Le tournant des années cinquante : les prémices de la réouverture de l’économie française
p. 239-288
Texte intégral
1Vers le milieu des années cinquante, au seuil des choix décisifs pour l’avenir de la construction européenne, Jean-Marcel Jeanneney s’attachait à dresser un bilan objectif des « forces et faiblesses de l’économie française », en s’interrogeant sur la dynamique de modernisation, sur les blocages auxquels elle paraît se heurter, et il ne cachait pas sa crainte que « l’économie française, engourdie par le protectionnisme, manque de cette aptitude à des conversions rapides dont l’économie américaine a fait preuve à plusieurs reprises depuis dix ans »1. Quelques années plus tard, par-delà la signature du traité de Rome en 1957 et l’avènement de la Ve République, on trouve l’écho des mêmes appréhensions dans le rapport Rueff-Armand de 1960, dont les auteurs ont soin d’avertir que rien n’est encore gagné malgré le redressement amorcé en 1958 : sans une politique d’élimination systématique des « rigidités » françaises et de soutien aux reconversions nécessaires, l’adhésion à la CEE deviendrait inévitablement pour la France « la plus dangereuse des aventures ». Loin de se dissiper immédiatement, ces craintes demeurent très présentes au terme de la première décennie du Marché commun, lorsque Lionel Stoléru, dans L’impératif industriel, évoque la menace d’une brutale régression provoquée par l’ouverture de l’économie française à la concurrence :
« Faute d’une action résolue, le traité de Rome fera de la France ce qu’elle était il y a cent ans : un pays agricole2. »
2Mais avec le recul du temps le doute ne semble plus permis, et l’on n’hésite guère à saluer la lucidité de Jacques Rueff qui, dès l’aube de la Ve République et en pleine connaissance des risques encourus, n’hésitait pas à créditer l’engagement européen de la France, pleinement assumé en 1958, d’avoir mis fin à « un long passé de protectionnisme outrancier », avec tout son cortège de « structures malthusiennes » et de « capitulations devant les intérêts segmentaires »3 dont Méline est resté le symbole toujours cité ; ou encore, deux ans plus tard, en termes non moins énergiques :
« La France, en entrant dans le Marché commun, a renoncé aux protectionnismes qui, depuis soixante-dix ans, soustrayaient la plupart des activités productives à la concurrence des économies voisines, et notamment au dynamisme conquérant de l’économie allemande4 ».
3La présente contribution n’a pas pour objet de contester la thèse – très largement admise – d’une rupture irréversible et sans aucun doute bénéfique intervenue en 1958, grâce à l’affirmation d’une volonté politique sans équivalent sous le régime précédent. Mais elle vise à écarter les schématisations abusives, qui empêchent de comprendre les enjeux et le chemin effectivement parcouru. À trop insister sur la dimension subjective (les « crispations » protectionnistes, la « frilosité » des Français), à vouloir englober sous une même étiquette – économie fermée ou protectionnisme – des réalités multiformes, en opposant sans nuances « l’avant-1958 » et « l’après-1958 », on s’expose à deux dangers inverses. Celui de méconnaître les raisons parfaitement objectives qui, vers la fin des années cinquante encore, même aux yeux des partisans les plus déterminés du choix de l’Europe, incitaient à considérer l’intégration de l’économie française dans le Marché commun comme un « pari » hautement risqué. Et celui de présenter comme un pur « miracle » – le terme est du général de Gaulle5 – le redressement économique engagé au seuil de la Ve République. Nous avons cherché à expliquer, dans des contributions antérieures6, pourquoi il ne s’agit nullement en réalité d’un succès « miraculeux » venant soudain démentir toutes les prévisions pessimistes. Ici, la démarche consistera à remonter aux antécédents de cette adaptation réussie, pour cerner les traits contradictoires de l’évolution des relations extérieures de la France sous la IVe République. Si la crise finale de 1957-1958 est restée dans toutes les mémoires, cet épisode humiliant ne résume pas à lui seul le bilan d’une phase de l’histoire internationale particulièrement mouvementée et, à de nombreux égards, décisive. Faut-il rappeler que l’acte de naissance de l’Europe des Six n’est pas le traité de Rome (1957), mais le traité de Paris (1951) qui met en place la première des Communautés européennes, la CECA, Communauté européenne du charbon et de l’acier7 ?
I. Problématique : économie fermée versus dynamique de réouverture
4L’économie française, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, est à la fois très dépendante de l’extérieur et peu ouverte8.
5Le protectionnisme d’après-guerre ne ressemble plus guère au classique protectionnisme douanier de la fin du XIXe siècle. Il revêt deux formes principales, directement héritées des années trente : les contingentements et le contrôle des changes. Le contrôle des changes ne s’applique pas seulement aux mouvements de capitaux (comme cela restera de règle jusqu’aux années quatre-vingt), mais aussi à toutes les opérations courantes, ce qui revient à placer l’ensemble des échanges extérieurs sous supervision administrative. Le système des quotas ou contingentements ne se borne pas comme les taxes douanières à freiner les importations : il permet de leur imposer une stricte limitation. Les contingents sont particulièrement faibles pour de nombreux produits « sensibles » (tissus de laine et de coton, fibres artificielles et synthétiques, colorants, appareils de radio et de télévision)9. Le degré d’ouverture du marché français est si réduit que la simple obligation, prévue par le traité de Rome, de fixer les contingents à un minimum de 3 % de la production nationale devait représenter une contrainte significative : on calcule qu’elle suffirait à entraîner 70 milliards de francs d’importations supplémentaires d’articles manufacturés. Calculées par habitant et en valeur constante, les importations françaises de produits industriels vers 1955 demeurent inférieures d’un tiers par rapport à leur niveau de 1929 ou de 1913. Plusieurs branches bénéficient durant les années cinquante d’une absence presque totale de concurrence étrangère, et la grande majorité des producteurs se soucient dès lors presque uniquement d’approvisionner le marché intérieur et les marchés coloniaux qui leur sont réservés. À peine quelques milliers d’entreprises françaises travaillent pour l’exportation.
6Autre constat non moins troublant : les premiers plans – où l’on s’attendrait à trouver une véritable vision prospective – ne semblent encore annoncer aucune stratégie de réouverture clairement définie. Le plan Monnet, dans sa version initiale comme dans sa version révisée de novembre 1948, prévoit implicitement une réduction du taux d’ouverture de l’économie française, puisqu’à son terme, en 1952, les importations et les exportations ne doivent atteindre respectivement que 68 % et 70 % de leur volume de 1928, pour un niveau nettement supérieur de la production intérieure brute. Pareillement, le deuxième plan (dont la période d’application – 1952-1957 – correspond approximativement à l’intervalle qui sépare le traité de Paris du traité de Rome) prévoit encore un objectif de croissance plus élevé pour la PIB (+ 24 %) que pour les échanges extérieurs (+ 21 % pour les exportations et + 2 % seulement pour les importations, dont le freinage énergique est jugé indispensable au rétablissement de l’équilibre extérieur). Le troisième plan, contemporain de l’entrée en vigueur du Marché commun, tablait une fois de plus sur une décélération prolongée de la croissance des importations. Par-delà les déséquilibres conjoncturels, comme le souligne Jean-Claude Toutain10, « le mouvement descendant [du rapport importations/PIB] amorcé aux alentours de la guerre de 1914, en France et à l’étranger, paraissait à ce point irréversible qu’il fut pris comme une donnée de base de la planification lors de l’établissement des perspectives pour 1965 ».
7Tout se passe donc comme si les responsables de l’économie française, confrontés à des problèmes récurrents de déficit extérieur (nous y reviendrons dans la prochaine section) et médiocrement confiants dans les résultats de leurs appels à développer les exportations, ne voyaient d’autre solution qu’une compression systématique des importations. Plus profondément, la conviction bien ancrée que le redressement industriel de la France doit s’identifier à une moindre dépendance envers les importations de biens manufacturés n’a pas encore disparu à la fin des années cinquante. Le rôle d’impulsion que l’échange international sera appelé à jouer dans le long terme à l’égard de la croissance économique est donc encore loin d’être pleinement reconnu : les vieilles conceptions plus ou moins consciemment « autarciques » conservent leur emprise.
8Mais faut-il aller plus loin, et souscrire à la vision dominante d’une France « engourdie » dans le protectionnisme, et incapable de renoncer à ses facilités ? Selon Robert Marjolin11, lui-même partisan résolu de l’ouverture de l’économie française, « l’immense majorité des Français […] était en 1955 fondamentalement hostile à toute liberté des échanges, fût-elle limitée à l’aire géographique européenne. […] La France était à cette époque essentiellement protectionniste. Tout mouvement vers la liberté du commerce suscitait une frayeur difficile à vaincre ». Il est sûr en tout cas que les experts comme l’opinion restent imprégnés dans les années cinquante d’un pessimisme facilement explicable au demeurant par les épreuves des années trente, de la guerre et de l’immédiat après-guerre. On tend à magnifier les « problèmes structurels » (l’expression revient souvent dans les écrits de l’époque) de l’économie française12 ; ils sont régulièrement invoqués, et le plus souvent sans précision convaincante, contre les partisans d’un ajustement du taux de change : la méfiance envers toute solution « dévaluationniste », bien que le contexte soit fort différent, est restée aussi vive que dans les années 1931-1935. Mais le pessimisme porte, de façon encore plus radicale, sur le comportement des agents économiques et des entreprises françaises, façonné par des décennies d’isolement : « Il est vrai que l’entrepreneur français n’est pas exportateur, que les marchés faciles ont sa préférence, que son horizon économique est limité. […] La France, jusqu’en 1958, a vécu d’une certaine façon en marge du monde, en raison du protectionnisme en vigueur13. » L’instauration du Marché commun sera par la suite souvent créditée, à l’instar de Christian Pineau et Christine Rimbaud, d’avoir « secoué la médiocre sécurité où s’endormait et s’isolait l’économie française, depuis un siècle, derrière le rempart frileux des droits de douane, des interdictions et des contingentements »14. Mais les clichés ont la vie dure et témoignent parfois d’une étonnante capacité de résistance. En 1970, au sortir d’une décennie où l’économie française vient de mettre à son actif des performances d’exportation à certains égards inespérées, l’ouvrage de Paule Arnaud-Ameller La France à l’épreuve de la concurrence internationale offre encore un véritable florilège des jugements les plus sombres. Le Marché commun lui paraît surtout avoir « accentué les déséquilibres latents » et « révélé les faiblesses » de l’économie française, qui demeure vouée à une succession de « mesures de colmatage, manipulations monétaires, plan d’austérité, compression de la demande intérieure, adoptées de période en période », faute d’avoir su s’orienter à temps vers « une profonde réforme des structures ». L’auteur, qui ne dissimule pas à quel point son diagnostic est pessimiste15, s’alarme de voir l’économie française sortir « profondément affaiblie » de l’épreuve de la concurrence : après avoir pris dans les années cinquante « un retard considérable qu’elle ne parviendra plus à combler », elle éprouve toujours dans les années soixante « de grandes difficultés à s’adapter à la demande mondiale »16. Ce qui conduit à poser la question fondamentale :
« Pourquoi les produits français se vendent-ils si mal à l’étranger ? […] Les difficultés viennent de la méconnaissance du problème : les Français ne produisent pas pour l’exportation, ils ne voient dans l’exportation que la meilleure façon d’écouler les excédents. »
9L’appréciation subjective des capacités de l’exportateur français ne saurait bien entendu être directement réfutée, pas plus que confirmée. Mais la confrontation entre les « idées reçues » et l’évolution macro-économique fait aussitôt surgir un véritable problème d’interprétation historique : car les données quantitatives font ressortir sans ambiguïté non pas une stagnation (même relative) du commerce extérieur français, mais un redressement énergique à partir de la Seconde Guerre mondiale.
10Il convient d’abord de replacer le cas de la France dans une perspective internationale de long terme, pour mieux cerner sa spécificité (… ou éventuellement son manque d’originalité).
11Le graphique nº 1, emprunté à Jean-Marcel Jeanneney17, retrace l’évolution du commerce mondial de la fin des années vingt à la fin des années cinquante. La forme en V de la plupart des courbes (à quelques variantes près : courbes en U ou en W) fait clairement apparaître le retournement historique correspondant à la Seconde Guerre mondiale : à l’énorme contraction des échanges internationaux durant la dépression, puis la guerre, succède un rebond très marqué dès 1946, qui ne fera que se confirmer et s’accélérer jusqu’au dernier quart du XXe siècle. Le caractère général, intense et quasi simultané de ce retournement suggère l’intervention d’une volonté politique – de la part du gouvernement américain, principalement – assez forte pour influencer la tendance mondiale dès le lendemain de la guerre : nous y reviendrons.
12Quant à l’évolution française, loin de présenter à première vue une forte spécificité, elle s’inscrit parfaitement dans la ligne générale. Ce serait donc une faute de perspective – et une erreur de méthode – d’insister uniquement sur les déterminants purement nationaux. La « performance » de la France n’apparaît d’ailleurs exceptionnelle ni dans un sens ni dans l’autre : calculées par habitant et rapportées à la moyenne européenne (que l’on pose égale à 100), les exportations françaises témoignent d’une remarquable stabilité à très long terme (indice 157 en 1913, 156 en 1929, 159 en 1972 : ceci implique que, sur l’ensemble de la période, les exportations françaises gardent à la fois un niveau supérieur à la moyenne européenne et une croissance parallèle à la tendance générale), par-delà l’effondrement des années trente et quarante.
