Le principe des agences en Grande-Bretagne : de la révolution à l’opacité salutaire
p. 95-113
Texte intégral
Introduction
1Il semblait autrefois inconcevable que le système politique britannique puisse tolérer le développement d’agences et, plus encore, que celles-ci deviennent une composante de la fonction publique en Grande-Bretagne. En 1968, la commission Fulton vit dans le modèle suédois des agences une forme d’organisation prometteuse, une base de réforme à explorer, mais en rejeta la création, au nom du principe de responsabilité ministérielle. Dans les années 1960 et 1970, un de mes collègues, spécialiste du régime politique et de l’administration de la Suède, fut chargé de superviser les travaux de fonctionnaires britanniques partis dans ce pays pour étudier le fonctionnement de la gouvernance par agences. Après avoir décrit une administration faite de petits ministères et de grandes agences, ces observateurs ne manquaient jamais d’énumérer la longue liste des raisons pour lesquelles le système des agences échouerait au Royaume-Uni.
2Il est donc d’autant plus remarquable que la mise en place de ce système des agences en Grande-Bretagne, d’apparence si difficile à faire accepter et étranger à tout le système administratif, ait pu se faire aussi durablement et rapidement. L’année 1988 a été marquée par la création de la première des agences du programme Next Steps (qui doit son nom au rapport de Sir Robin Ibbs, bien que l’auteur de la proposition fût plus probablement Kate Jenkins, première à développer le concept d’agence1). En 1990, l’administration britannique comptait 34 agences. En 1994, leur nombre dépassait la centaine. Aujourd’hui, il varie selon le mode de calcul adopté. Si l’on prend en compte les organismes analogues mais ne répondant pas officiellement à l’appellation d’« agence », ainsi que les agences d’exécution des administrations déconcentrées, il existe actuellement 124 agences. Celles-ci emploient près de 73 % des fonctionnaires (ou 55 %, selon une définition plus restrictive). Ironie du sort, l’Agence suédoise pour la gestion publique (Statskontoret) a publié, en 2001, un rapport en anglais d’un membre du Cabinet Office alors en mission dans ses services, intitulé : « Quels enseignements peut-on tirer du modèle des agences du programme Next Steps » ?2
3Les agences sont d’abord apparues comme les possibles ferments d’une transformation substantielle de la fonction publique. Leur instauration a entraîné des changements importants et étendus, sans doute moins profonds que partisans et opposants l’avaient d’abord imaginé. Le principe des agences est normalisé : il n’est désormais plus contesté et s’est imposé comme forme d’organisation dans l’administration britannique. Son acceptation s’explique également par son adaptation aux règles et aux attentes des hommes politiques et des représentants du gouvernement. Si certains changements majeurs dans le système politique et l’administration lui sont imputables, ce principe a perdu, pour autant qu’il les eût jamais possédées, bon nombre des particularités qui lui donnaient une apparence révolutionnaire.
4Cette contribution présente le principe des agences et les raisons pour lesquelles il a été considéré comme révolutionnaire. Elle s’attache ensuite à expliquer pourquoi « la révolution n’a pas eu lieu », sans toutefois omettre certains grands changements survenus après la mise en place des agences du programme Next Steps. Enfin, elle tente de dessiner quelques pistes sur les conséquences que de tels changements pourraient avoir sur les structures et les processus administratifs de la France.
Les agences du programme Next Steps
5Dans la pratique, le statut d’agence implique qu’une organisation possède une identité distincte (dans la plupart des cas, les agences étaient auparavant des unités organisationnelles intégrées dans la hiérarchie d’un département ministériel) et soit dirigée par un directeur général (Chief Executive), bien que cette fonction soit parfois désignée par un autre titre. Le cœur de la réforme Next Steps consistait en un recentrage des ministres et des ministères sur la mission d’« élaboration des politiques » et des agences sur celle de « prestation de services ». Les agences devaient être dégagées de toute contrainte émanant de Whitehall pour mettre au point leurs propres stratégies managériales en matière de prestation de services, même si les ministères devaient veiller à la réalisation des objectifs qui avaient été assignés aux « politiques publiques ». L’acte constitutif de chaque agence est un « document cadre » définissant notamment ses attributions, son système de gouvernance interne, ses relations avec le ministère et avec le Parlement. Les ministères fixent les objectifs devant être atteints par chaque agence, laquelle rend compte de leur degré de réalisation par la voie d’un rapport annuel3. Certains directeurs généraux d’agence appartiennent aux instances dirigeantes du ministère. Les agences sont également en mesure de fixer le cadre de gestion et le régime de rémunération de leur personnel, mais toutes n’ont pas cette faculté : ainsi certaines des agences les plus petites ne peuvent-elles pas décider des grilles de salaires.
