L’investissement direct français à l’étranger à la veille de 1914 : que nous disent les statistiques boursières ?
p. 89-115
Texte intégral
Introduction
1Lorsque historiens ou économistes étudient les marchés financiers français durant les décennies qui précèdent la Première Guerre mondiale, c’est en général comme instruments d’observation et de mesure destinés à répondre à des questions principalement macroéconomiques. Ainsi, on a tenté de mesurer globalement une « profondeur financière » nationale qui serait une explication de la croissance économique (de Goldsmith, 1968 à Levine, 1997). En ce qui concerne les relations financières avec l’étranger, on utilise les émissions de titres ou les variations de capitalisation boursière comme indicateurs des flux de capitaux dont on veut mesurer l’impact éventuel sur l’accumulation du capital national et sur la croissance (de Bouvier, 1979, ou Lévy-Leboyer et Bourguignon, 1986, à Obstfeld et Taylor, 2004) ou, dans une perspective plus conjoncturelle, on cherche à évaluer l’impact du solde de la balance des paiements sur les taux d’intérêt, le taux de change et la politique monétaire. Dans tous les cas, la prédominance des titres publics dans le portefeuille français de titres étrangers renforce la tendance à privilégier ce type de questions macroéconomiques. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le capitalisme français soit considéré comme passif et ses investisseurs comme craintifs (par exemple Michalet, 1968).
2Durant les Trente Glorieuses, le débat sur l’impérialisme avait certes intégré l’action internationale des entreprises et des entrepreneurs français dans l’analyse globale des relations entre la France et l’étranger, mais bien davantage dans la perspective des risques de domination subis par les pays dits périphériques que dans celle du développement du capitalisme métropolitain ou que dans la perspective, aujourd’hui essentielle, d’une participation à la mondialisation. Les comportements étatiques et les conséquences politiques y restaient d’ailleurs essentiels (ex. : Girault, 1973).
3Ces perspectives privilégiant les évaluations macroéconomiques globales négligent l’importance microéconomique des investissements à l’étranger des entreprises et des capitalistes français, alors même que la période qui précède la Grande Guerre voit se multiplier les fondations de sociétés étrangères comme de sociétés françaises dont l’exploitation est localisée hors de France (y compris hors de l’empire colonial). Le phénomène n’est pas spécialement français et le poids du capitalisme privé est bien connu dans l’expansion impérialiste de la Grande-Bretagne. Malheureusement, en France comme ailleurs, son impact national est davantage perçu comme relevant de questions de distribution du revenu (Davis et Huttenback, 1986 ; Marseille, 1981) que de la croissance économique elle-même (ce qui, en passant, témoigne de la difficulté à sortir d’une vision métropolitaine et a posteriori du cadre national). L’étude des sociétés françaises à l’étranger (c’est-à-dire, dans la suite de cet article, des sociétés de droit français dont l’exploitation se situe principalement hors de France métropolitaine) permet, si elle est jointe à celle des sociétés étrangères cotées en France, de comprendre une modalité d’internationalisation négligée à l’heure des multinationales mais qui fut longtemps essentielle, et qui pourrait retrouver son importance à l’heure de la seconde mondialisation. Un examen attentif impose en effet de reconnaître que même du simple point de vue quantitatif (auquel nous en demeurerons pour l’essentiel dans ce travail préliminaire) les investissements directs à l’étranger réalisés par les capitalistes français ont dans l’ensemble des exportations de capitaux français une importance plus grande que ce que l’on reconnaît habituellement.
4Nous voudrions donc ici réévaluer l’importance des investissements privés directs dans l’intégration internationale de l’économie française et plus spécialement le rôle des marchés financiers dans le développement d’entreprises françaises hors de France, donc dans l’internationalisation du capitalisme français. Nous examinerons d’abord les raisons d’examiner les investissements directs à l’étranger à un niveau plus microéconomique et montrerons que des sources permettent de mieux les observer que ce qui a été réalisé jusqu’à présent. Nous proposerons ensuite une description et une analyse de ces investissements.
