L’automobile des années vingt à cinquante : modèle, crise et remise en cause
p. 197-217
Texte intégral
1L’automobile est synonyme de succès en France, conséquence d’une belle réussite construite au cours des Trente Glorieuses autour de quatre marques – Citroën, Peugeot, Renault et Simca – devenues en même temps symboles du dynamisme national et surtout d’entreprises dont peu ont remarqué leurs différences et leurs stratégies singulières. Firmes publiques, privées, françaises et étrangères, leurs parcours sont sinueux avant de se hisser au meilleur rang après 1945. Si l’automobile des Trente Glorieuses est reconnue pour ses qualités, pour ses larges succès hors de France, pour son rôle moteur dans l’économie nationale, il ne faut pas oublier le passé, notamment cette expérience faite de profondes remises en cause. De 1920 à 1950, l’industrie automobile bâtit lentement sa réussite, au gré d’une économie et de marchés souvent peu favorables.
I. La fragilité des premiers temps glorieux
2Le paradoxe français est de taille : née en Europe à la fin du XIXe siècle, notamment en France, l’automobile ne devient une industrie qu’au sortir de la Grande Guerre, soit dix ans après que les États-Unis aient inventé le fordisme.
A. Le choix de la grande série
3Les pionniers de l’automobile française ont bien du mal à sauter le pas. La plupart des presque deux cents marques nées pendant la Belle Époque souhaitent, en 1918, reprendre à l’identique leur métier d’autrefois : assemblage de véhicules de luxe et de haut de gamme, tous faits à l’unité selon la demande spécifique d’une clientèle très aisée, vendus à des prix astronomiques, gage d’une forte rentabilité sur des volumes très faibles. La voiture française s’inscrit dans le savoir-faire national du produit de luxe, l’article de Paris dont la réputation est bien installée dans toutes les capitales et grandes villes du monde. Avant-guerre, la France exportait 70 % de ses voitures dont les noms les plus illustres – Bugatti, Delage, Delahaye, Hispano-Suiza, Talbot, Voisin – étaient connus de tous. Ces marques qui ont vivoté durant le conflit, souvent contraintes de participer à l’effort de guerre et d’épauler les plus grandes entreprises métallurgiques, sont décidées à reprendre en 1918 leur métier d’autrefois, sûres de retrouver leur réussite dans une activité considérée comme indémodable.
4À l’opposé, les trois plus grands constructeurs de l’avant-guerre – Berliet, Peugeot et Renault – ainsi qu’un jeune industriel – André Citroën – sont tentés par l’approche américaine de l’automobile : non seulement ils sont allés aux États-Unis avant ou pendant la guerre, mais tous ont expérimenté l’organisation scientifique du travail pour mieux répondre aux immenses commandes de guerre. Deux d’entre eux ont même installé une chaîne de montage : Berliet pour la construction des camions de la voie sacrée – les VB 25 CV assemblés à 1 000 unités par mois – et plus encore Citroën pour la réalisation de la première usine de grandes séries en France, spécialisée dans la production d’obus de 75 mm, à raison de 10 puis 20 000 pièces par jour, contre 4 000 dans les meilleurs arsenaux. La guerre accélère les mutations, permettant aux patrons les plus entreprenants d’embrasser de nouveaux métiers grâce à des marchés considérables. Renault et Peugeot semblent moins téméraires : si le premier choisit par prudence la diversification, acceptant une multitude de commandes variées, le second est gêné par la situation géographique de ses usines dans le Doubs, région trop proche des lignes de combat. De ces quatre industriels, Berliet et Citroën choisissent d’emblée la voie américaine, celle de la grande série et du fordisme. Ils ont tout préparé depuis 1917 et l’entrée en guerre des États-Unis. Berliet a construit à Vénissieux, près de Lyon, une usine très intégrée, calquée sur celles de Detroit, et étudié une voiture copiée à la vis et à la rondelle près sur la Dodge 15 CV1, la concurrente de la Ford T. Citroën, qui doit reconvertir son usine parisienne du quai de Javel à l’automobile, a fait étudier deux prototypes, une 8 et une 18 CV, hésitant longuement entre les deux modèles car ignorant tout d’un marché qui ne connaît pas la voiture de grande série. Alors que le premier parle de 150 véhicules par jour2 et le second de 1003, Renault et Peugeot restent attentistes : bien que le plus enrichi par la guerre, Renault attend les résultats de ses deux concurrents pour se lancer dans une opération qui nécessite la réorganisation complète du site de Boulogne-Billancourt4, devenu avec la multiplication des marchés de guerre une mosaïque d’ateliers impropre à la grande série. Peugeot n’a pas d’autre choix que la patience : sa médiocre situation financière l’oblige à une lente sortie de guerre qui retarde d’autant plus la mise en place de la chaîne de montage que l’entreprise entreprend une rationalisation industrielle de ses nombreuses usines autour d’un nouveau site qui reste à construire sur les communes de Sochaux et de Montbéliard, le Grand-Sochaux.
5À l’image des entreprises françaises, les sorties de guerre des firmes automobiles s’opèrent en ordre dispersé. Entre les anciens, toujours adeptes de la voiture de luxe et de l’artisanat, et les modernes, tentés par l’américanisation mais tributaires de leur situation industrielle et financière, forts de leur expérience et de leur prudence, le monde de l’automobile est bien à un tournant de sa jeune histoire. Cette situation est d’autant plus importante que les chefs d’entreprise s’interrogent sur une époque nouvelle dont ils ont bien du mal à imaginer si elle sera véritablement favorable à l’automobile, et plus encore à la grande série.
