L’Association pour l’Union monétaire de l’Europe : un groupe d’entrepreneurs contribue à la création de l’euro
p. 241-255
Texte intégral
Introduction
1Malgré l’ouverture progressive des marchés de la Communauté Économique Européenne (CEE), il faut bien admettre qu’en 1986 on parle encore des marchés et non pas du marché européen, avec des faits décourageants pour les entreprises dynamiques : sitôt une barrière tarifaire éliminée, l’entreprise se heurte à la diversité des normes techniques, à l’imbroglio des régimes juridiques du droit commercial, à la non-reconnaissance des diplômes, etc. sans omettre le long parcours semé d’embûches de l’Union monétaire depuis le plan Werner et la courbe chaotique des taux de change du monde occidental. Aussi, le 17 février 1986, la signature de l’Acte unique ouvrait une belle opportunité.
2Nous allons voir d’abord, comment quelques leaders politiques, conscients de l’opportunité de l’Acte unique, ont amené quelques entrepreneurs visionnaires à se regrouper en 1987, dans une association dédiée à l’union monétaire européenne, l’Association pour l’Union Monétaire de l’Europe, plus simplement désignée AUME.
3Dans une deuxième partie, nous analyserons la remarquable opération de marketing politique conduite par l’AUME de 1987 à 1992, pour passer du succédané de l’écu à la signature du traité de Maastricht, en agissant au plus près des décideurs politiques.
4Avant de tenter de répondre à la question posée, une remarque préliminaire s’impose : je ne sous-estime pas toute l’importance pour ce sujet d’autres archives, gouvernementales ou bruxelloises par exemple, quand elles seront accessibles, mais cet exposé reflète le contenu des archives écrites de l’AUME, classées au Centre des Archives nationales (en 239 cartons sous la référence 109 AS).
I. La formation de l’AUME 1987‑1988
L’initiative politique de V. Giscard d’Estaing et H. Schmidt : le Comité pour l’union monétaire
5À Copenhague en 1978, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont créé le Système Monétaire Européen (SME) et ont su établir entre eux une complicité sur les questions économiques et monétaires. En 1986 un concours de circonstances favorables accompagne la mise en vigueur prochaine de l’Acte unique : l’économie internationale va mieux, avec Gorbatchev la guerre froide s’estompe, les mouvements de capitaux vont se libérer, les élections majeures en Allemagne, France, Grande-Bretagne et Italie auront lieu en 1987-1988 dégageant plus de liberté de manœuvre, mais malgré les accords du Plazza, le SME est sous forte contrainte : Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt pensent qu’il serait opportun de relancer l’union monétaire. Ils décident de former un Comité pour l’Union Monétaire de l’Europe (qui sera appelé le CUME)1. Formé d’anciens banquiers centraux ou ministres des Finances de toutes tendances, il a vocation à proposer les décisions clés à prendre pour l’union monétaire et tenter d’en convaincre les pouvoirs politiques. À sa première réunion en décembre 1986, Helmut Schmidt dit :
« Il n’est pas inutile de rappeler les motivations que nous avions, Valéry Giscard d’Estaing et moi-même… en lançant le SME : stabilité accrue aux relations de change à l’intérieur de la CEE, imposer des disciplines aux politiques budgétaires et monétaires nationales…, contribuer à un meilleur équilibre monétaire mondial. »
6Il conclut en ces termes :
« une des grandes taches du Comité […] convaincre les autorités politiques et monétaires nationales d’accepter les sacrifices de souveraineté qu’implique la marche vers l’Europe monétaire2. »
L’appel aux entreprises
7Dès sa réunion à Bonn du 18 mars 1987, en présence de Pierre Bérégovoy, Karl-Otto Pöhl et Gerhard Stoltenberg, le CUME préconise que :
« les actions de sensibilisation de l’opinion devront se poursuivre dans les mois à venir. Une association de soutien à l’action du Comité pour l’union monétaire pourrait regrouper de grands industriels. Compte tenu de l’équilibre des nationalités, son président pourrait être par exemple néerlandais et son vice-président italien. Monsieur Agnelli, président du groupe Fiat, pressenti, a accepté3. »
8En mai 1987, Valéry Giscard d’Estaing reçoit à déjeuner à son domicile parisien les patrons suivants : Giovanni Agnelli (Fiat), Cornélis Van der Klugt (Philips), Jean-René Fourtou (Rhône-Poulenc), François-Xavier Ortoli (Total), Paul Mentré (Crédit national) en présence de Bertrand de Maigret, que Valéry Giscard d’Estaing connaît personnellement et qu’il a déjà pressenti comme animateur à plein-temps. Pour tout chef d’entreprise, l’analyse de la situation est limpide :
Un vrai marché unique de 300 millions d’habitants, avec la libre circulation des produits, des services, des personnes et des capitaux, modifie forcément la donne pour son activité.