13Considérée de plus près, l’évolution française comporte néanmoins certains traits originaux, qui pourront nous mettre sur la voie des problèmes propres à la réouverture de l’économie nationale sous la IVe République. Il faut d’abord rappeler que, de 1931 à 1938, au sein du recul général des échanges internationaux, les exportations françaises ont subi une contraction particulièrement brutale (par comparaison non seulement avec la relative résistance des exportations britanniques, mais aussi avec celles de l’Allemagne et de l’Italie, pourtant soumises aux politiques « autarciques » des régimes totalitaires). D’où un effondrement sans précédent de la position internationale de la France (qui, en quelques années18, au sein du recul général, rétrograde du 2e-7e rang au 10e-15e parmi les fournisseurs des grands pays industriels, et voit sa part de marché chuter de 10,9 % des exportations manufacturières mondiales en 1929 à 6 % en 193719), bientôt suivi après la défaite de 1940 d’une quasi-annihilation du commerce extérieur français, hormis bien entendu les prélèvements de l’ennemi. La résurrection des échanges internationaux dès le lendemain de la Libération n’en est que plus impressionnante. Si le gonflement soudain des importations traduit d’abord de toute évidence l’intensité des pénuries, on ne doit pas oublier qu’il aurait été impossible sans le soutien des États-Unis, accordé sous de multiples formes dès 1944-1947, bien avant l’arrivée de l’aide Marshall. La comparaison avec le sort des deux grands vaincus de 1945, l’Allemagne et le Japon, est significative à cet égard (cf. graphique nº 1) : alors que leur commerce extérieur reste au plus bas vers 1946-1947 faute de moyens de paiement20, celui de la France à cette date dépasse déjà le niveau de 1938, et le maximum de 1929 sera réatteint dès 1951, comme dans le cas de la Grande-Bretagne, bien moins éprouvée par la guerre de 1939-1945. Le relèvement des importations devance naturellement celui des exportations, mais le décalage apparaît somme toute minime. De façon presque inespérée, la France retrouve vers 1951 un équilibre de sa balance commerciale (qu’elle n’avait d’ailleurs connu que très rarement au cours de la première moitié du XXe siècle) et sa part de marché dans les exportations mondiales a regagné une partie du terrain perdu entre 1926-1929 et 1936-1938. Rapportées à la moyenne européenne, les exportations françaises par habitant ont très vite retrouvé leur niveau antérieur (indice 158 en 1953, contre 157 en 1913 et 156 en 1929), après avoir considérablement chuté dans l’intervalle dès avant l’effondrement des années de guerre (119 en 1937). Autrement dit, le commerce extérieur de la France n’a pas seulement participé au rebond du commerce mondial après 1945, il y a très vite contribué de façon aussi intense qu’inattendue au regard des appréciations pessimistes qui tenaient pour un fait d’évidence les signes de déclin à long terme.
14Toute la question est alors de savoir s’il ne faut voir là qu’une embellie éphémère imputable à une conjoncture très particulière au seuil des années cinquante (effacement temporaire de la concurrence allemande, incidence immédiate de la dévaluation de septembre 1949, gonflement de la demande mondiale à la suite de la guerre de Corée) ou s’il s’agit bien au contraire de l’amorce d’un processus soutenu de réouverture de l’économie française sur le reste du monde. Les déséquilibres extérieurs récurrents, les blocages du processus de libéralisation, les rechutes et retours en arrière qui jalonnent les années cinquante jusqu’au seuil de la Ve République constituent sans aucun doute des arguments en faveur de la thèse pessimiste : leur analyse et leur interprétation seront précisément au centre des deux dernières sections de notre texte. Mais il convient d’abord de replacer les vicissitudes de la période dans une perspective de plus long terme pour dégager les tendances dominantes.
15Les données rassemblées dans ce tableau confirment sans ambiguïté le retournement historique intervenu à la fin des années quarante : pour la première fois depuis la fin des années vingt (plus précisément, en fait, depuis 1926), le rythme de croissance du commerce extérieur redevient supérieur à celui de la PIB et l’écart ne fera que se confirmer à partir de l’entrée en vigueur du Marché commun, comme l’indique le calcul de l’élasticité. À plusieurs reprises, il est vrai, un bond en avant des importations, source de problèmes aigus, a devancé la croissance des exportations ; mais cette dernière en fin de compte n’est pas moins considérable : l’économie française est bel et bien engagée dans un processus global de réouverture à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
16Cette dynamique, il faut y insister, n’est pas le propre de la France. La progression du commerce mondial, qui dès les années cinquante dépasse tous les maxima historiques, connaît pendant vingt ans une accélération impressionnante, avec une croissance moyenne en volume de 6,1 % par an entre 1953 et 1958, 7,4 % entre 1958 et 1963, 8,3 % entre 1963 et 1968 et 9,2 % entre 1968 et 1973. Le Japon et plusieurs « pays neufs » prennent une large part à cette expansion et commencent déjà – bien avant que s’introduise le jargon de la globalisation – à remettre en cause le quasi-monopole d’exportations manufacturières détenu au début du XXe siècle par les vieux pays industriels. Mais, parmi ces derniers, l’économie française se comporte honorablement, parvenant à inverser après 1945 la tendance de long terme à une diminution de ses parts de marché.
Tableau 2. Part de la France dans les exportations manufacturières des quatre principaux pays exportateurs (GB, USA, Allemagne, France) (en pourcentage du total pour les quatre pays)
1899 | 17,7 |
1913 | 14,8 |
1929 | 14,7 |
1937 | 8,6 |
1950‑58 (moy.) | 11,9 |
1959‑68 (moy.) | 13,7 |
1969‑78 (moy.) | 16,4 |
1979‑85 (moy.) | 17,0 |
Source : nos calculs d’après J.-C. Casanova, « Les échanges extérieurs : un équilibre précaire », in Entre l’État et le marché, op. cit
17On retrouve ici (graphique nº 2) une courbe en V analogue à celle du graphique nº 1, concernant cette fois non plus des évolutions en valeur absolue, mais la position relative de l’économie française. Ainsi, à cet égard encore, une mise en perspective de long terme fait apparaître un retournement intervenu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
18Nous retiendrons de cette section que les données quantitatives ne justifient pas l’impression d’une France restant confinée dans son isolement jusqu’à la fin de la IVe République ; une telle approche, trop statique, rendrait d’ailleurs inexplicable – quelque crédit que l’on accorde au redressement de 1958 – le succès en moins d’une décennie de l’adaptation de l’économie française au Marché commun, qui deviendrait alors un pur « miracle ». Il nous reste maintenant à préciser l’analyse des origines de cette dynamique de réouverture, des impulsions qui lui ont donné naissance, des obstacles qui rendent sa progression incertaine (et sujette à des retours en arrière) au moins jusqu’à la fin des années cinquante. Rien n’exclut d’ailleurs qu’il puisse s’agir en partie d’une dynamique spontanée, dans la mesure où elle va bien au-delà des objectifs des plans qui, rappelons-le, prévoyaient systématiquement une croissance des échanges extérieurs (et, en particulier, des importations) moindre que celle de la production. Or la réalité fut tout autre, notamment durant la période cruciale qui correspond au deuxième plan.
Tableau 3. Croissance comparée de la production et des échanges extérieurs durant la période du IIe Plan (1952‑1957) : prévisions et résultats
Plan* | Résultats* | |
Production intérieure brute | 124 | 130 |
Exportations | 121 | 141 |
Importations | 102 | 150 |
Source : F. Lynch, France and the International Economy, op. cit.
19Mais il convient aussi néanmoins d’évaluer l’orientation et l’efficacité des politiques appliquées à partir de la Libération. Peut-on les créditer d’avoir préparé le succès de l’expérience du Marché commun en assurant les bases de la modernisation interne, considérée par les principaux responsables du plan comme un préalable à toute réouverture de l’économie française à la concurrence extérieure ? N’ont-elles pas contribué aussi plus directement à engager une dynamique de réinsertion internationale, à travers l’impact – prévu ou non – des premières étapes de la construction européenne ? Quels blocages, quels handicaps (le « boulet colonial » ?), quels chocs extérieurs interférant avec les choix politiques nationaux, en matière de change par exemple, ont perturbé cette dynamique ? Quel chemin restait à parcourir, notamment du point de vue des évolutions structurelles, au seuil de la Ve République ?
II. Vouloir et pouvoir : quinze ans de vicissitudes
20Le processus de reconstruction de l’économie mondiale débute en 1944 avec la conférence de Bretton Woods. L’objectif clairement défini, mais qui ne sera atteint que fin 1958, est désormais de parvenir à la « libération des échanges » (abolir les contingentements) et de rétablir la convertibilité monétaire (essentiellement la convertibilité des principales monnaies européennes vis-à-vis du dollar pour les opérations courantes). La France tient dans ce processus une place singulière de par les difficultés qu’elle a eues à suivre le mouvement. Le gouvernement français, après avoir souscrit en octobre 1950 à l’engagement commun des pays de l’OECE de libérer 75 % de leurs échanges mutuels de toute restriction quantitative et réussi à tenir ses engagements en 1951, doit brusquement revenir en arrière dès février 1952. En 1957-1958, à la suite d’une évolution heurtée où les avancées alternent avec des épisodes critiques, une nouvelle crise aiguë oblige le gouvernement à suspendre de nouveau toutes les mesures de libéralisation, à faire jouer toutes les clauses de sauvegarde et à envoyer Jean Monnet à Washington (janvier 1958) pour quémander une nouvelle aide d’urgence – comme si la France était revenue aux heures de détresse de la Libération quatorze ans plus tôt. Rien ne laisse encore prévoir le dénouement de décembre 1958.
21Nous défendrons ici le point de vue que ce n’est pas la volonté de réinsertion internationale qui a manqué aux gouvernants français, souvent bien conscients des enjeux européens et mondiaux, mais la capacité à affronter et surmonter des déséquilibres d’intensité exceptionnelle.
A. L’impulsion internationale
22L’évolution d’après guerre « s’inscrit dans un processus général de retour à la liberté »21 et de « démantèlement des obstacles [à l’échange international] érigés depuis un demi-siècle »22. Le choix du gouvernement américain de s’impliquer directement dans la reconstruction européenne (contrairement au lendemain de la Première Guerre mondiale) est en grande partie fondé sur un diagnostic qui attribue à la dislocation des échanges internationaux une responsabilité majeure dans l’aggravation de la dépression des années trente23 et le déclenchement de la guerre de 1939. L’aide Marshall, destinée à prendre le relais des secours d’urgence accordés après la Libération et à renforcer la cohésion de l’Europe occidentale face à la menace soviétique, remplit une double fonction à l’égard notamment de l’économie française : elle assure la continuité des importations indispensables à son fonctionnement, lui évitant une semi-paralysie comparable à celle de l’économie allemande vers 1945-1947 (où les capacités existantes tournaient au ralenti par manque d’inputs importés), et elle permet d’amorcer la modernisation des équipements productifs dans le cadre du plan, au bénéfice principalement des secteurs de base nationalisés (les États-Unis ont respecté ce choix politique, pourtant contraire à leurs propres orientations libérales), préparant du même coup le relèvement du potentiel d’exportation. On assiste à cet égard dès 1948-1950 à un redressement dont René Courtin salue en 1951, dans la Revue d’économie politique, la rapidité et la vigueur presque inespérées24.
23Si l’acceptation de l’aide expose la France à subir en contrepartie certaines pressions, elles tiennent moins à des interventions directes américaines qu’à l’action exercée par l’OECE, « fille » du plan Marshall. Durant toute la période, l’OECE tend à faire prévaloir auprès des pays membres un calendrier de libération des échanges aussi soutenu que possible. La France est d’autant moins en état de résister à de telles pressions que la précarité de son équilibre extérieur l’oblige de manière récurrente à solliciter l’aide de ses partenaires (en mars 1952, par exemple, un crédit exceptionnel de l’UEP lui évite d’avoir à régler en or une large fraction de son déficit) ; elle dépend aussi de manière chronique des fonds américains au titre de l’aide militaire, qui a pris le relais jusqu’à la fin de la guerre d’Indochine, en 1954, de l’aide du plan Marshall. Cependant, c’est surtout lorsque la position extérieure de la France paraît s’améliorer temporairement, comme c’est le cas vers 1950-1951, puis vers 1953-1955, que les sollicitations de ses partenaires à son égard deviennent pressantes.
24Dans ce contexte, le gouvernement français tend à maintenir une attitude typiquement défensive, en cherchant à gagner du temps et à limiter les concessions. Mais nous chercherons à montrer, dans les deux prochains paragraphes, que les contraintes particulièrement lourdes auxquelles est soumise la France de la IVe République suffisent à l’expliquer, sans que l’on doive faire intervenir une quelconque « crispation » ou un rejet fondamental de l’ouverture de la part de ses responsables.
B. L’économie française face à ses contraintes
25Le problème économique au lendemain de la Libération se résume en un mot : pénuries. Pénurie alimentaire d’abord : la France vers 1946-1947 reste à la merci d’une récolte déficitaire comme un siècle plus tôt au seuil de la révolution industrielle. Pénurie de moyens de production de base : l’acier (produit clef, véritable symbole de la Reconstruction, bien plus encore que le ciment), les matières premières et surtout l’énergie. La résurrection de la sidérurgie française dépend au premier chef des approvisionnements charbonniers, ce qui contribue à expliquer une véritable polarisation française – comme après la Première Guerre mondiale – sur l’accès au charbon de la Ruhr et de la Sarre. Deux crises énergétiques encadrent la période considérée ici : en 1948, la réduction des livraisons de coke de la Ruhr menace directement la réalisation des objectifs de production d’acier ; en 1956-1957, la crise de Suez vient rappeler que la dépendance énergétique de la France, en se déplaçant du charbon vers le pétrole, n’est pas devenue moins intense pour autant. De toute évidence, les importations sont un enjeu vital (comment imaginer que les dirigeants de la IVe République puissent l’oublier un instant ?) : faute d’importations, « la production nationale […] s’effondrerait comme un avion s’abat faute de carburant »25.
26Dans un contexte de pénurie, les exportations constituent en premier lieu un prélèvement sur les disponibilités pour l’économie nationale26 et peuvent faire l’objet le cas échéant de mesures restrictives27. Quant aux importations, elles sont tout à la fois réduites à l’essentiel (faute de moyens de paiement) et néanmoins anormalement élevées. La hausse des importations devance la reconstitution du potentiel d’exportation : leur montant est cinq fois plus élevé que celui des exportations en 1945, et encore plus du double en 194628 – situation manifestement intenable à moyen terme. Le choix volontariste des premiers responsables de la planification française29 – leur pari – a consisté cependant à inclure dans les importations essentielles, prioritaires, les biens d’équipement de base, en menant de front la remise en activité des capacités existantes, leur expansion et leur modernisation dont dépend à plus long terme la réinsertion internationale de l’industrie française. Il en résulte une situation en permanence très tendue du point de vue de l’équilibre extérieur, avec deux circonstances aggravantes. La France a perdu en effet l’essentiel des ressources « invisibles », revenus des investissements extérieurs notamment, qui, avant 1939 (et davantage encore avant 1914), contribuaient à compenser le déficit commercial, et ses réserves de change sont tombées à un niveau très faible. De plus, l’économie américaine est souvent seule en mesure de fournir les équipements les plus performants comme de prendre le relais des autres partenaires de la France pour les livraisons de produits de base (agricoles ou énergétiques) en cas de défaillance de leur part30. La pénurie de dollars (dollar gap), sans être propre à la France, apparaît ainsi comme la pénurie la plus caractéristique de l’après-guerre, reflétant pour ainsi dire toutes les autres, dont elle est la résultante et permet indirectement de mesurer l’intensité.