B. Une économie favorable ?
6Les débuts de l’industrie automobile française sont calamiteux : Citroën, qui sort de la Grande Guerre aussi enrichi qu’endetté, est incapable de trouver le financement de son usine de grande série. Face aux refus successifs de Ford et de General Motors de l’aider – contre la codirection de son affaire –, à la frilosité des banques françaises, Citroën s’est une fois de plus tourné vers ses bailleurs de fonds attitrés, le milieu diamantaire – dont il est l’un des fils –, sa belle famille – la Banque Bingen, associée à Lazard –, ses amis, des anciens de l’X ou des hommes d’affaires5. Annoncée le 11 novembre 1918, la première voiture Citroën ne sort des usines que le 28 mai 1919, la seconde un mois plus tard ! Faute de commandes et de cadences, le prix bondit de 7 250 à 12 000 francs, entraînant des plaintes et des poursuites. De quoi rechercher des alliances qui, selon Citroën, « ne sont fructueuses que si elles sont industrielles. Il faut que cinq ou six petites usines s’entendent […] sur la fabrication d’un modèle unique »6. Au même moment, en plein cœur de la crise de reconversion qui chahute les entreprises, Peugeot propose un partage des marchés avec Renault : de la bicyclette à la 12 CV pour lui, de la 12 CV au haut de gamme pour Renault. L’idée ne prend pas car chacun des deux prétendants comprend que l’avenir passe à plus ou moins long terme par cette grande série que Citroën et Berliet ont choisie les premiers. Alors pourquoi ces derniers ne s’uniraient-ils pas ? Tout simplement parce que Marius Berliet est au plus mal : la sortie de sa 15 CV est un échec technique7 qui lui coûte 3 000 francs par modèle. Il doit interrompre ses livraisons, décourager ses clients, « même ceux ayant déjà versé des arrhes »8. Avec l’effondrement du marché des camions, conséquence de la vente des surplus militaires et de l’apparition des premières lois fiscales autophobes9, Berliet est contraint de demander secours au Crédit lyonnais en 1920, ultime solution pour éviter la disparition et éponger un passif de 65 millions. La grande série serait-elle à ce point difficile à mettre en place en France ?
7Ford ne le croit pas puisqu’il vient de s’engager dans l’installation d’une petite usine en France, à Bordeaux, le port le mieux situé pour importer des pièces et des éléments en provenance d’Amérique et de Grande-Bretagne. Longtemps hésitant – notamment en raison d’un plus large programme envisagé au Royaume-Uni –, Ford saute le pas lorsque la France décide en 1919 de baisser les taxes d’importation sur l’automobile, les faisant passer de 70 à 45 % ad valorem. De quoi envoyer des Ford T en caisses, prêtes à rouler, des modèles déjà connus dans l’hexagone puisque 3 600 exemplaires y ont été vendus en 1918, soit plus que les ventes réalisées par Peugeot ou Panhard ! Au moment où Citroën et Berliet peinent à s’imposer, où Renault et Peugeot attendent encore leur heure, Ford apparaît comme un redoutable concurrent. Cette situation pousse les pouvoirs publics, officiellement hostiles à tout dirigisme, à préparer un décret qui, le 28 avril 1920, interdit l’importation de voitures en France de moins de 2,5 tonnes, au nom de « la défense des intérêts nationaux » ! Ford s’insurge, parlant de fabrication et non d’importation. Mais avec seulement quatre roues à monter, il a du mal à convaincre. Il modifie alors son usine bordelaise, installant une chaîne de montage décrite comme « deux cornières métalliques sur lesquelles on pousse les châssis en cours de montage »10. Malgré cette simplicité, l’usine sort 110 à 135 voitures par jour, soit 18 000 Ford T en 1924, 24 000 en 1925. À ce rythme, Ford est le troisième constructeur en France, derrière Citroën et Renault – ce dernier organisant enfin le travail à la chaîne en 192211 –, mais devant Peugeot dont l’achèvement du Grand-Sochaux est prévu pour 1928. Reste qu’avec plus de 150 000 véhicules produits par Citroën, Renault, Ford et Peugeot12, l’industrie automobile est tout de même en train d’émerger en France.
C. Les avantages financiers et monétaires
8Au sortir de la Grande Guerre, les trois industriels français s’équipent très largement en matériel américain, conséquence des voyages d’études réalisés par leurs dirigeants et ingénieurs aux États-Unis. Avec un franc malade qui tente de suivre par épisodes le dollar13, une inflation qui permet de rembourser avec une monnaie dépréciée, des crédits très avantageux faits parfois directement par les firmes américaines, l’heure est à l’équipement rapide : les hommes du Crédit lyonnais sont impressionnés par les investissements réalisés depuis 1921 par les trois industriels français, et tout d’abord par Citroën doté de 10 000 machines en 1926, « la plupart de provenance américaine, toutes entièrement neuves et à haut rendement »14. Pour rester à la pointe de l’innovation industrielle, Citroën n’hésite pas à ouvrir une direction des achats à Detroit15. De quoi voir grand et viser en 1924 les 250 véhicules/jour et les 500 en 1927 avec en plus la possibilité d’engager une seconde équipe pour doubler les cadences ! Renault suit à distance, maintenant son écart tout en installant un bel outil sur l’île Séguin (1929) – 400 véhicules par jour – qui émerveille les visiteurs : « Je cherche dans mes souvenirs, confie un journaliste. Non, Ford ne m’a pas donné cette impression16. » De son côté, Peugeot progresse aussi, mais toujours à sa main et sans à-coups, accumulant « un nombre important de machines et de dispositifs modernes d’origine allemande »17. Plus que ses concurrents parce que meilleur financier, Peugeot a compris l’intérêt d’acheter en marks plutôt qu’en dollars !
9La stabilisation du franc (1926) puis la naissance du franc Poincaré (1928) changent la donne de l’automobile française. Ford – premier constructeur étranger – est éliminé du marché national alors qu’il détenait les meilleurs prix : en 1926, une Ford T, malgré le coût du transport des pièces et la taxe d’importation de 45 %, est affichée 16 500 francs contre 20 000 francs pour une 10 CV Citroën made in France. Avec l’envol du dollar, son prix grimpe à 25 000 francs, ce que refuse Ford dans un premier temps, bradant la voiture 20 000 francs avant de renoncer pour cause de pertes abyssales. Les banques proposent alors à Ford de s’appuyer davantage sur la sous-traitance industrielle locale afin de « profiter de la faiblesse des prix intérieurs français exprimés en dollars »18. Ce choix est refusé par la Ford Company, trop peu confiante dans tout savoir-faire non anglo-saxon. Ford perd ainsi pied en France, bien aidé il est vrai par des constructeurs français qui « entretiennent [sur la T] une réputation de voiture [consommant beaucoup d’essence] et surtout de piètre qualité »19.
