L’Europe de l’industrie pharmaceutique, entreprises, marchés et institutions
p. 297-314
Texte intégral
1Plusieurs multinationales d’origine européenne se classent aujourd’hui parmi les premiers groupes pharmaceutiques mondiaux : Glaxo-Wellcome, Aventis, qui a réuni Rhône-Poulenc et Hoechst Roussel-Uclaf, puis a fusionné avec Sanofi-Synthelabo. Les contraintes spécifiques à l’industrie pharmaceutique, et en particulier le coût de la recherche-développement et les enjeux de la commercialisation des nouvelles molécules (conquête simultanée de plusieurs marchés, protection par les brevets) ont constitué des facteurs incitatifs majeurs à la concentration des entreprises du secteur et à l’émergence de multinationales depuis la fin des années 1970. Ces entreprises continuent certes à élaborer des stratégies propres aux marchés nationaux sur lesquels elles souhaitent vendre leurs produits. Mais elles ont aussi contribué à l’émergence d’espaces régionaux, à l’échelle du monde, et à l’unification de ces espaces, dont l’homogénéité s’est d’abord manifestée en termes de marchés, au sens où s’affirment des caractères communs sur les plans démographique et épidémiologique. L’unité de ces espaces se traduit également par l’harmonisation progressive des règles de commercialisation des produits.
2La construction européenne, depuis le début des années 1960, constitue ainsi un enjeu majeur pour les entreprises pharmaceutiques. En effet, plusieurs de ces entreprises ont développé, dès l’entre-deux-guerres, des stratégies de conquête de marchés extérieurs et d’implantation de filiales de vente et de production. La création du Marché commun peut accélérer cette internationalisation du secteur, en facilitant les exportations par l’abaissement puis la suppression des droits de douane et l’aménagement des entraves réglementaires aux exportations. Ces obstacles sont pour l’essentiel les règles de commercialisation : l’obligation de solliciter auprès des pouvoirs publics l’autorisation de vendre un nouveau produit. Ces dispositions réglementaires ont souvent perduré, bien qu’ait été proclamée la liberté des échanges dans l’espace européen, et ont longtemps freiné l’unification du marché européen des médicaments. Il convient en effet d’analyser le rôle respectif des entreprises pharmaceutiques et des institutions dans l’adoption et l’harmonisation de règles européennes. Plus récemment, depuis les années 1990, les consommateurs se sont aussi organisés en groupes de pression pour pouvoir accéder plus vite aux innovations thérapeutiques et promeuvent l’harmonisation des réglementations comme un moyen de réduire les délais de commercialisation des médicaments. Autrement dit, il s’agit de montrer comment les différents acteurs, entreprises, consommateurs et pouvoirs publics, ont conçu un marché européen du médicament, mais également de définir quelles sont les limites de cette unification1.
3Jusqu’aux années 1960, le marché européen trouve sa cohérence dans les choix des entreprises en matière d’exportation et d’implantation de filiales2. À partir des années 1960 et jusqu’à la signature de l’Acte unique (1986), les entreprises pharmaceutiques ont poursuivi leur effort d’internationalisation. Dans le même temps, le développement des institutions européennes s’accompagne d’un effort d’harmonisation des différentes procédures de commercialisation. En effet, si les barrières douanières sont assez faciles à abaisser, d’autres obstacles d’ordre réglementaire empêchent la formation d’un véritable marché commun en matière de médicament.
4Depuis les années 1980, cette unité s’est considérablement renforcée. Du point de vue des entreprises, et en particulier des multinationales, le marché européen peut constituer un espace régional plus qu’une agglomération de différents marchés nationaux. La mise en œuvre de procédures de reconnaissance mutuelle ou centralisées favorise l’affirmation d’un marché unique. D’autre part les pressions des consommateurs pour accéder plus facilement et plus rapidement aux innovations stimulent l’adoption de règles destinées à réduire des inégalités. Toutefois, il existe encore bien des différences d’un pays à l’autre, en particulier en matière de politiques de prix, celles-ci étant fortement liées aux systèmes de protection sociale.
5L’histoire du marché unique du médicament est loin d’être un processus linéaire. Tout semble se mettre en place relativement vite : en 1965, une première circulaire européenne énonce une définition du médicament et propose l’adoption d’une procédure d’autorisation de mise sur le marché. Mais ce texte est suivi de peu d’effets au niveau européen, tandis qu’à l’échelle des États membres, certaines réglementations sont révisées pour se rapprocher des standards européens. Il faut en effet attendre les années 1970 pour qu’au niveau européen soient élaborés des normes et des critères en fonction desquels un médicament pourrait être autorisé à la vente dans plusieurs pays à la fois. Cette régulation européenne peine cependant à s’imposer, parce qu’elle ne convainc pas toujours les industriels et parce qu’elle ne correspond pas à leurs propres choix de marché. D’autre part, les industriels ne sont pas toujours d’accord avec les modes de fonctionnement et d’expertise retenus pour la délivrance d’autorisation de mise sur le marché (AMM) au niveau européen. Dans les années 1980, le ralliement à une procédure européenne est beaucoup plus massif3. Cette évolution est vraisemblablement la manifestation d’une convergence d’intérêts entre les industriels, face à la montée de la mondialisation, les institutions européennes, de plus en plus sollicitées pour des problèmes de santé publique communs aux États membres, et les usagers des systèmes de soins. Les crises sanitaires des années 1980, l’apparition d’innovations thérapeutiques issues des biotechnologies, l’ouverture des frontières (qui se traduit aussi de manière virtuelle sur l’Internet) imposent la recherche de solutions communes, soit à titre de prévention, soit pour des raisons éthiques (brevets, publicité pour les médicaments, règles de commercialisation, accès à l’innovation, maladies orphelines). Ce ne sont pas tant ces questions seules qui imposent la réflexion commune, mais plutôt le fait qu’elles émergent au moment où se consolident des institutions européennes : cette convergence contribue à accélérer le processus d’unification du marché du médicament.
