Les conséquences de l’isolationnisme français dans les années quarante et cinquante
p. 219-238
Texte intégral
1Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale les effets néfastes de l’isolationnisme entre 1930 et 1945 n’étaient guère contestés dans le monde occidental. « Hommes politiques, économistes, journalistes… proclament que le développement du commerce international est une condition de la prospérité des nations »1. En France, la plupart des économistes ont jugé que la régression des années trente était due en grande partie au protectionnisme instauré après la crise de 19282, que c’était la protection par tarif douanier d’abord, puis par contingentement et contrôle des changes qui a provoqué une chute des importations mais aussi des exportations et de la production nationale. Seule une minorité estimait que la protection était la conséquence et non pas la cause de la crise en France, rendue nécessaire par le refus obstiné de dévaluer le franc comme le firent la livre sterling en 1931 et le dollar en 19333.
2Indiscutablement la réorientation géographique des échanges français fut opérée face à la crise et la modification de la composition de ces échanges. Ainsi on peut remarquer que les importations de la zone franc ont progressé de 15,6 % en 1926 à 26,4 % en 1938 et que les exportations vers la zone franc ont augmenté dans la même période de 11,6 % à 26,5 %. Quant à la composition des importations, la proportion (en valeur) de produits alimentaires est passée de 19,5 % en 1926 à 27 % en 1938, tandis que la proportion de matières nécessaires à l’industrie a diminué de 67,8 % à 58,3 %, et la proportion des objets fabriqués a crû de 12,7 % à 14,6 %. Du côté des exportations, la proportion des objets d’alimentation a augmenté de 8,5 % en 1926 à 14,4 % en 1938, celle de matières nécessaires à l’industrie a progressé de 28 % à 32,2 %, mais la proportion des objets fabriqués est tombée de 63,4 % à 53,5 %4.
3Parmi les grandes questions auxquelles les gouvernements de l’après-guerre devaient faire face en France, se rangeait celle de la place future de la France dans le commerce international. Vu l’état de l’économie française après la dépression et la guerre, personne ne réclamait une instauration immédiate de la liberté des échanges, en dépit d’une volonté quasi générale de rétablir un tel régime. En effet, la politique commerciale adoptée par le gouvernement français était basée sur le principe que la modernisation planifiée de l’économie française devrait précéder la libéralisation des échanges5. Le plan Monnet, élaboré en 1946, devrait frayer le chemin à cette libéralisation. Prenant comme base toute la zone franc, le Plan envisageait une prolongation des courants commerciaux des années trente par une expansion des exportations de la France vers les pays d’outre-mer et une expansion des exportations de ces pays vers le reste du monde. Soutenu par les États-Unis avec un prêt de 650 millions de dollars en 1946, le Plan a provoqué un accroissement des exportations vers la zone franc de 33 % en 1946 à 44,4 % en 19486. Mais suite à une révision du plan Monnet en 1948 pour tenir compte du plan Marshall, les exportations vers la zone franc sont tombées à 36 % du total en 1950.
4En raison de la pénurie de devises, presque un tiers de toutes les importations provenaient de l’empire en 1947-1948. Grâce à l’aide américaine presque 20 % venaient des États-Unis et seulement 13 % de l’Europe des Six.
5Sous la pression des États-Unis, les pays de l’OECE mirent en place un programme de libéralisation des échanges en 1950. Élaboré par le gouvernement britannique, le programme visait à augmenter les échanges entre les pays membres de l’OECE par une réduction progressive des restrictions quantitatives, basée sur le niveau du commerce privé en 1948 – en même temps qu’ils instituèrent un système de transfert des paiements européens dans l’Union européenne de paiements (UEP).
6La proposition française, qui visait à libéraliser le commerce produit par produit, fut rejetée sauf dans le cadre très restreint de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Le système adopté par l’OECE a élevé exagérément le niveau de libéralisation des pays comme la France pour laquelle l’importance du commerce d’État était élevée à l’époque. Néanmoins sous le double effet de la diminution de l’aide Marshall et de la libéralisation des échanges, les importations de l’Europe ont augmenté tandis que celles des États-Unis et de la zone franc ont diminué. En effet en 1951, grâce aux premières étapes de libéralisation, les importations provenant de l’Europe des Six ont augmenté de 45 %.