27Le rappel de ces données peut éclairer le projet – qui, avec le recul historique, nous paraît illusoire ou même anachronique – de faire jouer à l’Empire, devenu l’Union française, un rôle central dans l’équilibre extérieur de la France. D’une part, les débouchés coloniaux fortement protégés devaient continuer à absorber les excédents des industries manufacturières françaises les plus traditionnelles (comme les textiles, dont le poids relatif s’était maintenu durant la période de « fossilisation » de l’entre-deux-guerres et avaient parfois même réaugmenté à rebours de la tendance de long terme31). Mais d’autre part, on croyait pouvoir compter sur la « mise en valeur » des ressources coloniales pour développer la production et les exportations de produits primaires fortement demandés sur le marché mondial, y compris vers la zone dollar, et procurer ainsi à la zone franc des excédents capables de compenser les déficits métropolitains. Ce schéma, inspiré du modèle des relations entre la Grande-Bretagne et le Commonwealth (la France de la fin des années quarante a les yeux tournés vers le grand allié britannique au moins autant que vers les futurs partenaires de l’Europe des Six), a très largement échoué pour l’essentiel. Car, si les débouchés captifs32 de l’Union française conservent toute leur importance ou peu s’en faut jusqu’à la veille de la décolonisation (on y reviendra dans la dernière section), contribuant ainsi à la survie d’industries françaises en perte de vitesse, le développement des exportations de l’Union française reste en général trop modeste pour permettre des économies substantielles sur les importations à partir de la zone dollar. La France, qui enregistrait un déficit commercial à l’égard de ses colonies à la veille et au lendemain de la guerre de 1939-1945, redevient excédentaire dans ses échanges avec l’Union française dès 1948. Vis-à-vis du reste du monde, et notamment de la zone dollar, loin de compenser les déficits français, la plupart des territoires appartenant à la zone franc cumulent leur solde négatif plus ou moins permanent33 avec celui de la France34.
28Mais l’Empire pèse bien davantage encore sur l’équilibre extérieur de l’économie française par le poids des dépenses militaires à l’époque de la guerre d’Indochine (jusqu’en 1954) et de la guerre d’Algérie (à partir de 1954). La France sous la IVe République a le fâcheux privilège de cumuler les charges d’une « grande puissance » (à l’instar de la Grande-Bretagne, mais contrairement aux vaincus de 1945) avec le fardeau d’une décolonisation particulièrement mal engagée. Sous l’effet conjoint de ces deux facteurs, le poids relatif des dépenses militaires double entre 1949 (6,4 % du PIB, ce qui est déjà considérable) et 1954 (12,7 %)35. Outre l’incidence directe sur les relations extérieures, il en résulte une menace quasi permanente de déséquilibres globaux sous l’effet inflationniste du gonflement des dépenses publiques : d’où une perte de compétitivité particulièrement grave dans un régime de changes fixes où, malgré l’expérience des années vingt et trente, toute dévaluation reste considérée comme une catastrophe nationale.
C. Les visées françaises : quelle ouverture ? quel choix européen ?
29Selon Paule Arnaud-Ameller, « la France, jusqu’en 1958, a vécu d’une certaine façon en marge du monde, en raison du protectionnisme en vigueur »36. Francès Lynch, au contraire, tout en insistant sur la priorité donnée en France à la modernisation interne sur l’ouverture extérieure, crédite les Français d’avoir bien compris que « la croissance viendrait de la relation dialectique entre l’économie nationale et l’économie internationale »37. Luigi Barzini va plus loin encore en affirmant très nettement :
« Les Français ont été au départ parmi les tout premiers champions de l’unification européenne, et les plus déterminés. Ils espéraient y trouver, entre autres avantages, la possibilité de résoudre du même coup la plupart de leurs problèmes nationaux38. »
30Dans cette palette de jugements, la première position semble presque intenable, s’agissant d’un pays à tous égards aussi dépendant de l’extérieur. La France, comme on l’a rappelé, est invitée avec insistance par les États-Unis et ses autres partenaires occidentaux à se joindre au processus de reconstruction de l’économie mondiale après 1945. Elle participe elle-même au mouvement d’idées qui associe le déclin des années trente à la rupture des relations inter-européennes. Mais, de façon plus directe encore, les besoins pressants en produits de base importés viennent constamment rappeler la dimension externe du redressement économique. Il en découle deux conséquences. En premier lieu, la réinsertion internationale de l’économie française, bien avant d’être considérée comme un moyen de stimuler la croissance par la pression de la concurrence étrangère ou l’élargissement des débouchés (selon l’approche qui va s’imposer progressivement et qui nous paraît aller de soi), est d’abord appréhendée du point de vue de la régularité des approvisionnements vitaux et du maintien de l’équilibre extérieur : l’enjeu le plus immédiat consiste à desserrer les pénuries, sans encourir une brutale crise des paiements. D’autre part, la question des relations extérieures de la France est appelée à diviser profondément l’opinion, selon des clivages complexes, dans la mesure où des oppositions politiques fondamentales (portant sur l’avenir des relations franco-allemandes, la supranationalité, l’attitude envers le bloc soviétique) interfèrent avec des divergences d’appréciation plus circonstancielles – mais parfois très vives – sur la capacité de l’économie française à affronter à échéance prévisible la concurrence étrangère : d’où le rejet d’initiatives jugées prématurées même par des partisans résolus de la construction européenne et la formation de coalitions mouvantes, capables d’exercer un effet de freinage.
31Cela dit, on ne saurait accuser en bloc les responsables de la IVe République ni d’avoir choisi systématiquement une politique de « fermeture », ni d’avoir minimisé les enjeux internationaux du relèvement de l’économie française. Pierre Mendès France en 1944 qualifie le futur plan de « pierre d’attente pour une construction internationale ». Jean Monnet était bien conscient que l’économie française était incapable à la Libération de se redresser par ses propres forces et soucieux de dégager une convergence de vues avec les États-Unis propre à renforcer la position de la France dans les négociations entre les deux pays39. Le texte du premier plan, faisant état d’une « solidarité avec les marchés extérieurs » acceptée en connaissance de cause, affirme : « notre pays est voué au commerce international » et se prononce pour « de larges échanges avec l’étranger », sans lesquels il ne saurait y avoir de redressement du niveau de vie. Faut-il voir une contradiction entre ces déclarations de principe et les objectifs planifiés qui (comme nous l’avons relevé dans la première section) tendent à contenir la progression des importations en deçà de la croissance interne ? En fait, leur niveau initial anormalement élevé et l’acuité du déficit extérieur vers 1945-1946 (et à plusieurs reprises encore par la suite) suffisent à expliquer cette volonté de freinage à court ou moyen terme. Les efforts déployés simultanément pour promouvoir l’exportation indiquent bien qu’il ne s’agit pas d’un choix délibéré de l’autarcie. La création dès le lendemain de la guerre de la COFACE (Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur) et de la BFCE (Banque française pour le commerce extérieur), l’activité de plusieurs autres organismes (Centre national du commerce extérieur, Expansion économique à l’étranger, voire une Commission de simplification des formalités du commerce extérieur40) sont caractéristiques du régime d’économie mixte avec un fort degré d’interventionnisme qui s’est instauré en France après 194541 et témoignent d’une préoccupation constante pour la question des échanges extérieurs.
32Ces efforts, il est vrai, n’ont eu qu’une efficacité limitée et le problème de l’insuffisante capacité d’exportation de l’économie française – notamment vers les États-Unis et les autres pays industriels avancés – continue à se poser durant toute la période. On peut même soutenir que les primes à l’exportation accordées au coup par coup et autres arrangements ad hoc (depuis l’instauration en 1948 des comptes EFAC, permettant aux exportateurs de conserver une part variable de leurs gains en devises pour financer diverses dépenses à l’étranger42, jusqu’à la création en février 1958 de la « carte d’exportateur » accordant des facilités spéciales aux entreprises qui effectuent au moins 20 % de leur chiffre d’affaires à l’exportation), de nature parfois franchement discriminatoire43, constituent un très mauvais substitut de la réinsertion des entreprises françaises dans la concurrence internationale sur un pied d’égalité et tournent le dos aux conditions d’une authentique réouverture44. Ces mesures ponctuelles n’ont pas cessé de provoquer les protestations des partenaires de la France et il est symptomatique que, dès avant le tournant politique de l’été 1958, le gouvernement français entre dans cette logique et annonce son intention de saisir l’occasion de l’« opération 20 % » (dévaluation déguisée de 1957) pour mettre fin aux aides spécifiques à l’exportation. Au total, cependant, malgré la précarité de l’équilibre extérieur et le caractère contestable des palliatifs, on doit reconnaître que la croissance des exportations françaises a été suffisamment soutenue de 1945 à 1958 pour ne pas casser l’expansion et pour préserver les importations de biens d’équipement. L’un des choix les plus significatifs de Jean Monnet avait été d’emblée de recourir largement aux importations pour accélérer la modernisation industrielle (en passant outre, le cas échéant, aux réticences des producteurs français, comme dans le cas des machines-outils). En 1948, on décide de donner la priorité aux investissements susceptibles de contribuer à l’amélioration de la balance des paiements. En 1950, le ministre des Finances, Maurice Petsche, propose la création d’une Banque européenne d’investissement pour financer le développement des secteurs les plus aptes à la modernisation, selon une logique d’exposition aux risques du marché45. Ainsi, à partir d’un schéma initial de type séquentiel (moderniser d’abord l’appareil de production national, comme préalable à la réinsertion internationale), la France semble avoir évolué assez vite et sans rupture vers une stratégie d’ouverture, faisant appel à la fois à l’absorption des techniques étrangères, à l’essor des exportations et à l’acceptation sélective de la concurrence – dans les limites autorisées par l’équilibre extérieur – comme stimulants de la croissance.
33L’engagement européen de la France marque, en revanche, une véritable discontinuité au seuil des années cinquante. Face à la plus sérieuse des pénuries, la pénurie énergétique, le gouvernement français, au lendemain de la seconde guerre comme au lendemain de la première, visait encore à une mainmise sur le charbon de la Ruhr et de la Sarre, à un démantèlement de l’industrie lourde allemande et à une limitation durable de sa production. Mais, cinq ans plus tard, le plan Schuman, en consacrant l’abandon de ces prétentions irréalistes et en éclipsant (ou en englobant) les projets antérieurs orientés vers le Benelux, l’Italie, la Grande-Bretagne, confère une dimension historique nouvelle à l’idée européenne : la construction de l’Europe sera désormais fondée sur la volonté de réconciliation franco-allemande. Onze mois suffiront alors à donner naissance en 1951 à la première des communautés européennes : l’Europe des Six existe concrètement. La CECA, au demeurant, du point de vue de son contenu économique, porte encore l’empreinte des réalités de l’immédiat après-guerre (rappelées au début de la présente section) et de conceptions marquées par les pénuries de produits de base. La sidérurgie est choisie comme secteur pilote (l’acier, symbole de la Reconstruction…), cœur d’une nouvelle « Lotharingie industrielle ». La CECA s’identifie avant tout à « la mise en commun des productions de charbon et d’acier » : on est loin de prévoir les problèmes de surproduction qui surgiront quelques années plus tard. La question des approvisionnements charbonniers reste primordiale aux yeux des gouvernants français ; en octobre 1956 encore, l’accord sur la canalisation de la Moselle est présenté comme la contrepartie du retour de la Sarre à la RFA et la crise de Suez contribue à accélérer le succès des négociations qui conduiront au traité de Rome. Les enjeux concurrentiels sont envisagés du point de vue de l’égalisation du coût d’accès aux ressources de base, plutôt que du développement de spécialisations et de complémentarités nouvelles entre les économies nationales des pays membres. En fait, la dimension politique du choix européen est prépondérante, au moins au départ : « La France, écrit William J. Adams46, n’a pas adhéré à la Communauté européenne pour accroître le profit de ses entreprises ou le bien-être de ses consommateurs. Elle y a adhéré pour qu’il n’y ait plus de nouvel affrontement militaire avec l’Allemagne. » C’est précisément cette dimension politique qui donne au choix de 1950 une signification irréversible et qui lui a permis de prévaloir en fin de compte sur les aléas d’une conjoncture économique particulièrement heurtée.
D. Des vicissitudes des années cinquante au « grand écart » de 1958
34De la naissance de la IVe République jusqu’à sa chute, la France a connu une alternance de phases de redressement et de phases de tensions à la fois internes (déficit budgétaire, inflation) et externes (déficit de la balance des paiements, épuisement des réserves de change). Les crises scandent la période et, comme il est naturel, ce sont elles qui ont laissé le souvenir le plus vif.
35La crise de 1947, la première, est particulièrement aiguë ; et surtout, elle met en relief la dépendance extérieure de la France, donnée permanente de l’après-guerre. Mais le redressement de 1949-1951 n’en est que plus remarquable. On reviendra au début de la prochaine section sur la portée et la signification économique de cette embellie. Mais il faut souligner que les premières mesures de libéralisation accompagnent les premiers signes de consolidation de l’équilibre extérieur. La France est partie prenante aux négociations en vue du démantèlement progressif des restrictions quantitatives, premier pas vers une plus grande liberté des échanges, et si les discussions menées dans le cadre de l’OECE sont ardues, notamment avec la Grande-Bretagne, le désaccord porte sur les modalités47, non sur le principe. L’engagement souscrit en commun d’une « libération des échanges » (« décontingentement ») à 75 % au 1er janvier 1951 est tenu avec un retard minime (deux mois) par le gouvernement français. Le traité de Paris est signé peu après. La volonté d’ouverture paraît indéniable : Jean Weiler, spécialiste des échanges extérieurs, peut alors évoquer dans la Revue d’économie politique l’« acheminement vers un plus grand libéralisme »48.
36Mais, en février 1952, une nouvelle crise des paiements extérieurs est à l’origine d’un brutal retour en arrière : toutes les mesures de décontingentement sont annulées. La décision a été prise sous la menace d’un épuisement à brève échéance des réserves de devises, à la suite de l’emballement des importations en situation de haute conjoncture inflationniste au cours de l’année 1951 ; le tassement des exportations en 1952-1953 (en partie parce que le freinage des importations se répercute sur la capacité d’exportation, en partie sous l’effet habituel de la perte de compétitivité provoquée par un taux d’inflation national supérieur à la moyenne en régime de changes fixes) contribue aussi à la dégradation de l’équilibre extérieur – et cela malgré le retour à la pratique généralisée des subventions aux exportations, autre entorse caractérisée aux « règles du jeu ».