6Pour l’historien, l’affirmation d’un marché unique du médicament est un objet de recherche assez inédit. L’historiographie a plutôt privilégié les destins des entreprises, d’abord à l’échelle nationale, les marchés extérieurs n’étant abordés que dans la perspective de l’essor des exportations de l’entreprise ou la création de filiales4. L’histoire de la construction européenne et de ses effets sur le destin de certaines industries sont mieux connues5. L’économie de la santé et du médicament s’est, elle, déjà intéressée aux retombées de la construction européenne d’abord par des enquêtes comparatives entre pays membres (systèmes de protection sociale, consommation, dépenses de santé)6 ; d’autres écrits concernent plus particulièrement la mondialisation du secteur qui se traduit par la constitution de multinationales et ses liens avec les contraintes de l’innovation thérapeutique7. Enfin, la sociologie des organisations s’attache, elle, à comprendre le fonctionnement des institutions européennes : dans le cas du médicament, les travaux menés ont privilégié l’analyse des formes de la décision et les rapports entre les différents acteurs (entreprises, institutions, utilisateurs – médecins et malades)8.
7Comme pour d’autres industries, les années 1980 constituent bien un moment décisif de l’émergence d’un marché unique du médicament. Le Livre blanc de 1985, les retombées de l’épidémie du sida sont sans doute les facteurs les plus immédiats de l’accélération de l’intégration européenne pour nombre d’entreprises pharmaceutiques. Toutefois les modalités de cette intégration ne peuvent pas être comprises si on ne prend pas en compte une durée plus longue : il convient de rappeler la première circulaire de 1965 et le relatif échec de son application dans les années 1970, pour comprendre le jeu des acteurs dans les années 1980. De même, le succès de cette intégration européenne ne peut être mesuré si on ne prend pas en compte la multiplication des initiatives dans les années 1990 et la définition d’une politique européenne du médicament (exemples du sida, des maladies orphelines).
I. L’émergence d’un marché européen (jusqu’aux années 1980)
8La signature du traité de Rome en 1957 marque un tournant dans la construction d’un marché commun entre les pays signataires. Dans le domaine du médicament, les enjeux sont multiples : il ne s’agit pas seulement de supprimer des barrières douanières, mais aussi de réduire les obstacles réglementaires qui s’opposent à la libre circulation des produits pharmaceutiques. En effet, les différents États européens se sont dotés de règles spécifiques pour la protection de la santé publique : systèmes de protection sociale (Sécurité sociale, National Health Service, etc.), règles pour la commercialisation des médicaments (fondées sur des examens plus ou moins approfondis des produits), contrôle et encadrement des prix. Ces règles répondent à deux finalités : la protection de la santé publique et l’accès aux soins des individus. Mais comme elles sont très différentes d’un pays à l’autre, elles peuvent freiner les échanges commerciaux. Dans certains cas, la protection de la santé publique est clairement invoquée pour réduire les entrées de produits étrangers : ainsi en France, il n’est pas possible de commercialiser des médicaments qui ne soient pas fabriqués sur le territoire français9. Dans de telles conditions, une harmonisation des règles nationales est un préalable nécessaire à l’émergence d’un véritable marché commun.
9La construction de ce marché ne peut pas ignorer les enjeux de santé publique. Au début des années 1960, l’affaire de la thalidomide révèle de manière dramatique les dangers potentiels d’un examen trop rapide des nouveaux médicaments mis sur le marché10. Ce drame suscite une réorientation de la réforme en cours de la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis, dès 1962, tandis que la Grande-Bretagne accroît la sévérité de ses critères d’évaluation des nouveaux médicaments en 1968. En France, la réforme est un peu antérieure (1959-1960), marquée par l’introduction des expertises : c’est aussi la conséquence d’un accident thérapeutique11. En Allemagne, le pays où est conçu l’usage thérapeutique de la thalidomide, la réforme des règles d’introduction des médicaments sur le marché est plus difficile à réaliser, une partie de la législation remonte à 1943 et si un accord est possible sur l’abolition de ces règles, le consensus sur des règles nouvelles ne se réalise pas avant 197612. Le débat en Allemagne porte essentiellement sur le statut des essais cliniques.
10L’affaire de la thalidomide survient alors que la réflexion est déjà engagée sur une harmonisation des procédures de mise sur le marché des nouveaux médicaments13. Il s’agit de s’entendre sur une définition du médicament et sur des procédures d’introduction des produits sur le marché, qui ménagent la protection de la santé publique. Le médicament est alors défini comme une substance ou une composition possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales14, ou bien une substance ou composition permettant d’établir un diagnostic, ou bien une substance ou composition employée pour restaurer, corriger ou modifier les fonctions organiques. L’AMM serait délivrée en fonction des critères suivants : l’innocuité dans des conditions normales d’emploi, l’intérêt et l’effet thérapeutique, la conformité avec la formule, la nouveauté de la formule ou son adéquation à un besoin médical. Le dossier de demande devrait réunir des informations sur le produit et ses conditions de fabrication, la description du protocole d’analyse des matières premières, le protocole de contrôle du produit fini, celui des essais toxicologiques, pharmacologiques et cliniques. Cette AMM serait valable dans l’ensemble des pays européens. Ces propositions sont reprises dans la directive 65/65 du 26 janvier 196515.
11La mise en œuvre de ce dispositif se heurte à de nombreux obstacles : l’absence, jusqu’au milieu des années 1970, d’un corpus de textes explicitant les règles à suivre pour demander une AMM européenne ; les différences entre les législations nationales tant en ce qui concerne les critères d’évaluation des médicaments que les exigences et les procédures d’évaluation des médicaments. Si le dispositif européen commence à fonctionner à la fin des années 1970, c’est aussi parce que, dans plusieurs États membres, les gouvernements ont procédé à une remise à niveau des législations nationales. D’autre part certaines pratiques d’évaluation se sont diffusées : le recours à la pharmacologie clinique, autrement dit l’étude des effets du médicament sur un organisme vivant, animal puis humain, se généralise. Les protocoles des essais cliniques font aussi l’objet de débats majeurs : outre le problème de la composition des groupes de référence, du consentement des individus16, se pose la question de la validité de ces essais. Ainsi les États-Unis ont érigé en modèle l’essai clinique en double aveugle (contre placebo en priorité) tandis que des voix en Europe s’interrogent sur la nécessité de la comparaison, ou les formes de la comparaison (avec un traitement déjà commercialisé par exemple). D’un espace économique à l’autre, le statut de la preuve n’est pas tout à fait le même.