10Les constructeurs français – traditionnels et industriels – profitent de ces années pour exporter. La prospérité des années vingt aide les artisans à écouler dans le monde entier des véhicules tellement réputés que la voiture de luxe reste depuis la Belle Époque l’apanage de la France. Les industriels, inquiets de l’évolution d’un marché intérieur qu’ils cernent mal – ils sont incapables de savoir s’il faut vendre ce que l’on fabrique ou fabriquer ce qui se vend –, comptent sur les pays voisins pour écouler des productions que la clientèle française ne peut absorber, montrant ainsi des limites d’un marché d’équipement trop centré sur les sempiternelles 10 CV. Malgré de rares exceptions, les industriels ciblent le marché intérieur sur la voiture moyenne supérieure, les différences se faisant sur la variété, rare chez Citroën, mesurée chez Peugeot, pléthorique chez Renault. De ces trois industriels, Citroën et Peugeot sont les plus combatifs à l’exportation, Renault préférant le marché intérieur en raison d’une meilleure prise en main de son réseau dû à un très efficace système de cautionnement et d’une volonté affichée de marges bénéficières, incompatibles avec l’exportation. Alors que Citroën vend une voiture sur deux hors de France, Renault se contente d’une sur quatre. L’homme de l’export chez Citroën est Félix Schwab, un ancien conseiller au commerce extérieur qui multiplie la création de filiales en Europe, là où la marque est très présente dans dix pays20, mais aussi dans les colonies et jusqu’en Afrique du Sud et en Australie. Peugeot, également tourné vers l’Europe, est attiré par la grande exportation : à la fin des années vingt, il choisit trois « plates-formes », l’Amérique du Nord21 où des contacts sont pris pour monter des voitures à Long Island22, l’Amérique du Sud, considérée déjà comme un marché unique23, et un Extrême-Orient qui commence en Indochine. Les législations locales – souvent protectionnistes – compliquent les projets : rien qu’en Europe, les constructeurs doivent organiser des usines ou des ateliers pour passer du stade de vendeur à celui de monteur. Citroën, Peugeot24, mais aussi Renault, multiplient ces installations au Royaume-Uni, en Belgique, en Allemagne et en Italie. Toujours téméraire, Citroën va jusqu’en Scandinavie et en Pologne, comprenant que cette multiplication d’ateliers soutient les cadences industrielles d’usines françaises de plus en plus performantes. En 1927, Citroën, premier exportateur automobile français, assemble 21 % de sa production hors de France. La grande série semble bel et bien en place.
II. Le bouleversement des années trente
11Avec plus de 253 000 véhicules construits en 1929 – dont 102 891 Citroën –, la France occupe le premier rang de la construction automobile européenne. Les Trois Grands assurent 75 % de la production nationale, laissant ainsi aux 90 artisans en activité la place de plus en plus limitée du marché du luxe ou du demi-luxe qu’ils ont quasiment déserté25.
A. Fin des marchés porteurs ou perte de compétitivité ?
12La crise des années trente ébranle durement l’automobile française, que ce soient les artisans ou les industriels. Bien que la dépression soit plus tardive en France, les entreprises nationales sont frappées dès 1929 par la mise en place de mesures protectionnistes. Les plus touchés sont les artisans du fait de l’agonie des marchés de luxe : la voiture française de prestige ou de sport ne s’en relèvera jamais, la plupart des marques allant jusqu’à disparaître. Même les marques les plus illustres comme Bugatti ou Hispano ne s’en remettront pas, faute de clients mais aussi de clairvoyance : ces artisans se sont livrés une guerre fratricide, rivalisant d’innovations pour repousser une concurrence avec laquelle ils auraient dû partiellement s’allier afin de réduire les coûts et asseoir leur rentabilité. Les industriels montrent aussi une grande fragilité : Peugeot est au bord de la disparition en 1930 à cause de la faillite de la Banque Oustric qui le met en cessation de paiement. Citroën dépose son bilan en 1934, lâché par des créanciers qui refusent de suivre – en plein effondrement des ventes – une stratégie toujours axée sur la croissance. Renault, qui profite un temps du malheur de ses concurrents, vacille en 1936 et 1937, accumulant les pertes dues à une diversification mal gérée et une branche automobile impossible à équilibrer. La fermeture des marchés étrangers est dramatique pour une profession qui base sa rentabilité sur le volume de production. Entre la généralisation des barrières douanières et du contingentement, la politique du franc fort et les dévaluations de la livre et du dollar, l’avenir des Français passe par un repli sur le marché intérieur. Le pays a beau instaurer une aide à l’exportation – 1,5 franc au kilogramme en août 1934 – l’exportation se cantonne jusqu’à la guerre à 10 ou 11 %26 d’une production qui, de 1929 à 1935, s’effondre de plus de la moitié27. L’industrie automobile française aurait-elle perdue sa compétitivité ?
13En comparant une voiture moyenne de 1 100 kg, construite en grande série en France et aux États-Unis, il apparaît que la première coûte 27 000 francs, la seconde 20 000. Les 7 000 francs d’écart expliquent toute la différence entre deux industries que l’on croyait très proches. 4 000 francs proviennent d’une fiscalité plus lourde en France qu’aux États-Unis. Les 3 000 francs restants ne peuvent être attribués aux seules cadences de fabrication, pourtant quinze fois supérieures à Detroit qu’en France : l’effet de volume proprement dit n’a qu’une incidence de 1 000 francs. Le solde (2 000 francs) tient à des conditions très favorables en Amérique, notamment un faible coût des matières premières et de l’énergie dû à une plus forte demande et de meilleures possibilités d’exploitation. Établie par Peugeot en 193728, cette comparaison suscite des réactions qui sous-tendent des solutions. Si la baisse de la fiscalité française est bien évidemment souhaitée, elle est envisagée autour d’une « politique gouvernementale de dégrèvement de l’automobile [à l’image de celle réalisée en Allemagne] ». Celle-ci permettrait une hausse de 50 % de la production, offrant un gain de 1 000 francs par véhicule ! Pour accélérer les baisses de prix, Peugeot envisage d’aller vers des changements radicaux, « une conduite intérieure de quatre places pesant 750 à 800 kg […], faite en un seul modèle au lieu de deux, avec l’aide de fournisseurs [organisés de façon rationnelle et surtout de machines] à grosse capacité de production, [choix toutefois difficile en raison de la faiblesse de] l’industrie de la machine-outil française [qui oblige] les constructeurs à acheter leur matériel aux USA »29.