Les expériences monétaires cuisantes n’ont pas manqué dans les années 1980 : comment gérer les affaires à long terme, avec des dévaluations compétitives imprévisibles, d’un impact parfois supérieur au taux de marge sur les ventes ? Il faudrait éliminer le risque de change intra-européen.
Comment une monnaie nationale peut-elle faire face aux mouvements du dollar, à l’ère du « benign neglect » (« notre monnaie, votre problème ») : la solution espérée serait le regroupement des monnaies européennes pour pouvoir peser sur le marché financier.
9Si les entrepreneurs sont bien conscients de l’enjeu monétaire, ils pensent que tout dépend de la sphère politique et que, dans chaque pays, pouvoir et opposition doivent s’unir sur ce sujet ! Mais eux, que peuvent-ils faire ?
10Valéry Giscard d’Estaing préconise que les entreprises développent l’usage de l’écu. Les convives s’accordent pour confier à Bertrand de Maigret l’étude du cadre juridique, dans lequel ils pourraient coopérer pour le développement de l’écu.
L’initiative des huit patrons fondateurs de l’AUME
11Invités par Cornélis Van der Klugt chez Philips le 25 août 1987, Giovanni Agnelli (Fiat), François-Xavier Ortoli (Total), Hans Merkle de Bosch et J. Sickinge de Stork décident qu’« une action spécifique et coordonnée des entreprises pour hâter la construction monétaire de l’Europe est indispensable […] L’association évitera les écueils d’une politisation marquée »4. Nous verrons que si l’AUME est bien née de la volonté des pères fondateurs du SME, elle saura très vite gagner sa reconnaissance d’organisme indépendant.
12C’est dans les bureaux de Giovanni Agnelli à Turin que se tient la réunion constitutive le 6 octobre 1987. Le premier cercle des fondateurs comprend huit patrons : le Hollandais Van der Klugt de Philips, les deux Italiens Agnelli de Fiat et Lucchini, président du patronat italien, les deux Français Ortoli de Total et Mentré du Crédit national, les deux Allemands Merkle de Bosch et Sickinge de Stork, le Belge Solvay5, plus Uwe Plachetka, collaborateur d’Helmut Schmidt, avec Bertrand de Maigret comme délégué général. On remarque que, hormis le Luxembourg, les six pays fondateurs de l’Union et eux seuls sont représentés6.
L’objet de l’association
13Le rôle de la Round-Table for Industrialists, présenté par ailleurs par Madame Grenn Cowles, conduit l’AUME à se concentrer exclusivement sur les problèmes monétaires ; dans les statuts écrits dès 1987, c’est clairement explicité par l’article 2 consacré à l’objet de l’association :
« L’Association a pour objet de prendre toutes initiatives pour promouvoir l’union monétaire de l’Europe, démontrer que celle-ci soutient l’union économique, et favoriser la réalisation du marché intérieur en 1992.
Elle prend toutes initiatives et organise toutes manifestations et campagnes d’information susceptibles d’entraîner l’adhésion active des personnes privées et morales à ces orientations »7.
14L’objectif est clairement décliné en quatre rubriques :
renforcer le SME,
promouvoir l’usage de l’écu dans les transactions privées et les paiements aux gouvernements,
promouvoir la complète libération des capitaux,
créer une banque centrale européenne.
15La première réunion de travail détaille ce programme en soulignant explicitement l’action d’influence : « Les activités seront focalisées sur l’information, convaincre, exercer des pressions… » par exemple « institutionnaliser les discussions entre le président de l’Association et Monsieur Delors8. »
16Une condition importante de leur succès réside probablement dans leur posture éloignée du lobbying traditionnel : ces entreprises n’ont pas cherché des avantages corporatifs ou particuliers dans les antichambres du pouvoir, mais c’est une action d’influence polymorphe pour l’intérêt général qu’elles ont exercée.