37Faut-il parler pour autant d’une rechute pure et simple vers le protectionnisme et la fermeture de l’économie française ? Il s’agit plutôt alors d’un équilibre mouvant. La Grande-Bretagne – qui supporte elle aussi de fortes dépenses militaires, mais non le fardeau de la guerre d’Indochine – connaît d’ailleurs depuis 1951 des problèmes assez analogues. La France, de son côté, assume ses obligations envers ses partenaires de la CECA (abolition dès 1953-1954 de tous les quotas et droits de douane sur le charbon, le minerai de fer, l’acier…). La crise des changes est surmontée, avant même le redressement de la balance commerciale en 1954-1955, grâce à un crédit exceptionnel de l’UEP, puis surtout grâce à l’aide militaire américaine49, accordée au titre de la guerre d’Indochine et qui prolonge la dépendance instaurée par l’aide Marshall. La France, dans ces conditions, doit prendre en compte les pressions de ses partenaires, qui veulent reprendre le processus de libération des échanges et aborder l’étape du retour à la convertibilité. Les gouvernements, face à une opinion divisée, temporisent et cherchent des compromis : le débat sur la dévaluation tourne court, mais la France est en mesure en avril 1955 de revenir au décontingentement de 75 % de ses importations, associé il est vrai à des mesures compensatrices (instauration d’une « taxe spéciale temporaire » sur certaines importations, maintien du régime d’aides à l’exportation). Ce n’est pas l’opposition des partisans d’une stratégie protectionniste cohérente qui freine le mouvement, mais bien davantage la précarité de l’équilibre extérieur : la preuve en est que la tendance à la libéralisation l’emporte dès que l’amélioration de la balance des paiements le permet, comme c’est le cas vers 1954-1955 durant le bref répit qui sépare la fin de la (première) guerre d’Indochine de l’aggravation du conflit algérien. Si la démarche française reste cahotante, les partisans de l’ouverture (il en est de fort résolus, comme le sous-gouverneur de la Banque de France, Pierre Calvet, qui préconise dès 1953 le retour à la convertibilité du franc50) peuvent compter l’emporter à terme, en s’appuyant sur la tendance internationale et surtout sur la dynamique européenne engagée depuis le traité de Paris.
38Mais en 1956-1958 une nouvelle crise des paiements extérieurs de la France vient perturber le processus au moment le plus décisif. Cette crise, dont les symptômes ressemblent à ceux des crises précédentes, n’en est cependant pas la simple répétition. Elle est à la fois plus grave du point de vue interne (faiblesse de la coalition gouvernementale issue des élections de 1956, qui va en s’aggravant jusqu’à la chute du régime) et plus brutale dans ses manifestations extérieures (les financements au titre de l’aide militaire américaine, accordés à la France pour combattre le communisme en Indochine, lui font défaut lorsqu’elle affronte les conflits de la décolonisation en Afrique du Nord). La montée des dépenses de la guerre d’Algérie provoque un rebond de l’inflation et des déséquilibres sans équivalent depuis l’immédiat après-guerre : la soudaineté du dénouement, lorsque des problèmes qui paraissaient insolubles (abolition des quotas, convertibilité du franc, respect du calendrier fixé par le traité de Rome) se résolvent d’un seul coup à partir de décembre 1958, bien avant la fin du conflit algérien, n’en sera que plus impressionnante.
39En 1956, avant même la crise de Suez, la recrudescence du déficit extérieur place la France en position défensive face à ses partenaires de la CECA lors des négociations qui vont conduire au Marché commun. À la conférence de Venise (mai 1956) et durant les mois qui suivent, la France multiplie les réserves, en insistant pour faire rejeter un calendrier d’application trop ambitieux, obtenant le droit à un régime temporaire dérogatoire (maintien des « taxes spéciales » sur les importations et des subventions aux exportations) et brandissant par avance son droit à faire jouer des clauses de sauvegarde face à des difficultés exceptionnelles. Faut-il aller plus loin et conclure de cette attitude crispée que la France est « entrée à reculons » dans le Marché commun, comme le suggère nettement Francès Lynch ? L’argumentation met en avant les efforts désespérés pour trouver une solution de rechange du côté de la Grande-Bretagne, la tentative de la part du Quai d’Orsay notamment pour « jouer l’Euratom contre le Marché commun », et même une sorte de politique du pire consistant à adopter une attitude maximaliste pour empêcher – pour ne pas dire torpiller – le succès des négociations, le gouvernement français cherchant à aborder d’emblée les problèmes les plus épineux (harmonisation des législations sociales, inclusion de l’agriculture dans le Marché commun) à un stade où il ne pouvait exister aucun espoir de solution et ne se résignant finalement au traité de Rome que par défaut de toute autre possibilité51. Cette interprétation ne semble pas pleinement convaincante. On peut lui opposer les fermes convictions européennes de la plupart des ministres de l’époque, et en particulier des négociateurs du traité de Rome. Le témoignage de Christian Pineau est crédible lorsqu’il affirme à propos du plaidoyer français présenté à la conférence de Venise que nos partenaires ont bien compris alors qu’il ne s’agissait pas « d’une opposition de principe, mais de données particulières à la France »52 (euphémisme pudique pour désigner une situation très difficile). En juillet 1957, la ratification du traité de Rome est obtenue à une majorité quasi inespérée au regard des votes précédents : l’adhésion à la cause européenne, à l’Assemblée comme dans l’opinion française, a indéniablement progressé depuis 1954, malgré les difficultés de l’heure.
40Mais, par un fâcheux concours de circonstances, l’entrée de la France dans le Marché commun coïncide avec une nouvelle défaillance envers ses engagements antérieurs de libération des échanges. Le 14 mars 1957, onze jours avant la signature du traité de Rome, le gouvernement Mollet annonce un renforcement des limitations d’importation ; les partenaires européens sont prévenus que la France sera contrainte de faire jouer les clauses de sauvegarde. Le 18 juin 1957, trois semaines avant le débat sur la ratification, le gouvernement Bourgès-Maunoury supprime les mesures de décontingentement appliquées depuis 1955 à 75 % des importations françaises (alors que le stade d’une libération à 90 % est déjà atteint dans le reste de l’OECE). Ce dispositif d’urgence ne suffit pas à enrayer l’aggravation du déficit extérieur jusqu’en 1958 (malgré les premières mesures de dévaluation intervenues dans l’intervalle) et la France est incapable d’y mettre fin à l’issue du délai d’un an fixé par les clauses de sauvegarde. Le commerce extérieur de la France est de nouveau « sous contrôle total », comme le constate en 1958 Georges Elgozy53 : « La vulnérabilité actuelle [de l’économie française], qui entrave la libération des échanges en Europe, menace le fonctionnement du Marché commun. » Il existe alors une discordance flagrante – le grand écart – entre l’ambition commune de passer à une nouvelle étape de l’intégration européenne – ce que veut sans aucun doute le gouvernement français – et l’aptitude à tenir les engagements déjà pris – ce que peut réellement la France dans l’immédiat. Telle est sans aucun doute la signification du vote négatif de Pierre Mendès France, à l’issue du débat sur la ratification du traité de Rome, où il exprime sa conviction que « le traité ne pourra pas être appliqué tel qu’il est ; les délais sont irréels. [C’est] une question de moralité politique, de dignité française et d’intérêt bien compris de ne point s’engager à ce que l’on sait d’avance ne pouvoir tenir54. »
41L’ajustement réussi de 1958-1959 ne peut alors apparaître effectivement que comme un « miracle ». À moins que le diagnostic pessimiste fondé sur les déséquilibres de court terme ne doive être nuancé et corrigé : ce sera l’objet de la dernière section.
III. Un bilan contrasté
42Une chronique des années de la IVe République, comme celle que l’on vient d’esquisser, donne l’impression de crises extérieures récurrentes et d’une incapacité fondamentale de l’économie française à accroître suffisamment ses exportations. Mais les comparaisons à long terme contredisent cette impression pessimiste : le taux de couverture des importations par les exportations, qui n’était que de 66,4 % en 1938 et de 38,3 % en 1946, atteint en moyenne 92,5 % pour la moyenne des années 1950-1958 (malgré la rechute de 1956-1958)55. Ce quasi-rééquilibre signifie que la France, loin de s’enfoncer dans une dépendance croissante envers l’aide américaine, s’est globalement adaptée à la perte des « invisibles » qui assuraient son équilibre extérieur durant la première moitié du XXe siècle. L’approche quantitative, comme il arrive souvent, met à mal les idées reçues et incite non pas bien sûr à inverser purement et simplement le diagnostic, mais à mieux cerner les traits contradictoires d’une évolution fort complexe.
43La variable « taux de change » mérite plus d’attention qu’elle n’en reçoit d’ordinaire – notamment à cette époque, où il existe une tendance générale à exagérer le poids des « facteurs structurels ». La période envisagée s’encadre entre les dévaluations de 1945-1949 et de 1957-1958. La dévaluation de septembre 1949, qui clôt la première série, est suivie d’une amélioration remarquable de l’équilibre extérieur, mais de courte durée. La dévaluation de décembre 1958, la seconde dévaluation de 1958, est un succès incontesté (mais dont les conséquences sortent de notre champ chronologique). Quant au rejet de la dévaluation envisagée vers 1954 – la dévaluation qui n’a pas eu lieu –, la question de ses effets potentiels restera toujours ouverte, sans qu’aucune « contrefactuelle » permette de trancher. Néanmoins, il est patent que l’évolution du taux de change réel – la surévaluation croissante du franc – pèse sur les échanges extérieurs de la France : personne n’aurait à l’époque l’idée de vanter les mérites du « franc fort », alors que le maintien d’une parité irréaliste constitue un facteur de fragilité de plus en plus évident. Rien ne prouve en tout cas que l’ajustement réussi en 1958-1959 aurait été impossible (au nom de quelle fatalité ?) quatre ans plus tôt, si les conditions politiques avaient été réunies. Ce point essentiel pour l’interprétation d’ensemble sera abordé à la fin de cette dernière section.
A. Vigueur du redressement initial (1946‑1951)
44Le redressement des échanges extérieurs de la France après 1945 apparaît d’abord inespéré (comme celui de 1958-1962). Il n’a pourtant pas laissé de souvenir marquant, en raison de sa faible durée : mais ses enseignements ne sont pas négligeables pour autant. Nous insisterons sur les résultats obtenus vers 1950 – sans oublier toutefois leur fragilité.
45Le signe le plus visible de redressement, aux yeux des contemporains, est la résorption rapide du déficit commercial géant de l’immédiat après-guerre – la France accédant même en 1950 à un excédent commercial tout à fait insolite56, pour la première fois depuis deux décennies – et la reconstitution des réserves de change. Mais il est surtout remarquable que cet « assainissement » ait pu se réaliser sans véritable compression des importations : leur volume se stabilise au voisinage du volume relativement élevé – supérieur à celui de 1938 – atteint dès 1947. L’aide Marshall, bien entendu, a joué à cet égard un rôle décisif. Mais l’essor des exportations s’est avéré capable de prendre le relais : leur volume a plus que doublé de 1947 à 195057, progressant d’année en année, à un rythme d’abord irrégulier (en raison notamment des fluctuations du régime de change), avec une forte accélération à la suite de la dévaluation de 1949. L’essor est amplifié par la conjoncture (forte demande mondiale dopée par la guerre de Corée) et le terrain gagné ne sera pas toujours solidement tenu. Il faut souligner néanmoins que les exportations françaises sont en progression non seulement absolue mais relative sur toute la période jusqu’aux années cinquante : après l’effondrement de 1940-1945, la part de la France dans le total des exportations européennes dépasse dès 1946 l’étiage de 1938 (8,9 % contre 8,1 %) et atteint presque le double en 1951 (14,7 %), avant de se stabiliser au voisinage de ce niveau. Une telle performance ne cadre pas, c’est le moins qu’on puisse dire, avec la vision d’une économie française vouée au déficit permanent par ses handicaps structurels. « Des prophètes et même l’OCDE avaient cru pouvoir avancer avec assurance – relève René Courtin en 1951 dans la Revue d’économie politique58 – que le déséquilibre de l’Europe et de la France vis-à-vis des pays extra-européens, et notamment des États-Unis, présentait un caractère structurel tel qu’il serait impossible à résorber, au moins avant de très longues années » : la dynamique de 1946-1951 suggère nettement déjà au contraire que l’on ne doit pas exagérer ces rigidités.
46L’approche globale doit bien entendu être complétée par celle des évolutions structurelles. Un intervalle de cinq ans est sans doute trop court pour être significatif de ce point de vue. Mais on doit observer que la structure du commerce extérieur français, malgré certaines constantes (dépendance française pour l’énergie et les matières premières), s’est sensiblement modifiée entre l’avant-guerre et l’après-guerre, aux exportations comme aux importations.
47Le fait saillant est la progression très supérieure à la moyenne des biens d’équipement (et par conséquent leur poids relatif accru), aux importations comme aux exportations. La signification n’est pas exactement la même dans les deux cas. Du côté des importations, l’énorme bond en avant des importations de biens de production dès le lendemain de la guerre reflète les priorités de la Reconstruction ; la reprise des importations de biens de consommation, au contraire, a d’abord été freinée malgré l’intensité des besoins, mais elle se confirme vers 1950, dès que l’amélioration de l’équilibre extérieur permet un relâchement partiel des limitations aux importations hors zone franc. Du côté des exportations, le commerce extérieur de la France se caractérisait de longue date par la faiblesse des ventes de biens d’équipement hors empire colonial, notamment par comparaison avec les pays les plus industrialisés et dans les relations avec eux. Ce témoignage du « retard » français s’atténue dès la fin des années quarante. Les exportations industrielles de la France augmentent alors globalement bien plus que la production industrielle (+ 10 % pour les biens de consommation de 1938 à 1950 et + 30 % pour les moyens de production). L’indice élevé des ventes de biens d’équipement à l’étranger ne doit certes pas faire illusion, compte tenu de leur faible niveau de départ : la France reste fortement déficitaire dans ses échanges de biens d’équipement avec ses partenaires les plus avancés. La percée qui apparaît nettement amorcée vers 1950 n’en est pas moins le signe d’une évolution structurelle tout à fait positive si elle se confirme.
48Nous retiendrons comme exemple caractéristique celui des machines-outils, dont le commerce international augmente alors très fortement dans le sens des exportations comme des importations. (cf. tableau 5)
49La France, avant-guerre, produit peu de machines-outils, en importe très peu, en exporte encore moins. Dès la fin de la guerre, avant même l’arrivée de l’aide Marshall, la décision est prise – comme on l’a déjà indiqué – de donner la priorité à des importations massives de machines-outils, devançant l’essor de la production nationale et contribuant directement à accélérer la reconstruction industrielle dans son ensemble. Puis, vers 1949, lorsque la demande intérieure tend à plafonner, l’industrie française des machines-outils se montre capable de développer un flux notable d’exportations, qui tend alors pour la première fois à dépasser celui des importations. Plus significative encore apparaît la persistance d’un double flux simultané d’importations et d’exportations : loin de progresser vers l’autosuffisance, l’économie française accentue son insertion internationale dans les deux sens et l’on peut voir là une préfiguration de l’essor des échanges mutuels de biens industriels entre pays avancés, qui deviendra dans la seconde moitié du XXe siècle la composante la plus dynamique du commerce mondial, source de nouvelles complémentarités et de pression concurrentielle renforcée.