B. Vers une meilleure compréhension de la crise et du marché
14Confinés par la crise au seul marché intérieur, les constructeurs s’interrogent sur la nature de leur offre. Renault reste le plus attaché à la tradition : « Il n’y a qu’une voiture qui se vende, [celle] de 1 000 kg30, résistante et spacieuse pour quatre personnes […] qui fait le fond des ventes et se revend parce qu’au fond elle est normale et répond aux dimensions et aux conditions humaines31. » Peugeot a déjà lancé la 201 (1929), une 6 CV dont le coût d’utilisation est inférieur de 35 % à une traditionnelle 10 CV. La durée de la crise pousse les industriels à affiner leurs analyses. Louis Renault pense que l’économie de paix a rompu la spirale inflationniste, donc « diminué les pouvoirs d’achats, la consommation et la production, d’où cette crise de surproduction »32. Jean-Pierre Peugeot ne partage pas cet avis. Il voit la dépression comme celle des campagnes, des bourgs ruraux et des gros fermiers, tout ce monde qui forme l’essentiel de la clientèle automobile : « La mévente est due à la baisse générale des denrées agricoles (du blé, des vins, du bétail et du fourrage) qui retiennent les vendeurs […]. On parle partout de baisse, or on n’achète pas à la baisse. Il n’y a pas surproduction mais sous-consommation […]. L’argent ne manque pas ; il est dissimulé dans les bas de laine et ne circule pas33. » La réaction des deux industriels est différente : Peugeot entreprend en 1934 l’étude d’une petite 4 CV qui partage un maximum de pièces de 201. Le travail est confié aux Cycles Peugeot, plus à même de concevoir un petit moteur et de fabriquer cette voiture légère dans ses propres locaux, sans gêner un Grand-Sochaux dévolu aux 201 et leurs futurs dérivés. Renault s’entête, car certain que « la petite voiture, dont tout le monde rêve, [a un] développement très faible et [un] prix sans bénéfice »34. Et si Peugeot finit par douter, abandonnant son projet 4 CV, c’est pour miser sur une 201 moins chère qu’une 9-10 CV et dont le prix au kilogramme passe entre 1929 et 1933 de 14,7 à 10 francs35 !
15Le modèle populaire se prépare pourtant en France. Grâce à Michelin, nouveau propriétaire de Citroën depuis 1935, la firme de Javel travaille sur la TPV, Toute Petite Voiture. Rien d’étonnant de la part de Michelin qui a lancé en décembre 1922 une Enquête nationale de l’automobile populaire36 et qui ouvre à Javel le premier service d’études de marché automobile en France. Ces enquêtes constatent que 60 % des acheteurs disposent de 10 000 francs pour acquérir un véhicule, au moment où la Traction 7 CV coûte le double. « Si le produit qui est offert au client dépasse ses moyens, celui-ci cessera d’acheter et la crise reviendra37. » L’acheteur visé n’est plus le notable ou le grand propriétaire terrien, base de la clientèle automobile traditionnelle. Il s’agit du non-motorisé qui ignore tout de l’automobile au point de l’assimiler à un « outil de travail ». La TPV est définie comme « une bicyclette à quatre places, étanche à la pluie et à la poussière, marchant à 60-65 km/h sur route plate. Elle doit durer 50 000 km sans qu’on ait à remplacer une pièce. Le client ne pourra lui consacrer que 10 francs par mois38 [et] 10 000 francs à l’achat, soit le tiers d’une 11 CV39. » La TPV doit être accessible à tous, aux ruraux – les plus touchées par la crise – comme aux ouvriers dont « le pouvoir d’achat doit progresser avec les mesures du Front populaire »40. Mais tout reste à inventer car il n’est pas question de réduire une voiture moyenne ou de faire une voiturette : la TPV s’adresse aux familles autant qu’aux paysans et artisans. Pour les ingénieurs de Citroën à qui Pierre Michelin affirme qu’il s’agit d’une « question d’imagination, de compétence technique et de travail »41, c’est une remise en cause totale de l’automobile et de sa fabrication, preuve que la crise est source d’idées nouvelles.
16L’idée de la petite voiture est reprise par deux constructeurs étrangers – Ford et Fiat – qui, à partir de 1934, décident de devenir constructeurs en France. Ford vient d’essuyer un nouveau revers avec le modèle Y de 5 CV qui, frappé par de nouveaux droits de douane sur les pièces42, coûte 19 500 francs en France contre 120 livres en Grande-Bretagne – 100 livres en version popular –, soit 12 000 francs43 ! Ford change alors de politique : il signe un accord avec l’industriel alsacien Mathis (1934) pour s’offrir la nationalité française, puis lance la construction d’une usine moderne à Poissy (1937) pour enfin passer à la série. Fiat suit la même stratégie, reprenant deux usines en faillite – Donnet et Sical – pour y lancer la Ballila (6 CV) puis la Topolino (5 CV). Mais l’Italien se montre bien plus adroit que l’Américain : il renonce à son nom pour celui de Simca, choisit un ancien conseiller d’État – Roger Fighiéra – pour présider l’affaire, assure être entièrement financé par des intérêts français comme la Banque nationale pour le commerce et l’industrie (BNCI), le Crédit mobilier, Dubonnet et Hispano-Suiza et jure que ses voitures sont françaises puisqu’elles s’appellent Simca et sont montées dans les ex-usines Donnet ! Tout au contraire, Ford-SAF44 place à sa tête le très britannique Sir Percival Perry épaulé du propre fils d’Henry Ford – Edsel – et reconnaît dépendre d’une filiale financière installée à Guernesey et surtout de pièces et de composants anglo-américains, le temps que Poissy, dont la mise en service est prévue pour 1940, sorte la petite Ford made in France tant attendue ! L’offensive étrangère a bel et bien commencé, même si seul Simca est en mesure de revendiquer le titre de grand constructeur grâce au succès de la petite Simca 545 – première voiture populaire en France – dont plus de 14 000 exemplaires sont fabriqués et vendus en 193846.