17Cette posture va positionner l’AUME au centre d’une figure géométrique originale : d’un côté le triangle du pouvoir monétaire européen (gouvernements nationaux + banques centrales + Commission européenne), de l’autre la nébuleuse des acteurs économiques dans la diversité des structures encore cloisonnées des douze pays. Ce n’était pas du « lobbying » corporatif, mais pour avoir une chance de succès, il fallait réaliser une alchimie de toutes les capacités d’influence de patrons écoutés, décidés à agir pour le bien collectif. Chaque patron de l’AUME se fait le messager autorisé des entreprises et du développement économique général, sans mettre en avant un service intéressé de son entreprise ! Cette alchimie ne peut prendre qu’à la condition supplémentaire de représenter la plus grande diversité des métiers dans les douze pays, de sorte que la validité du message ne soit pas contestable.
Recruter pour se faire connaître
18L’AUME va donc recruter des grands patrons influents, dans les douze pays. Chacun des fondateurs s’implique personnellement dans cette tache : par exemple, F.-X. Ortoli écrit à vingt-cinq grands patrons français sur papier à entête de Total, et non pas de l’Association, notoriété oblige9. Le Conseil a édicté de limiter à moins du tiers des membres d’un même pays, les adhésions de banques, compagnies d’assurances, ou sociétés de services financiers, pour maintenir le caractère d’association d’entreprises industrielles et commerciales10. L’analyse des courriers montre que la quasi-totalité du recrutement va se faire par relations personnelles des fondateurs et des administrateurs11. Giovanni Agnelli va prendre une part déterminante dans les recrutements hors de France, non seulement en Italie mais en Allemagne et en Espagne… quand le recrutement dans ces pays s’avérera laborieux. Dès 1988, les résultats sont significatifs en capacité d’influence ; par exemple les dix-neuf Françaises sont : Aventis, AXA, BNP, BSN, Cap Gemini, Compagnie bancaire, Saint-Gobain, CCF, Crédit lyonnais, Deloitte et Touche, Elf, Havas, Laboratoires Fournier, L’Oréal, LVMH, Natexis, Paribas, Renault, Total. Dans les pays des élargissements passés, la moisson est quasi nulle en 1988 : un en Espagne, aucun en Grèce, Irlande, Portugal, Royaume-Uni, Danemark. En Allemagne, le recrutement sera très faible jusqu’au changement de cap d’Helmut Kohl après la réunification et son accord avec François Mitterrand.
19En dépit des vicissitudes du recrutement, la qualité sera toujours maintenue ; un seul exemple : lorsque l’administrateur danois quitte ses fonctions, une candidature envisagée est écartée par le président Étienne Davignon : « X…, personnalité bien connue, n’a cependant pas encore la carrure de nos autres administrateurs12. »
20Pour résumer la question du recrutement, disons que le nombre de sociétés cotisantes a fluctué autour de 200 entreprises représentant 5 millions d’employés, dont 43 entreprises fidèles de 1988 à 200113, avec un pic de 360 entreprises en 1998 représentant alors 8 millions d’employés.
II. L’action d’influence pour passer de l’écu à Maastricht un remarquable marketing du « marché politique » 1988‑1992
21Après le mémorandum Balladur et l’intervention de Hans-Dietrich Genscher en janvier 1988, le débat politique sur l’Europe monétaire est doublement complexe, d’une part en France avec la « cohabitation », d’autre part entre les deux membres du tandem franco-allemand. Aussi l’AUME se situe sur son terrain : les conditions nécessaires à une saine activité des entreprises. L’AUME va donc s’attacher à bien définir ces conditions avant d’en faire la promotion.
Diagnostic de l’existant
22Quelle est la réalité de l’usage de l’écu dans les entreprises ? L’AUME lance une consultation limitée à la France, la Grande-Bretagne, l’Italie et la République Fédérale : Sur 1 428 entreprises consultées, 1 036 répondent. Le contraste est saisissant entre les désirs et la réalité14 : 86 % des patrons interrogés sont favorables à une monnaie commune pour améliorer leurs activités, tandis que 11 % seulement ont une pratique récente de l’écu ! Sachant que la peseta et l’escudo ne sont pas pris en compte dans l’écu, que la livre sterling et la drachme ne participent pas au mécanisme de change (ERM), la seule promotion de l’usage de l’écu paraît bien modeste.
