Avant-propos
p. 1-3
Texte intégral
1Ce colloque clôt un programme développé depuis plusieurs années à travers un séminaire organisé par le Comité pour l’Histoire Économique et Financière de la France (CHEFF) et une série de colloques dont l’interrogation fondamentale était d’identifier les éléments d’une identité économique européenne en construction au cours du XXe siècle1. Cette démarche interroge en effet le projet européen sur le temps long en portant l’essentiel de l’attention sur les acteurs économiques : entreprises, organisations, États, institutions européennes. Quel rapport ces acteurs entretiennent-ils avec le projet européen, quelle fut leur contribution à son élaboration et à sa mise en œuvre, quelles pratiques et quelles stratégies ont-ils déployé une fois l’élaboration du cadre européen engagée ? La structure de ce colloque consacré à la relance européenne des années 1980 est fondée sur une confrontation globale : nous observons les impulsions données par la Commission européenne afin de faire évoluer le cadre économique et institutionnel communautaire, les impulsions et réactions des États à ces initiatives, celles des organisations représentatives du monde des entreprises, les stratégies développées par ces dernières au sein du cadre institutionnel qu’elles ont contribué à définir et à mettre en place.
2Les années 1980 doivent être situées dans une perspective longue qui les positionne dans une logique de rupture comparable celles des années 1920 ou des années 1950. Le premier colloque de cette série tenu à Metz au printemps 2003 avait analysé les deux cultures parallèles et complémentaires qui avaient sous-tendu le projet économique européen depuis l’entre-deux-guerres : une Europe de la concurrence et une Europe du marché organisé. Le projet d’Europe organisée est un projet continental visant à la création d’un marché européen régulé par les acteurs représentatifs des intérêts privés que sont les ententes de producteurs ou les cartels. Sur ce projet, lancé au lendemain de la Première Guerre mondiale, vint se greffer un régionalisme économique d’inspiration libérale développé au tournant des années 1930 comme solution de repli ou de redéploiement dans un contexte de fermeture des marchés. Le projet d’Europe économique qui émerge dès avant la Seconde Guerre mondiale est en réalité le résultat de la synthèse de ces deux projets. Il met en jeu la politique des États qui vise à unifier l’espace européen à travers l’action tarifaire et réglementaire et celle des producteurs fondée sur une régulation sectorielle privée. Ces deux modèles restent en compétition durant les premières décennies du second après-guerre : la mise en place d’un espace européen fondé sur la concurrence prônée par les « libéraux » trouve sa contrepartie dans les projets d’organisation sectorielle répondant à une logique contractuelle ou coopérative développée à partir des années 1950, même si les organisations de producteurs n’en sont plus les principaux maîtres d’œuvre. Cette Europe contractuelle recherche sa voie à travers les politiques communes développées dans le cadre communautaire, les projets de coopération conçus sur une base multilatérale propre à certains domaines d’activité et à travers l’action propre aux entreprises elles-mêmes dans de nombreux secteurs d’activité qui tendent à prolonger les pratiques d’organisation privée des marchés antérieures à la guerre souvent avec l’accord plus ou moins avoué voire le parrainage des États.
3Les années 1970 semblent cependant révéler l’épuisement de ce modèle : Europe en panne de croissance, minée de l’intérieur par le néoprotectionnisme, trop peu présente sur le terrain des technologies nouvelles. L’échec de la première tentative d’union économique et monétaire, le blocage de nombreux dispositifs destinés à parachever la mise en œuvre du Marché commun depuis le tout début de la décennie représentent le versant institutionnel de ces difficultés. La relance des années 1980 s’inscrit dès lors dans une prise de conscience des milieux économiques eux-mêmes, des institutions communautaires et des États. Les milieux économiques, tout particulièrement le monde des grandes entreprises, cherchent à opérer un « changement d’échelle » à travers le projet de « grand marché » et de monnaie unique en misant sur le déplacement des frontières entre coopération et concurrence. Les institutions communautaires, au premier rang desquelles la Commission, saisissent l’opportunité d’une alliance renouvelée avec les acteurs économiques pour parachever le projet lancé en 1957 avec le soutien d’États désormais plus largement convaincus des vertus du marché et de l’utilité de faire du projet communautaire l’un des fondements de leur politique.
4Le colloque dont on lira ici les actes vise donc à préciser les conditions et la nature du dialogue entre acteurs institutionnels et économiques dans l’élaboration du projet de relance des années 1980, à analyser les stratégies conduites par les acteurs parallèlement à la mise en place progressive du nouveau cadre européen et de mieux cerner la portée historique de ces mutations en les situant dans une perspective longue.
5Il pose en définitive la question centrale de l’identité économique de l’Europe. Le tournant des années 1980 consiste en une remise en cause des modèles nationaux conformément à une logique que comportait déjà la déclaration Schuman à travers l’idée de concurrence et de « fusion d’intérêts » et que portait plus largement encore le traité de Rome. La persistance du modèle contractuel conforme à une vision et à des pratiques très répandues au sein du monde des entreprises avait été rendue possible grâce à la complicité plus ou moins grande des États, des acteurs privés, de la société dans son ensemble. Le modèle contractuel avait été présenté dans les discours comme le produit d’une identité économique et sociale spécifique à l’Europe. Les effets du changement d’échelle opéré au cours des années 1980 posent la question des modalités d’émergence d’un nouveau modèle européen et d’un transfert d’identité. D’une part, il implique un processus de définition du rôle et des missions d’instances européennes en charge des questions économiques en voie de création ou d’évolution à partir des années 1980, d’autre part, l’émergence d’acteurs privés majeurs identifiant les bases de leur activité et de la stratégie à l’Europe. Un tel processus s’inscrit dans le temps long mais les années 1980 posent les bases d’une nette inflexion sinon d’une rupture avec le modèle d’Europe pratiqué depuis les années 1950 lui-même inscrit dans des structures progressivement installées depuis la fin du XIXe siècle.
Notes de bas de page
1 Éric Bussière, Michel Dumoulin et Sylvain Schirmann (dir.), Europe organisée, Europe du libre-échange ? Fin XIXe siècle-années 1960, PIE Peter Lang, Bruxelles, 2006, 257 p. Éric Bussière, Michel Dumoulin et Sylvain Schirmann (dir.), Milieux économiques et intégration européenne au XXe siècle. La crise des années 1970, de la conférence de La Haye à la veille de la relance des années 1980, PIE Peter Lang, Bruxelles, 2006, 320 p.
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Milieux économiques et intégration européenne au XXe siècle
Ce livre est cité par
- Bussière, Éric. (2012) Dictionnaire historique des inspecteurs des Finances 1801-2009. DOI: 10.4000/books.igpde.3654
- (2018) Les années 1970. DOI: 10.3917/arco.chass.2018.01.0386
- (2012) Dictionnaire historique des inspecteurs des Finances 1801-2009. DOI: 10.4000/books.igpde.3779
- (2008) Histoire de l'idée européenne au second XXe siècle à travers les textes. DOI: 10.3917/arco.brune.2008.01.0283
- Chassaigne, Philippe. (2012) Les années 1970. DOI: 10.3917/arco.chass.2012.01.0365
- Andry, Aurélie. Mourlon-Druol, Emmanuel. Ikonomou, Haakon A.. Jouan, Quentin. (2019) Rethinking European integration history in light of capitalism: the case of the long 1970s. European Review of History: Revue européenne d'histoire, 26. DOI: 10.1080/13507486.2019.1610361
- (2008) Comptes rendus. Histoire, économie & société, 27e année. DOI: 10.3917/hes.084.0135
Milieux économiques et intégration européenne au XXe siècle
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