C. La restructuration de l’industrie automobile française
17La crise ne modifie pas seulement la géographie des marchés et l’offre des constructeurs. Elle engage les industriels vers des politiques de restructuration où la productivité et la rationalisation l’emportent sur les seuls volumes de production. Dans cette logique, Citroën et Peugeot sont à la pointe, se détachant de Renault. La première différence vient des équipes dirigeantes. Très stables chez Renault en dehors de l’arrivée de François Lehideux et René de Peyrecave47, elles soulignent la continuité du règne du patron absolu. En reprenant Citroën, Édouard Michelin remplace le créateur de Javel par un triumvirat composé de Pierre Michelin, Pierre Boulanger et René Marais48, tous des hommes de Clermont-Ferrand. Quant aux Peugeot, outre le renfort de Jean-Pierre Peugeot – centralien comme son père –, ils s’entourent d’une nouvelle génération d’administrateurs – les fils Fallot et Gadala49 – et d’une poignée de jeunes ingénieurs d’où émergent Édouard Arnaud et Maurice Jordan50. Les équipes Citroën et Peugeot cherchent une réduction des coûts, commençant par les frais de main-d’œuvre. Pendant que Michelin se sépare de plus d’un ouvrier sur deux51, Peugeot finance les reliquats de cotisation de retraite de ses plus vieux ouvriers pour disposer d’un personnel jeune et moins cher52. Chacune des deux firmes décide de revenir sur son métier de base, l’automobile, mettant fin à des activités de diversification jugées dispendieuses. Les Aciers et les Cycles Peugeot, constitués en sociétés autonomes dès 1911 et 1926, reprennent certains métiers abandonnés par les Automobiles. Alors que Citroën cède ses sociétés de taxis, de transport et d’assurance, vend ses ateliers de caoutchouc industriel, abandonne ses autochenilles, Renault poursuit sa diversification. Il se lance en 1934 dans la fabrication des pneus, permettant à Billancourt de produire presque tout des éléments d’une voiture, des phares au Delco, des sièges aux moteurs, sans compter des produits aussi singuliers que des avions, des yachts, du matériel ferroviaire ou des chars…
18Peugeot et Citroën s’empressent de liquider leurs stocks commerciaux, 13 000 voitures chez le premier, 7 300 chez le second, souvent des modèles anciens et dépareillés. De quoi ancrer l’idée de la simplification de la production : avec les 201 et 301 d’un côté, les Traction 7 et 11 CV de l’autre, Peugeot et Citroën suppriment la variété au moment où Renault propose plus de dix modèles sur ses catalogues, sans compter les variantes. Avec la 201 et ses outillages spécialisés, Peugeot passe de 1 500 à 500 heures main-d’œuvre par voiture construite, entre 1930 et 1932. Sur les nouvelles Traction avant, Citroën fait glisser ses temps de fabrication unitaires de 940 (1934) à 425 heures (1937). De quoi abaisser le point mort des entreprises, retrouver une rentabilité perdue53 – parfois même avec l’aide de banques54 – et tenter de baisser les prix pour relancer le marché puis, à l’automne 1936, de limiter les hausses au moment de l’envolée des coûts. Citroën (1937) et Peugeot (1938) prennent les premiers rangs de la profession55, devant un Renault qui n’a rien anticipé puisqu’il s’est contenté de faire le gros dos au plus fort de la crise. Si les pertes financières subies en 1936 et 1937 le poussent enfin à un premier volet de réformes56, la reprise des marchés liés au réarmement le sauve si vite de la tourmente qu’elle lui évite une remise en cause pourtant indispensable à terme57.
III. Enfin, la production de masse
19La crise des années trente est le moment clé de la construction d’une industrie automobile moderne et performante. Mais les progrès réalisés par Citroën, Peugeot, voire Simca, restent trop occultés par la médiocre situation de Renault, le retard de Ford-SAF, la lente agonie des très nombreux petits constructeurs de camions et de véhicules de luxe, puis surtout une crise économique qui n’en finit pas de durer. De premier producteur automobile européen en 1929, la France n’occupe plus que le troisième rang entre 1935 et 193958.
A. L’intérêt croissant des pouvoirs publics
20La crise voit les pouvoirs publics de moins en moins insensibles à la situation de l’industrie automobile. Pas de quoi toutefois réduire réellement la fiscalité automobile : si la taxe à la production sur une voiture neuve passe de 12 % (1929) à 4,30 % (1934), elle revient à 8 % en 1937 pour cause de réduction du déficit budgétaire ! Quant à l’essence, l’harmonisation des prix entre Paris et la province se fait par le haut, habituant les consommateurs à des hausses répétées, sous couvert du coût élevé de l’entretien du réseau routier. En 1934, les pouvoirs publics décident de taxer en priorité les camions, accusés tout à la fois d’endommager les routes, d’aggraver le déficit des chemins de fer et d’être une profession trop peu compétitive. L’État est bien en train de se pencher sur l’ensemble du secteur, avec une nette préférence pour la voiture légère. Un premier rapport officiel, établi par l’ingénieur Maurice Schwartz pour le compte du Conseil national économique en août 193659, suggère une volée de réformes. Il est question de la constitution d’un bureau de statistiques pour doter la profession d’un réel outil de gestion du parc automobile, d’ententes entre marques pour réduire le nombre des modèles en fabrication et spécialiser les firmes, de la constitution d’un bureau d’études commun et de la création d’une petite voiture « simple, robuste et peu coûteuse pour la clientèle rurale, les colonies et les pays neufs »60. L’idée est d’autant plus intéressante qu’Austin, Fiat, Ford et Volkswagen surmontent la crise grâce aux petits modèles Seven, Topolino, Popular et bientôt KDF61. Mais les Français sont-ils capables de travailler avec leurs confrères qui ne sont à leurs yeux que des concurrents ? Seules quelques firmes de petite série ou de demi-luxe62 acceptent à partir de 1937 d’utiliser des mécaniques ou des carrosseries achetées aux Trois Grands. Pour leur part, ces trois marques refusent toute alliance, comptant sur les initiatives de leurs propres bureaux d’études pour se différencier et ainsi élargir leur pénétration sur un marché resté étroit par la crise et la fin de l’exportation. L’innovation devient une des armes du succès, démarquant jusqu’en 1939 les produits Citroën et Peugeot, souvent plus innovants63, des véhicules Renault trop figés dans la tradition.