12Ainsi en 1967, la France a retranscrit dans le code de la santé publique (ordonnance du 23 septembre 1967) les principales dispositions relatives à l’AMM, sans introduire de changements majeurs par rapport aux règles existantes : les expertises sont en vigueur depuis 1959. En Angleterre, ce sont les essais cliniques qui sont introduits en 1968 ainsi que des contre-expertises. En Allemagne, la réforme n’est réalisée qu’en 1975-1976 et ne s’applique qu’aux substances nouvelles17.
13En 1975, de nouvelles directives européennes rendent possible la mise en œuvre de l’AMM européenne. La procédure « multi-États » est mise en place à partir de 1975. Trois directives précisent les règles de présentation des dossiers d’AMM. La directive 75/318 présente les normes et les protocoles des essais analytiques, toxicologiques et cliniques, les essais cliniques devant être des essais contrôlés. La directive 75/319 rend obligatoire le recours aux experts. Enfin une dernière directive confie au Comité des Spécialités Pharmaceutiques (CSP) l’évaluation du dossier d’AMM tout en laissant libre chaque État membre d’accorder ou non l’AMM sur son territoire18. En 1978, une procédure de concertation pour les biotechnologies est introduite : la mise en commun des connaissances sur des produits nouveaux apparaît indispensable aux États membres.
14Ainsi, dès 1975, avec le CSP apparaît une dynamique d’apprentissages communs des critères de l’AMM et des normes du médicament européen. Le processus est assez difficile au départ, dans la mesure où les membres du CSP sont des représentants des différents États membres (ils sont nommés en tant que représentants nationaux) et s’efforcent de faire prévaloir des points de vue nationaux. Très vite, ces membres du CSP doivent apprendre à définir ensemble des positions communes. Des groupes de travail sont créés pour rédiger les « guidelines » des dossiers d’AMM : comment présenter un dossier, quelles sont les exigences scientifiques ; tandis que d’autres groupes se penchent sur les problèmes de sécurité, d’efficacité et de qualité du médicament19. En effet, dans les premières années, le CSP est peu sollicité par les firmes pharmaceutiques : on dénombre en moyenne neuf procédures par an entre 1978 et 1986.
15À la fin des années 1970, les firmes pharmaceutiques ne semblent pas très favorables à ces procédures européennes. Elles sont en outre très critiques sur certains des critères retenus pour attribuer l’AMM, en particulier celui de l’efficacité ; elles sont également méfiantes à l’égard des « guidelines » appliquées à partir de 1977. Cette défiance s’exprime aussi au sujet d’une éventuelle procédure centralisée et sur le risque d’émergence de pratiques comparables à celles de la FDA. Certes, dans les années 1980, les firmes sollicitent davantage des AMM au niveau européen, mais elles restent encore sur la défensive. Les résistances des laboratoires sont motivées par le refus de contrôles et de contraintes nouvelles, par le risque de voir refuser des candidats médicaments anciens, par l’absence de véritables économies d’échelle. Si l’attitude des entreprises commence à s’infléchir au début des années 1980, c’est parce qu’il y a une convergence dans le niveau des exigences au plan national et au plan européen20. D’autre part, ces firmes sont assez désarmées pour évaluer les produits les plus innovants issus des biotechnologies : l’insuline de recombinaison, en 1982, est le premier médicament à faire l’objet d’une évaluation commune.
II. La rupture des années 1980
16À partir des années 1980, la construction du marché unique du médicament connaît une accélération décisive. Cette accélération tient à la fois à la mondialisation de l’économie et de l’industrie du médicament, à l’émergence de problèmes sanitaires communs et de défis nouveaux (sida et sang contaminé, biotechnologies, maladies orphelines), au renforcement des institutions européennes qui trouve une solution dans la création d’agences et enfin dans le nouveau comportement des entreprises à l’égard de l’Europe.
17La conquête du marché européen s’inscrit, du point de vue des entreprises, dans une logique d’internationalisation de leurs marchés. Il s’agit de développer des parts de marché à l’exportation, et différentes solutions peuvent être mises en œuvre : promotion et prospection de ces marchés, création de filiales, alliance de marketing, fusion ou acquisition. La conquête de ces marchés est néanmoins imposée par des contraintes spécifiques à l’industrie pharmaceutique : le coût de la recherche et du développement, les difficultés pour accéder à l’innovation, la nécessité de rentabiliser à court terme des dépenses de R & D, d’autant plus que les délais de protection des droits de propriété industrielle sont limités dans le temps21. D’autre part, depuis les années 1980, l’essor des biotechnologies a transformé les conditions de la recherche dans l’industrie pharmaceutique, non pas tant en termes de coûts mais surtout sur le plan des organisations, imposant d’autres types de liens avec les lieux publics de la recherche et une gestion différente des droits de propriété industrielle. Enfin l’internationalisation des marchés, du moins à l’échelle européenne, répond aussi à une demande de plus en plus clairement exprimée par les malades et les consommateurs qui souhaitent accéder dans les mêmes délais aux innovations thérapeutiques et si possible dans les mêmes conditions22.
18Tout d’abord, l’accès à l’innovation est devenu plus difficile. Les dépenses de R & D représentaient 10 % du chiffre d’affaires des firmes pharmaceutiques dans les années 1970 et atteignent près de 20 % en 2000. Les délais se sont aussi accrus entre l’identification d’une molécule candidat médicament et sa mise sur le marché : 6,7 ans dans les années 1970, 8,5 ans dans les années 1980 et 9,1 ans au milieu des années 1990. Le nombre des innovations commercialisées a également diminué (antidépresseurs, par exemple) à la fois faute de nouveaux agents thérapeutiques mais aussi en raison des connaissances acquises sur telle ou telle maladie. De fait la chimiothérapie offre moins d’opportunités et dans le même temps les exigences pour l’attribution des AMM se sont considérablement accrues. Il faut enfin compter avec une durée de vie du brevet réduite par le temps consacré à la mise au point du médicament. Il arrive aussi que des innovations soient simultanées (c’est même assez fréquent) et ce sont non plus les droits de brevet, mais la marque et les orientations du marketing qui permettront de développer la part de marché nécessaire. Enfin de plus en plus souvent il faut envisager la vie du produit hors brevet, soit comme générique. Un autre élément est l’intégration assez tardive des biotechnologies par les firmes pharmaceutiques européennes : non seulement les sociétés européennes de biotechnologies sont moins matures que les sociétés américaines, ce qui fait que les firmes pharmaceutiques européennes ont plus intérêt à rechercher des partenaires aux États-Unis, mais en outre l’exploitation des opportunités offertes par les biotechnologies est un peu plus tardive (raisons réglementaires, environnement institutionnel et scientifique)23.