6Savoir qu’un organisme est une agence Next Steps (ou une « agence d’exécution ») informe peu cependant sur son rôle et sur ses liens avec un ministère. Si le statut d’agence laisse supposer une homogénéité dans les relations avec les ministères, il existe en fait de grandes disparités. Certaines agences semblent indissociables de leur ministère de tutelle. Par exemple, l’organigramme du ministère des Transports fait figurer les directeurs généraux d’agences au même titre que le directeur de la stratégie et des ressources pour l’ensemble du ministère. D’autres agences sont moins directement intégrées dans l’organigramme ministériel, comme celles du ministère de la Justice. Certaines sont des trading funds dotées de leurs propres recettes et disposent de ce fait d’une plus grande autonomie budgétaire. D’autres, en revanche, obtiennent tous leurs crédits sur les budgets ministériels.
7Par ailleurs, les agences Next Steps ne sont pas les seules organisations gouvernementales nationales qui soient plus ou moins indépendantes des organismes ministériels. La terminologie elle-même peut ici prêter à confusion. Les organisations dénommées « agences » ne sont pas forcément des agences Next Steps. L’Agence pour l’environnement (Environment Agency), qui emploie 13 000 agents est un organisme public non ministériel (Non-Departmental Public Body – NDPB) et n’a rien à voir avec les organisations du programme Next Steps. Les NDPB sont généralement réputés plus indépendants des ministères que les agences. L’Agence des normes sanitaires (Food Standards Agency), qui compte 2 400 agents, est un organisme public autonome (Non-Ministerial Department), forme d’organisation visant à établir une plus grande distance entre ministres et agence. Outre les NDPB et les organismes publics autonomes, les classifications officielles de l’appareil étatique comportent généralement quatre formes d’organisations supplémentaires, ainsi qu’une « autre » catégorie, chacune composée de sous-types distincts. On peut citer les entreprises publiques (par exemple, la BBC – British Broadcasting Corporation), les organismes consultatifs (par exemple, le Conseil consultatif sur l’abus des drogues – Advisory Council on the Misuse of Drugs) et les établissements du service national de santé (National Health Service Bodies). Les dénominations données à ces entités varient. Le ministère de la Santé désigne ainsi ses agences par l’appellation d’« organismes semi-autonomes » (Arm’s Length Bodies – ALB), qu’il s’agisse d’agences Next Steps ou d’autres types d’organisations4. En résumé, il existe une multitude de formes organisationnelles au sein de l’administration centrale britannique qui composent un kaléidoscope de responsabilités, de pouvoirs et de relations avec les départements ministériels5.
De l’attente d’une révolution…
8La création des agences a eu des répercussions sur le mode de gouvernement du Royaume-Uni, comme nous le verrons ci-après. Elles sont cependant loin d’avoir engagé la révolution attendue par beaucoup dans le contexte propice de la fin des années 1980 et du début des années 1990. Les bouleversements que laissait espérer leur mise en place étaient de trois ordres : le démantèlement de l’État, l’opacification ou la limitation des responsabilités et une nouvelle dynamique de la relation mandant/agent.
Démantèlement de l’État
9Peu après la publication du rapport Ibbs, un débat s’est engagé sur la question de savoir si les agences Next Steps constituaient une étape avant la privatisation6. Si la création de ces agences était inspirée par l’intention de doter des organismes publics des compétences de gestion et de l’esprit d’initiative généralement considérés comme davantage propres au secteur privé et si, comme il ressortait des privatisations de l’ère Thatcher, le gouvernement était disposé à brader tout ce qui pouvait l’être, on était en droit de s’attendre, notamment de la part d’un gouvernement déterminé à faire des coupes sombres dans le secteur public et connu pour entretenir de très mauvaises relations avec ses fonctionnaires, à ce que certaines agences fassent également les frais de cette grande braderie.
10Les ministères étaient appelés à évaluer si la qualité des prestations de services fournies par les agences pouvait être améliorée en confiant celles-ci à un autre type d’organisation, y compris un NDPB ou une société privée. Cette évaluation devait avoir lieu avant toute création d’agence afin d’en apprécier la pertinence, puis dans le cadre de la procédure quinquennale d’évaluation préalable (prior options) des agences ainsi que d’autres organismes – apparemment tombée en désuétude depuis les années 1990. Certains ministres conservateurs soutenaient vigoureusement cette mesure, d’autant que la garantie donnée par le responsable du Cabinet Office que les prestations de services des agences continueraient « en général » à relever de la fonction publique laissait peu accroire que la privatisation n’était plus à l’ordre du jour7.