Mise en pratique de la méthode d’influence par « proximité »
23Pour agir à bon escient dans les débats entre gouvernements et Commission, l’AUME avait prévu d’établir des relations solides avec Bruxelles, et en particulier avec Jacques Delors. Quelques faits illustrent des contacts quasi constants : Dès le 8 décembre 1987, lors d’une interview sur Europe 1, Jacques Delors salue la création de l’AUME comme une « initiative importante » et souhaite pouvoir rencontrer leurs dirigeants. Le 19 février 1988, Jacques Delors reçoit une délégation de l’AUME et participe à une présentation de l’Association à une centaine de journalistes à Bruxelles15. Ensuite, pour la première assemblée annuelle de l’AUME, Jacques Delors accepte de coprésider la réunion, organisée au Parlement de Strasbourg, avec la participation des deux tiers des commissaires16. À de multiples reprises qu’il serait fastidieux de citer, l’AUME cale ses présentations ou conférences de presse sur le calendrier de la Commission ou des Conseils : un exemple montre que cette proximité peut jouer dans les deux sens : le livre blanc de la Commission Lever les obstacles juridiques à l’usage de l’écu a été présenté par la Commission en décembre 1992 dans l’indifférence générale ; Hennig Christophersen suggère alors à l’AUME d’organiser une conférence de presse à Bruxelles où il serait invité à intervenir17 ! Jacques Delors dira publiquement que l’AUME joue un rôle « irremplaçable et nécessaire »18 et écrira à François-Xavier Ortoli :
« Je souhaite vivement, connaissant la qualité de vos contributions, que ces projets puissent être menés à bien et que cette fructueuse collaboration se poursuive19. »
24Bref, les échanges d’idées et d’informations furent constants, de sorte que l’AUME a pu conjuguer, pour ne pas dire synchroniser, ses interventions avec la Commission et le Conseil européen.
25Si l’approche côté décideurs est en place, il faut aussi gagner l’audience des entreprises en leur rendant service. Dès la fin de 1988, l’AUME diffuse à plus de 400 000 exemplaires en cinq langues un guide sur l’usage de l’écu20 ; pour la première fois les entreprises disposent d’éléments pratiques en langage concret (et non pas en discussions savantes). Ce succès, dix fois supérieur aux prévisions, inaugure la méthode de diffusion des idées clés de l’AUME : à chaque occasion, une brochure adaptée aux décideurs concernés. Mais la seule diffusion de l’écu est-elle LA solution ?
L’AUME définit la cible ad hoc de l’Union monétaire
26L’objectif d’une banque centrale européenne avait été écarté par Helmut Kohl « neither realistic nor topical », mais le Conseil européen de Hanovre en juin 1988 mandate un Comité des banquiers centraux, présidé par Jacques Delors pour faire des propositions concernant l’union monétaire ; décision majeure saluée par le Wall Street Journal :
« En sélectionnant pour le comité Delors les argentiers de plus haut niveau, les chefs de gouvernement, par chance ou par génie, ont mis sur la sellette des personnes dont la réputation souffrirait en cas de fiasco21. »
27Après l’approbation du rapport Delors au sommet de Madrid de 1989, l’AUME souligne l’ambiguïté essentielle qui subsiste sur le pouvoir libératoire de l’écu dans tous les pays, tout en restant une monnaie-panier :
« L’étape la plus importante… serait de donner le pouvoir libératoire à l’écu dans tous les pays européens, tandis que sa nature de monnaie-panier serait maintenue. Ceci doit aller de pair avec un procédé de convergence générale des politiques économiques et monétaires. Ainsi l’écu ne deviendra pas une monnaie parallèle menaçant la stabilité économique, mais une vraie monnaie commune, comme option alternative à la monnaie nationale dans chaque pays22. »
28Autrement dit l’écu sera-t-il LA monnaie commune ? La Commission doit soumettre des propositions pour avril 1990 ; l’AUME décide de pousser l’étude dans les pays membres avec l’aide d’Ernst et Young, sous la direction de Malcom Levitt, cofinancée avec la participation de la Commission et de l’Ecu Banking Association, avec le concours du National Economic and Social Research de Londres, du DIW de Berlin, de l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE) de Paris et de l’université Bocconi de Milan. Deux cent cinquante-sept entreprises participent à l’étude. L’objectif est de disposer de la synthèse à temps pour influencer les conclusions de la Commission à la mi-mars 199023.