19Dans les années 1980, la pénétration des marchés domestiques par les multinationales s’est accentuée : elles dominent ces marchés dans les années 1990. Leurs choix s’appuient sur les écarts de prix et de législation entre les différents pays, mais ces stratégies sont compromises par l’unification du marché européen. Plusieurs types de marchés sont cependant très attractifs. Tout d’abord, ceux qui sont marqués par une croissance régulière de la consommation, comme le marché français. Ensuite, ceux où la concentration des entreprises n’est pas achevée, par exemple la France qui conserve quelques « indépendants »24. Puis, ceux qui disposent d’une main-d’œuvre qualifiée et d’un appareil scientifique convenable, ce qui permet d’y faire des études cliniques dans le cas des essais multicentriques, et d’y envisager une activité de production. En effet, les multinationales ne se contentent pas de vendre leurs produits : elles les fabriquent sur place si cela est plus avantageux, elles essaient aussi de développer des activités de recherche qui permettent à la fois de mieux connaître les spécificités de ces marchés nationaux et de renforcer les capacités d’innovation nationale.
20L’internationalisation des entreprises pharmaceutiques s’inscrit d’autre part dans la continuité d’un mouvement de concentration amorcé à l’échelle des marchés domestiques. Il est d’ailleurs assez net que plus cette concentration a été précoce et aboutie, plus l’accès aux marchés extérieurs a été rapide. Ainsi l’Angleterre et l’Allemagne se signalent dès la fin des années 1950 par le haut niveau de concentration de leurs entreprises pharmaceutiques, déjà bien présentes sur les marchés extérieurs. Les multinationales allemandes et britanniques s’imposent sur le marché européen dès les années 1970 où elles rivalisent bien plus avec les multinationales américaines qu’avec d’autres laboratoires européens, à l’exception de Rhône-Poulenc et Roussel-Uclaf en France. Ce problème de la taille critique est aussi illustré par la constitution de nouveaux groupes pharmaceutiques en France au tournant des années 1980 : Sanofi et Synthelabo parviennent sur les marchés extérieurs grâce à leur taille. Toutefois, la taille n’est pas un critère suffisant pour rendre compte du degré d’internationalisation des entreprises pharmaceutiques : sur un marché très segmenté, les positions de niche sont aussi décisives pour s’imposer. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, le mouvement des fusions change de dimension : les rapprochements se font entre grands groupes et donnent naissance à ce que l’on appelle les « big pharmas ». Ce phénomène est illustré en Europe par la constitution d’Aventis en 1999 et la fusion Sanofi-Synthelabo.
21Dans l’espace européen, toutes ces entreprises se trouvent confrontées à des problèmes sanitaires communs, qu’il s’agisse de l’épidémie du sida et de ses conséquences comme le sang contaminé, des affaires liées à l’hormone de croissance, au vaccin contre l’hépatite B ou encore la maladie de Creutzfeld-Jakob. Ces problèmes sanitaires modifient les règles de la course à l’innovation, un nouveau rapport de force se construit entre les laboratoires, les pouvoirs publics et aussi les représentants des malades, plus souvent organisés en associations25. Ces acteurs prennent conscience des difficultés soulevées par les exigences de sécurité sanitaire et le besoin de réponses communes, à l’échelle de l’Europe, s’affirme, même si dans les faits l’accord est long à obtenir, ou bien suscite de nouvelles tensions, comme dans le cas de la crise de la vache folle.
22Ce contexte nouveau d’internationalisation et de problèmes sanitaires permet de comprendre que les années 1980 sont marquées par un renforcement institutionnel. À l’échelle des États membres, des réformes sont engagées pour améliorer et aménager les procédures d’AMM : elles donnent naissance dans certains pays aux premières agences, comme c’est le cas en France avec la création en 1993 de l’Agence du médicament26. Au niveau européen, les avis rendus par le CSP sur les dossiers des AMM sont plus souvent suivis par les gouvernements, même si ces avis sont indicatifs. Certes les États sont inquiets des projets de procédure centralisée, car un tel dispositif les dépouillerait de leurs prérogatives, mais ils n’y sont pas non plus hostiles. La procédure décentralisée favorise parfois trop le jeu entre les entreprises et les instances d’évaluation. Du côté des entreprises, les positions sont aussi diverses. Pour les firmes internationalisées :
« Il s’agit moins de défendre l’industrie nationale que d’encourager l’installation sur son territoire de sièges et de filiales de firmes multinationales : la réputation de l’évaluation d’un pays, l’influence de ses experts et de ses manières de travailler sont perçues comme un avantage concurrentiel pour attirer les firmes. En effet, pour constituer une bonne “AMM” qui deviendrait une priorité pour les firmes, il faut qu’elle représente un cachet de qualité et donc facilite les entrées sur les autres marchés27. »
23Selon les pays, la création des agences indépendantes répond à des finalités différentes. En Angleterre, la nouvelle agence doit faire face à des demandes plus nombreuses et à l’allongement des délais. L’augmentation des redevances permet de recruter le personnel nécessaire. En France, le contrecoup de l’affaire du sang contaminé, l’irruption du concept de « sécurité sanitaire », le contexte politique, en particulier la présence de Bernard Kouchner à la tête d’un ministère de la Santé indépendant de son équivalent pour la Sécurité sociale permet de faire aboutir la réforme sur l’Agence du médicament.