Limitation des responsabilités
11À l’origine, l’idée d’une séparation entre l’« élaboration des politiques », confiée aux ministres, et la « prestation de services », relevant des directeurs généraux des agences, était motivée (ainsi que d’autres réformes axées sur le marché) par la volonté de limiter la responsabilité publique. En 1993, Vernon Bogdanor, estimant qu’il serait difficile de différencier clairement élaboration des politiques et prestation de services, écrivait : « en l’absence d’une séparation nette, la délégation aux agences ne contribuera qu’à brouiller les responsabilités, non à les clarifier. […] L’effet cumulé des réformes doit être la création […] d’une nouvelle magistrature de dirigeants non élus et sans obligation de rendre compte. Leurs “clients” jouiront du droit qui était également garanti par la constitution de l’ex-Union soviétique, celui de se plaindre »8.
Nouvelle dynamique de la relation mandant/agent
12De l’avis des spécialistes de la fonction publique britannique, c’était une quasi-révolution qu’allait connaître le système de gouvernement du pays. Certains y voyaient le plus grand remaniement depuis les réformes de Northcote-Trevelyan en 1854, qui avaient jeté les bases de l’administration publique britannique moderne. Bon nombre de théoriciens ont abordé la question du statut « semi-autonome » des agences – qualificatif peu évocateur de leur rôle – et présenté la réforme comme un instrument de consolidation des organes de décision, en ce qu’elle concernait surtout les ministres et les hauts fonctionnaires dont elle renforçait le rôle de décideurs, tout en déléguant la tâche moins attrayante de gérer leurs politiques à une autre caste d’agents chargés de l’exécution des prestations. Il était susceptible d’en découler de profondes répercussions sur l’élaboration des politiques, en général, et des budgets, en particulier. Les tenants de l’École des choix publics ont effectué un rapprochement entre, d’une part, la structure en agences et, d’autre part, les relations budgétaires entre le Congrès et le pouvoir exécutif mises en évidence par la littérature américaine, étant donné la possibilité pour les agences de faire pression pour obtenir des niveaux de dépenses plus élevés. Comme le souligne une étude de James, « les liens […] entre un ministère et une agence sont analogues à ceux existant entre un service de l’administration et son financeur (sponsor-bureau relationship) […]. Dans les agences d’exécution, les fonctionnaires peuvent maximiser leur budget et les résultats associés, au lieu de procéder à une redistribution des activités entre le ministère et l’agence. Chaque agence d’exécution étend sa production et son budget au-delà du niveau d’allocation optimale des ressources. […] Le ministère préférera une offre excédentaire à une production inexistante […] »9. La relation entre ministères et agences instaure une nouvelle dynamique mandant/agent susceptible d’influer sur l’évolution des services publics, les agences étant en mesure de défendre avec force un niveau plus élevé de dépenses.
… à une idée salutaire
13Ces premières craintes et attentes ne se concrétisèrent pas. En tant que tremplin vers une privatisation à grande échelle, le programme Next Steps ne produisit que des résultats infimes : quelques agences (Skills Training Agency, Recruitment and Assessment Services, Occupational Health and Safety Agency, Chessington Computer Centre et la plupart des entités composant l’Imprimerie officielle – Her Majesty’s Stationery Office) furent vendues au secteur privé, mais il apparut évident, au fil des années 1990, que le programme Next Steps ne serait pas l’acte fondateur du démantèlement de l’État10.
14Les ministres sont toujours enclins à essayer de faire porter sur d’autres la responsabilité des défaillances de leur ministère. L’existence des agences ne rend toutefois pas ces tentatives plus aisées ni plus susceptibles d’aboutir. Pionnier dans l’utilisation des agences comme boucs émissaires, Michael Howard, ancien ministre conservateur de l’Intérieur, chercha à rendre le directeur général de l’Agence des prisons (Prisons Agency), Derek Lewis, responsable des problèmes de l’administration pénitentiaire, y compris des émeutes et des évasions. Lors d’un entretien désormais célèbre, qui devait, de l’avis de beaucoup, durablement affecter la carrière de Howard, Jeremy Paxman, présentateur vedette de la BBC, posa à Howard douze fois la même question : avait-il menacé d’écarter Lewis dans sa gestion de la crise apparente ? Howard ne répondit pas de façon explicite, laissant clairement penser qu’il avait bien menacé Lewis. S’il n’est pas forcément plus facile de faire porter la faute sur une agence, les ministres ne semblent pas en tout cas montrer une plus forte propension à pointer du doigt le personnel des agences que celui des ministères. John Reid, ministre de l’Intérieur, sortit de sa réserve en déclarant que son ministère (sans en stigmatiser les agences) était « inapte » à répondre à une série de scandales mineurs survenus en 200611. Il incrimina les « hauts fonctionnaires » de son propre ministère et proposa une restructuration prévoyant notamment de constituer le service de l’Immigration en agence Next Steps et de scinder le ministère de l’Intérieur pour créer un ministère de la Justice distinct.