Tableau 5. Production et échanges extérieurs de machines-outils (en milliers d’unités)
| Production française | Importations | Exportations |
1938 | 15,9 | 4,45 | 4,15 |
1945 | 8,55 | 2,9 | 0,65 |
1946 | 16,05 | 25,15 | 1,3 |
1947 | 24,5 | 16,2 | 2,2 |
1948 | 27,8 | 8,25 | 4,25 |
1949 | 23,2 | 6,9 | 7,15 |
1950 | 28,15 | 7,8 | 8,95 |
1951 | 25,0 | 10,65 | 11,8 |
Source : F. Lynch, France and the International Economy, op. cit., chap. 3: « France and the Marshall Plan »
B. L’orientation géopolitique des échanges : amorce d’une restructuration
50Durant les sept dernières années de la IVe République, la progression globale du commerce extérieur français est sérieusement perturbée et entravée par les contrecoups des crises, tensions et déséquilibres dont il a été question dans notre seconde section. Le coefficient d’ouverture de l’économie française a cessé d’augmenter (il stagne jusqu’à la fin des années cinquante aux environs de 12 % comme en 194959), la part de la France dans le commerce mondial est stabilisée (à un niveau supérieur à celui de 1938, mais inférieur à celui de 192960) : on serait donc incité à évoquer une retombée de l’élan initial, mettant fin au redressement d’après guerre. Mais avant de conclure à une sorte d’immobilisme, il convient de prendre en compte les évolutions structurelles.
51La structure des échanges extérieurs peut s’analyser selon deux optiques complémentaires : celle de l’orientation géographique – ou géopolitique – des flux d’importations et d’exportations (qui va nous retenir maintenant) et celle de leur composition par produits (que nous réserverons pour le prochain paragraphe).
52À la veille de la décolonisation, la summa divisio reste celle qui oppose les échanges « coloniaux » – recensés désormais comme échanges avec l’Union française, puis la zone franc – et le commerce avec « l’étranger ». Quelques auteurs, il est vrai, telle Paule Arnaud-Ameller en 197061, tiennent ce clivage pour secondaire. Cette position est surprenante en raison de la part initiale très élevée de la zone franc (au lendemain du traité de Paris, en 1952, la zone franc absorbe encore 42 % des exportations françaises, soit bien plus que les cinq partenaires de la CECA, qui totalisent à peine 16 % ; on est très près en revanche de la part de la zone sterling dans les exportations anglaises la même année : 46 %62), de la nature très particulière de ces échanges coloniaux ou post-coloniaux (il s’agit presque toujours de relations privilégiées dans les deux sens, à l’abri d’un protectionnisme multiforme) et des variations considérables intervenues au cours de la période. L’apogée de ce commerce impérial se situe très tard, vers 1948-1952, du moins si on se réfère à des critères quantitatifs (la France conserve ou même accentue jusqu’à la veille des indépendances une prépondérance absolue sur le marché de la plupart de ses territoires coloniaux), mais il s’agit en fait à bien des égards, notamment lorsque la demande provient des dépenses effectuées sur place par l’État français, d’un « faux » commerce extérieur63. Francès Lynch va jusqu’à affirmer : « Sous une rhétorique de libéralisation commerciale, le gouvernement français poursuivait en réalité [dans les années cinquante] une stratégie de modernisation à l’intérieur des limites de l’Union française. » Nous chercherons cependant à montrer ici, a contrario, que l’amorce d’une réorientation des échanges extérieurs vers nos partenaires de la CECA a représenté, dès cette époque, un premier pas significatif vers la réouverture de l’économie française.
Tableau 6. Répartition géopolitique des exportations françaises (en pourcentage de la valeur totale, principales destinations)
| Zone franc | Pays industrialisés | Dont : Pays de la CECA |
1952 | 42,2 | 43,2 | 15,9 |
1953‑1955 (moy.) | 35,3 | 48,1 | 21,6 |
1956‑1958 (moy.) | 35,1 | 49,4 | 24,2 |
1964 | 18,0 | 67,9 | 38,8 |
1984 | 9,3 | 68,0 | 37,3 |
Source : calculé d’après W. J. Adams, Restructuring the French Economy, op. cit., p. 178
53La réorientation ne fait certes que commencer, puisque la zone franc absorbe encore plus du tiers des exportations françaises en 1958 (le repli s’accélérera brusquement dès le tournant des années soixante). Déjà cependant les exportations vers les pays industrialisés, qui vers 1952 équilibraient tout juste les exportations « coloniales », tendent à prendre le dessus. Et l’on remarque que leur progression relative est totalement imputable aux exportations vers les partenaires de la CECA : avant même le Marché commun, les échanges au sein de l’Europe des Six constituent la composante de loin la plus dynamique du commerce extérieur français, anticipant sur la tendance générale à l’intensification des échanges entre pays avancés, qui sera le trait marquant de la période suivante. Le retournement des positions respectives entre la zone franc et l’Europe a d’ailleurs été encore plus rapide du côté des importations, puisque, d’après Jean-Claude Casanova, la part des principaux fournisseurs européens dans le total des importations françaises dépasse pour la première fois celle de la zone franc dès 195664. Des facteurs plus spécifiques, comme la résorption de l’aide américaine après 1953 et l’urgence d’un effort pour pallier le déficit vis-à-vis de l’UEP ont également contribué à accélérer la reconversion vers l’Europe du commerce extérieur de la France. Non sans succès : de 1952 à 1954, par exemple, on enregistre un doublement des exportations de produits manufacturés français vers l’Allemagne.
54Dans une perspective de plus long terme, la portée historique de cette réorientation commerciale doit être soulignée pour deux raisons : elle interrompt une évolution inverse dans le sens de la réduction des échanges avec les partenaires proches depuis le début du XXe siècle et elle marque l’amorce d’un retournement durable, appelé à s’amplifier de lui-même.
Tableau 7. Évolution à long terme de la part des pays du Marché commun dans le commerce extérieur de la France (en pourcentage du total)
| Importations | Exportations |
1913 | 24,0 | 35,5 |
1929 | 23,5 | 30,8 |
1949 | 15,2 | 17,5 |
1959 | 26,8 | 27,2 |
1968 | 47,3 | 42,9 |
Source : J.-J. Carré, P. Dubois et E. Malinvaud, La croissance française, op. cit
55L’essor des échanges mutuels au sein de l’Europe des Six est en premier lieu le signe et le résultat de la mise en place de la CECA. Les dispositions du traité de Paris se sont appliquées comme prévu, à un rythme rapide, dès 1953-1954. La suppression des droits ne douane n’était pas un enjeu considérable en ce qui concerne les produits miniers ou l’acier ordinaire, mais leur montant était plus élevé sur les aciers spéciaux ; la France a aussi été amenée à abolir les quotas existant sur les produits sidérurgiques. La CECA, conformément à ses objectifs, a pu ainsi contribuer à assurer la régularité des approvisionnements et à réduire le coût des produits de base : la réaction favorable des responsables français des secteurs à forte consommation d’acier – Lefaucheux à la Régie Renault, Armand à la SNCF – sont révélatrices à cet égard. La Haute Autorité intervient en 1953 pour interdire toute discrimination sur les tarifs de transport au détriment des livraisons internationales ; elle veille à empêcher la résurgence de pratiques de cartellisation susceptible d’exercer un effet restrictif sur la production et de faire monter les prix. Dès 1954, la Commission économique pour l’Europe des Nations unies relève des progrès notables au sein de la CECA vers l’unification du prix des produits sidérurgiques : ce qui favorise les industries françaises de transformation situées en aval, comme d’ailleurs leurs homologues italiennes, et plus généralement le développement de la concurrence intra-européenne et des échanges croisés.
56Au-delà de l’impact direct de la création de la CECA (qui, en elle-même, ne suscite que des flux limités), ce sont des effets d’entraînement plus larges et diffus qui paraissent jouer un rôle essentiel. Les solidarités industrielles qui commencent à s’affirmer conduisent tout droit au Marché commun dans le prolongement de la CECA. La France s’est donné l’avantage – sur la Grande-Bretagne notamment – de se lier à deux économies en croissance particulièrement soutenue durant les années cinquante, l’Allemagne et l’Italie. La simple conservation de ses parts de marché (en fait, elles augmentent) suffirait à lui procurer – par un « effet de structure » – une forte impulsion commerciale.
57Encore fallait-il que les entreprises des secteurs à fort potentiel se montrent capables d’affronter la concurrence, de préserver leurs avantages comparatifs et surtout d’en développer de nouveaux : ce qui n’avait rien d’évident a priori compte tenu de l’énorme supériorité initiale de l’industrie allemande.
C. La structure des échanges par produits : d’indéniables rigidités
58La structure des importations françaises est dominée de longue date par les produits alimentaires, l’énergie, les matières premières et demi-produits pour l’industrie : il s’agit là effectivement d’une contrainte structurelle, comme pour la plupart des pays industrialisés. On assiste néanmoins au lendemain de la guerre à une véritable mutation, caractérisée par la priorité aux importations de biens d’équipement : leur part dans le total des achats à l’étranger (hors zone franc) a triplé entre 1938 (6,5 % seulement) et 1947 (17,2 %). Le choix volontariste des gouvernements de la Libération se traduit bien dans la comparaison avec les importations alimentaires : ces dernières, malgré l’intensité des pénuries et l’urgence des besoins, ne représentent plus en 1947 que les deux tiers environ des achats de biens d’équipement à l’étranger, contre près du double en 193865. Cet effort exceptionnel se prolonge, toutes proportions gardées, les années suivantes : l’objectif, comme on l’a rappelé dans la première section, était de reconstituer les capacités de production, de remédier au vieillissement de l’appareil productif depuis les années trente et chaque fois que possible – concurremment avec d’autres actions, comme les missions de productivité aux États-Unis – d’accéder aux techniques les plus avancées.
59À plus long terme, la reprise des investissements étrangers en France devait également contribuer à accélérer les transferts de technologie.
Tableau 8. Création de filiales de sociétés étrangères en France (moyenne annuelle au cours de chaque période)
1900‑1918 | 1919‑1929 | 1930‑1950 | 1951‑1957 | 1959‑1969 |
2,5 | 4 | 3 | 8 | 54 |
Source : W. J. Adams, Restructuring the French Economy, op. cit., p. 162
60Le processus est encore très loin d’avoir l’ampleur qu’il atteindra après l’ouverture du Marché commun. Pourtant, le rythme annuel des créations de filiales représente déjà dans les années cinquante le double du précédent maximum, celui des années vingt ; et en particulier le montant des investissements manufacturiers américains en France amorce une très forte croissance (déjà + 11,8 % par an de 1950 à 1958 pour la valeur de « stock » en dollars courants, + 16,7 % par an de 1958 à 1968).
61Les importations de biens d’équipement et l’ouverture aux investissements directs extérieurs représentaient donc deux importants vecteurs de modernisation et l’on pouvait s’attendre à voir les progrès de l’industrialisation de la France se refléter dans une « montée en gamme » de ses exportations. Or le bilan de moyen terme semble à première vue décevant à cet égard.
62La France a conservé jusqu’au milieu du XXe siècle une structure d’exportation de pays semi-industrialisé – et cette caractéristique ne s’atténue pas sensiblement à travers les années cinquante. Si l’on choisit par exemple comme critère synthétique la part des exportations manufacturières (produits finis industriels) dans les exportations totales66, la comparaison à long terme avec les deux principaux partenaires de la CECA, la RFA et l’Italie, est même franchement défavorable à la France, puisque l’économie allemande creuse l’écart et que l’économie italienne devance l’économie française, en inversant les positions relatives. Le moins que l’on puisse dire est que les efforts de l’après-guerre n’ont pas encore réussi à effacer l’impact négatif de la dépression des années trente sur la capacité d’exportation industrielle de l’économie française.
Tableau 9. Évolution comparée de la structure des exportations (1913‑1955) Part des exportations manufacturières (produits finis) (en pourcentage du total des exportations)
| 1913 | 1929 | 1955 |
France | 44 | 47 | 38 |
Allemagne | 46 | 54 | 65 |
Italie | 31 | 41 | 47 |
Source : A. Maizels, Industrial Growth and World Trade, op. cit
63Une approche moins globale de l’évolution structurelle des exportations françaises au cours de la période confirme cette impression de rigidité, au moins jusqu’au seuil des années soixante.
64Le trait distinctif des exportations françaises reste la prépondérance des exportations de demi-produits (produits sidérurgiques, produits chimiques de base, filés de laine et de coton…). La modernisation agricole engagée depuis 1945 ne se traduit pas encore par un développement significatif des exportations de céréales, de viande ou de produits laitiers. L’industrie française n’exporte encore en 1959 que 14 % de sa production (son taux d’exportation aura doublé vingt ans plus tard). Parmi les branches dont le taux d’exportation dépasse nettement la moyenne, en dehors de l’automobile (34,7 % de la production exportée en 1959), on trouve surtout des branches produisant en grande partie des biens intermédiaires (la sidérurgie, avec un taux d’exportation de 41,6 % en 1959 ; les industries textiles, 37,4 % ; les industries chimiques, 23,7 %)67. Le redressement du secteur des biens d’équipement amorcé dans l’après-guerre tarde globalement à se confirmer. Cette carence est jugée préoccupante à la veille de la formation du Marché commun. « Il serait plus avantageux – rappelle Jean-Marcel Jeanneney en 1955 – d’exporter des machines ou des automobiles que du minerai de fer ou même de l’acier. » La France conserve une structure d’exportation « indigne d’une grande puissance industrielle », selon le jugement de Georges Elgozy en 1958.
Tableau 10. Répartition par produits des exportations françaises (1952-1973) (en pourcentage de la valeur totale des exportations)
1952 | 1960 | 1973 | |
Produits agricoles et alimentaires | 13 | 13 | 15 |
Énergie, matières premières, demi-produits | 45 | 42 | 37 |
Biens industriels de consommation | 26 | 27 | 29 |
Biens d’équipement | 16 | 18 | 19 |
Source : « La mutation industrielle de la France », Collections de l’INSEE, E 31-32, p. 51
65Faut-il alors en appeler à des analyses plus détaillées ? L’approche en termes d’indices de spécialisation, définis pour chaque produit comme le rapport entre sa part dans les exportations françaises et sa part dans les exportations mondiales68, est intéressante pour situer la France par rapport aux tendances d’évolution internationales : l’industrie française reste-t-elle lourdement engagée dans des productions en perte de vitesse sur le marché mondial ou parvient-elle à améliorer sa position dans les activités d’avenir ?