29L’enquête et l’étude de l’AUME convergent sur la conclusion lapidaire de la brochure en préparation Strategy for the ECU24 :
« Le marché européen unique ne concrétisera pas son plein potentiel aussi longtemps que subsisteront plusieurs monnaies […] l’enquête montre qu’une forte majorité anticipe de plus fortes économies de coûts et des bénéfices plus importants avec une monnaie unique plutôt qu’une monnaie commune25. »
30Cette solution diverge des options du CUME soutenues par Valéry Giscard d’Estaing. La position de l’AUME fut néanmoins maintenue : c’était le choix stratégique des industriels, en toute indépendance d’opinion :
« Une monnaie unique, remplaçant toutes les monnaies nationales, est préférable à une monnaie commune, même dans l’hypothèse d’une fixation irrévocable des parités de change. En effet, une monnaie unique permettrait de réduire les frais de transaction et les coûts résultant de l’entretien de trésoreries en devises. L’AUME souhaite que l’écu soit choisi pour devenir la monnaie unique qui sera émise par la Banque Centrale Européenne (BCE). Elle écarte la proposition d’utiliser à cet effet l’une des monnaies nationales, car l’écu est la seule monnaie jouissant de la neutralité politique assurant son acceptation par les douze pays membres26. »
31On voit que les quatre éléments essentiels pour les entreprises sont explicités :
La Conférence InterGouvernementale (CIG) de 1991 doit affirmer que l’écu sera la monnaie unique.
L’affichage d’un calendrier précis indispensable aux entreprises.
Une banque centrale, baptisée Eurofed (!).
Développer sans tarder l’usage de l’écu dans la phase préparatoire.
32La cible étant maintenant bien définie, commençait alors le travail d’influence pour y parvenir.
Les pressions pour influencer la décision
33La brochure argumentaire, Strategy for the ecu27, est lancée le 17 mai 1990, lors de l’Assemblée générale à Bruxelles. La bataille politique fut difficile, car le gouvernement anglais lança alors sa proposition de « hard ecu » au côté des Douze (en fait onze) monnaies existantes. Au cours d’un déjeuner organisé par l’AUME le 7 juin, Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt et Lord Callaghan en débattent. L’absence de consensus montre qu’il va falloir circonvenir l’opposition britannique.
34L’association demande alors à chaque administrateur d’analyser pour son pays les attitudes des pouvoirs publics, sur les différents points constitutifs de l’union monétaire à négocier.
35La synthèse des douze études est diffusée en septembre 1990 ; selon le sujet, la géométrie est variable :
pour le délai de mise en œuvre : trois groupes
- La Belgique, le Danemark, la France et l’Italie veulent un traité en janvier 1993 ;
- La Grèce, le Portugal et le Royaume-Uni ne veulent aucun engagement de date ;
- Les autres sont plus souples, en particulier le chancelier Kohl considère que ce n’est qu’un aspect de l’union politique en devenir ;pour la banque centrale, tous sauf le Royaume-Uni et le Portugal en veulent une indépendante et dédiée à la stabilité des prix ;
sur l’écu parallèle, les Anglais sont isolés face au bloc des six pays fondateurs plus l’Espagne et le Danemark (la Grèce, l’Irlande et le Portugal demeurent dans le flou).
36Pour une décision totalement entre les mains des politiques, les entreprises de l’AUME vont largement user de leur influence. Nous avons relevé dans les archives le grand nombre de rendez-vous organisés entre les membres du conseil d’administration avec ceux de la Commission, avec des ministres des Finances, et en France au secrétariat de l’Élysée. Il est certain que plus tard le dépouillement des archives publiques sera instructif. Quelques exemples frappants émergent : Lorsque le rapport du comité Delors est publié au printemps 1989, l’AUME lui donne un large écho par un communiqué de presse qui va être « adressé personnellement par le représentant de chaque pays à “son” ministre des finances et à “son” gouverneur de banque centrale ». Un ministre des Finances de l’époque a indiqué qu’il avait pris connaissance du communiqué de l’AUME, avant de lire le rapport du comité Delors !