15Les réductions de personnel découlant du rapport Gershon12 de 2004, qui visait à abaisser de 100 000 le nombre de fonctionnaires afin de « dégager des ressources pour investir dans les services de proximité », n’ont pas touché un certain type d’organisation en particulier, qu’il s’agisse d’un ministère ou d’une agence, même si la situation et les chiffres restent peu clairs13.
16Le modèle de l’agence n’a pas constitué un catalyseur de grands bouleversements, mais a réformé en douceur et utilement la fonction publique. Si les agences ont connu certaines évolutions – fusions, changements de structure organisationnelle ou réintégration au sein d’un ministère – celles-ci résultent d’initiatives spécifiques et non d’une distanciation générale à l’égard du modèle de l’agence.
17À l’instar de nombreuses réformes, les conséquences précises de la création des agences sont difficilement quantifiables : leur mise en œuvre coïncida avec d’autres changements dans le mode de fonctionnement de l’administration publique britannique (et influa peut-être sur ceux-ci). Dans le même temps se propageait l’idée du recrutement des cadres supérieurs en dehors de la sphère publique, de l’importance de la performance et de l’évaluation dans la rémunération et la gestion des ressources humaines, de la décentralisation des régimes de rémunération au sein de l’administration et, d’une manière générale, grandissait la conviction que la priorité devait être donnée à la gestion (et à ce qui serait simplement considéré comme la « prestation de services » sous le gouvernement du New Labour) dans les services de l’État. Il est plus que probable que la création des agences Next Steps a contribué à définir la portée et la rapidité de mise en œuvre de ces changements, notamment en matière de décentralisation du recrutement et de la rémunération, mais elle ne peut être considérée comme leur seule ou leur principale cause14.
18Dans son étude datée de 2004 sur la réforme Next Steps, Colin Talbot met en évidence diverses améliorations incontestables apportées par les agences. Les publications, y compris les documents cadres et les rapports annuels, ont été des sources d’information régulières et inédites sur les activités du gouvernement. Talbot souligne que les performances déclarées doivent être considérées avec circonspection car, d’une part les objectifs fixés aux agences tendent chaque année à être de moins en moins ambitieux afin d’être plus facilement réalisables et, d’autre part les données ne font pas l’objet d’un audit indépendant. Néanmoins, « ces incertitudes mises à part, les rapports annuels des agences et les évaluations du programme Next Steps » regorgent d’exemples et de documents qui attestent de la réalisation des objectifs de performance, notamment en matière de prestation de services. Il ne fait aucun doute que la plupart des observateurs en ont conclu que les agences étaient des vecteurs de performances. On peut également souligner, comme le fait mon collègue Martin Lodge15, l’importance des agences en tant que cadre d’expérimentation, en particulier pour la fixation des salaires et la rémunération liée à la performance. De plus, il est permis de penser que les agences et leur valorisation de la performance ont considérablement contribué à la stratégie de gestion axée sur les prestations adoptée au sein du gouvernement depuis le début des années 1990. L’intégration de cette approche innovante dans les pratiques courantes de l’administration britannique peut être perçue comme une autre expression de l’impact des agences.
19Il convient cependant d’ajouter que le développement des agences ne semble pas avoir eu de fortes répercussions sur la façon de travailler des ministères proprement dits, ces instruments de l’« élaboration des politiques ». L’élaboration des politiques a évolué au sein de l’appareil ministériel, surtout en raison de la prolifération des conseillers politiques depuis l’arrivée au pouvoir du New Labour en 1997, du développement des services de réflexion et de gestion stratégique autour du Premier ministre et de l’évolution du rôle du Trésor. Les ministères eux-mêmes n’ont pas fait l’objet de réforme majeure concernant leur mode d’élaboration des politiques qui viendrait témoigner qu’ils se sont bien libérés de tout souci de gestion, comme le laissaient espérer la création et le développement des agences. En fait, c’est le contraire qui s’est produit : la plupart des initiatives dont l’objet était d’améliorer les compétences des hauts fonctionnaires du gouvernement ont été axées sur l’optimisation des compétences managériales. Ainsi, la « réflexion stratégique » est une des compétences visées dans les plus récentes de ces initiatives.
20Le programme Professional Skills for Government (PSG) est, quant à lui, centré sur la « prestation ». Ce programme visant à valoriser les compétences professionnelles dans l’administration propose une façon nouvelle et plus structurée de concevoir les emplois et les carrières dans la fonction publique. Il s’agit d’un programme majeur, à long terme, qui vise à garantir une parfaite alchimie de compétences et d’expérience pour chaque fonctionnaire, quels que soient son ministère ou son agence d’affectation, en vue de prestations de services efficaces16.