Des investissements directs sans multinationales
5La sous-évaluation de l’importance des sociétés françaises à l’étranger résulte sans doute de la faible considération accordée aux entreprises de taille petite ou moyenne par rapport aux multinationales qui ont joué au XXe siècle le rôle principal dans l’internationalisation des économies. Les multinationales existent certes déjà au début du XXe siècle (par exemple une entreprise comme L’Air Liquide multiplie les filiales à l’étranger dès ses premières années, cf. Petit, 2003). Globalement, elles restent pourtant relativement rares en France (cf. Chandler et Daems, 1980 ; Jones et Schroeter, 1993), ce qui a sans doute conduit l’historiographie à sous-estimer l’internationalisation du capitalisme français. La moindre visibilité des multinationales françaises, qui résulte entre autres du faible nombre des grandes entreprises françaises dans les secteurs des biens de consommation, a joué dans le même sens, de même que la négligence traditionnelle envers les activités de service, qui a conduit à ce que seuls les historiens de la finance s’intéressent à l’internationalisation précoce de banques comme le Crédit lyonnais. Surtout, les investissements directs français sont à l’époque moins le fait de multinationales que de multiples sociétés de taille moyenne constituées directement et exclusivement pour développer une activité hors de France.
6Ce fait ne devrait pas surprendre. En effet, la théorie contemporaine des multinationales montre que plusieurs conditions doivent être réunies pour qu’une multinationale ait de bonnes raisons d’exister : des complémentarités entre des activités situées dans différents pays sont nécessaires (par exemple production de produits primaires et leur transformation), mais en outre des raisons justifiant leur intégration dans la même entreprise doivent être présentes (Mucchielli, 1998). Ainsi, l’exploitation d’une innovation sur un marché étranger ne requiert pas la mise en place d’une filiale si une licence d’exploitation peut être vendue à une entreprise différente. De même la fabrication d’un produit peut être effectuée à l’étranger pour économiser certains coûts sans qu’une filiale soit nécessaire si des contrats de sous-traitance peuvent être mis en place. C’est donc en général quand l’internationalisation concerne des aspects de l’activité pour lesquels les marchés sont très imparfaits qu’est nécessaire l’internalisation de plusieurs activités réalisées dans plusieurs pays au sein d’une même entreprise. C’est sur l’existence de compétences, savoir-faire, technologies spécifiques à une entreprise et difficiles à définir précisément dans des contrats entre entreprises différentes que repose la supériorité des vastes organisations complexes que sont les multinationales. Avant 1914, le nombre de stades de production est plus restreint qu’aujourd’hui dans l’industrie, et si un grand nombre de sociétés étrangères comme de sociétés françaises à l’étranger exploitent des savoir-faire ou des brevets français, avec l’appui de capitaux français, elles peuvent le faire sans avoir besoin de liens permanents avec des sociétés françaises : leurs cycles de production sont indépendants, et les relations sont celles de fournisseurs ou de clients et peuvent donc se dérouler sur le marché.
Sociétés étrangères et sociétés françaises à l’étranger
7Ceci conduit à remettre en cause la distinction entre les sociétés françaises à l’étranger et les sociétés étrangères cotées en France. Certes, nombre de sociétés étrangères sont réellement fondées hors de France et ne cherchent sur le marché français que des capitaux. Ce fut le cas des grandes compagnies de chemins de fer américaines (entre autres), dans lesquels les entrepreneurs français furent peu impliqués. Il n’en est pas de même sans doute de la grande majorité des sociétés étrangères cotées en France au début du XXe siècle. Dès lors que leurs actions sont cotées en France, en effet, c’est qu’elles y trouvent une partie substantielle de leurs actionnaires, et ce, souvent, dès l’origine, ce qui implique une responsabilité française dans leur fondation. Un examen rapide de la composition de leurs conseils d’administration le confirme, car les Français y sont largement représentés (même si un décompte précis reste à faire). De même, on le verra ci-dessous, les sociétés françaises à l’étranger et les sociétés étrangères cotées en France sont souvent comparables tant par leur localisation que par leur type d’activité, ce qui suggère que la différence juridique est souvent indépendante des déterminants économiques principaux de leur activité. René Girault (1973, p. 66) soulignait déjà la fragilité des classements fondés sur la nationalité des sociétés1.