37Plus tard, dans sa préface de la version française de Strategy for the ECU, Jacques Delors conclut :
« Une monnaie unique, l’écu, pour exploiter pleinement tous les avantages potentiels d’un marché unique… c’est désormais le problème des opérateurs,… et des associations telles que l’AUME de saisir la balle au bond et gagner la partie28. »
38Ce souhait de Jacques Delors sera comblé comme l’illustre cet exemple emblématique de l’influence de l’AUME : Le conseil d’administration de l’AUME, en décembre 1989, pense que les Conseils européens ont un ordre du jour trop chargé et qu’il serait bon d’en provoquer un, exclusivement consacré à l’union monétaire ; « during the italian presidency of the European Community, a one-day monetary conference might be held in Rome in october-november at the initiative of Fiat and Confindustria »29. Le 17 mai 1990 à Bruxelles, Giovanni Agnelli tient un discours public, très politique, en faveur de l’intégration monétaire30. On ne peut que constater que, sitôt après, un sommet européen additionnel, exceptionnel, exclusivement consacré à la future CIG sur l’union monétaire et politique, est bien convoqué pour octobre 1990 ! Le 16 octobre, quelques jours avant ce Conseil européen, Margaret Thatcher envoie son secrétaire financier au Trésor, Francis Maude, rencontrer à Turin Giovanni Agnelli, pour connaître la position de l’AUME sur le « hard ecu »31 ! La position des entreprises de l’AUME a été rappelée par Giovanni Agnelli : les entreprises ne voulaient pas du « hard ecu » et avaient fait le choix de la monnaie unique. Douze jours plus tard, Margaret Thatcher ne pouvait argumenter sur la préférence des industriels pour le pragmatisme d’une monnaie de plus ; sa dernière occasion de se battre « contre tout et contre tous » fut sans succès : les principes de la monnaie unique et d’une BCE sont adoptés lors de ce Conseil européen des 29 et 30 octobre 1990 à Rome. Dès le 9 novembre, le professeur Sabatino, chargé des relations extérieures de Fiat, rencontre Giulio Andreotti, qui lui confirme les décisions d’orientation de la CIG à venir.
Ultime conquête des industriels, une date butoir pour la réalisation
39Il reste sur le chemin de Maastricht à obtenir que le traité fixe une date butoir pour la mise en œuvre, indispensable clé du succès.
40Dès la publication du compte rendu du Conseil européen exceptionnel de Rome, le conseil d’administration de l’AUME se réunit dans les locaux de la Dresdner Bank à Francfort le 6 décembre 1990 ; le communiqué de presse reprend tous les acquis à entériner dans le futur traité, et complète par un appel explicite à la fixation d’une date butoir : « Mais il doit être bien clair que la qualité et le rythme de cette préparation dépendront largement du calendrier qui sera fixé pour la réalisation finale de l’UEM, et de sa crédibilité. Les hommes d’affaires ont besoin d’une visibilité à long terme pour organiser leurs propres comptes à rebours »32. L’AUME développe alors un argumentaire en faveur du passage à la phase 3 en janvier 1997 ; ce communiqué est diffusé par les nationaux de chaque pays à « ses » gouvernants, huit jours avant l’ouverture de la conférence intergouvernementale !
41Les efforts d’influence ne se limitent pas là : au cours de la CIG, l’AUME se tient bien informée : Henning Christophersen, vice-président de la Commission, rencontre l’Association pour l’informer des points d’accrochage ; la réponse sur ces points sera transmise à Jacques Delors, avec un planning de mise en place, une date butoir et la demande d’une banque centrale dès 1994, pour gérer le passage progressif de l’« ecu basket » à l’« ecu currency » ;
42Autre exemple : en pleine CIG lors de la tension entre l’Allemagne, la France et les Pays Bas, Giovanni Agnelli écrit une pleine page dans la presse européenne qui se conclut par : « une monnaie unique nous rendrait plus aptes à nous battre à armes égales avec le Japon et les États-Unis », puis diffuse une brochure de sept pages intitulée Preparation of Businesses for a Single Currency. Un nouveau communiqué du 30 mai 1991 enfonce le clou :
« L’association considère que 1997 doit être l’objectif pour la majorité des pays membres de la CE et en particulier les plus importants d’entre eux. Ceci suppose que tous les pays membres de la Communauté engagent effectivement les efforts nécessaires pour organiser la convergence économique33. »
43Dix jours avant le sommet de Maastricht et informé du contenu du projet de traité par Jacques Delors, le conseil d’administration de l’AUME adopte une déclaration34 qu’Étienne Davignon, Giovanni Agnelli et François-Xavier Ortoli communiquent à la presse à Bruxelles ; remarquable dans le choix du bon moment et son contenu, il mériterait d’être commenté, car il contient les sept points du credo des auteurs :
pas de marché unique sans monnaie unique,
plus de monnaies nationales,
nécessité de convergence préalable réclamée par les Allemands,
l’impératif d’une date butoir avec la suggestion de 1997 (« le monde des affaires s’appuie sur des réalités, et un calendrier précis doit être annoncé »),
la validité du traité à onze, même si les Britanniques restent en marge,
l’indépendance de la future BCE pour que ce soit acceptable par les Allemands,
la continuité des contrats en écus, sans laquelle ce serait inapplicable.