24Au niveau européen, la procédure centralisée jouit elle aussi d’un regain de faveur. De 1986 à 1992, quarante-cinq demandes sont introduites chaque année auprès du CSP, ce qui renforce le mouvement vers une harmonisation. Les réunions sont plus fréquentes et permettent aux experts des différents pays de se mettre à niveau. La diffusion des guides et des normes est facilitée et les entreprises fournissent des données plus homogènes sur leurs médicaments. Les industriels changent de comportement28.
25Jusque dans les années 1980, les industriels ont critiqué la procédure européenne et admis difficilement que le CSP rende un avis avant que les autorités nationales ne se soient prononcées. Puis, selon les pays, l’attitude des industriels de la pharmacie connaît des inflexions. Les représentants de l’industrie pharmaceutique britannique sont assez favorables à une procédure européenne centralisée, surtout pour les produits les plus innovants. En France, le Syndicat National de l’Industrie Pharmaceutique (SNIP puis Les Entreprises du Médicament ou LEEM redoute le changement de procédure, sauf s’il concourt à améliorer ce qui existe ; mais surtout les Français s’inquiètent de la dimension politique d’une agence centrale. Enfin les Allemands préfèrent le principe d’une reconnaissance mutuelle29.
26Le Syndicat européen de l’industrie pharmaceutique, l’European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations (EFPIA), créé en 1978, assure le lien entre les institutions européennes telles que le Parlement, le Conseil et la Commission, et les entreprises, en assurant des missions d’information et de réflexion. L’EFPIA défend plutôt la procédure de reconnaissance multiple et est demandeur également de dispositions complémentaires pour les brevets et les prix des médicaments30. Peu à peu va se dégager un compromis : la procédure multi-États demeure privilégiée, mais la procédure centralisée sera requise dans les cas de conflit. Enfin, les entreprises américaines sont hostiles à l’idée d’une procédure centralisée et d’une agence européenne du médicament, qu’elles redoutent de voir s’ériger en rivale de la FDA.
27L’accroissement des demandes d’AMM au niveau européen au début des années 1990 contribue néanmoins à faire reculer les préventions de la part des entreprises. L’EFPIA fait alors un ensemble de propositions sur les délais de la transition de la procédure multi-États à la procédure centralisée, sur le choix d’un État de référence pour la demande d’AMM, sur le choix des rapporteurs, sur le droit d’appel hors CSP. Mais les industriels ne sont pas aussi enthousiastes. Ils redoutent les effets du plus petit commun dénominateur dans le cas de la procédure décentralisée. Ils s’inquiètent du coût de cette nouvelle procédure. Pour les entreprises qui ont surtout développé des structures nationales, cette procédure centralisée n’est pas jugée indispensable. La crainte n’est pas moins grande d’une bureaucratie nouvelle et indépendante des États. Les industriels de la pharmacie ne refusent pas l’Europe, mais ils se méfient des institutions. Mais en acceptant le compromis, qui consiste à favoriser la procédure multi-États et à faire appel à la procédure centralisée pour les conflits, les industriels contribuent au renforcement des institutions et à la consolidation des procédures31. L’Agence européenne du médicament (EMEA) est créée en 1993 et installée en 1995.
III. Depuis la création de l’EMEA, un approfondissement de la construction du Marché unique
28Le règlement communautaire du 22 juillet 1993 prévoit la création d’une agence du médicament au niveau européen32 : l’EMEA (European Agency for the Evaluation of Medicinal Products) voit le jour en 1995 et s’installe à Londres. La procédure unique d’AMM dite « centralisée » est d’abord réservée aux produits les plus innovants (biotechnologies, principe actif inconnu au 1er janvier 1995). Ce principe doit permettre d’accélérer l’accès aux innovations et de réduire les écarts entre les différents États dans cet accès aux innovations. Pour le laboratoire qui sollicite une telle AMM, la prise de risque est considérable. Il est également possible de solliciter une reconnaissance mutuelle de l’AMM pour les autres produits, avec d’autres difficultés : traduction du dossier, reconnaissance par les pays sollicités de la première AMM accordée (et c’est sur ce terrain que les litiges sont les plus fréquents). L’EMEA a aussi en charge l’organisation de la pharmaco-vigilance au niveau européen et la promotion des « Bonnes Pratiques de fabrication ».
29La procédure décentralisée laisse davantage de flexibilité du point de vue des industriels. Elle est adaptée à des stratégies commerciales d’implantations progressives sur les marchés des différents États membres. En revanche, la procédure centralisée, plus rapide, plus sévère également est aussi plus appréciée. Pour les dossiers les plus solides, il est préférable de passer par la procédure centralisée. Ainsi dans le cas des nouvelles substances actives, un tiers est évalué dans le cadre centralisé. Lorsque l’entreprise choisit la procédure décentralisée, elle peut sélectionner l’agence du pays dont elle est originaire ou bien rechercher l’agence qui fera l’évaluation la plus favorable. Surtout, les responsables des entreprises préparent le terrain par des contacts préalables. Ainsi les entreprises font jouer la concurrence entre les deux procédures selon leurs stratégies commerciales et industrielles. Elles adoptent d’autant plus facilement ces procédures d’AMM qu’elles ont été élaborées en commun par l’administration et les industriels. Ainsi le CSP joue un rôle de conseiller, en particulier pour la conduite et la présentation des essais, mais il ne peut pas pour autant tout dévoiler de ses attentes33. Les représentants des malades commencent, dans les années 2000, à s’impliquer un peu plus dans l’évaluation des médicaments au niveau européen, en particulier pour les maladies orphelines. Au fil des années 1990, les personnalités qui réalisent les évaluations se comportent de moins en moins comme des représentants de tel ou tel État membre. Le mode de désignation de ces experts change, la représentation nationale n’est plus un critère de choix. Ces experts prennent aussi l’habitude de rédiger un résumé de l’ensemble des caractères des produits soumis à leur examen et de communiquer leurs délibérations aux autorités nationales des différents États. Le statut de 1993 prévoit que chaque État désigne deux membres pour trois ans, choisis selon leur rôle et leur expérience, et qu’ils sélectionnent des experts34.