7Alarmé par un déficit commercial de 343 milliards de francs en 1951 et par une hémorragie de devises (plus de 600 millions de dollars de déficit envers l’UEP en 1951-1952)7, le gouvernement d’Antoine Pinay prit la décision en février 1952 de supprimer toutes les mesures de libéralisation antérieures8 au lieu de dévaluer le franc, déjà dévalué deux ans auparavant. Ce n’est que quatre années plus tard que la France atteignit de nouveau le niveau de libéralisation de 1951, en imposant une taxe sélective sur les importations et des subventions aux exportations – et avec le même résultat. En 1957 et 1958 les gouvernements ont dû introduire les contrôles quantitatifs.
8En effet, entre le début de 1952 et le début de 1959, date de l’entrée en vigueur de la CEE, l’économie française était, en raison de son déficit commercial, l’une des économies les plus protégées de l’Europe de l’OECE (voir tableau nº 1).
9Le déficit commercial qui, avant 1914, était « un symptôme de maturité économique », – son financement étant assuré par le revenu des placements extérieurs, du commerce maritime et du tourisme –, est devenu un facteur d’affaiblissement au fur et à mesure que ces revenus invisibles ont diminué9.
10Jusqu’en 1959 la zone franc était le partenaire le plus important de la France tant pour les importations que pour les exportations (voir les graphiques nº 1 et 2). Après cette date elle est remplacée par la CEE.
11La question qui se pose est de savoir si l’isolationnisme prolongé pendant les années cinquante a eu des effets aussi néfastes qu’avant-guerre ; ou si, par contre, il a préparé l’économie française à l’ouverture européenne. Là-dessus, l’opinion est divisée. D’après l’opinion orthodoxe, l’économie française, et surtout l’industrie française, n’était pas compétitive sous la IVe République. Selon Jean-François Eck :
« Le déficit commercial témoignait de l’incapacité d’adaptation des entreprises industrielles à la compétition internationale10. »
12Pendant les négociations qui ont mené au traité de Rome en 1957, les intérêts économiques étaient hostiles à la création de la Communauté économique européenne. Selon la conclusion maintes fois citée de Robert Marjolin :
« L’immense majorité des Français, de ceux du moins qui pensaient, était en 1955-1956 fondamentalement hostile à toute liberté des échanges, fût-elle limitée à l’aire géographique européenne… La France était à cette époque essentiellement protectionniste. Tout mouvement vers la liberté du commerce suscitait une frayeur difficile à vaincre11. »
13Si le gouvernement français est sorti finalement de cet isolationnisme en signant le traité de Rome, c’était, selon Pierre Guillen, « à la suite de la crise de Suez. Pour faire oublier l’humiliation subie dans la crise de Suez le gouvernement a besoin en effet de pouvoir se prévaloir d’un succès en matière de politique européenne »12. Mais du point de vue de l’industrie française, « engourdie par des décennies de protectionnisme et de relations privilégiées avec un empire colonial qui n’était pas tout à fait démantelé »13, la décision de signer le traité de Rome était considérée comme « un pari audacieux »14. Si l’industrie française était en fait en mesure de faire face à la concurrence européenne suite aux premières mesures de libéralisation des échanges en janvier 1959, c’était, dit-on, grâce aux réformes, et surtout à la dévaluation du franc, proposées par le comité Rueff et adoptées par le gouvernement du général de Gaulle en décembre 1958, plutôt qu’à la politique des gouvernements sous la IVe République. Sous ce régime, l’industrie française exportait peu et travaillait essentiellement pour un marché national peu stimulant parce que protégé15.
