du 17 novembre 1993 (maintien de la compétence des États, ATR limité et négocié) soulignait une différence d’interprétation entre le Parlement et la commission ad hoc. En fait, l’application du traité de Maastricht prônait la procédure de codécision qui renforçait les pouvoirs du Parlement.
17EDF, comme d’autres grandes entreprises françaises, se rendit compte que Bruxelles faisait définitivement partie du jeu et qu’il valait mieux ne pas négliger cette donnée. Électricité de France apprit donc à faire du lobbying. Elle créa dans ce but EURELECTRIC, ensemble des grandes entreprises électriques européennes (excepté la Grande-Bretagne et l’Irlande). EDF dénonça le « déficit démocratique » dont souffrait l’élaboration du grand marché de l’énergie. Sir Leon Brittan était expressément visé (il partit de toute façon en février 1993). Les journaux se firent l’écho de cette contre-offensive : « Lorsque EDF toute seule doit défendre son monopole à Bruxelles, il lui est difficile d’être crédible. En revanche, lorsque les huit premières compagnies mondiales d’électricité adoptent une position commune et le font savoir publiquement, le rapport de force devient plus favorable à l’électricien français3. » En effet, après EURELECTRIC, EDF fut à l’origine du E7 + 1 sur le modèle du G7 puis du G8. On trouvait dans ce lobby, outre EDF, les Canadiens HydroQuébec et Ontario Hydro, l’Italien ENEL, l’Allemand RWE, les Japonais Tepco et Kepco, l’Américain Southern California Edison Cy.
18Malgré tout, la position d’EDF n’était pas aussi solide qu’elle pouvait le penser. D’une part, les nombreuses privatisations de par le monde – et depuis 1986 en France – montraient que la gestion nationale des services publics n’était plus inscrite dans le marbre. Les alternances en France amenèrent progressivement la question de la réforme du secteur électrique dans un sens plus libéral au-devant de la scène médiatico-politique. De plus, EDF fut à deux reprises affaiblie à sa tête : un de ses présidents arriva directement du monde politique – ce qui n’était pas la tradition « maison » – avec une « affaire » qui l’affaiblissait sensiblement ; son successeur entra en conflit avec son directeur, dépositaire typique de la culture « maison », et le conflit brisa un moment l’unité au sommet qui avait fait depuis longtemps la force d’EDF.
V. Le tournant
19Les années 1993-1994 furent sans aucun doute les plus cruciales. Lassé de la résistance de la France, le commissaire Karel Van Miert menaça Paris d’une action devant la Cour de justice européenne à propos du monopole d’EDF et de GDF lié aux importations d’électricité et de gaz. Le gouvernement d’Édouard Balladur choisit alors de demander un nouveau rapport sur la réforme de l’organisation électrique et gazière, dit rapport Mandil4. La présentation de ce rapport en novembre 1993 fut repoussée par deux fois. En définitive, c’est la CGT qui assura une large diffusion de ce texte en janvier 1994. Il s’agissait d’un numéro spécial5 de la revue Énergies (organe de la fédération de l’énergie de la CGT). Le texte était publié sans autre commentaire qu’un éditorial de deux élus aux conseils d’administration de GDF et d’EDF qui appelaient la population et les usagers à empêcher le gouvernement de « privatiser l’électricité et le gaz, détruire les services publics EDF et GDF. » Le débat annoncé sur l’énergie de 1994 se transforma en décembre en simple colloque, preuve que de part et d’autre on souhaitait gagner du temps. Pourtant, le malaise au sein de l’entreprise (et d’une façon générale au sein des services publics qui se sentaient menacés dans leur fonction et dans leurs prérogatives) fut sans doute l’un des facteurs déclencheurs de la crise sociale de décembre 1995 même si le secteur des transports fut davantage visible lors de cet affrontement que le secteur de l’énergie. Il est vrai que la grève électrique (et encore plus gazière) s’avère avec le temps de plus en plus complexe à mettre en œuvre et de plus en plus difficile à faire accepter à l’opinion publique. Le gouvernement Balladur, bien qu’en théorie peu favorable aux entreprises publiques même quand elles étaient un héritage de 1946, était hostile aux changements trop rapides et tâcha de gagner encore un peu de temps. Le rapport Desama au Parlement européen allait même dans le sens souhaité par la France c’est-à-dire laisser une large place aux États pour adapter leur législation. Mais ce rapport ne pouvait barrer le chemin à la volonté européenne d’aller dans le sens de la déréglementation. En effet, le 1er juin 1995, le Conseil des ministres de l’Énergie aboutit à une directive sur le marché intérieur dans le but du « renforcement de la concurrence pour tous les consommateurs… À cette fin, les systèmes électriques européens doivent progressivement intégrer les mécanismes du marché. »