Des sociétés cotées en Bourse
8Les nombreuses PME spécialisées sur lesquelles repose l’investissement direct de la France à l’étranger à la Belle Époque sont moins propices à la monographie que de grands groupes. En revanche, on peut les observer en groupe : cette période les voit accéder massivement aux diverses cotes boursières françaises, grâce auxquelles on peut évaluer leur importance relative. La cotation en Bourse est un indicateur pertinent pour observer ces investissements. En effet, il distingue un groupe assez homogène de sociétés (celles pour lesquelles la liquidité des titres est suffisamment importante pour que la cotation soit requise) sur lesquelles les sources boursières fournissent des informations homogènes. Ces sources permettent de gagner en précision d’observation par rapport aux statistiques plus anciennes créées pour observer le marché financier. Parmi celles-ci, les premières, établies par le Crédit lyonnais dans les années 1890, mêlaient toutes les émissions dont les services de la banque avaient connaissance, y compris les placements privés. Elles distinguaient les sociétés étrangères des sociétés françaises, selon un critère juridique, mais n’observaient pas le lieu d’exploitation des sociétés. Et si une catégorie « sociétés coloniales » y apparut assez rapidement, elle n’incluait qu’une petite partie des sociétés françaises exploitant à l’étranger, y compris dans les colonies. Quant aux statistiques construites par la Statistique générale de la France à partir des années vingt (et pour une part rétrospectivement, principalement pour la période 1907-1913), si elles distinguent les sociétés françaises exploitant « aux Colonies » et « à l’Étranger » dans leur évaluation des émissions des sociétés françaises, elles ne fournissent presque pas de chiffres pour notre période (leur effort d’étude rétrospective était limité par leur source : l’annonce des émissions publiques dans un journal d’annonces légales imposé par la loi en 1907)2. Ces deux statistiques sont par ailleurs limitées aux émissions, de sorte qu’elles ne tiennent pas compte, à la différence des mesures de capitalisation, de l’évolution de la valeur des titres après leur émission. Cette évolution, qui peut être importante pour les actions, rend les statistiques de capitalisation spécialement utiles pour les titres privés.
9Nous proposons ici de résumer les informations synthétiques connues pour les sociétés étrangères ayant émis ou étant cotées en France et de les comparer à des mesures de capitalisation boursière pour les sociétés françaises à l’étranger3.
Les sociétés étrangères
10La simple observation de la capitalisation boursière des titres étrangers (tableau nº 1) confirme l’idée classique selon laquelle la France exporte essentiellement des capitaux sous forme d’achat de titres publics. Ces évaluations biaisent cependant sensiblement la perception de la réalité. Elles mesurent souvent la capitalisation nominale des titres, alors que les titres publics sont des obligations souvent cotées sous le pair tandis que les titres privés comportent une part plus importante d’actions souvent cotées au-dessus du pair, mais aussi de titres détenus sans être cotés (René Girault (1973) estime ainsi la valeur des actifs privés français en Russie à plus de 6 milliards, contre moins de 2 pour la seule valeur nominale des titres cotés). Surtout, les titres publics, ou ceux des grandes compagnies de chemins de fer anciennement émis, sont parfois cotés sur plusieurs places simultanément (Michie, 1988), et souvent rachetés par les nationaux, ce qui fait de la capitalisation des titres inscrits à une cote comme Paris une surévaluation du portefeuille détenu en France4.