21Sous l’impulsion de François Lehideux64, les technocrates de Vichy se penchent sur l’avenir d’une industrie automobile devenue ô combien stratégique. La création, le 30 septembre 1940, du Comité d’organisation de l’automobile (COA) est moins la volonté de faire écran entre l’industrie et l’occupant que celle de restructurer une profession considérée comme fragile ou convalescente, au moment où l’économie de guerre nazie réclame des véhicules. Il est impossible de dissocier la volonté de modernisation de l’industrie automobile voulue par Lehideux, des conséquences de la Commission de Wiesbaden qui voit l’Allemagne victorieuse utiliser à plein le potentiel français. À l’image des réformes imaginées par Vichy, Lehideux veut engager l’automobile dans la voie de la modernisation. Ses analyses s’appuient sur ce qu’il considère comme le « retard français », 31 constructeurs en activités début 1941 fabriquant 162 types de véhicules, soit 5,2 types par firme, contre 2,3 aux États-Unis et 2,6 en Allemagne. La rationalisation commence par l’abandon de la production des pièces détachées des voitures anciennes, puis la décision de ferrailler tout véhicule homologué par les services des Mines avant le 1er septembre 1925, soit 40 000 modèles, décision très impopulaire65 prise au nom de la « sécurité [et de] l’assainissement du marché66 » ! Sur ces décombres, Lehideux annonce un « Programme de construction67 » de 900 000 voitures et 550 000 camions pour les cinq ans à venir, tous faits de manière standardisée. Les constructeurs doivent s’unir68 pour se répartir une production ordonnée autour de trois véhicules principaux et trois secondaires, dont aucun ne doit se faire de concurrence pour permettre les cadences les plus larges, gage d’un coût de revient abaissé, donc d’une relance du marché et de l’exportation69. Pour accélérer l’effort de rationalisation, les Allemands sont prêts à pousser les Français à fabriquer des modèles germaniques. Ford-Poissy70 accepte de lancer les camions de Ford-Cologne – ce qui améliore la gestion du parc de la Wehrmacht – alors que Citroën et Peugeot refusent la KDF de Porsche. C’est là que des divergences apparaissent au sein d’une profession dont les usines ne cessent de tourner depuis 1940. Si Berliet, Ford-SAF, Hotchkiss, Panhard, Renault, Simca et d’autres se rangent du côté de la Collaboration, Citroën et Peugeot préfèrent le compromis à la compromission, se ralliant entre 1941 et 1943 à la Résistance active71. Quoi qu’il en soit, l’heure n’est pas aux réformes de structure : dans une économie de pénurie où les hommes, les matières et l’énergie font défaut, où le marché automobile a totalement disparu en même temps que la liberté de circuler, les idées réformatrices du COA sont illusoires72. Mais si ses promoteurs ont cru le moment venu pour engager l’industrie automobile vers un fordisme rêvé depuis vingt ans, ils n’ont pas pu oublier qu’une telle mutation se serait faite pour le plus grand bénéfice de l’économie de guerre allemande.
B. Les planistes et le fordisme en France
22L’émergence de la production de très grande série en France serait-elle le fruit de la politique dirigiste mise en place à la Reconstruction ? On pourrait le croire en mesurant combien les pouvoirs publics se penchent avec attention sur une profession jugée essentielle en 1944 puisqu’à même de participer à l’effort de guerre et de se substituer à des moyens de transport anéantis, puis déjà de préparer les lendemains industriels d’une grande puissance. À l’heure où les planificateurs sont de toutes les batailles, l’automobile est un des sujets de choix. Deux plans lui sont consacrés, le premier en 1944, « le plan de démarrage », le second en 1945, « le plan quinquennal » ou plan Pons, du nom de son créateur, un ingénieur du Génie maritime73 qui, pour ses détracteurs, « navigue à vue74 », pour ses partisans, est l’homme qui a compris « la nécessité de mettre de l’ordre dans l’industrie automobile75 ». Les plans reprennent bien des idées connues et développées de longue date, tant par Maurice Schwartz que François Lehideux : regroupement des marques, réduction du nombre de types de véhicules, partage de la production et absence de concurrence directe. Le Plan, qui commence par gérer d’insolubles problèmes de pénurie, mise entièrement sur la spécialisation et la rationalisation, sur le fordisme et la grande série, sur l’abandon de la logique des marchés. Les Trois Grands vont se partager les petites, moyennes et grandes voitures, avec dans l’ordre la nouvelle Régie Renault76, Peugeot et Citroën. On parle de 1,650 million de véhicules sur cinq ans – avec les camions77 –, soit des cadences minimales pour les voitures particulières de 300, puis de 600 à 800 véhicules par jour, toutes construites en modèle unique. Du jamais vu en France !
23Les pouvoirs publics ne peuvent pourtant pas être considérés comme les pères de la grande série en France, même si les conditions désastreuses de l’après-guerre les ont conduits à des mesures favorisant le redémarrage d’usines dévastées par les bombardements, les pillages ou plus simplement le manque d’entretien des machines. Les constructeurs partent aux États-Unis grâce aux missions de productivité, achetant à bon compte des machines de grosse production très vite délaissées par des entreprises américaines désireuses de tourner la page de l’économie de guerre. Non seulement les firmes françaises s’équipent d’un matériel plus performant que celui dont elles disposaient jusqu’alors – élément qui se poursuit ensuite avec le plan Marshall –, mais elles accélèrent surtout les mutations engagées dès la crise des années trente par les firmes les plus ambitieuses qu’ont été Citroën et Peugeot. En 1944, Renault est de celles-là. La Régie profite en effet du progrès spectaculaire de la machine-transfert, un outil étudié confidentiellement pendant l’Occupation qui révolutionne l’usinage des moteurs et des boîtes de vitesse au point de réduire les temps de fabrication d’une voiture par deux ! Globalement, le progrès est d’autant plus saisissant que l’outil industriel des Français s’adapte à des véhicules entièrement nouveaux. Les industriels sortent en effet, dès les premières années de la Reconstruction, des voitures parfaitement adaptées aux conditions de l’après-guerre. Celles-ci sont légères pour cause d’aciers rares, économiques du fait d’une essence très coûteuse, plus utilitaires qu’élégantes pour mieux ressembler à leur époque, construites en grande série pour être moins chères compte tenu de la paupérisation des clientèles traditionnelles. Les 4 CV Renault, Dyna Panhard, 203 Peugeot, 2 CV et H Citroën – tous des véhicules étudiés en secret pendant la guerre – surclassent une concurrence européenne qui n’a rien anticipé puisque longtemps contrainte de ne produire que pour les besoins de guerre. Ces nouvelles voitures françaises deviennent une référence en matière automobile, permettant à leurs constructeurs de reconquérir immédiatement des marchés extérieurs, donc de rapatrier les devises indispensables au financement de la reconstruction du pays. Le saut est enfin franchi : la 4 CV Renault atteint la cadence mythique de 300 véhicules par jour en 1947, la 203 Peugeot en 1950. L’industrie automobile française ne retrouve pas seulement sa vitalité ; elle conquiert une place de leader, lui permettant de devenir l’activité dominante du pays, et ce pendant plusieurs décennies.