21Il est assez étonnant que la prestation de services, déléguée aux agences, soit supposée être le principal domaine de compétence des fonctionnaires ministériels.
Un modèle « normalisé »
22Affirmer que le modèle des agences est « normalisé » n’équivaut pas à mettre en doute l’influence que celles-ci ont exercé sur l’administration britannique. Toutefois, les modalités d’adaptation de ce modèle et la manière dont il fonctionne dans les faits ont eux-mêmes été largement influencées par les règles de la pratique et de la culture administrative britannique, de sorte que ses contours se fondent largement dans son environnement. Si l’on peut mettre en avant certaines évolutions dans la prestation des services et dans les pratiques administratives intervenues sous l’influence des agences, celles-ci, à l’instar de leurs directeurs généraux, n’ont en règle générale ni créé leurs propres sources de pouvoir ni remis en cause l’autorité de leur ministre et ministère de tutelle. De même, l’indépendance des agences et de leurs directeurs généraux par rapport à l’influence du Parlement ne s’est pas notablement accrue comparativement à la situation que les ministères connaissent ou connaissaient déjà, et les agences dont les directeurs généraux ont prôné la réduction des dépenses ou s’y sont opposé vigoureusement (voire ont demandé davantage de crédits) n’ont apparemment pas été en ligne de mire.
23Différents éléments ont contribué à la normalisation du principe des agences au sein de l’administration britannique. Premièrement, le fait est que les agences ne constituent pas en elles-mêmes une rupture radicale avec les pratiques antérieures. Nous ne disposons d’aucune étude systématique sur la charge de travail que représentait la gestion des passeports ou l’immatriculation des véhicules pour les hauts fonctionnaires ou les ministres avant la création des agences, mais il est peu probable que l’emploi du temps des cadres dirigeants ait été affecté par les procédures courantes liées à ces missions. En outre, certaines entités ministérielles dotées de services leur appartenant en propre (chargés dans certains cas d’accueillir du public) ont toujours été considérées comme spécifiques et distinctes. De fait, l’Immigration and Nationality Directorate (direction chargée de l’Immigration et de la Nationalité), établie à Croydon, a toujours constitué une entité importante du Home Office (ministère de l’Intérieur), distincte de celui-ci, avant même sa transformation en agence en 2006. On peut formuler la même hypothèse pour un grand nombre, si ce n’est la totalité, des agences instituées après 1998.
24Deuxièmement, la démonstration, intervenue en 1995 à la lumière de l’affaire Derek Lewis (voir plus haut), que les ministres ne pouvaient impunément imputer la responsabilité aux agences, constitue un autre élément du processus de normalisation. En l’espèce17, le ministre de l’Intérieur, Michael Howard, affirmait que l’administration pénitentiaire et son directeur étaient responsables d’une série de défaillances dont plusieurs évasions, dans la mesure où la responsabilité du ministre se limitait à l’élaboration des politiques et où la défaillance concernait la prestation de services, dont l’agence et son directeur général étaient responsables. Il est bientôt devenu manifeste que le ministre était bel et bien étroitement associé aux décisions « opérationnelles » et cette affaire, en démontrant que le système des agences ne pouvait permettre de se défausser de ses responsabilités, a constitué un tournant décisif pour le gouvernement Major et la carrière de Michael Howard.
25Troisièmement, les directeurs généraux des agences n’ont tout simplement pas vocation à devenir des responsables de centres de pouvoir indépendants. Le financement des agences dépend des ministères, les ministres fixent les objectifs et nomment les directeurs généraux. De plus, ces derniers ont généralement fait carrière dans la fonction publique. Le tableau 1 ci-dessous expose le parcours des directeurs généraux des principales agences en 2007. Le fait que deux (dont l’un dirige une agence appelée à disparaître) des neuf directeurs généraux soient issus du secteur privé et qu’un troisième soit un ex-administrateur du National Health Service n’apparaît pas particulièrement exceptionnel au regard de la pratique du gouvernement Blair, lequel (comme son prédécesseur conservateur) s’efforçait de nommer dans toute l’administration (ministères inclus) des cadres dirigeants issus du secteur privé et du secteur public au sens large. Mais il montre que la fonction publique britannique demeure le principal vivier pour le recrutement des directeurs généraux d’agences. Nous ne disposons pas encore d’informations systématiques sur l’origine et la destination des directeurs généraux d’agence en général, mais ceux-ci ne semblent pas former un groupe spécifique distinct des fonctionnaires et il apparaît qu’en qualité de dirigeants étroitement liés à une carrière dans la fonction publique, ils ne peuvent prétendre établir leurs propres centres de pouvoir indépendants18.