20La directive sur l’énergie (CE 96/92, 19 décembre 1996) fut le compromis qui a résulté de ces longues tractations. Le texte d’un côté soulignait la nécessité de l’ouverture du marché mais en même temps définissait le champ du service public ce qui était nécessaire tellement l’expression ne recouvrait pas les mêmes idées d’un pays à un autre. Il était ainsi précisé au chapitre II, article 3, à propos des règles générales d’organisation du secteur (les italiques sont de notre fait) :
« Les États membres, sur la base de leur organisation institutionnelle et dans le respect du principe de subsidiarité, veillent à ce que les entreprises d’électricité, sans préjudice du paragraphe 2, soient exploitées conformément aux principes de la présente directive, dans la perspective d’un marché de l’électricité concurrentiel et compétitif, et s’abstiennent de toute discrimination pour ce qui est des droits et des obligations de ces entreprises. Les deux approches d’accès aux réseaux mentionnées aux articles 17 et 18 doivent aboutir à des résultats économiques équivalents et, par conséquent, à un niveau directement comparable d’ouverture des marchés et à un degré directement comparable d’accès aux marchés de l’électricité. »
21Mais en parallèle l’article suivant montrait que la position de pays comme la France avait été aussi intégrée :
« 2. En tenant pleinement compte des dispositions pertinentes du traité, en particulier de son article 90, les États membres peuvent imposer aux entreprises du secteur de l’électricité des obligations de service public, dans l’intérêt économique général, qui peuvent porter sur la sécurité, y compris la sécurité d’approvisionnement, la régularité, la qualité et les prix de la fourniture, ainsi que la protection de l’environnement. Ces obligations doivent être clairement définies, transparentes, non discriminatoires et contrôlables ; celles-ci, ainsi que leurs révisions éventuelles, sont publiées et communiquées sans tarder à la Commission par les États membres. Comme moyen pour réaliser les obligations de service public précitées, les États membres qui le souhaitent peuvent mettre en œuvre une planification à long terme. »
22En fait, la directive « électricité » (comme celle sur le gaz qui a suivi) est assise d’une part sur le principe de l’ouverture progressive à la concurrence de clients éligibles (selon leur consommation), d’autre part sur l’organisation du transport et de la distribution comme monopoles naturels. Les dispositifs de régulation sont prévus mais laissent une certaine marge de manœuvre aux États membres. Si les clients peuvent choisir un fournisseur hors des frontières, les monopoles nationaux doivent donc disparaître. Mais le législateur a pensé à un abaissement progressif du seuil d’éligibilité avec un degré d’ouverture croissant du secteur. Ainsi pouvait-on penser que les différents pays auraient le temps de s’adapter aux nouvelles conditions. Si les secteurs du transport et de la distribution sont traités comme des monopoles naturels, la liberté de choix du fournisseur suppose donc le libre accès au réseau. La directive « électricité » de 1996 organise l’ATR : les États doivent désigner un gestionnaire de réseau qui ne doit exercer aucune discrimination. En 1996, il était possible d’envisager un ATR réglementé par la puissance publique ou négocié entre les opérateurs et le gestionnaire de réseau ; la France proposa bien le dispositif de l’acheteur unique mais celui-ci ne fut jamais mis en pratique. Le gestionnaire de distribution est soumis aux mêmes mesures d’absence de discrimination et de respect de la confidentialité que pour le transport.