14Néanmoins Wilfrid Baumgartner avait prédit « qu’il n’est pas impossible que finalement les historiens fassent hommage à la IVe République de ses résultats économiques » en soulignant que « ce n’est pas sur ce plan qu’elle a succombé »16. En effet par rapport aux années trente, où le niveau de la production nationale était tombé moins bas que le niveau du commerce extérieur, pendant les années cinquante le commerce extérieur augmentait plus vite que le produit national17. Jean-Charles Asselain affirme que le taux de couverture des importations par les exportations, qui n’était que de 66,4 % en 1938 et de 38,3 % en 1946, atteint 92,5 % pour la moyenne des années 1950-1958, malgré la rechute de 1956-1958. Et il conclut :
« Ce quasi rééquilibre signifie que la France, loin de s’enfoncer dans une dépendance croissante envers l’aide américaine, s’est globalement adaptée à la perte des invisibles18. »
15Comment explique-t-on cette divergence d’opinion sur les effets de l’isolationnisme en France sous la IVe République, qui est surtout une divergence d’opinion sur l’état de l’industrie manufacturière ? Est-ce que l’industrie manufacturière avait besoin du « vent vif de la concurrence dès le début des années soixante »19 ou au contraire avait-elle profité de la protection pour s’adapter au monde de l’après-guerre ? Doit-on faire une distinction, comme Jacques Marseille, entre les industries « ascendantes » celle de l’automobile par exemple, pour laquelle le marché européen, diton, devient de plus en plus important, et les industries « descendantes » comme celle du textile, pour laquelle le marché de la zone franc restait primordial20 ?
16Le but de ma démonstration est d’essayer de répondre à ces questions par une étude détaillée des échanges des grands secteurs de l’industrie manufacturière par produit et par destination sous la IVe République. Pour la période 1945-1950 il est difficile de trouver des séries uniformes de statistiques du commerce extérieur établies par secteur et par destination. Pour les années après 1951 les statistiques sont meilleures, surtout celles établies par l’OECE, même si elles ne sont pas commodes à utiliser. Les statistiques publiées par l’INSEE dans l’Annuaire Statistique, si elles sont plus détaillées pour les années cinquante, ne sont pas complètes.
17J’ai donc calculé toutes les exportations et toutes les importations des cinq secteurs de l’industrie manufacturière entre 1951 et 1963, vers la zone franc, l’Europe des Six et le reste de l’OECE. J’ai fait les calculs pour :
CTCI 5 : l’industrie chimique ;
CTCI 65 : l’industrie textile : des filés, tissus, articles fabriqués ;
CTCI 7 : les machines et matériels de transport ;
CTCI 72 : les machines et appareils électriques ;
CTCI 73 : le matériel de transport.
18Ensuite j’ai calculé la tendance entre 1953-1958 afin de faire une comparaison avec la période après 1958 pour démontrer les effets de la dévaluation du franc et de la discrimination commerciale entre la CEE et l’Association européenne de libre-échange (AELE), ce qui était mis en place après l’échec de la proposition de former une zone de libre-échange en l’OECE.
I. CTCI 5 : L’industrie chimique
19L’industrie chimique a connu le taux de croissance le plus élevé en France pendant les années cinquante – sa production a doublé entre 1952 et 1958. En plus elle est une des rares branches de l’industrie française dont le bilan national était positif. Entre 1951 et 1958 le taux de couverture des importations par les exportations était de 203 %. La proportion des exportations vers les pays d’outre-mer a diminué de 35 % en 1952 à moins de 25 % en 1957 (voir graphique nº 3).
20Pendant les années cinquante les deux marchés les plus importants étaient la Grande-Bretagne et la Suisse – ce qui explique pourquoi les pays de l’OECE ont pris une partie plus grande des exportations que les six pays de la CECA, comme l’indique le graphique nº 3. Cependant le taux de croissance des exportations vers les six pays de l’Europe était plus élevé que vers le reste de l’OECE, même avant la formation de la CEE. Par contre, en ce qui concerne les importations des produits chimiques la formation du Marché commun a eu des effets très marqués. Entre 1958 et 1963 les importations de la CEE ont triplé tandis que celles en provenance de l’OECE ont doublé (voir graphique nº 4).