11L’examen des variations de la capitalisation boursière des titres étrangers cotés suggère à lui seul que les titres privés représentent une part croissante des exportations de capitaux, mais aussi que l’accroissement du portefeuille français de titres étrangers se compare très honorablement à celui du portefeuille de titres français cotés, spécialement durant la décennie qui précède la guerre (+ 4,5 milliards pour les sociétés étrangères contre + 1,77 pour les « autres sociétés » françaises). Les statistiques fiscales suggèrent également que le portefeuille d’actions étrangères (l’essentiel des titres privés) dépasse les cinq milliards (tableau nº 2).
12Selon les statistiques du Crédit lyonnais, une comparaison des émissions est moins favorable aux sociétés étrangères, même si leur part est élevée et croissante à la fois dans les émissions étrangères et dans l’ensemble des émissions privées en France (tableau nº 3). On notera que la contradiction apparente avec le tableau précédent provient des différences de méthode statistique, en particulier du fait qu’une part des émissions, surtout pour les sociétés françaises, concerne des titres non cotés.
Les sociétés françaises à l’étranger
13Les sociétés françaises à l’étranger sont habituellement négligées dans la mesure des investissements français à l’étranger, sans doute, on l’a vu, du fait du juridisme des catégories statistiques utilisées et de la prépondérance tardive des titres publics. C’est une erreur, comme le montre en premier lieu le fait qu’en 1913, la valeur des titres cotés de sociétés françaises à l’étranger atteint près de six milliards de francs, un montant du même ordre de grandeur que celui des titres étrangers détenus (tableau nº 4), et que cette catégorie est en rapide expansion.
14Plusieurs traits majeurs caractérisent ce développement. En premier lieu, le nombre de sociétés françaises à l’étranger cotées augmente fortement, que ce soit à la cote officielle de Paris (122 sociétés en 1913 contre 53 en 1900), mais aussi à la coulisse (de 67 à 113 sociétés), et même sur certaines bourses de province (23 titres cotés à Lyon en 1913, mais seulement 8 à Lille et 4 à Bordeaux). Dans une période caractérisée par l’accroissement rapide du nombre de sociétés françaises qui recourent au marché boursier (Hautcœur, 1994), il est frappant que les sociétés françaises à l’étranger, qui en sont depuis plus longtemps dépendantes, voient leur part de ce marché augmenter (de 18 à 21 % du nombre de titres cotés au parquet, de 32 à 34 % de la coulisse). Cette progression est également vérifiée en ce qui concerne la capitalisation boursière, qui témoigne que les sociétés françaises à l’étranger sont en moyenne d’une taille similaire aux sociétés françaises (et même supérieure en coulisse en 1900). Au total, les sociétés françaises à l’étranger représentent une capitalisation de 4,6 milliards en 1913 pour la seule cote officielle (soit 21 % d’une capitalisation des actions de 22 milliards), contre seulement 2 milliards en 1900. Si on ajoute la coulisse et les marchés de province (23 sociétés cotées à Lyon, quelques-unes à Lille, Marseille ou Bordeaux), on atteint au moins 5,5 milliards en 1913. Enfin, les statistiques d’émission de la Statistique générale de la France suggèrent que les sociétés françaises hors de France représentent environ 17 % des émissions de sociétés françaises en 1913 (tableau nº 5).