66Plusieurs éléments, là encore, vont dans le sens d’un diagnostic pessimiste. Les exportations françaises restent axées sur des industries anciennes héritées du XIXe siècle, les textiles, en déclin relatif depuis plusieurs décennies déjà au fur et à mesure que les pays moins industrialisés accèdent à l’autosuffisance, et la métallurgie, qui va connaître peu après des problèmes aigus de surproduction. La spécialisation dans les industries chimiques, au contraire, reste globalement peu affirmée. Les industries mécaniques et électriques, dont le potentiel de croissance est le plus élevé vers le milieu du XXe siècle, apparaissent toujours comme le principal point faible de l’industrie française. Quant au redressement pour les matériels de transport, il est essentiellement imputable à l’industrie automobile (qui, après son excellent départ au début du siècle, tente de reconquérir des positions perdues depuis 1929), mais de portée encore limitée. Au total, l’effritement à travers les années cinquante de la « part de marché » de la France – 8,2 % des exportations manufacturières mondiales en 1951, 7 % en 195969 – s’explique dans une large mesure par des spécialisations défavorables et, à première vue, relativement figées.
Tableau 11. Indices de spécialisation à l’exportation
1950 | 1957 | |
Industries textiles et habillement | 1,35 | 1,31 |
Industries chimiques | 1,05 | 1,10 |
Industries métallurgiques et mécaniques | 0,85 | 0,92 |
dont : métaux | 1,29 | 1,41 |
machines | 0,57 | 0,57 |
matériels de transport | 0,75 | 0,95 |
Source : nos calculs, d’après A. Maizels, Industrial Growth and World Trade, op. cit
67Les performances à l’exportation, durant cette période, apparaissent également décevantes par comparaison avec le dynamisme interne de la croissance industrielle française. L’approche en termes d’élasticité des exportations par rapport à la production70 fait apparaître un décalage inattendu, en sens inverse de celui qui prévaudra à partir des années soixante, entre la forte croissance de certaines branches et la faible progression de leurs exportations : c’est le cas, selon Carré, Dubois et Malinvaud, pour les industries mécaniques, électriques et chimiques. Tout se passe donc comme si même des industries en plein essor pouvaient encore se contenter de produire pour le marché intérieur71. Globalement, sur l’ensemble de la période 1949-1957, l’élasticité des exportations industrielles par rapport à la production industrielle, d’après ces mêmes auteurs, atteindrait à peine 0,5, contre déjà 1,8 pour la période 1957-196372. En fait, les relations extérieures ne sont pas encore devenues le moteur de la croissance. Car, outre la faiblesse des effets d’entraînement quantitatifs par la croissance des exportations, on doit noter le manque de stimulation qualitative par la pression de la concurrence internationale. Les importations sont freinées par les droits de douane (très élevés par exemple, de l’ordre de 20 à 30 %, sur les articles d’habillement ou les chaussures), mais bien davantage encore entravées par les contingentements. Elles ne représentent encore en 1959, malgré les premières mesures de libéralisation, que 8 % de la consommation française de biens manufacturés (le taux de pénétration aura plus que triplé vingt ans plus tard). Pour la moitié des branches de l’industrie manufacturière, la proportion est inférieure à 5 % (4,4 % pour les équipements électriques, 4 % pour les automobiles…)73. Le modèle de croissance fondé sur le développement du commerce intrabranche et l’interpénétration croissante des économies européennes n’est donc pas encore réellement en place avant le début des années soixante.
68Pourtant, on voit poindre les premiers signes d’une capacité de l’industrie française à affronter la concurrence et à réussir sa réinsertion internationale. L’industrie automobile apparaît en position pionnière à cet égard. Malgré la forte protection dont elle bénéficie sur les marchés français et coloniaux, elle ne se contente pas de ces débouchés « faciles », en pleine expansion au demeurant, et parvient à accroître rapidement son taux d’exportation (qui dépasse un tiers de la production en 1959). Elle met à son actif – en particulier sur le marché des États-Unis : 11 800 véhicules vendus en 1956, 50 000 en 1957 – une véritable percée, appelée à s’amplifier aussitôt que les dévaluations du franc auront mis fin au handicap d’un taux de change surévalué. Les exportations d’automobiles contribuent de façon appréciable à maintenir un excédent commercial pour les produits manufacturés74. Plus précisément, compte tenu du caractère « artificiel » des échanges avec la zone franc75, c’est le solde vis-à-vis de l’étranger qui doit être considéré comme significatif : or, après les déficits gigantesques de 1945-1947, l’industrie française a réussi à rétablir dès 1948 un excédent pour les produits finis (biens manufacturés d’équipement et de consommation) et à le conserver à travers les à-coups de la conjoncture même les plus mauvaises années. Les importations de biens d’équipement, indispensables à la modernisation industrielle, ont été dans l’ensemble préservées : après un creux relatif vers 1953-1954, elles prennent un nouvel élan accompagné d’une réorientation géographique ; les achats massifs de machines américaines de l’immédiat après-guerre sont largement relayés par des importations intra-CEE76, préludant à une division du travail de nature plus « horizontale ». Quand aux exportations de biens d’équipement, longtemps demeurées le point faible de l’industrie française et destinées presque uniquement aux territoires coloniaux, elles ont amorcé dès les années cinquante un développement non négligeable en direction cette fois des pays industriels avancés77 : de ce point de vue également, la réinsertion internationale de l’économie française est engagée.
69Sans minimiser la gravité des déséquilibres et des blocages à la fin de la IVe République, on retiendra que les traits positifs de ce bilan contrasté peuvent expliquer le « miracle » de l’adaptation réussie au Marché commun dans les années soixante, une fois remplie les conditions macro-économiques d’une croissance soutenue.
D. Expérience historique et théorie économique : la question cruciale du taux de change
70Le bilan de la IVe République est complexe. Le choix européen – qui a prévalu de 1948 à 1957 malgré toutes les divisions –, la volonté de modernisation, les efforts de compétitivité cadrent mal avec la vision d’un pays « engourdi » dans les facilités du protectionnisme. Mais ils se heurtent à de graves déséquilibres macro-économiques, qui empêchent la France de tenir ses engagements, contribuent à discréditer les gouvernants et conduisent à la chute du régime.
71Le mécanisme de ces déséquilibres est, quant à lui, assez facile à schématiser. La France, pour différentes raisons (appareil de production en piteux état au sortir de la guerre, charges militaires et coloniales démesurées, faiblesse du pouvoir politique, intransigeance revendicative du syndicat majoritaire procommuniste), reste durant toute la période un pays plus inflationniste que ses partenaires. Or le régime de changes fixes instauré à Bretton Woods exclut tout ajustement par le change, hormis le recours à la dévaluation. Une non-décision – ne pas dévaluer – suffit alors à entraîner l’appréciation continue du taux de change réel : autrement dit, il existe une tendance mécanique à la surévaluation cumulative du franc, et la compétitivité des entreprises françaises subit de ce fait un handicap croissant durant tout l’intervalle entre deux dévaluations.
72La contradiction des années cinquante entre les intentions libérales et les réalités protectionnistes de l’économie française s’explique très directement par la nécessité de contenir le déficit extérieur pour préserver la croissance : quelles que soient les justifications invoquées à l’époque, c’est la surévaluation du franc – plutôt qu’une infériorité « structurelle » face à la concurrence étrangère – qui appelle des mesures de « défense du marché intérieur ». La protection douanière ne joue plus à cet égard qu’un rôle secondaire : bien que l’on puisse toujours mettre en cause les tarifs dissuasifs appliqués à tel ou tel article, le taux moyen de prélèvement douanier a considérablement reculé de 16,7 % en 1938 à 4,3 % en 1957, ce qui facilitera d’ailleurs le désarmement tarifaire des années soixante (ne serait-ce que du point de vue fiscal : le produit des douanes ne constitue plus pour l’État à la fin de la IVe République qu’une ressource presque négligeable ; la taxe sur les produits pétroliers rapporte en 1957 quatre fois plus à elle seule). Le rôle décisif revient en revanche, comme on l’a déjà souligné, aux restrictions quantitatives qui constituent un instrument à la fois moins transparent et plus radical pour isoler le marché français, au prix de distorsions encore plus graves au regard de l’optimum concurrentiel, puisque la pratique des quotas multiplie les discriminations : dans la fixation des listes de produits contingentés, le choix des partenaires étrangers, l’octroi des licences d’importation… Le secteur des entreprises exportatrices (ou potentiellement exportatrices) est, quant à lui, globalement pénalisé par la surévaluation du franc, qui ne laisse d’autre choix que de renoncer aux marchés extérieurs ou de comprimer les marges, au détriment de la capacité d’investissement, ce qui ne manquera pas d’affecter la compétitivité à plus ou moins long terme. La prolifération des aides à l’exportation, accordées au « coup par coup », ne représente qu’un palliatif très imparfait du handicap général de la détérioration des « termes de l’échange »78 subie par le secteur d’exportation ; elle donne lieu, là encore, à toutes sortes de discriminations aléatoires, invoquant les motifs les plus divers, qui contrarient l’émergence de spécialisations conformes à l’avantage comparatif.
73La théorie économique ne peut que condamner pareille accumulation de mesures ad hoc : la détermination d’un taux de change d’équilibre79 conditionne la réalisation d’un « optimum de premier rang », assurant de manière automatique la « protection »80 des activités intérieures comme des activités exportatrices justifiées selon la logique de l’avantage comparatif81. L’expérience historique de l’après-guerre, c’est le moins qu’on puisse dire, ne contredit pas la théorie : outre la réussite inespérée de l’Italie en 1947-1948 (la lire, fortement dévaluée, devient pour plus de dix ans une « monnaie forte », dans des conditions qui assurent le succès de l’ouverture internationale et un bond en avant exceptionnel de l’industrialisation), on peut invoquer les résultats des dévaluations françaises de septembre 1949 et de décembre 1958, qui encadrent notre période. Sans résoudre durablement à elles seules tous les problèmes (le contraire était impensable), ces deux dévaluations peuvent être qualifiées de succès en deux sens distincts : 1°) Elles ont pour effet direct un redressement particulièrement énergique de l’équilibre extérieur : amélioration du solde commercial82, reconstitution des réserves de change. 2°) Elles ouvrent la voie à des mesures de libéralisation et d’ouverture exclues jusqu’alors : « libération des échanges » à 75 % dans le premier cas, rétablissement de la convertibilité du franc et suppression rapide de tous les quotas dans le second. La portée de ces résultats positifs, directement imputables à l’ajustement du taux de change, n’a sans doute pas été appréciée à sa juste valeur, pour des raisons qui mériteraient d’être approfondies83. Il est d’ailleurs troublant que le choix de la dévaluation ait revêtu un caractère largement « accidentel » dans les deux cas – réaction à l’intensité inattendue de la dévaluation britannique en septembre 1949, « post-scriptum » rajouté in extremis au plan Rueff en décembre 1958 – ce qui suggère bien à quel point les enjeux de la politique du change demeurent sous-estimés, malgré l’expérience de l’entre-deux-guerres.
74L’attitude des gouvernants, pour des raisons respectables (on pense à Pierre Mendes France) ou purement circonstancielles, voire par instinct, demeure en général hostile à toute dévaluation. Cela se traduit d’abord par les efforts déployés au moment de la Libération pour retarder au maximum une opération que l’on sait pourtant inéluctable, puis pour en limiter l’amplitude en deçà de ce qui serait nécessaire pour ramener les prix français à la parité des prix étrangers, ou encore pour imaginer des formules hybrides censées ménager les transitions, comme les changes multiples introduits en 1948 ou l’« opération 20 % » de 1957. La France s’expose alors aux critiques de ses partenaires qui lui reprochent de ne pas respecter les « règles du jeu » et d’entraver le mouvement de retour à un système international de taux de change unifiés entre des monnaies convertibles, selon la logique de Bretton Woods. Mais surtout elle se prive de toute possibilité de calcul économique rationnel, fondé sur le véritable coût d’opportunité d’une unité84 de devise étrangère. Comme dans le cas d’une dévaluation insuffisante pour rétablir l’équilibre, il en découle la nécessité de maintenir tout l’appareil de contrôle et de discrimination qui régit l’octroi des licences d’importations, l’allocation des devises et des aides à l’exportation. Les dévaluations successives de 1945-1949, il est vrai, sont des dévaluations effectuées « à chaud », sous la pression immédiate des déficits, dans des circonstances peu favorables à la détermination (toujours difficile) du taux de change « correct » ; et leur répétition a de quoi exaspérer l’opinion. Mais il est significatif que l’occasion d’une dévaluation « à froid » ait été perdue en 1954-1955, alors même qu’un débat avait paru s’amorcer85, que le lien entre un taux de change réaliste et le retour à la convertibilité du franc commençait à être mieux compris86, et que les conditions internationales étaient à certains égards favorables.
75Les opposants à la dévaluation ont toujours à leur disposition un large argumentaire. La dévaluation, par définition, représente un « sacrifice » : elle impliquera par exemple une réduction des recettes en dollars au titre des dépenses militaires américaines en France87. Plus généralement, dévaluer signifie – bien qu’on ne le formule pas d’ordinaire en ces termes – accepter une détérioration des termes de l’échange vis-à-vis de l’étranger88, qui ne peut avoir un effet favorable que si elle entraîne une expansion du volume des exportations (conjointement avec le freinage des importations) ; cette condition ne sera pas remplie en cas de rigidité de la capacité d’exportation du pays ou de la demande étrangère, notamment si les partenaires de la France appliquent des barrières quantitatives à l’importation89. L’argumentation qu’on oppose à la dévaluation insiste cependant davantage encore sur ses effets inflationnistes. Effets directs, tenant à l’augmentation du coût (en francs) des produits importés : d’où la hausse des coûts de production des entreprises et le renchérissement du « coût de la vie » pour les consommateurs. Mais surtout effets indirects, à travers les anticipations de hausse cumulative des prix et de dépréciation cumulative du franc : dans un pays comme la France, sensibilisé de longue date aux enchaînements inflationnistes, où des syndicats combatifs ont fait prévaloir toutes sortes d’indexations de droit ou de fait, on doit s’attendre à ce que la dévaluation exerce un effet global sur la dynamique des prix hors de proportion avec son incidence directe. L’avantage de compétitivité procuré par la dévaluation sera ainsi annulé à brève échéance et la confiance dans les dirigeants s’en trouvera encore affaiblie.