Tableau 1 : Directeurs généraux d’agences employant plus de 5 000 personnes
Agence | Directeur général | Parcours |
Jobcentre Plus | Leslie Strathie | Fonctionnaire (carrière dans les services de l’emploi) |
HM Prison Service | Phil Wheatley | Fonctionnaire (carrière dans l’administration pénitentiaire) |
Pension Disability and Carers Service | Terry Moran | Fonctionnaire (carrière dans la sécurité sociale) |
Court Service | Sir Ronald de Witt | Haut fonctionnaire du National Health Service |
Child Support Agency* | Stephen Geraughty | Secteur privé (fonctionnaire, puis 12 ans dans le secteur privé) |
HM Land Registry | Peter Collis | Fonctionnaire (carrière dans les ministères de l’Emploi et de l’Industrie) |
Ministry of Defence Police and Guarding Agency | Steve Love | Fonctionnaire de police (carrière dans la police) |
Driver and Vehicle Licensing Agency** | Noel Shanahan | Secteur privé (a occupé un poste dans l’Agence durant deux ans avant d’en être nommé directeur général) |
Conclusions
26Si la création des agences est souvent citée comme l’une des réformes s’inscrivant dans la « nouvelle gestion publique », la teneur et la portée de ce mouvement sont fonction du contexte constitutionnel, politique et institutionnel19. En Suède, les structures conçues selon le modèle de l’agence s’intègrent dans un vaste ensemble de principes constitutionnels qui définissent la nature de l’ensemble des entités chargées des fonctions d’exécution20. Au Royaume-Uni, le processus de création des agences a joué un rôle plus modeste. Il a représenté une évolution importante qui a permis d’améliorer l’information sur l’action publique, contribué à placer la performance et la prestation de services au cœur des préoccupations et encouragé l’évolution des pratiques de gestion au sein de l’administration elle-même. Il a sans doute également contribué à améliorer l’efficacité de l’action publique. Pourtant, la constitution des agences n’a pas eu l’impact révolutionnaire que d’aucuns escomptaient à l’origine, notamment du fait de la normalisation de ce processus : les modalités spécifiques régissant la création d’agences (qualifiées par Hogwood en 1993 d’« informelles » puisque ne nécessitant pas de constitution légale), les mécanismes de financement et de gestion de celles-ci, les modalités de recrutement des directeurs généraux, leur action après leur entrée en fonction, la perception qu’ont des agences les responsables politiques et les citoyens, semblent se situer dans la ligne des règles et des conventions établies au sein de l’administration et s’apparenter à un mode de conduite des affaires publiques plus proche du maintien du statu quo qu’on aurait pu le penser initialement. Quant aux enseignements à tirer de l’initiative Next Steps et susceptibles d’intéresser un public français, la contribution d’une fonctionnaire française contenait d’importantes propositions concernant la mise en œuvre de l’initiative dans sa phase initiale21.
27Que dire au sujet de la pertinence de l’initiative Next Steps en tant que modèle de réforme transposable dans d’autres pays ? Plusieurs études portant sur l’analyse des enseignements à tirer d’une politique et des transferts d’expérience semblent suggérer que le processus permettant de tirer les véritables enseignements d’une politique est extraordinairement complexe et coûteux : il requiert une étude approfondie de la mise en œuvre de la politique en question dans le pays où elle a été conçue, une appréciation détaillée de ses coûts et de ses avantages, une identification claire de ses facteurs de réussite et une évaluation de la manière dont elle pourrait opérer dans l’autre pays. De plus, la politique envisagée doit recueillir l’assentiment des responsables politiques et pouvoir bénéficier des ressources administratives, financières et autres nécessaires à sa mise en œuvre22. Compte tenu des coûts élevés auxquels ils doivent faire face pour pouvoir tirer les enseignements de l’expérience d’autres pays, les responsables politiques ont tendance à privilégier des modèles heuristiques ou simplifiés, parmi lesquels Weyland distingue trois approches distinctes23.
28La première est une approche fondée sur les informations disponibles. Cette méthode permet de réduire les coûts liés à la collecte d’informations sur les autres modèles existants en retenant un modèle pour lequel on estime possible de recueillir déjà de nombreuses informations. On voit aisément l’attrait que peut constituer l’initiative Next Steps au regard de cette approche dans la mesure où plusieurs rapports consacrés aux agences ont été publiés au Royaume-Uni, où les rapports annuels publiés par les agences depuis près de vingt ans peuvent être consultés, en ligne pour la plupart, et où l’initiative est évoquée dans plusieurs documents de portée internationale (Pollitt et al. abordent cet aspect de la création d’agences dans un développement intitulé « La fièvre des agences » en le qualifiant de « mode internationale »24). On peut mettre en cause le bien-fondé de l’importance accordée à l’initiative Next Steps en tant que modèle, ne serait-ce que parce qu’il existe de nombreux autres exemples d’organisation en agences et de transfert de responsabilités de gestion sans création d’agences dans d’autres pays25, et parce que les « agences d’exécution » ne constituent pas le seul modèle utilisé au Royaume-Uni pour opérer de tels transferts.