44Immédiatement après le sommet de Maastricht, Giovanni Agnelli exprime sa satisfaction du résultat comportant la date butoir du 1er janvier 1999. L’irréversible paraît acquis.
La mise en œuvre du traité de Maastricht
45L’encre du traité n’était pas sèche que les mauvaises nouvelles s’accumulent rapidement : le référendum danois rejette le traité, les dévaluations par rapport au deutsche mark s’enchaînent : la lire 53 %, la couronne suédoise 43 %, la peseta 34 %, la livre sterling 20 % et l’escudo. Pour le moral de l’équipe de l’AUME ce fut la période la plus difficile.
46On ne peut qu’admirer la rapidité et la lucidité de la réaction au « non » danois du 2 juin 1992 ; aussitôt Étienne Davignon (qui a succédé en septembre 1991 à Cornelis Van der Klugt à la présidence de l’AUME), Giovanni Agnelli, François-Xavier Ortoli et Bertrand de Maigret se retrouvent au Bourget, et dès le 4 juin, les membres du conseil d’administration publient un communiqué de presse combatif :
« Le résultat du référendum danois est à l’évidence un contretemps pour la construction européenne.
L’Europe en a connu d’autres et elle surmontera celui-ci.
Les besoins de l’Union Économique et Monétaire (UEM) sont de caractère objectif, ils conditionnent la consolidation du marché intérieur et le développement de la stabilité en Europe. Ils doivent être poursuivis sans désemparer.
L’Association redoublera d’efforts pour que l’objectif soit atteint et poursuivi par tous les États qui ratifieront le traité de Maastricht.
La présente déclaration a été signée par les membres suivants du conseil d’administration de l’AUME :
Étienne Davignon (Société Générale de Belgique), Giovanni Agnelli (Fiat), François-Xavier Ortoli (Total), Hilmar Kopper (Deutsche Bank), Hans Merkle (Bosch), Carl Hahn (Volkswagen), Sergio Pininfarina (Confindustria), Georges Faber (Arbed), Théodore Papalexopoulos (Titan Cement Company), Belmiro de Azevedo (Sonae Investimentos), Birger Riisager (FLS Industries), Jean-René Fourtou (Rhône-Poulenc), André Leysen (Agfa Gevaert), Brian Garraway (BAT Indusries), Paul Mentré (Banque CSIA), Uwe Plachetka (Büro Helmut Schmidt) »35.
47On remarque le volontarisme fort pour continuer avec ceux qui le veulent, sans se laisser arrêter par les timorés, laissant apparaître l’idée de « noyau dur ». La liste des signataires, déterminés et volontaristes jusqu’au succès complet de la création de l’euro, est éloquente.
48La contribution de l’AUME au sauvetage du traité de Maastricht après 1992 et à la mise en place réussie de l’euro n’entre pas dans le cadre de ce colloque. Nous ne l’aborderons donc pas.
Conclusion
49Dans sa concertation avec le président de la Commission, l’AUME se présente presque comme le représentant « habilité » de la société civile auprès des négociateurs. Elle a beaucoup usé de son influence auprès des décideurs politiques de chaque pays, mais quelle a été l’influence réelle de l’AUME sur la décision ? N’oublions pas l’entretien Kohl-Mitterrand du 3 décembre 1991 probablement décisif ? Seules les archives gouvernementales et bruxelloises donneront la réponse.
50J’espère que vous partagerez ma conclusion : la création de l’euro doit beaucoup aux efforts cohérents et continus d’une cinquantaine de patrons d’entreprises, Européens convaincus, pour influencer les décideurs politiques dans le sens de l’intérêt général des Européens. La consultation des archives gouvernementales dira un jour si cette influence fut déterminante ; mais dans cette attente, je laisserai le dernier mot à Giovanni Agnelli, dans sa lettre du 3 décembre 2001 en anglais à Bertrand de Maigret, lors de la dissolution de l’AUME :
« Nous pouvons regarder avec fierté notre passé et le long chemin que nous, représentants du business européen, avons tracé pour atteindre l’objectif historique de l’union monétaire […] l’expérience de l’AUME représente un cas d’école pour la conception et le pilotage d’une stratégie de création de consensus, conduit par un groupe organisé de la société civile en vue d’atteindre un but institutionnel, un point de non-retour dans l’intégration européenne. »