76Chacun de ces arguments est en lui-même recevable. Mais ils tirent surtout leur force de convictions plus fondamentales (même lorsqu’il s’agit de non-dit). La dévaluation reste tenue, dans son principe même, pour synonyme d’abandon : il doit toujours être possible, dans un esprit volontariste de redressement national90, de lui opposer une politique alternative, impliquant la « défense du franc ». Les mauvais souvenirs de la déflation des années trente, recouverts sans doute par tous les épisodes inflationnistes que la France a vécus dans l’intervalle, paraissent oubliés. La méconnaissance des mécanismes économiques, stigmatisée à propos de l’entre-deux-guerres par Alfred Sauvy, n’est pas moins flagrante après la Seconde Guerre mondiale91 : la dévaluation, au-delà des intérêts qu’elle peut objectivement léser, reste considérée comme synonyme d’appauvrissement, voire d’humiliation nationale. Cette vision sommaire est partagée par la majorité des dirigeants politiques. Pour eux, la dévaluation, loin d’être une solution de facilité, est une mesure impopulaire, dont on sait par avance qu’elle sera ressentie comme un aveu d’échec : d’où la longue histoire des dévaluations retardées au maximum faute de courage politique, puis effectuées « en catastrophe » au pire moment et dans les pires conditions, lorsque le déficit devient intenable.
77Tout jugement (prospectif ou rétrospectif) sur le bien-fondé d’une dévaluation doit prendre en compte deux considérations principales. En premier lieu, même la dévaluation la plus justifiée en termes d’indicateurs fondamentaux demeure une opération à risques – risquée du point de vue économique comme du point de vue politique. Elle représente un pari sur la capacité de réaction des agents économiques : mais nous avons vu à cet égard que, dès la IVe République, de nombreux éléments viennent contredire objectivement le « cliché » d’une incapacité congénitale à l’exportation de la part des entreprises françaises. La parité avec les prix étrangers constitue en revanche une cible bien plus difficile à atteindre qu’il ne paraît. D’abord pour une raison « technique » : il n’existe pas d’indicateur univoque pour comparer le92 niveau relatif des prix français et des prix étrangers. Mais surtout le choix du taux de dévaluation doit intégrer par avance les effets inflationnistes de la dévaluation elle-même : les exemples ne manquent pas de dévaluations calculées « trop juste » qui, après avoir rétabli temporairement une compétitivité-prix satisfaisante, sont suivies d’une rechute à brève échéance parce que l’écart avec les prix étrangers recommence aussitôt après à se creuser ; inversement, un taux de dévaluation excessif, loin d’assurer une marge de sécurité, se révèle le plus souvent contre-productif (self-defeating) en provoquant un rebond incontrôlable de l’inflation. En fait – et l’on rejoint ici la seconde considération, qui fait d’ailleurs l’objet d’un large accord – tout dépend de la vigueur et de la cohérence des mesures d’accompagnement. Si la dévaluation de septembre1949, contrairement à celle de décembre 1958, n’a pas réussi à rétablir durablement les conditions d’une croissance soutenue compatible avec l’équilibre extérieur, il est clair que la première explication (sinon la seule, du moins la principale) est l’absence d’un « plan Rueff ». Un tel plan a toujours pour objectif, par définition, de maîtriser les conséquences inflationnistes de la dévaluation. Mais cet objectif est indissociable, dans les conditions de l’après-guerre, d’un autre enjeu majeur, beaucoup plus spécifique : assurer la réinsertion internationale de l’économie française. « La seule façon de réussir une dévaluation – affirmait au début de 1958 Paul Reynaud – est d’ouvrir les frontières. C’est parce que nous ne l’avons pas fait que nous avons raté les dévaluations faites depuis la guerre. » Le redressement amorcé en 1958-1959 confirme la justesse de ces vues : mais on voit mal quelle « fatalité structurelle » aurait empêché l’économie française de s’engager plus tôt sur cette voie, si les conditions politiques avaient été remplies.
Conclusion
78Nous conclurons en trois points :
La politique de modernisation appliquée à la Libération visait à créer les bases d’une réinsertion internationale de l’économie française, dont les premiers signes apparaissent effectivement très tôt après la fin de la guerre.
Le choix de construire l’Europe, que l’on peut dater de 1948-1951, domine toute la période. Au moment même où va s’effondrer l’illusion coloniale, il engage la France sur une voie radicalement nouvelle.
Il a manqué jusqu’en 1958 une volonté politique assez forte, face à des difficultés exceptionnelles, pour avancer plus résolument et plus vite dans la direction choisie.
Notes de bas de page
1 J.-M. Jeanneney, Forces et faiblesses de l’économie française, Paris, Armand Colin, 1956, p. 275.
2 L. Stoléru, L’impératif industriel, Paris, Le Seuil, 1969.
3 Rapport sur la situation financière (septembre 1958), dit « rapport Rueff », reproduit dans J. Rueff, Combats pour l’ordre financier, Paris, Plon, 1972, p. 193.
4 Introduction rédigée par J. Rueff au « rapport Rueff-Armand » de juillet 1960, reproduite ibid., p. 290.
5 Cf. 1958. La faillite ou le miracle, Institut Charles de Gaulle, 1986. Cet ouvrage, au demeurant bien plus nuancé que ne le suggère son titre, apporte de nombreux éléments qui vont dans le sens des positions défendues ici, en particulier le chapitre sur l’héritage de la IVe République rédigé par Thierry de Montbrial.
6 « L’ouverture à la concurrence internationale », introduction à la troisième partie de Entre le Plan et le marché. L’économie française des années 1880 à nos jours, Maurice Lévy-Leboyer et Jean-Claude Casanova (dir.), Paris, Gallimard, 1991, et « La réinsertion de l’économie française dans les échanges internationaux », in L’urgence du futur, J. Lesourne (dir.), IHEDN, Paris, Economica, 1989.
7 Curieusement, d’excellents ouvrages omettent de consacrer un chapitre distinct à l’expérience de la CECA qui représente pourtant, selon l’expression de Christian Pineau et Christine Rimbaud (Le grand pari. L’aventure du traité de Rome, Paris, Fayard, 1991), le premier « saut dans l’inconnu », dont dépendait tout l’avenir de la construction européenne.
8 Frances M. B. Lynch – France and the International Economy, Routledge, London and New York, 1997, chap. 6 : « Trade liberalization or protection ? » – tranche nettement : jusqu’en 1957, « l’économie française demeurait l’une des plus protégées de tous les pays de l’OECE » ; l’ouverture interviendra dans les années soixante, à la suite du programme de redressement de 1958.
9 Cf. G. Elgozy, La France devant le Marché commun, Paris, Flammarion, 1958.
10 J.-C. Toutain, « Les structures du commerce extérieur de la France, 1789-1970 », in La position internationale de la France, M. Lévy-Leboyer (dir.), Paris, EHESS, 1977.
11 R. Marjolin, Le travail d’une vie. Mémoires, 1911-1986, Paris, Robert Laffont, 1986 (cité par C. Pineau et C. Rimbaud, loc. cit.).
12 Comme le souligne Francès Lynch (France and the International Economy, op. cit.), en 1954, la commission Roger Nathan, présidée par le directeur des relations extérieures au ministère des Affaires économiques, insiste sur les facteurs structurels qui handicapent la compétitivité de l’économie française, et la majorité de la commission – s’écartant sur ce point de la position de son président – considère même qu’il y a là un préalable à toute libéralisation. Le Quai d’Orsay, jusqu’à la fin de la IVe République, met lui aussi en avant les « problèmes structurels » pour justifier le maintien du protectionnisme.
13 P. Arnaud-Ameller, La France à l’épreuve de la concurrence internationale, Paris, Armand Colin, 1970, p. 55 sqq.
14 Le grand pari. L’aventure du traité de Rome, op. cit.
15 « Le bilan vient d’être dressé paraît dans l’ensemble bien négatif […]. Jusqu’à l’automne 1969, les résultats statistiques ont confirmé les prévisions les plus pessimistes » (conclusion de La France à l’épreuve de la concurrence internationale, op. cit.).
16 À noter pourtant que les exportations françaises de produits manufacturés ont progressé, selon P. Arnaud-Ameller, de 9,7 % par an en valeur constante de 1959 à 1966 (contre 5,2 % par an entre 1951 et 1957, ce qui n’était pas déjà une médiocre performance) et que leur croissance est à la veille de prendre un nouvel élan à partir de 1959.
17 Forces et faiblesses de l’économie française, op. cit., p. 135.
18 Cf. la contribution de Bertrand Blancheton et Samuel Maveyraud-Tricoire au présent colloque.
19 D’après P. Bairoch, « La place de la France sur les marchés internationaux », in La position internationale de la France, op. cit.
20 Le cas de l’Italie, en revanche, se rapproche beaucoup de celui de la France. Il est surprenant que ce parallélisme, tout à fait intéressant dans une perspective d’histoire comparative, n’ait pas davantage retenu l’attention.
21 J.-C. Casanova, « Les échanges extérieurs : un équilibre précaire », in Entre l’État et le marché, op. cit. Ce processus se développe selon l’auteur dans plusieurs directions : convertibilité monétaire, libération des échanges, désarmement douanier.
22 W. J. Adams, Restructuring the French Economy. Government and the Rise of Market Competition Since World War II, Washington, The Brookings Institution, Washington, 1989.
23 Les États-Unis, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, écrit en 1958 G. Elgozy (La France devant le Marché commun, op. cit.), « estimaient – à juste titre – que la dépression européenne provenait en grande partie des pratiques autarciques et restrictives imposées par les gouvernements du Vieux Continent ».
24 Avant-propos à « La France économique en 1948-1949-1950 », numéro spécial de la REP, 1951. Jean Weiler souligne dans le même numéro (« Échanges extérieurs et politique commerciale ») qu’en garantissant le maintien et la régularité des approvisionnements vitaux après les « angoisses » de 1947, l’aide Marshall a permis à la France de « canaliser une partie de [ses] forces productives vers l’exportation », ouvrant la voie à court terme à une « reprise remarquable des exportations ».
25 G. Elgozy, La France devant le Marché commun, op. cit.
26 J.-M. Jeanneney estime à juste titre devoir rappeler cette évidence en tête de sa présentation du problème des relations extérieures dans Forces et faiblesses de l’économie française (1955) : ce qui ne revient nullement bien entendu à minimiser leur importance.
27 Ce qui rejoint des pratiques fréquentes dans les siècles passés (ou encore au sein du système soviétique). Depuis l’avènement du capitalisme industriel, au contraire, le protectionnisme tendait à s’identifier à des barrières à l’importation pour « défendre le marché intérieur ».
28 D’après l’Annuaire statistique de la France (rétrospectif), 1966. D’après P. Villa (Une analyse macro-économique de la France au XXe siècle, éd. du CNRS, 1993), le taux d’importations, défini comme le rapport des importations à la PIB, atteint 9,9 % en 1946 (rejoignant déjà la moyenne de 1932-1938), et il continuera à augmenter régulièrement jusqu’en 1951.
29 Ce choix implique notamment une faible priorité à la reconstruction des logements, qui s’effectuera à un rythme assez lent, au détriment des conditions de vie des Français.
30 Les États-Unis jouent à cet égard un rôle de « pourvoyeur en dernier ressort » se combinant avec un appui durable à la reconstruction européenne. L’aide américaine représente la contrepartie financière de cet apport réel.
31 Cf. notre calcul des indices de spécialisation dans « La stagnation économique » (Entre l’État et le marché, op. cit., p. 247).
32 Le caractère artificiel de ce pseudo-commerce extérieur s’est même encore accentué après le déclenchement de la guerre d’Algérie. Car les exportations vers l’Algérie, qui représentent une part croissante des exportations totales vers la zone franc après 1954, correspondent de plus en plus à des achats de l’armée française ou à des grands programmes d’équipement financés par la métropole ; tout se passe alors comme si l’État français « s’achetait à lui même » des produits français (cf. François Bloch-Laîné in F. Bloch-Laîné et J. Bouvier, La France restaurée, Paris, Fayard, 1986).
33 Cf. F. Lynch (France and the International Economy, op. cit., chap. 9 : « The retreat from the Empire ») : « L’espoir exprimé au lendemain de la guerre que les territoires coloniaux de la zone franc assureraient un excédent commercial vis-à-vis du reste du monde se révéla infondé. ».
34 À noter cependant que la balance française des paiements n’est pas en déficit permanent (cf. les retournements dont il sera question plus loin).
35 Cf. F. Lynch (ibid., chap. 6 : « Trade liberalization or protection? »). D’autres pays d’Europe connaissent alors une progression relative analogue de leurs charges militaires, mais à des niveaux absolus nettement plus faibles, sauf dans le cas de la Grande-Bretagne.
36 La France à l’épreuve de la concurrence internationale, op. cit., p. 55.
37 France and the International Economy, op. cit., chapitre de conclusion.
38 L. Barzini, The Europeans, New York, Simon and Schuster, 1983.
39 Cf. notre introduction : « L’ouverture à la concurrence internationale » et la contribution de Bernard Cazes : « Un demi-siècle de planification indicative », troisième partie de Entre l’État et le marché, op. cit., p. 416, 481 et 495.
40 Qui ne semble pas avoir obtenu de résultats tangibles (cf. G. Elgozy : « Que croyez-vous qu’il arriva ? Ce fut la commission qui creva »).
41 Le projet de création d’une ENE (École nationale d’exportation) au début des années quatre-vingt, sous le premier septennat de Mitterrand, s’inscrit de façon quelque peu anachronique dans la même lignée.
42 Comptes « exportations frais accessoires ». Cf. P. Arnaud-Ameller, La France à l’épreuve de la concurrence internationale, op. cit., annexe II, p. 111.
43 En février 1957, par exemple, le ministère des Finances négocie un accord avec les constructeurs d’automobiles leur garantissant divers avantages (en matière de fiscalité et de régime des prix) contre l’engagement de tenter d’exporter les deux tiers de leur accroissement de production.
44 On reviendra à la fin de la dernière section sur la relation fondamentale entre ouverture internationale, taux de change d’équilibre et suppression des discriminations.
45 Cf. F. Lynch, France and the International Economy, op. cit., chap. 3: « France and the Marshall Plan », chap. 4 : « Financing investment under the Monnet Plan » et chap. 6 : « Trade liberalization or protection? ».
46 Restucturing the French Economy, op. cit., chap. 4: « A new international environment ». Ce jugement n’est pas nécessairement contradictoire avec celui de F. Lynch (France and the International Economy, op. cit., conclusion) qui voit dans la formation de l’Europe des Six une tentative pour faire face aux « problèmes du développement économique français qui ne pouvaient trouver leur solution dans un cadre national ». Mais l’émergence d’une dynamique économique commune a eu lieu de manière progressive et elle n’est reconnue comme primordiale qu’à un stade ultérieur.
47 La formule des pourcentages de libération des échanges, fixés globalement en chiffres ronds (50, 60, 75, 90 %) par référence à une année de base, est effectivement rudimentaire et contestable. Un pays a d’autant moins de peine à prendre des engagements de décontingentement – et à les tenir – que la fixation de quotas faibles, voire nuls, réduit davantage la part des produits contingentés dans le total des importations.