29La deuxième approche est une approche heuristique de « représentativité » qui met l’accent sur un ou deux avantages subjectifs de ce modèle pour réduire les coûts liés à une évaluation approfondie de ses coûts et avantages. Il est malaisé pour un autre pays d’apprécier précisément les avantages du modèle britannique, notamment parce que ses effets bénéfiques ne sont pas totalement clairs aux yeux des Britanniques, même si tout indique qu’il va dans le sens d’une amélioration de la communication avec le public, de la clarté des missions et des objectifs assignés et de certains gains en termes de performance de gestion. Il s’agit là de résultats appréciables, même si, à l’échelle d’une réforme comme Next Steps, leur ampleur demeure modeste.
30La troisième approche est une approche heuristique « de référence » qui consiste à définir en termes généraux ce qui doit être transposé, de manière à éliminer les coûts liés à l’élaboration de projets détaillés pour transposer le dispositif relatif à la politique à mener. Dans certains cas, cette approche consiste à indiquer qu’il convient de mettre en œuvre dans l’autre pays concerné un schéma directeur déjà disponible. Une autre solution consiste à transposer un principe général ou une appellation de politique donnée (policy label)26 que le cheminement à travers le système politico--administratif en vue de l’élaboration et de la mise en œuvre de cette politique modifie à un tel point qu’il ne subsiste presque rien du programme original.
31Si l’on retenait cette dernière approche, une transposition directe de la structure des agences risquerait d’être extrêmement difficile, voire impossible, en particulier parce qu’il n’existe aucun schéma directeur clair et détaillé et parce que les bases juridiques sur lesquelles repose l’action administrative sont différentes en France et au Royaume-Uni. Aux yeux d’un observateur extérieur, l’élaboration d’un mécanisme « informel » permettant la création de nouvelles agences semble improbable dans un pays où même les aspects apparemment anodins de l’action administrative quotidienne sont régis par des décrets ou des arrêtés. Même une fois entrée dans les faits, l’introduction du modèle des agences dans un autre État comme la France aurait toutes les chances de suivre une autre orientation, en particulier parce que les règles et les conventions politico-administratives en vigueur en France sont différentes. Vu de l’extérieur, l’élément distinctif de l’administration française le plus susceptible d’exercer une action normalisatrice sur une structure s’apparentant à une agence est le corps administratif. Si l’on prend l’exemple du « contrôle de performance », autre composante importante de la nouvelle gestion publique qui a été adoptée (et également normalisée jusqu’à un certain point) à la fois en France et au Royaume-Uni, les corps ont en effet joué un rôle décisif quant à l’impact croissant des travaux de la Cour des comptes dans ce domaine. Cet exemple conforte la thèse selon laquelle la normalisation n’implique pas la neutralisation ou le blocage des réformes. Il démontre plutôt que l’efficacité du système des agences tient probablement davantage à la compréhension de la perception qu’ont les corps des perspectives ouvertes par ce processus et de la manière dont ils peuvent les mettre à profit qu’aux caractéristiques propres aux agences en général. En d’autres termes, il ne fait aucun doute qu’un système du type agence se démarquerait profondément du modèle de l’administration française tel qu’il existe. Cependant, à l’instar du Royaume-Uni, où les règles constitutionnelles et les usages de la fonction publique ont orienté l’évolution de l’initiative Next Steps, l’environnement dans lequel une structure inspirée du modèle des agences serait élaborée et mise en œuvre aurait toutes les chances d’en déterminer la forme et le mode de fonctionnement. Par conséquent, l’adoption de tout système d’agences quel qu’il soit obéirait sans doute à un schéma plus proche du maintien du statu quo français qu’à la pratique actuellement en vigueur au Royaume-Uni.
Notes de bas de page
1 Efficiency Unit, « Improving Management in Government : the Next Steps », HMSO, Londres, 1988.
2 Statskontoret, « What lessons can we learn from the UKs next steps agencies model ? », Statskontoret, Stockholm, 2001.
3 Cabinet Office, « Setting Key Targets for Executive Agencies », HMSO, Londres, 2003.
4 Department of Health (2004), « Reconfiguring the Department of Health’s Arm’s Length Bodies », HMSO, Londres, 2004.
5 À propos du développement et de la portée de la délégation de gouvernance en Grande-Bretagne, voir M. Flinders, « MPs and Icebergs : Parliament and Delegated Governance », Parliamentary Affairs 57 (4), 2004, p. 767-784.