Conclusion
23En fait, loin de déréguler, la Commission a été amenée à reréguler pour maintenir les principes de libre concurrence. Ce phénomène avait déjà été perceptible dans les télécommunications ou le transport aérien. Le débat sur les prix de l’énergie ne faisait que commencer, l’exemple britannique étant plus d’une fois mis en avant. En réalité, la concurrence jouera aussi sur la qualité des services offerts pour une ou plusieurs énergies. Ce n’était pas le centre des préoccupations de la Commission : il faut souligner que le droit communautaire – qui se construit progressivement – s’intéresse en réalité plutôt aux échanges qu’aux conditions de la production. Les différents protagonistes n’avaient pas saisi immédiatement ce point important. 1996 marque donc une rupture importante dans le secteur de l’énergie. Toutefois, une autre épreuve attendait les textes laborieusement échafaudés : la transposition des directives européennes dans les différentes législations nationales. La France prit ici aussi son temps ce qui permit sans doute à EDF d’acheter à l’extérieur tout en étant protégé à l’intérieur (d’où les critiques, en particulier allemandes, sur le monopole à l’intérieur, le monopoly à l’extérieur…). Certes, la France a fini par se plier aux demandes de l’Union européenne (en particulier en cédant aux pressions insistantes de Bonn) mais la défense du service public « à la française » explique en partie les grèves de décembre 1995 et le non au référendum sur la Constitution européenne plus récemment. En définitive, les années 1980 sont celles de la relance mais aussi, dans certains domaines, d’une forte critique de l’emprise de Bruxelles sur l’économique et d’un certain désamour dans une partie de l’opinion attachée aux héritages de l’après-guerre.
Notes de bas de page
1 Le Monde 15 décembre 1989.
2 Financial Times du 17-23 janvier 1991 (cité par Courrier international).
3 Le Monde 16 mai 1993.
4 Claude Mandil est un polytechnicien du corps des Mines, alors directeur général de la direction générale de l’Énergie et des Matières premières au ministère de l’Industrie.
5 Nº 438 (archives personnelles de l’auteur).
Auteur
Agrégé et docteur ès Lettres, Alain Beltran est directeur de recherche au CNRS à l’Unité IRICE (Identités, Relations internationales, Civilisations de l’Europe). Ses recherches en histoire économique et en histoire des techniques portent principalement sur le secteur de l’énergie, les services publics, l’entreprise et l’innovation. Il a publié notamment : Histoire(s) de l’E.D.F. Comment se sont prises les décisions de 1946 à nos jours, avec J.-F. Picard et M. Bungener, Paris, Dunod, 1985 ; La Fée Electricité, Paris, Gallimard (Collection Découvertes, Sciences et Techniques), 1991 ; Energie et société, A. Beltran, P. Bauby, B. Berkovski, T. Gerber, M. Locquin, V. Lopez-Ibor Mayor, S. Mills (dir), Paris, Publisud, 1995 ; Histoire d’un pionnier de l’informatique, 40 ans de recherche à l’Inria, avec P. Griset, Paris, EDP Sciences, 2007 ; Action et pensée sociales chez Georges Pompidou, A. Beltran et G. Le Béguec (dir.), Paris, Presses Universitaires de France (politique d’aujourd’hui), 2004 ; « Du charbon au pétrole », Questions internationales, La bataille de l’énergie, Paris, La Documentation française, mars-avril 2007 ; « De Gaulle et la modernisation de l’économie française », La politique économique et financière du général de Gaulle 1958-1969, Cahiers de la Fondation Charles de Gaulle, nº 15, 2005
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