21Bien que le bilan national reste positif l’industrie chimique n’a pas profité de la protection pour changer la structure de ses exportations. L’exportation des produits intermédiaires a augmenté de 229 % entre 1950 et 1957 tandis que l’exportation des produits finis a progressé de 187 %.
22Les produits finis, qui ont représenté 55 % des exportations en 1929, n’ont représenté que 48 % en 195721, et après une phase de rapide expansion au cours des années cinquante, l’industrie chimique s’est trouvée confrontée à la puissance de la concurrence surtout américaine et allemande22.
II. CTCI 65 : L’industrie textile
23Comme l’industrie chimique, l’industrie textile française occupait la quatrième place du monde après les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’URSS. Elle employait environ 600 000 personnes au milieu des années cinquante, ce qui représente 3 % de la population active. Entre 1951 et 1959 la production de l’industrie textile a diminué d’un quart23. Pour utiliser la terminologie de Jacques Marseille, c’était une industrie « descendante ». Les exportations de l’industrie textile, dont 80 % provenaient des importations, correspondaient à environ 17 % de toutes les exportations françaises. Près de 50 % des importations textiles venaient de la zone sterling, et entre 15 % et 20 % de la zone dollar. Quant aux exportations, si on analyse la classification CTCI 65 des filés, tissus et articles fabriqués (80 % de toutes les exportations textiles), 61,3 % sont destinés à la zone franc en 1952 et moins de 10 % à l’Europe des Six (voir graphique nº 5).
24Mais la proportion à destination de la zone franc était en diminution constante pendant les années cinquante, contrairement à la thèse de Jacques Marseille, tandis que celle vers l’Europe des Six augmentait, comme l’indique le graphique nº 6, et la proportion exportée à l’Europe des Six progressait plus vite que vers le reste de l’OECE (voir graphique nº 7).
25En effet la chute des exportations de l’industrie textile par rapport à l’avant-guerre aurait été plus grave encore si les exportations d’un nouveau produit, la rayonne, vers l’étranger n’avaient augmenté considérablement24.
26Quant aux importations, la concurrence la plus aiguë au moment où le commerce était libéralisé en 1951 venait de l’Europe des Six : 65 % du total. À cause des restrictions draconiennes réimposées en 1952, les importations textiles en 1953 n’étaient que de 36 % de leur valeur de 1951. Ce n’était qu’en 1962 qu’elles ont atteint de nouveau leur valeur de 1951. Pendant les années cinquante la concurrence la plus grande venait de l’Europe des Six.
27Grâce à la protection, le taux de couverture des importations par les exportations dans l’Europe des Six était de plus de 70 % en moyenne. En 1963, il n’était que de 34 %. L’industrie textile a essayé de réorienter ses exportations vers l’Europe des Six à partir de 1952 mais elle n’a pas pu profiter de la protection pour faire face à la concurrence européenne.
III. CTCI 7 : Les machines et matériels de transport
28Ce secteur était en expansion pendant les années cinquante. Au début de la décennie la moitié de toutes les exportations allait à l’empire. Après 1952 l’importance du marché impérial diminuait en même temps que les pays de l’Europe des Six devenaient une destination de plus en plus importante. En 1956 ils représentaient 19 % des exportations, tandis que la proportion des exportations vers les autres pays de l’OECE était inférieure et a très peu varié pendant les années cinquante (voir graphique nº 8).
29Quant aux importations, plus de deux tiers venaient de l’Europe en 1951 : 34 % de l’Europe des Six et 30 % du reste de l’OECE. Pendant les années cinquante le taux de croissance des importations ainsi que des exportations était plus élevé avec l’Europe des Six qu’avec le reste de l’OECE. La formation de la CEE n’a fait que prolonger et exagérer cette tendance. Mais le taux de couverture des importations par les exportations dans le commerce avec l’Europe des Six n’était que de 61,8 % en moyenne entre 1951 et 1958.