30L’EMEA n’évalue pas les dossiers comme la FDA. La FDA recherche des preuves des propriétés attribuées au médicament, ce qui permet de comprendre l’attention particulière accordée aux protocoles des essais35. L’EMEA est plus soucieuse d’un ensemble d’informations sur les produits, qui ne se limitent pas aux seuls essais et font que les exigences de l’EMEA sont plus sévères. L’essor de l’EMEA comme agence européenne n’est pas non plus un phénomène isolé. D’autres agences européennes se sont développées au cours des mêmes années. Elles conservent leur autonomie à l’égard du politique, elles élaborent des procédures plus transparentes. À partir de 1995, les moyens de l’EMEA s’accroissent et un effort nouveau est réalisé dans le domaine de la pharmaco-vigilance.
31Néanmoins, plusieurs difficultés sont apparues. L’accord sur les critères d’évaluation du médicament n’est pas aisé à obtenir, mais entreprises et institutions ont trouvé des terrains d’entente en ce qui concerne la pratique des essais cliniques. La reconnaissance et la légitimité des différents acteurs ne vont pas non plus de soi. L’EMEA offre surtout une scène aux industriels et aux experts, beaucoup moins aux médecins et aux malades. Ceux-ci d’ailleurs sont difficiles à saisir : faut-il les appréhender seulement par l’état de maladie ou bien prendre aussi en considération leur comportement de consommateur ? Les malades risquent également d’être instrumentalisés par les firmes36. Enfin le projet d’AMM européenne pose des problèmes plus politiques : s’agit-il seulement d’autoriser des médicaments ou bien d’influer sur le futur des entreprises pharmaceutiques en Europe ? Ne pourrait-il pas y avoir aussi un jour des prises de position de l’EMEA dans le domaine de la santé publique ou pour des aspects éthiques, questions posées par exemple par les maladies orphelines ou le statut des produits issus du fractionnement du plasma. Pour les industriels, la place des autorités nationales dans l’avenir reste à préciser. Ces autorités nationales vont-elles conserver un rôle dans l’élaboration des politiques industrielles, des politiques de santé publique, de prix ou encore d’information médicale et de publicité ?
32Un premier bilan des mesures prises pour la réalisation du marché unique en matière de médicament a été effectué au cours de l’année 2002. Il a été confié à deux cabinets de consultants (Cameron Mac Kenna et Andersen Consulting) qui au cours de l’année 1999 ont rencontré l’ensemble des acteurs et des personnes concernées par la délivrance des AMM (industriels, pouvoirs publics, institutions européennes, associations de malades…)37.
33Au cours de la période 1995-2001, l’EMEA a plutôt bien réussi à mobiliser les capacités scientifiques concernées par l’évaluation des médicaments en Europe. L’EMEA a rempli sa mission de conseil en matière de programmes de R & D, d’information auprès des industriels comme auprès des malades. Les moyens humains et matériels ont été considérablement accrus. Le financement est de plus en plus assuré par les États membres et les utilisateurs de l’EMEA, la part du financement européen a décru. Les effectifs ont progressé de 50 personnes en 1995 à plus de 200 en 2001.
34L’EMEA est d’abord sollicitée dans le cadre des procédures d’AMM dites « centralisées », qui sont choisies de préférence par les industriels, même pour des produits pour lesquels cette procédure est facultative. 279 demandes ont été déposées entre 1995 et 2001, mais seulement 97 produits étaient à soumettre en procédure centralisée. 171 dossiers ont finalement obtenu l’AMM. Parmi ceux qui ont été rejetés, les questions de pharmaco-vigilance sont celles qui posent les problèmes les plus importants. Les AMM par reconnaissance mutuelle concernent surtout les médicaments génériques ou des médicaments déjà commercialisés faisant l’objet d’une extension de leurs indications. 988 dossiers ont été examinés entre 1995 et 2000.
35Toutefois des améliorations restent souhaitables. Le système mis en place en 1995 fonctionne plutôt bien et aucun changement majeur n’est vraiment justifié. Deux objectifs restent à atteindre : un haut niveau de protection de la santé publique, l’achèvement du marché unique. L’objectif d’un haut niveau de protection de la santé publique est assez bien respecté avec la procédure centralisée d’AMM, en revanche la procédure par reconnaissance mutuelle fonctionne moins bien. La disponibilité des médicaments s’est cependant accrue, bien que des délais persistent entre la délivrance de l’AMM et la commercialisation effective. Des coûts sont à réduire néanmoins : ceux liés au renouvellement de l’AMM tous les cinq ans dans la mesure où il s’agit plus d’une formalité que d’une véritable évaluation scientifique. Certains vont jusqu’à proposer que ce renouvellement d’AMM soit remplacé par un renforcement de la pharmacovigilance. En revanche un produit titulaire d’une AMM mais non commercialisé pourrait se voir retirer cette AMM. Les procédures pourraient aussi être plus simples ou plus transparentes pour les produits génériques. Les industriels ont une bonne image de l’EMEA et la jugent assez performante en particulier pour l’intégration des biotechnologies dans les produits pharmaceutiques38.
36L’EMEA a su faire appel aux meilleurs spécialistes en Europe et s’appuie notamment sur plus de 2 000 experts. Cet effort dans le domaine de l’évaluation scientifique doit cependant être poursuivi. La représentation des différents États membres doit être garantie, surtout au moment où l’Europe s’élargit. Il conviendrait de définir des règles particulières pour les produits jugés indispensables pour des raisons de santé publique, pour des produits entrant dans des protocoles compassionnels, ou encore il serait souhaitable de publier les rapports pour qu’ils soient accessibles à toute personne concernée par un traitement. Des instances d’évaluation spécifiques sont aussi à prévoir pour les médicaments orphelins et les plantes médicinales.
37L’EMEA doit aussi réfléchir à une définition du médicament qui introduise la thérapie génique et cellulaire. Elle doit mettre en place des dispositions incitatives à l’usage des génériques et définir ces derniers sur le plan du droit. Enfin les modalités d’accès à l’information pour les malades chroniques doivent être révisées : s’il n’est plus possible d’interdire totalement la publicité, il est nécessaire de prévoir des formes de surveillance de l’information délivrée à ces malades.