Notes de bas de page
1 Arch. nat., 109 AS 24.
2 Compte rendu de la réunion du CUME tenue à Bruxelles le 18 décembre 1986. Archive personnelle.
3 Compte rendu de la réunion du CUME tenue à Bonn le 18 mars 1987. Archive personnelle.
4 Arch. nat., 109 AS 174 : compte rendu daté du 2 septembre 1987.
5 Jacques Solvay n’a pu venir à Turin, mais fait partie du premier cercle des fondateurs. Voir la lettre de B. de Maigret à Van der Klugt du 3 novembre 1987 : cote CARAN 109 AS 174.
6 Arch. nat., 109 AS 1 : compte rendu de la réunion constitutive, 6 octobre 1987, Turin.
7 Ibidem. Article 2 des statuts.
8 Arch. nat., 109 AS 174 : réunion des sherpas du 29 octobre 1987, compte rendu daté 5 novembre 1987.
9 Arch. nat., 109 AS 22 : lettre de B. de Maigret à F.-X. Ortoli du 10 septembre 1987.
10 Arch. nat., 109 AS 89 : procès-verbal du conseil du 8 mars 1988 à Paris.
11 Cotes CARAN des entreprises membres du conseil d’administration : 109 AS 10 à 23.
12 Arch. nat., 109 AS 21 : lettre d’Étienne Davignon du 10 octobre 2000.
13 À ces 43 entreprises fidèles sur la totalité du parcours, on peut ajouter 11 entreprises fidèles jusqu’à la création de l’euro fiduciaire, ainsi que 13 autres d’Autriche, Suède et Finlande après l’élargissement de l’Union en 1995.
14 Arch. nat., 109 AS 208 : enquête détaillée, reprise dans la publication Strategy for the ECU, p. 243.
15 Arch. nat., 109 AS 89 : procès-verbal de séance du 8 mars 1988.
16 Interview Bertrand de Maigret du 15 janvier 2002. Archive personnelle.
17 Arch. nat., 109 AS 21 : lettre de B. de Maigret à É. Davignon du 28 janvier 1993.
18 Arch. nat., 109 AS 122 : note du 22 février 1993.
19 Arch. nat., 109 AS 122 : lettre de Jacques Delors à François-Xavier Ortoli du 12 juillet 1993.
20 L’écu pour l’Europe de 1992, Paris, juin 1989, 113 p., 400 000 ex. en cinq langues (introduction : G. Agnelli, F. -X. Ortoli, C. Van der Klugt).
21 Arch. nat., 109 AS 238 : article de Peter Norman, Wall Street Journal, 12 septembre 1988.
22 Arch. nat., 109 AS 89 : communiqué de presse du 20 septembre 1989, après un débat au conseil d’administration de ce jour.
23 Cette étude est largement décrite dans l’ouvrage de Stefan Collignon et Daniela Schwarzer, Private Sector Involvment in the Euro, Londres, Éd. Routledge, 2003.
24 A Strategy for the ECU, ouvrage collectif AUME/Ernst & Young/NIESR, Londres, Éd. Kogan Page, mai 1990, 246 p.
25 Ibid., introduction.
26 Arch. nat., 109 AS 215 : communiqué de presse du 17 mai 1990.
27 Ouvrage déjà cité.
28 Arch. nat., 109 AS 208 : L’écu, monnaie du succès européen, préface de Jacques Delors, p. 14.
29 Arch. nat., 109 AS 89 : conseil d’administration du 11 décembre 1989 à Amsterdam, alinéa 4.
30 Arch. nat., 109 AS 16.
31 Arch. nat., 109 AS 16 : note du 15 octobre 1990 demandant un document écrit de confirmation de la position de l’AUME.
32 Arch. nat., 109 AS 215 : communiqué de presse et note attachée du 6 décembre 1990 à Francfort.
33 Arch. nat., 109 AS 215 : communiqué de presse du 30 mai 1991 à Londres.
34 Arch. nat., 109 AS 215 : communiqué de presse relatif au sommet de Maastricht daté du 28 novembre 1991.
35 Arch. nat., 109 AS 215 : communiqué de presse du 4 juin 1992.
Auteur
Luc Moulin est ingénieur civil des Mines, ancien dirigeant d’entreprise industrielle et doctorant à l’Université de Paris IV. Ses recherches portent sur le rôle des grands groupes industriels dans la création de l’euro.
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