48 J. Weiler, « Échanges extérieurs et politique commerciale », in La France économique en 1948-1949-1950, numéro spécial de la REP, 1951, p. 455.
49 Cf. J.-C. Casanova, « Les échanges extérieurs : un équilibre précaire », in L’État et le marché, op. cit.
50 Cf. F. Lynch, « Le franc français, 1952-1956 », in Du franc Poincaré à l’écu, op. cit. On peut citer également Bernard Clappier, directeur des relations économiques extérieures au ministère des Finances, qui vers 1955 donnait en exemple le succès du Benelux et soulignait que les mesures de libéralisation n’avaient pas empêché la France d’améliorer sa position au sein de l’UEP depuis 1954.
51 F. Lynch, France and the International Economy, op. cit., chap. 8: « Towards the Common Market », passim. Nous retiendrons les passages suivants : « […] the debate turned less on the conditions of acceptance than on the costs of non acceptance […]. The French government’s decision to sign the Treaty of Rome was not its preferred policy option […] it was the strength of the economic case together with the fact that there was no foreign policy alternative after Britain’s rejection of Mollet’s proposals which insured the success […] » (passages en italique soulignés par nous).
52 C. Pineau et C. Rimbaud, Le grand pari. L’aventure du traité de Rome, op. cit., chap. 6, « Miracle à Venise ».
53 La France devant le Marché commun, op. cit., p. 166 ; la citation suivante figure dans l’introduction du même ouvrage.
54 Cité par C. Pineau et C. Rambaud, Le grand pari. L’aventure du Marché commun, op. cit., chap. 7.
55 96,2 % pour les années 1950-1955. D’après l’Annuaire statistique de la France (rétrospectif), 1966, p. 351-352.
56 Excédent d’amplitude modeste, avec un taux de couverture de 100,5 % (et même un léger déficit hors zone franc). Mais il faut rappeler que les déficits commerciaux – compensés par les excédents sur d’autres postes de la balance des paiements – étaient la règle en France depuis la fin du XIXe siècle, hormis la phase de dépréciation du franc des années vingt.
57 + 110 % en trois ans pour le volume des exportations totales, + 120 % pour les seules exportations vers l’étranger (hors zone franc), ce qui correspond à un taux de croissance moyen annuel respectivement de 28 % et de 30 %. Calculé d’après J. Weiler, « Échanges extérieurs et politique commerciale », in La France économique en 1948-1949-1950, numéro spécial de la REP, 1951.
58 Avant-propos à La France économique en 1948-1949-1950.
59 Calculé comme le rapport entre la demi-somme des exportations et des importations en valeur courante à la PIB en valeur courante, d’après P. Villa, Une analyse macro-économique de la France au XXe siècle, Paris, éd. du CNRS, 1993. Le calcul des élasticités en volume (cf. ci-dessus, première section), éliminant l’incidence des variations des prix relatifs, fait cependant apparaître une élasticité (légèrement) supérieure à 1 – donc une certaine tendance à l’ouverture – entre 1949 et 1957.
60 La part de la France dans le commerce mondial (importations et exportations) atteint en moyenne 5,5 % entre 1950 et 1956, contre 6,2 % en 1929, 4,7 % en 1938, et de nouveau 4,7 en 1946 (calculé d’après J.-M. Jeanneney, Tableau statistiques relatifs à l’économie française et l’économie mondiale, Paris, Armand Colin, 1957, p. 93). L’évolution est un peu plus favorable si on se réfère à la part de la France dans les exportations européennes ou encore dans les exportations des principaux pays industriels (cf. ci-dessus, première section).
61 « Le commerce extérieur est généralement analysé en distinguant les pays étrangers de la zone franc. Une telle distinction paraît superflue dans l’optique de cette étude… » (Introduction à La France à l’épreuve de la concurrence internationale 1951-1970, op. cit., p. 7). L’argument invoqué par l’auteur est que la part de la zone franc est devenue très faible en 1966, à la fin de la période considérée : mais c’est précisément le mouvement très rapide de contraction à partir des années cinquante qui nous importe !
62 D’après W. J. Adams, Restructuring the French Economy, op. cit., p. 178.
63 Cf. ci-dessus note 32.
64 J.-C. Casanova, « Les échanges extérieurs : un équilibre précaire », in Entre l’État et le marché, op. cit., p. 550. Entre 1950 et 1956, la part de la zone franc dans le total des importations françaises recule de 26,2 % à 23,4 %, la part « européenne » (cinq pays de la CECA et Royaume-Uni) progresse de 20,5 % à 26,3 %.
65 De 1938 à 1947, les importations de biens d’équipement ont été multipliés par 23,8 en francs courants, contre 10,6 pour les importations alimentaires. Tous les chiffres cités concernent les importations hors zone franc (cette dernière ne fournit d’ailleurs presque pas de biens d’équipement à la métropole) ; ils ont été calculés d’après l’Annuaire statistique de la France (rétrospectif), 1966.
66 Pour une analyse plus approfondie, cf. notre texte « La réinsertion de l’économie française dans les échanges internationaux (années cinquante et soixante) », loc. cit., auquel nous empruntons une partie des éléments de ce paragraphe.
67 D’après « La mutation industrielle de la France », loc. cit., p. 56.
68 Ou, de manière équivalente, comme le rapport entre la part de marché pour le produit (ou groupe de produits) considéré et sa part de marché globale : une valeur supérieure à 1 signifie que le pays est relativement spécialisé dans ce produit. Cet indicateur peut être établi selon plusieurs variantes : par référence à la production ou aux exportations, sur la base des exportations totales tous produits confondus ou par rapport au total des exportations industrielles (variante choisie pour le tableau ci-dessous). L’indice de spécialisation est parfois appelé « avantage comparatif révélé » : mais cette désignation est particulièrement impropre pour la période qui nous concerne, où de multiples distorsions viennent perturber la logique concurrentielle.
69 D’après P. Arnaud-Ameller, La France à l’épreuve de la concurrence internationale, op. cit. Le choix de ces deux dates, qui correspondent l’une et l’autre à des « lendemains de dévaluation », convient bien pour une analyse axée sur les effets de structure à moyen terme. Cette analyse doit être complétée par la prise en compte de l’incidence globale à court terme des variations du taux de change réel (la question, en particulier, de la surévaluation du franc dans l’intervalle entre ses dévaluations sera abordée dans notre dernier paragraphe) et par l’étude des efforts à long terme de chaque industrie et de chaque entreprise pour améliorer sa propre compétitivité.
70 Élasticité définie comme le quotient des taux de croissance respectifs des exportations industrielles et de la production industrielle (à ne pas confondre avec les indices de croissance évoqués à la note 72).
71 À noter cependant – nous y reviendrons dans un instant – qu’il y a au moins une exception importante, celle de l’industrie automobile, et que ce repli sur le marché intérieur concerne surtout certaines phases de l’évolution conjoncturelle, ce qui nous conduira à envisager la responsabilité de la politique du taux de change.
72 J.-J. Carré, P. Dubois et E. Malinvaud, La croissance économique, op. cit. Sur la base 100 en 1949, les exportations manufacturières atteignent en 1957 l’indice 125 et la valeur ajoutée de l’industrie l’indice 160. Sur la base 100 en 1957, les indices correspondants pour 1963 sont respectivement de 173 et 151.
73 D’après W. J. Adams, Restructuring the French Economy, op. cit. Cf. « La mutation industrielle de la France », loc. cit., p. 56.
74 Exprimé en dollars constants, l’excédent français pour les produits industriels finis serait même, selon J.-M. Jeanneney, trois fois plus important en 1954 qu’en 1938.
75 Les débouchés coloniaux absorbent en 1954 environ 90 % des exportations de la « vieille » industrie cotonnière, de moins en moins capable de trouver des débouchés hors zone franc.
76 Sur la période 1953-1958, d’après J.-J. Carré, P. Dubois et E. Malinvaud, l’élasticité des importations françaises de machines par rapport au PNB atteint 2,3 pour les importations intra-CEE, contre 1 pour les importations hors CEE.
77 La part des pays européens et nord-américains de l’OCDE dans les exportations françaises de machines et équipements de transport, selon W. J. Adams, atteint 26 % en 1952 et déjà 39 % en 1958 ; elle s’élèvera à 71 % en 1973. À noter cependant que la part de la zone franc dans les exportations françaises de biens d’équipement dépasse encore la moitié en 1958 en raison des grands programmes d’investissement de la fin de la période coloniale.
78 La notion de « termes de l’échange » a d’abord été développée à propos des relations internationales (termes de l’échange entre une économie nationale et le reste du monde). Mais elle s’applique également aux relations entre le « secteur ouvert » et le « secteur abrité » au sein d’une économie nationale (prix relatif des biens « échangés » et « non échangés »). L’analyse contemporaine des conséquences d’une dévaluation met l’accent sur cette seconde approche.
79 Plus concrètement, on envisage ici la dévaluation d’une monnaie surévaluée, dans des proportions suffisantes pour ramener le niveau des prix intérieurs à la parité avec les prix des économies étrangères de structure comparable.
80 On évoque parfois la « protection par le change » dans le cas d’un pays qui vient de pratiquer une dévaluation massive : le renchérissement des produits étrangers, notamment en cas de sous-évaluation délibérée de la monnaie nationale, suffit à freiner l’ensemble des importations, et le pays peut renoncer aux dispositifs de protection (droits de douane, quotas…) en vigueur jusqu’alors. Mais souvent on comprend mal le handicap général de compétitivité que s’inflige à lui-même un pays qui maintient une surévaluation de son taux de change ; même les entreprises directement concernées auront plutôt tendance à mettre en cause « la concurrence déloyale » de l’étranger, le dumping, ou tel ou tel handicap spécifique pesant sur leur activité.
81 Ce qui laisse toute sa place au débat sur les justifications spécifiques (dynamique des effets externes et des effets d’apprentissage, justifications sociales de mesures de transition en faveur des activités en déclin…) dans des conditions déterminées.
82 L’expérience inflige un net démenti aux tenants du « pessimisme sur les élasticités » (ainsi désignés par allusion au théorème des élasticités critiques et à la condition de Marshall-Lerner-Robinson : une dévaluation n’améliore le solde commercial que si la somme des élasticités de la demande d’importations et d’exportations est supérieure à 1).
83 Raisons en partie opposées d’ailleurs. La dévaluation de décembre 1958 est englobée dans un ensemble, le (premier) « plan Rueff », comportant d’autres mesures de grande portée et de caractère volontariste affirmé, à qui on a attribué tout le mérite du redressement. La dévaluation de septembre 1949, au contraire, souffre d’une carence de mesures d’accompagnement, qui contribuent à expliquer la « rechute » survenue à brève échéance ; il n’est donc pas question de parler d’un plein succès : nous avons tenu à insister néanmoins (ci-dessus, section III, paragraphe A) sur l’intensité des effets à court terme et sur les enseignements largement méconnus de cette dévaluation.
84 Il est, par principe, contraire à toute rationalité économique d’attribuer deux « prix » différents (sous prétexte par exemple de favoriser les importations classées « prioritaires ») à un « bien » aussi homogène par définition qu’un dollar.
85 Jean-Marcel Jeanneney, peu suspect de complaisance envers les solutions dévaluationnistes, discute les « mérites et dangers d’une dévaluation » dans Forces et faiblesses de l’économie française, op. cit.
86 Cf. F. Lynch, « Le franc français, 1952-1956. Le débat sur la convertibilité », art. cité.
87 Le Quai d’Orsay s’inquiète, pour sa part, des répercussions sur la balance commerciale des territoires d’outre-mer de la zone franc. Ces craintes sont souvent injustifiées (compte tenu du mode de formation du prix international des produits primaires exportés par ces pays), mais il est vrai qu’un taux de change défini en fonction de l’équilibre de l’économie française n’avait aucune raison a priori de correspondre à l’optimum pour les autres économies de la zone franc. Dans les termes de la théorie contemporaine, rien ne prouve que l’Union française constituait une « zone monétaire optimale ».
88 On reconnaît ici l’approche traditionnelle de la dévaluation dans le cas de l’« économie spécialisée ». La théorie contemporaine privilégie plutôt l’approche fondée sur les hypothèses de l’« économie concurrencée », qui correspondent mieux – sauf dans le cas d’une (très) grande économie – au mode actuel de formation du prix international de la grande majorité des produits, qui peut être considérée comme une donnée pour chaque « petite économie » prise séparément. L’analyse des effets de la dévaluation met alors l’accent sur l’évolution des « termes de l’échange internes » (cf. ci-dessus note 78) entre le secteur d’exportation et le secteur tourné vers la demande intérieure.
89 Le « pessimisme sur les élasticités » (cf. ci-dessus note 82) est alors justifié.
90 On confond l’objectif – déjà très ambitieux – de maîtriser à l’avenir l’inflation nationale avec l’objectif – franchement irréaliste – de résorber les effets du différentiel d’inflation passé, ce qui serait pourtant nécessaire pour mettre fin à la surévaluation du franc.
91 Comment ne pas s’étonner des taux d’intérêt réels massivement négatifs qui continuent à prévaloir dans un pays où une longue familiarité avec l’inflation aurait dû faire disparaître depuis longtemps toute illusion monétaire chez les épargnants ?
92 Parler – au singulier – « du » niveau des prix étrangers n’est bien sûr qu’une commodité de langage.
Auteur
Correspondant de l’Institut, professeur émérite de sciences économiques à l’Université-Montesquieu Bordeaux IV et chercheur au Centre Montesquieu d’histoire économique. Il a notamment publié : Histoire économique du XXe siècle, 2 vol., Presses de Sciences Po et Dalloz, 1995 ; Industrialisation et sociétés en Europe occidentale : la France et l’Italie (avec A. Fernandez), Messène, 1997 ; De l’Europe d’avant-guerre à l’Europe d’aujourd’hui, numéro spécial de la Revue économique, 2000 ; Planning and profits in Socialist Économies, Routledge, 2003 (réimpression). Ses articles les plus récents sont : « L’effort éducatif dans les pays d’Afrique francophone », dans Académie des sciences morales et politiques-Académie des sciences, L’éducation fondement du développement durable en Afrique, PUF, 2003 ; « Les origines de la croissance économique moderne : éducation et démographie en Angleterre (1650-1750) » (avec C. Morrisson), Histoire Économie et Société, A. Colin, 2005 ; « Dynamique de l’ouverture internationale (XIXe-XXe siècles) » (avec B. Blancheton), Économies et sociétés, 2005 ; « Le mouvement des revenus », Michel Debré Premier Ministre, PUF, 2005. Il poursuit actuellement des recherches sur le budget du ministère de la Justice en France de la Restauration au seuil du XXIe siècle.
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