38Pour autant, l’harmonisation des règles de mise sur le marché et les réalisations de l’EMEA ne suffisent pas pour assurer l’unification du marché européen. D’autres obstacles persistent. Tout d’abord les habitudes de prescription ne sont pas identiques d’un pays à l’autre ainsi que les structures de consommation. On observe ainsi un recours très variable à l’automédication et aux produits OTC (Over The Counter) : ces pratiques sont ainsi vivement encouragées en Angleterre. La part de la pharmacie hospitalière et celle de la pharmacie ambulatoire sont aussi très diverses d’un pays à l’autre. Enfin la consommation pharmaceutique est dépendante du poids respectif des consultations de généralistes et de spécialistes dans la consommation de soins, ces derniers ayant tendance à moins prescrire que les médecins généralistes. Pour les entreprises pharmaceutiques, ce sont autant de critères à intégrer dans l’approche commerciale des marchés nationaux.
39Une autre différence est introduite par les conditions de prise en charge et de remboursement par les organismes de protection sociale, car cela influence les conditions de commercialisation et de promotion des produits. De même la détermination du prix des médicaments génère des écarts considérables d’un pays à l’autre. Tout d’abord, certains pays ont mis en place des instances de contrôle des prix, notamment en France où le prix du médicament fait l’objet d’évaluations complexes, restituant de manière imparfaite les mécanismes du marché. D’autre part il existe des écarts importants de prix entre les pays : en France, les prix des médicaments sont parmi les plus faibles au niveau européen. Ces écarts peuvent gêner la libre circulation des produits en favorisant le recours aux importations parallèles. En même temps, il est difficile pour les institutions européennes de s’opposer aux politiques de prix sur les marchés nationaux. Ces pratiques sont en effet justifiées par la nécessité de contrôler l’évolution des dépenses de santé, condition sine qua non de la garantie d’un accès aux soins. Ces politiques de prix sont tolérées dans la mesure où elles n’entravent pas les activités de recherche et l’innovation. Mais elles sont critiquées car la détermination des prix de vente crée des délais supplémentaires pour la mise sur le marché des médicaments nouveaux.
40Au début des années 2000, l’Europe du médicament est une construction incomplète. Depuis plus de deux décennies, la mondialisation et l’internationalisation des firmes pharmaceutiques ont favorisé l’émergence de problèmes communs. Le contexte des crises sanitaires des années 1980 a aussi contribué à l’élaboration de réponses communes. La recherche des économies d’échelle a aussi accéléré le phénomène d’apprentissages communs. De ce point de vue, la création et l’essor de l’EMEA sont la manifestation la plus éclatante de l’émergence d’un marché européen du médicament. Ces transformations interviennent aussi alors que se généralise dans de nombreux pays le recours à des agences d’évaluation des médicaments indépendantes des gouvernements. Il y a ainsi un mouvement général d’autonomisation de la prise de décision, qui peut aussi se lire comme le refus, de la part des pouvoirs publics, d’être à la fois juge et partie, position oh ! combien inconfortable en temps de crise, ne serait-ce pour ses conséquences strictement politiques. En même temps, la volonté d’unification et l’adoption de modèles comparables se heurtent encore à des spécificités nationales : les systèmes de protection sociale, les politiques de prix, les choix de prescription conservent encore aujourd’hui une dimension nationale, marquant les limites des réalisations européennes.
Notes de bas de page
1 John Abraham et Graham Lewis, Regulating Medicines in Europe: Competition, Expertise and Public Health, Londres, Routledge, 2001.
2 Sophie Chauveau, « Entreprises et marchés du médicament en Europe occidentale des années 1880 à la fin des années 1960 », Histoire, économie, société, nº 1, 1998, pp. 49-81.
3 Boris Hauray, L’Europe du médicament. Politique, expertise, intérêts privés, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
4 Lesley Richmond (éd.), The Pharmaceutical industry. A guide to historical records, Londres, Routledge, 2003; Richard P.T. Davenport-Hines et Judy Slinn, Glaxo, A history to 1962, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
5 Michel Dumoulin (éd.), Réseaux économiques et construction européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2004.
6 M. Duriez, La pharmacie en Allemagne et en France, Paris, CREDOC, 1967 ; A. George, La consommation pharmaceutique au Royaume-Uni, Paris, CREDOC, 1977 ; Thérèse Lecomte, Consommation de pharmacie en Europe, 1992 : Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni, Paris, CREDES, 1994 ; Luc Nguyen, Zenep Or, Valérie Paris et Catherine Sermet, Les politiques de prise en charge des médicaments en France, Allemagne et Angleterre, Paris, IRDES, 2005.
7 Merrill Goozner, The 800 $ millions Pill. The Truth behind the Cost of new Drugs, Berkeley, University of California Press, 2004; Marcia Angell, The Truth about Drug Companies, New York, Random House, 2004; Alfred Chandler, Shaping the Industrial Century: The Remarkable Story of the Evolution of the Modern Chemical and Pharmaceutical Industries, Harvard, Harvard University Press, 2005.
8 B. Hauray, L’Europe du médicament…, op. cit. ; B. Hauray, « Politique et expertise scientifique », Sociologie du travail, 47-1, 2005, pp. 57-75 ; B. Hauray et Philippe Urfalino, « La formation d’une Europe du médicament par transformation conjointe », in R. Dehousse et Y. Surel (dir.), L’institutionnalisation de l’Europe, VIIe congrès de l’Association française de science politique, Lille, 2002.
9 L. Hancher, Regulating for Competition : Government, Law and the Pharmaceutical Industry in the United Kingdom and France, Oxford, Clarendon Press, 1990 ; Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique, Paris, « Les empêcheurs de penser en rond », 1999, p. 432 et suiv., p. 542 et suiv.
10 Arthur Daemmrich, « A Tale of Two Experts: Thalidomide and Political Engagement in the United States », Social History of Medicine, 2002, 15, pp. 137-158.
11 S. Chauveau, L’invention pharmaceutique, op. cit., pp. 438-444 ; Christian Bonah, Étienne Lepicard et Volker Roelke (dir.), La médecine expérimentale au tribunal, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2003.