IV. CTCI 72 : Les machines et appareils électriques
30Ce secteur comprend à la fois la construction de gros matériels qui servent à produire l’énergie électrique ou à la transporter, la fabrication de tous les équipements qui utilisent l’énergie électrique et en plus les matériels de télécommunication et de l’électronique. Les branches qui ont connu le taux de croissance le plus élevé pendant les années cinquante étaient celle des appareils électrodomestiques (indice 573,4 en 1958, base 1949 = 100) et celle des appareils radiorécepteurs, téléviseurs et pièces détachées (indice 534,7 en 1958, 1949 = 100)25.
31À cette époque l’industrie du matériel électro-domestique était considérée comme une industrie de luxe26. Bien que la production ait augmenté très rapidement, moins de 2 % était exporté, dont plus de 60 % envoyé à la zone franc en 1951-1952. En fait le marché national en France et dans tous les pays européens était très protégé. Ce n’est qu’à partir de la formation de la CEE que les exportations vers l’Europe des Six s’envolèrent (voir graphique nº 9).
32En ce qui concerne le commerce de tout le secteur du CTCI 72, le solde était positif pendant les années cinquante. Jusqu’à 1954 cela était dû à un excédent avec la zone franc. À partir de 1954 la France avait un excédent avec le reste du monde mais un déficit avec l’Europe des Six – lié principalement aux déficits avec l’Allemagne, les Pays-Bas et avant 1955 avec l’Italie. Par contre, elle avait un excédent avec l’UEBL pendant les années cinquante. Le taux de couverture des importations par les exportations à l’étranger, non compris la zone franc, était de 106,2 % en moyenne pour la période 1951-1957.
V. CTCI 73 : Le matériel de transport
33La production des véhicules, soit pour les personnes, soit pour le fret, a augmenté très rapidement pendant les années cinquante. D’une production de 227 000 véhicules en 1938 elle atteignait 445 655 en 1951 après avoir arrêté pendant l’Occupation. En 1955 elle dépassait 725 000 véhicules. Près d’un quart de la production était exporté tandis que, grâce à la protection, les importations des voitures pour le transport des personnes étaient faibles. Le tarif sur les importations des voitures était de 34,7 % en France (46,8 % en Italie, 14,8 % en Allemagne)27. Seulement 2 % du marché national était réservé aux importations. Le taux de couverture des importations par les exportations entre 1951 et 1957 était alors de 587,3 % en moyenne. 41,7 % des exportations d’automobiles étaient destinées à la zone franc en 1951, 14,7 % à l’Europe des Six et 17,2 % au reste de l’OECE. En 1957 les proportions étaient de 30,4 % pour la zone franc, 15,7 % pour l’Europe des Six et 18,1 % pour le reste de l’OECE. En effet le marché qui a augmenté le plus entre 1951 et 1957 était celui de l’Afrique du Sud où les exportations ont plus que quadruplé.
34Le commerce de véhicules entre la France et l’Allemagne connaissait un déficit jusqu’en 1957. Mais en 1958, bien que les importations de véhicules aient plus que doublé, les exportations ont, elles, augmenté dix fois. Le déficit avec les États-Unis était renversé après 1956. Pendant toutes les années cinquante, la France avait un excédent dans le commerce de véhicules avec l’UEBL. En général le taux de couverture des importations par les exportations dans le commerce de véhicules avec l’Europe des Six était 405 % en moyenne entre 1951 et 1957.
35En ce qui concerne le commerce des voitures pour le transport de marchandises, 76,5 % étaient destinés à la zone franc en 1951, 5,8 % à l’Europe des Six et 5,1 % au reste de l’OECE. En 1957 les proportions respectives étaient de 75,4 %, 6,4 % et 0,9 %. Très peu de ces voitures étaient importées.
36Ce n’est qu’à partir de la formation de la CEE que la proportion des exportations de véhicules à l’Europe des Six s’envole par rapport à celle envoyé vers le reste de l’OECE (voir graphique nº 10).