15À la cote officielle (tableaux nº 6 et 7), le poids global comme la taille moyenne des sociétés françaises à l’étranger sont fortement affectés par la présence de Canal de Suez, société hors norme dont la capitalisation boursière en 1900, supérieure à un milliard de francs, dépasse à elle seule celle de l’ensemble des autres sociétés françaises à l’étranger. En 1913 encore, elle pèse plus de 40 % de l’ensemble. Si l’on excepte le Canal de Suez, les sociétés françaises à l’étranger cotées au parquet peuvent se regrouper en quatre ensembles : en premier lieu les sociétés minières (mines métalliques et houillères), dont le nombre passe de 14 à 26 mais dont le poids diminue de 43 à 27 % du total entre 1900 et 1913 ; ensuite les banques, dont le nombre double de 14 à 28 tandis que le poids dans la capitalisation boursière totale augmente de 24 à 33 % ; les entreprises de transport (chemins de fer, navigation et transports urbains) dont le nombre passe de 8 à 26 mais le poids de 15 à 12 %. Enfin, les entreprises industrielles connaissent la plus forte progression, puisque leur nombre passe de 9 à 28 et leur part dans la capitalisation de 17 à 28 %.
16Cette brève description de la répartition sectorielle des sociétés françaises à l’étranger confirme le rôle de ces sociétés dans le renouvellement de l’investissement français à l’étranger. Une comparaison (tableau nº 11) entre les sociétés étrangères et les sociétés françaises à l’étranger cotées au parquet montre de même que si les nombres de sociétés des deux catégories augmentent au même rythme (de l’ordre de 6 % par an), l’orientation sectorielle des sociétés étrangères est beaucoup plus concentrée (finance et chemins de fer totalisent 64 % du nombre de sociétés) que celle des sociétés françaises à l’étranger (où il faut ajouter l’ensemble des transports et des mines pour atteindre un même pourcentage). Certes, les chiffres des émissions des sociétés françaises à l’étranger en 1913 suggèrent au contraire une forte concentration sur la banque, mais il est probable qu’ils reflètent un petit nombre d’opérations exceptionnelles dans ce secteur (tableau nº 12).
17La coulisse (cf. les tableaux nº 8 et 9), qui joue encore en 1900 un rôle majeur concernant les sociétés françaises à l’étranger, régresse relativement après cette date, ce qui confirme l’importance et la visibilité accrues de ces sociétés sur le marché financier français. En effet, alors qu’en 1900 la coulisse compte plus de sociétés françaises à l’étranger que la cote officielle, et qu’elle fait presque jeu égal avec cette dernière en terme de capitalisation (si l’on excepte le Canal de Suez), elle est nettement distancée en 1913, avec un nombre moindre de sociétés de plus petite taille (hors Suez, la taille moyenne des sociétés à la cote officielle augmente de 17 à 22 millions de francs, contre un recul de 9 à 7 millions en coulisse). Ces évolutions contradictoires correspondent certes en partie à un dynamisme renouvelé du parquet qui reprend à la coulisse la cotation d’un certain nombre de titres suite à une délimitation-réaffirmation de son monopole en 1898 (Hautcœur, 2001). Surtout, la coulisse se spécialise de manière croissante dans les sociétés de matières premières, spécialement minières (qui passent de 39 à 74 % de la capitalisation des sociétés à l’étranger cotées), tandis qu’en 1900 les activités industrielles représentaient encore plus de la moitié du total5. Elle suit ainsi une évolution inverse de celle du parquet, ce que l’on peut interpréter comme une spécialisation sectorielle des marchés financiers parisiens.
18Cette rapide analyse sectorielle témoigne du fait que l’expansion internationale du capitalisme français par l’investissement direct à l’étranger sous forme de nouvelles sociétés cotées sur les marchés financiers français ne correspond pas seulement à une mainmise sur des matières premières étrangères. Si les mines et les plantations se rattachent sans doute à cette logique, il n’en est pas de même des banques, qui par leur double attache française et étrangère jouent sans doute un rôle actif dans le financement des exportations comme des importations françaises, ni des entreprises de transport (chemins de fer ou tramways), dont le sort est lié à celui de l’économie locale, ni enfin des entreprises industrielles qui peuvent viser le marché local ou international. Dans tous ces cas, les entrepreneurs français qui les développent s’appuient sans doute conjointement sur des compétences et sur des capitaux français, mais dans le cadre d’une expansion internationale du capitalisme français plus que de la création d’entités structurellement dépendantes de la seule économie française.