6 Pour plus de précisions sur cet aspect du programme Next Steps, voir F. Gains, « Implementing Privatization Policies in “Next Steps’ Agencies” », Public Administration 77 (4), 1999, p. 713-730.
7 G.K. Fry, « The Conservatives and the Civil Service : "One Step Forward, Two Steps Back ?" », Public Administration, 75 (4), 1997, p. 695-710.
8 V. Bogdanor, « Market must not sell democracy short », The Times, 7 juin 1993, repris dans P. Barberis (ed.), The Whitehall reader. The UK’s administrative machine in action, Open University Press, Milton Keynes, 1996, p. 196.
9 O. James, The executive agency revolution in Whitehall : public interest versus bureau-shaping perspectives, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2003, p. 34.
10 Cabinet Office, « Effects of changes in departmental responsibilities on departmental staff numbers – 1985 to 2004 », http://www.civilservice.gov.uk/about/statistics/changes.asp (consulté en avril 2008).
11 P. Wintour, « Reid vents fury at Home Office over prisoners fiasco », The Guardian, 24 mai 2006.
12 P. Gershon, « Releasing resources to the front line : Independent Review of Public Sector Efficiency », HMSO, Londres, 2004.
13 Pour plus de précisions sur les supposés « gains d’efficacité », voir les rapports 2006 et 2007 de la Cour des comptes britannique : National Audit Office, « Progress in improving government efficiency HC 802, I & II », Session 2005-2006, HMSO, Londres, 2006 et National Audit Office, « The Efficiency Programme : A Second Review of Progress HC 156-II », Session 2006-2007, HMSO, Londres, 2007.
14 Sur les changements à long terme dans la fonction publique, voir House of Lords (sélectionner « Committee on Public Service »), « Report HL55 », HMSO, Londres, 1998 (disponible sur le site http://www.publications.parliament.uk/pa/ld199798/ldselect/ldpubsrv/055/psrep01.htm).
15 M. Lodge, « Next Steps und zwei Schritte zurück ? Stereotypen, Executive Agencies und die Politik der Delegation in Grossbritannien » in Jann, W. et Döhler, M. (ed.), Agencies in Westeuropa, Springer, Berlin, 2007.
16 Site Internet du programme Professional Skills for Government : www.psg.civilservice.gov.uk.
17 C. Polidano, « The Bureaucrat Who Fell Under a Bus : Ministerial Responsibility, Executive Agencies and the Derek Lewis Affairs in Britain », Governance 12 (2), 1999, p. 201-229.
18 Pour une étude sérieuse sur le recrutement interne et externe dans la fonction publique britannique, voir S. L. Greer et H. Jarman, « What Whitehall ? », contribution présentée devant l’American Political Science Association, Chicago, 30 août-2 septembre 2007, http://www.allacademic.com/meta/p211808_index. html.
19 C. Pollitt et G. Bouckaert, Public Management Reform. A Comparative Analysis, 2e éd., Oxford University Press, Oxford, 2004
20 Pour une étude comparée avec les agences suédoises, voir C. Pollitt, C. Talbot, J. Caulfield et A. Smullen, Agencies : How Governments Do Things through Semi--Autonomous Organizations, Palgrave Macmillan, New York, 2004.
21 S. Trosa, « Next Steps : Moving On », OPSS, Londres, 1994. Pour une évaluation de la réception et de l’importance de cette étude, voir Cabinet Office, « Better government services », p. 57-58, Office of Public Services Reform, 2002.
22 Voir R. Rose, Learning from Comparative Public Policy. A Practical Guide, Routledge, Londres, 2005.
23 K. Weyland, Bounded Rationality and Policy Diffusion : Social Sector Reform in Latin America, Princeton University Press, 2007.
24 C. Pollitt, K. Bathgate, J. Caulfield, A. Smullen et C. Talbot, « Agency Fever ? Analysis of an International Policy Fashion », Journal of Comparative Policy Analysis, 3 (1), 2001, p. 271-290.
25 Jann, W. et Döhler, M. (éd.), Agencies in Westeuropa, Springer, Berlin, 2007.
26 K. Mossberger, The Politics of Ideas and the Spread of Enterprise Zones, Georgetown University Press, Washington DC, 2000.
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Les réorganisations administratives
Ce livre est cité par
- Bonnaud, Laure. Martinais, Emmanuel. (2014) Fusionner les administrations pour mieux coordonner l'action publique ?. Gouvernement et action publique, VOL. 3. DOI: 10.3917/gap.143.0105
Les réorganisations administratives
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