Conclusion
37Par rapport aux années trente où le niveau de la production nationale a moins baissé que le niveau du commerce extérieur, pendant les années cinquante le commerce extérieur a augmenté plus vite que le produit national28 : l’économie française était protégée mais non isolée de l’économie internationale. Mais si le taux de couverture des importations par les exportations était de 92,5 % pour la moyenne des années 1950-1958, contrairement à ce qu’affirme Jean-Charles Asselain, ce n’était pas un signe de redressement et d’indépendance de la France, car il s’agit du commerce de la France avec les pays d’outre-mer et avec le reste du monde. Entre 1950 et 1958 le taux de couverture des importations dans la métropole en provenance des pays d’outre-mer par les exportations de la métropole vers ces pays était de 137,3 % pour la moyenne, en même temps que les pays d’outre-mer avaient un déficit commercial avec l’étranger. Le franc n’étant pas convertible avant 1959, les excédents commerciaux avec les pays d’outre-mer n’étaient pas convertibles en monnaie forte.
38Tant que le franc n’était pas convertible, il était plus important de pousser les exportations vers les pays de l’UEP afin d’adresser le déficit en dollars que de gagner des francs sur les marchés de la zone franc. En effet, le taux de couverture des importations par les exportations avec les États-Unis entre 1950 et 1958 n’était que de 40,7 %. Deux fois pendant la vie de l’UEP (en 1950 et en 1954) la France a eu un solde positif avec l’UEP. Le taux de couverture avec les six pays de la CECA était par contre de 105,2 % pour la moyenne.
39La structure des échanges s’est modifiée pendant les années cinquante (voir tableau nº 2). La proportion des produits agricoles est tombée tant pour les importations que pour les exportations, tandis que la proportion des produits industriels et des transports et télécommunications exportés a augmenté.
40Quant à la direction des échanges, notre analyse souligne que pour tous les secteurs de l’industrie manufacturière, la proportion des exportations vers les pays d’outre-mer diminue après 1952, tandis que celle vers l’Europe augmente. Au sein de l’Europe les exportations vers l’Europe des Six augmentent plus vite que vers le reste de l’OECE. C’est le cas pour les industries en expansion comme l’industrie chimique ainsi que pour les industries en contraction comme l’industrie textile. La seule exception était le matériel de transport, ce qui s’explique par le niveau très élevé de protection de ce secteur dans l’Europe des Six.
41Pour toutes les industries que j’ai choisies, sauf celles de la chimie et du matériel de transport, le marché de l’Europe des Six était plus grand que celui du reste de l’OECE et, ce qui est plus important, il connaissait un taux de croissance plus élevé. La décision de libéraliser le commerce au sein du Marché commun, plutôt qu’au sein d’une zone de libre-échange plus grande dans l’OECE, n’était pas un moyen d’échapper à la concurrence, comme le disent certains29, parce que dans tous les secteurs la concurrence la plus grande venait de la CEE. La décision de participer au Marché commun répondait aux intérêts de l’industrie manufacturière – ce qui a été reconnu par le général de Gaulle dès son arrivée au pouvoir.
Notes de bas de page
1 Jean-Marcel Jeanneney, Pour un nouveau protectionnisme, Seuil, 1978, 155 p., p. 17.
2 Paule Arnaud-Ameller, La France à l’épreuve de la concurrence internationale, 1951-1966, Armand Colin, Cahiers de la FNSP, 1970, 124 p., p. 2.
3 J.-M. Jeanneney, op. cit., p. 44.
4 Peter Karl Kresl et Sylvain Gallais, France Encounters Globalization, Edward Elgar, 2002, 281 p., p. 84-85.
5 Robert Frank, « Contraintes monétaires, désirs de croissance et rêves européens (1931-1949) », Patrick Fridenson et André Straus, Le Capitalisme français XIXe-XXe siècles, Fayard, 1987, 425 p.