12 C. Champenois, Le système allemand d’évaluation des médicaments, DEA de sociologie, Paris, IEP, 2001.
13 Réunion sur le rapprochement des dispositifs législatifs, réglementaires et administratifs pour les produits pharmaceutiques à Bruxelles, 11 et 12 octobre 1961, Ministère de la Santé, Archives nationales CAC, 19760211/342.
14 La définition du médicament concerne aussi bien la médecine humaine que vétérinaire, mais on se limitera ici à la médecine humaine.
15 Directive 65/65 du Conseil de l’Europe du 26 janvier 1965 concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux spécialités pharmaceutiques, Journal officiel des Communautés européennes (JOCE), 9 février 1965.
16 Paul Weindling, « Le Code de Nuremberg, Adrew Conway Ivy et les crimes de guerre médicaux nazis », in C. Bonah, É. Lepicard et V. Roelke (dir.), La médecine expérimentale au tribunal…, op. cit., pp. 185-213 ; Harry Marks, La médecine des preuves. Histoire et anthropologie des essais cliniques 1900-1990, Paris, « Les empêcheurs de penser en rond », 1999 ; Jean-Paul Gaudillière, Inventer la biomédecine. La France, l’Amérique et la production des savoirs du vivant (1945-1965), Paris, La Découverte, 2002.
17 B. Hauray, L’Europe du médicament…, op. cit., pp. 35-46.
18 Procédure en application de la directive du Conseil 75/318 relative aux documents constituant le dossier de demande d’AMM (essais et expertises analytiques, pharmaco-toxicologiques, cliniques), JOCE, L. 147, 9 juin 1975.
19 B. Hauray, L’Europe du médicament…, op. cit., pp. 55-57.
20 B. Hauray et Philippe Urfalino, « La formation d’une Europe du médicament par transformation conjointe », art. cité.
21 S. Chauveau, « Entre mondialisation et régionalisation… », art. cité.
22 Abdellilah Hamdouch et Marc-Hubert Depret, La nouvelle économie industrielle de la pharmacie. Structures industrielles, dynamique d’innovation et stratégies commerciales, Paris, Elsevier, 2001 ; Franco Malerba et Luigi Orsenigo, « Innovation and Market Structure in the Dynamics of the pharmaceutical Industry : towards a History-friendly Model », Industrial and Corporate Change, 2002, vol. XI, nº 4, pp. 667-703.
23 A. Hamdouch et M.-H. Depret, La nouvelle économie industrielle…, op. cit. ; A. Gambardella, L. Orsenigo et F. Pammolli, Global Competitiveness in Pharmaceuticals. A European Perspective, Report prepared for the Directorate general enterprise of European Commission, novembre 2000, (Document téléchargeable sur Internet à partir du site de l’EMEA).
24 S. Chauveau, « Entre mondialisation et régionalisation… », art. cité ; A. Hamdouch et M.-H. Depret, La nouvelle économie industrielle…, op. cit. ; Arielle Moreau, Sophie Rémont et Nelly Weinmann, L’industrie pharmaceutique en mutation, Paris, La Documentation française, 2002.
25 Sébastien Dalgalarrondo, Sida, la course aux molécules, Paris, EHESS, 2004.
26 Philippe Urfalino, « L’apport de la sociologie des décisions à l’analyse de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé », Actes de la 17e séance du séminaire du progamme Risques collectifs et situations de crises, Paris, CNRS éditions, 2000 ; Philippe Urfalino, Le grand méchant loup pharmaceutique, Paris, Textuel, 2005 ; Didier Tabuteau, La sécurité sanitaire, Paris, Berger Levrault, 1994.
27 Boris Hauray, L’Europe du médicament. Expertise, politique et intérêts privés dans la formation et le fonctionnement d’une évaluation européenne des médicaments, Paris, Thèse de l’IEP, 2003, p. 58.
28 B. Hauray, L’Europe du médicament…, op. cit., 2006, pp. 90-92.
29 B. Hauray, L’Europe du médicament…, op. cit., 2006, pp. 92-95.
30 B. Hauray, L’Europe du médicament…, op. cit., 2006, pp. 93-98.
31 Marie-Claude Esposito, « La réglementation européenne, enjeu pour les grandes entreprises pharmaceutiques », in Nathalie Champroux et Olivier Frayssé (dir.), Entreprises et entrepreneurs dans leur environnement en Grande-Bretagne et aux États-Unis, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2006.
32 Commission of the European Communities, Report from the Commission on the Experience acquired as a Result of the Operation of the Procedures for granting marketing Authorisations for medical Products laid down in Regulation (EEC) nº 2309/93, Bruxelles, 23 octobre 2001.
33 B. Hauray, L’Europe du médicament…, op. cit., 2006, pp. 110-127.
34 B. Hauray, L’Europe du médicament…, op. cit., 2006, pp. 110-127.
35 Harry Marks, La médecine des preuves, op. cit. ; Arthur Daemmrich, Pharmacopolitics. Drug Regulation in the United States and in Germany, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004.
36 Sébastien Dalgalarrondo, Recherche clinique : quelle place pour les patients et leurs représentants ? Une comparaison sida, cancer et maladies rares, Rapport pour l’Agence nationale de recherche sur le sida, Paris, 2004.
37 Evaluation of the Operation of Community Procedures for the Autorisation of Medicinal Products, European Commission. Directorate-General Enterprise Pharmaceuticals and Cosmetics, Cameron McKenna et Andersen Consulting, 2002.
38 Ibid. ; B. Hauray, L’Europe du médicament…, op. cit., pp. 297-320.
Auteur
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Lyon II et membre de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches sont consacrées à l’industrie pharmaceutique au XXe siècle, et plus largement aux relations entre innovation thérapeutique et consommation. Elle achève une histoire de la transfusion sanguine en France. Parmi ses publications on peut citer : « Entre mondialisation et régionalisation : les multinationales de la pharmacie en Europe », Entreprises et Histoire, 33, 2004, p. 76-90 ; « De la transfusion à l’industrie : une histoire des produits sanguins en France », in « Industries du médicament et du vivant », Entreprises et Histoire, 36, 2005, p. 103-119 (numéro dirigé par S. Chauveau) ; « Consommer en masse », Vingtième Siècle, 91, 2006 (numéro dirigé par S. Chauveau).
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