Conclusion
24Pourquoi la France, pionnière en matière automobile, a-t-elle mis tant de temps pour réussir l’introduction de la production de masse ? Tout simplement parce qu’il lui manque trop longtemps un marché. La crise des années trente permet justement de comprendre les spécificités de ce marché qui a le paradoxe d’être saturé avant d’être équipé, ne parvenant pas à passer de l’équipement au renouvellement. Si la crise permet enfin d’être sûr qu’il faut fabriquer ce qui se vend – et non le contraire –, les contradictions de l’Occupation accélèrent la préparation de nouveaux produits construits dans une logique de rationalisation et d’abaissement des coûts. Les Trente Glorieuses apportent ensuite les conditions de la consommation de masse : moins de paysans et donc moins de populations autarciques, exclues de la consommation ; un plein-emploi qui crée la famille au double salaire et des classes moyennes ; enfin un baby-boom qui accélère et renouvelle la consommation. Il est clair que l’industrie automobile de masse ne pouvait pas réussir en France – et en Europe – sans la réunion de ces conditions favorables, ni les leçons d’un inévitable apprentissage.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 DEEF du Crédit lyonnais 61 116, étude nº 4 636/3, « Automobiles Marius Berliet », 29 décembre 1920.
2 L’usine est même équipée pour 200 véhicules 15 CV et 40 camions VB 25 CV.
3 En 1919, les deux grands constructeurs automobiles américains assemblent respectivement 2 830 (Ford) et 1 765 (General Motors) véhicules par jour.
4 À la lisière ouest de Paris.
5 Plusieurs ont, par leur métier, des relations personnelles avec des banques, notamment la Dresdner Bank, le Comptoir d’escompte ou la Banque Spitzer.
6 André Citroën, « La reconversion des usines Citroën », 10 octobre 1918.
7 Berliet ne peut compter sur les tôles glacées utilisées par Dodge car elles sont introuvables en France.
8 DEEF du Crédit lyonnais 61 116, « Automobiles Marius Berliet », op. cit.
9 La loi fiscale du 25 juin 1920 prévoit un impôt sur l’usage de l’automobile et une taxe sur l’essence qui atteint 0,35 franc par litre en province, 0,55 franc à Paris où le litre coûte 3 francs. Chaque automobile supporte également une taxe dite de luxe d’un montant de 10 % de son prix de vente.
10 « L’histoire technique de Ford-SAF ». Direction générale de Ford-SAF, janvier 1950. Archives Peugeot, site de Poissy.
11 Une mise en place progressive de la chaîne à partir de 1922, avec un réel effort entre 1924 et 1926.
12 61 487 Citroën, 44 838 Renault, 24 000 Ford, 20 724 Peugeot, soit 85,3 % de la production automobile française.
13 Le premier sauvetage du franc est réussi par Poincaré au printemps 1924, le dollar passant de 22 à 15 francs.
14 DEEF du Crédit lyonnais 61 120, étude nº 6 446, « Société anonyme André Citroën », juillet 1926.
15 En 1927. Cette direction est doublée d’un second bureau d’études, lui aussi ouvert à Detroit en collaboration avec Chrysler.
16 Charles Faroux, L’Auto, 29 novembre 1929.
17 DEEF du Crédit lyonnais 61 127, étude nº 7 770, « Société anonyme des Automobiles Peugeot », 18 mai 1931. Un nombre important de machines allemandes sont faites sous licence américaine.
18 DEEF du Crédit lyonnais 61 012, étude nº 6 648, « Automobiles Ford France. Note de mission », 23 juillet 1926.
19 Ibid.
20 Par ordre d’importance : Royaume-Uni, Belgique, Italie, Espagne, Suisse, Pays-Bas, Allemagne et Scandinavie.
21 Canada, États-Unis, Mexique et Cuba.
22 Une filiale est constituée en 1927, la Peugeot American Corporation.
23 Base de la plate-forme : Buenos-Aires en Argentine.
24 Peugeot reste en retrait sur ce point par rapport à Citroën et Renault. Mis à part un accord avec Isotta Fraschini (Italie), Peugeot se contente de projets en Allemagne et en Grande-Bretagne.
25 Seul Renault produit encore un modèle de très haut de gamme, la Reinastella.
26 22 000 à 25 000 voitures par an dont la moitié vers les colonies.
27 168 000 véhicules produits en France en 1935 contre 253 000 en 1929.
28 « Les principaux facteurs du prix de revient dans la construction automobile en grande série en France », Rapport à la direction générale de la SA des Automobiles Peugeot, 30 novembre 1937, 12 pages. Archives Peugeot.
29 Ibid.
30 Autrement dit de 10 CV.
31 Louis Renault, « Pour une lettre à Jacques Level », 16 juin 1938. Archives Renault.
32 Louis Renault, notes personnelles, novembre 1931. Archives Renault.
33 Jean-Pierre Peugeot, « Tournée commerciale », note à la direction générale, 27 novembre 1931. Archives Peugeot.
34 Louis Renault, « Pour une lettre à Jacques Level », op. cit.
35 Jean-Louis Loubet, Histoire de l’automobile française, collection Univers historique, Paris, Le Seuil, 2001, p. 154.
36 Le questionnaire est diffusé par les marchands de cycles. Les questions sont simples, axées sur le prix, l’usage, le nombre de places, la vitesse et l’utilisation de l’automobile.