6 Frances M. B. Lynch, France and the International Economy: From Vichy to the Treaty of Rome, Routledge, 1997, 227 p., p. 40-47.
7 Mario Lévi, « L’évolution et la structure des échanges commerciaux de la France avec l’étranger de 1951 à 1955 », Politique étrangère, vol. 5, novembre 1956.
8 Le gouvernement français avait libéré 50 % des contingentements avec les membres de l’OECE à la fin de décembre 1947, 60 % à la fin d’août 1950 et 75 % en juin 1951.
9 Jean-François Eck, Histoire de l’économie française depuis 1945, Armand Colin, 1988, 200 p.
10 Ibid.
11 Robert Marjolin, Le Travail d’une vie. Mémoires 1911-1986, Laffont, 1986, 445 p., p. 279.
12 Pierre Guillen, « La France et la négociation des traités de Rome : L’Euratom », in Enrico Serra (éd.), La Relance européenne et les traités de Rome, Bruylant, 1989, 729 p., p. 519.
13 Maurice Parodi, L’Économie et la société française depuis 1945, Armand Colin, 1981, 287 p., p. 109.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 R. Aron, L. Armand, J. Fourastié, W. Baumgartner, La France dans la compétition économique, Presses Universitaires de France, 1969, 155 p., p. 123.
17 16 Denis Woronoff, Histoire de l’industrie en France du XVIe siècle à nos jours, Seuil, 1998, 674 p., p. 516
18 Jean-Charles Asselain, « Le Tournaent des années cinquante. Les prémices de la réouverture de l’économie française », Centre Montesquieu d’histoire économique, cahier nº 11, 2002.
19 M. Parodi, op. cit.
20 Jacques Marseille, « Empire colonial ou Europe ? L’enjeu des années cinquante », in Le Commerce extérieur français de Méline à nos jours, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, ADHE, 1993, p. 87.
21 Alfred Maizels, Industrial Growth and World Trade, Cambridge University Press, 1963, 563 p., p. 477.
22 Albert Broder, Histoire économique de la France au XXe siècle, 1914-1997, Ophrys, 1998, 335 p., p. 175.
23 Jean-Jacques Carré, Paul Dubois, Edmond Malinvaud, La Croissance française, Seuil, 1972, 709 p., p. 685.
24 Jean-Marcel Jeanneney, Forces et faiblesses de l’économie française 1945-1959, Armand Colin, 1959, 364 p., p. 40.
25 INSEE, Annuaire Statistique, 1959.
26 Patrizio Bianchi et Luigi Forlai, « The European Domestic Appliance Industry 1945-1987 », in H. W. de Jong (éd.), The Structure of European Industry, Kluwer Academic Publishers, 1988, 395 p., p. 275.
27 Hertmut Berg, « Motor-Cars: Between Growth and Protectionism », H. W. de Jong (éd.), op. cit., p. 249.
28 Denis Woronoff, op. cit., p. 516.
29 René Girault, « Les relations économiques avec l’extérieur (1945-1975) : mutations et permanences », in Fernand Braudel et Ernest Labrousse (éd.), Histoire économique et sociale de la France 4, 3e vol. : Années cinquante à nos jours, Presses Universitaires de France, 1982, 1838 p., p. 1381.
Auteur
Professeur des études françaises à l’Université de Westminster à Londres. Elle poursuit des recherches sur l’histoire économique de la France au XXe siècle, l’histoire de l’intégration européenne, l’histoire de la coopération aéronautique entre la France et la Grande-Bretagne et l’histoire de la fiscalité. Elle a publié : France and the internationnal Economy: from Vichy to the Traty of Rome, Routledge, Londres, 1997: avec Alan S. Milward, Ruggero Ranieri, Federico Romero et Vibeke Sorensen, The Frontier of National Sovereignty, History and Theory, 1945-1992, Routledge, Londres, 1993 ; « De Gaulle’s First Veto, France, the Rueff Plan and the Free Trade Area », Comtemporary European History, vol. 9, nº 1, 2000, p. 111-135.
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Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006