37 Jacques Duclos, « Les perspectives du marché français », décembre 1937. Archives Citroën.
38 Pierre Boulanger, « Projet TPV », 23 mai 1938. Cité par Antoine Demetz, La 2 CV de mon père, ETAI, 1998, p. 8.
39 Une Citroën Traction avant de 11 CV. Jacques Duclos, « Les perspectives… », op. cit.
40 Ibid.
41 Pierre Michelin, cité par Jean-Louis Loubet, Citroën, Peugeot, Renault et les autres. Soixante ans de stratégies industrielles, Paris, Le Monde édition, 1995, p. 223.
42 70 à 150 % ad valorem.
43 Conseil d’administration de Ford-SAF, 16 mai 1934.
44 Ford-Société anonyme française.
45 Réplique de la Fiat Topolino.
46 20 933 Simca 5 et 8 en 1938 contre 56 068 Traction Citroën, premier modèle français.
47 François Lehideux (HEC) est le neveu par alliance de Louis Renault. René de Peyrecave (Sciences Po.).
48 La mort accidentelle de Pierre Michelin en 1937 propulse Boulanger (Beaux-Arts) à la tête de Citroën. Antoine Brueder (Michelin) se joint alors au triumvirat.
49 Fils d’administrateurs fondateurs.
50 Édouard Arnaud (École centrale), Maurice Jordan (École des mines).
51 11 500 ouvriers en juin 1936 contre 25 000 en janvier 1935. Bon nombre partent chez Simca à Nanterre.
52 Conseil d’administration de la SA des Automobiles Peugeot, 29 novembre 1932.
53 Citroën accumule des pertes financières de 1934 à 1936.
54 Lazard – aidée par Paribas – devient la banque de Citroën, la Banque de France, le Lyonnais et plusieurs banques suisses épaulent Peugeot au moment où Renault reste fidèle à l’autofinancement.
55 Marché des voitures particulières.
56 En 1938, Renault se désengage de plusieurs métiers en filialisant notamment les avions Caudron, les activités de moteurs aéronautiques (SMAR) et de machinisme agricole (usine du Mans).
57 Jean-Louis Loubet, Renault. Histoire d’une entreprise, préface de Louis Schweitzer, Boulogne-Billancourt, ETAI, 2000, p. 48-51.
58 Derrière le Royaume-Uni et l’Allemagne.
59 Maurice Schwartz, « Rapport sur l’industrie automobile », Conseil national économique, Journal officiel, 26 août 1936.
60 Ibid.
61 La KDF – Kraft durch Freude – est un véhicule envisagé par la propagande nazie et étudié par l’ingénieur Ferdinand Porsche. De ce projet – largement volé à des ingénieurs tchèques – naît un véhicule présenté au Salon de Berlin de 1939, dont la mise en série n’est lancée qu’après guerre sous le nom de Käfer, Beetle ou Coccinelle selon les pays.
62 Berliet, Chenard, Delage, Delahaye, Irat, Licorne, Unic.
63 Pour Citroën : traction-avant, monocoque, freins hydrauliques, roues indépendantes, allègement. Pour Peugeot : ligne aérodynamique, boîte de vitesses électromagnétique, freins hydrauliques, roues indépendantes, équipement 12 volts.
64 Neveu par alliance de Louis Renault, administrateur des usines Renault de 1931 à 1940, François Lehideux rejoint Vichy pour être président du COA, secrétaire d’État à la production industrielle, puis ministre en 1941.
65 On l’appelle la « loi scélérate ».
66 Loi du 14 octobre 1941.
67 Programme du COA, 22 mars 1943. Archives Peugeot.
68 On compte 7 constructeurs en 1943 : Berliet, Citroën, Ford, Peugeot, Renault, Rochet-Schneider et Saurer.
69 Programme du COA, 22 mars 1943, op. cit.
70 L’usine devient en 1943 une « usine S » ou Speer-Betriebe qui travaille directement pour l’Allemagne avec des contrats de production stables, des allocations de matières et d’énergie, sans prélèvement de main-d’œuvre.
71 Jean-Louis Loubet, Histoire de l’automobile française, op. cit., p. 181-195.
72 La production automobile française de 1941 représente 55 415 véhicules (24,7 % de celle de 1938), celle de 1943, 18 995 véhicules (8,5 % de 1938).
73 Directeur adjoint des industries mécaniques et électriques (DIME) au ministère de la Production industrielle.
74 Henri-Théodore Pigozzi, président de Simca. Entretien avec Pierre Lefaucheux, 26 mai 1945. Archives Renault.
75 Pierre Lefaucheux, président de la Régie Renault, note à Alphonse Grillot, vice-président, 8 mai 1945. Archives Renault.
76 Nationalisée en janvier 1945 pour faits de collaboration. Elle devient la Régie nationale des usines Renault.
77 60,6 % de voitures, 36,4 % de camions et 3 % de véhicules spéciaux. Le monde des véhicules utilitaires est structuré en six groupes industriels rassemblant dix-huit marques différentes obligées de travailler de façon rationnelle.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Evry-Val d’Essonne où il dirige le département et le laboratoire d’histoire (LHEST). Membre de l’IDHE, il est l’auteur de nombreux ouvrages et publications sur l’histoire du secteur automobile, dont Histoire de l’automobile française, Le Seuil (2001), Île Seguin, des Renault et des hommes, ETAI (2004), avec Nicolas Hatzfeld, L’automobile en Normandie, Édition des Falaises (2005). Parmi ses derniers articles, on notera « Peugeot, le virage des années soixante », avec Thierry Peugeot dans Le Paris des Centraliens, bâtisseurs et entrepreneurs, dirigé par Jean-François Belhoste (2004), « 1955 : naissance d’une déesse », L’Histoire (2005), ou « Logan, la 2CV du XXIe siècle », Gérer et comprendre (2006)
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