19Enfin, la géographie des sociétés françaises à l’étranger diffère naturellement de celle des sociétés étrangères par l’importance des sociétés implantées dans l’empire colonial. Ainsi, les sociétés coloniales représentent plus de la moitié des sociétés françaises à l’étranger (tableau nº 10), mais une petite fraction des sociétés étrangères (tableau nº 13). L’Europe représente à elle seule plus de la moitié des titres étrangers cotés, selon une tradition bien connue d’ancrage continental du capitalisme français. Mais contrairement à l’apparence, l’Europe est aussi fortement représentée parmi les sociétés françaises à l’étranger. Cela est vrai au parquet, ce qui ne saurait surprendre étant donnée l’orientation de plus en plus industrielle des sociétés françaises à l’étranger durant la Belle Époque. En coulisse surtout, la prépondérance du secteur minier ne doit pas tromper : l’Europe reste au premier plan pour les investissements miniers (mines de fer russes, et surtout, financièrement, mines de zinc de la Vieille Montagne) comme industriels (métallurgie russe). Les colonies représentent un quart des actifs (mais 46 sociétés sur 113). Les autres régions sont représentées par des sociétés de services (par exemple des banques en Argentine), de transports (chemins de fer ou tramways) ou des mines (comme la Société ottomane des mines Balia-Karaïdin). Enfin, les flux de capitaux semblent à la veille de la guerre s’orienter de nouveau vers l’Europe et les Amériques davantage que vers les colonies, du moins si l’on en croit les statistiques ponctuelles laissées par la Statistique générale de la France (tableau nº 14).
20Ainsi, les entreprises françaises à l’étranger et les entreprises étrangères cotées à Paris tracent ensemble un tissu de relations économiques entre la France et le reste du monde plus complexe que l’image souvent retenue d’un capitalisme français limité au contrôle des ressources coloniales et à l’achat de dettes publiques russes ou ottomanes. Avec des actifs privés nets sur l’étranger de l’ordre d’un quart du PIB en 1913, la France est au cœur de l’économie mondiale non seulement comme prêteur, mais comme entrepreneur, et contribue ainsi activement à la première mondialisation.
Conclusion
21Au terme de ce travail, nous espérons avoir convaincu que l’étude des entreprises françaises exploitant à l’étranger permet de mieux comprendre les relations économiques internationales de la France et de sortir en particulier d’une vision purement financière des « exportations de capitaux » au profit d’une interprétation en termes d’investissements directs à l’étranger. Ce travail reste préliminaire. Il nous reste à comprendre mieux les raisons de ces investissements à l’étranger. La multiplicité des secteurs et des destinations suggère que le simple approvisionnement de l’industrie française en matières premières n’y suffit pas, non plus que la création de débouchés pour les entreprises françaises. Sans doute, la disponibilité de capitaux et la liquidité offerte par les marchés boursiers (qui nous ont ici servi de guide) rendent possible ces investissements, l’accessibilité des marchés locaux et internationaux joue aussi un rôle, les conditions locales de production sont importantes, et les relations entre entrepreneurs locaux et français essentielles (relations qui sont certainement loin d’être uniquement financières). L’analyse de ces relations, spécialement des réseaux conduisant à la création de « grappes » de sociétés dans un même pays ou une même région, doit donc être conduite. Par ailleurs, si cette perspective est juste, les conséquences de ces investissements à l’étranger sur l’économie française ne peuvent plus être étudiées à l’aide d’un simple cadre macroéconomique déterminant le coût du capital. Les interactions entre l’économie française et les entreprises issues des investissements directs français à l’étranger jouent un rôle dans la croissance française qu’il reste à déterminer. La mesure financière des performances de ces entreprises est une première étape, nécessaire ; celle des circulations des entrepreneurs en est une autre. Nous suggérons ici qu’une analyse quantifiée s’appuyant sur un ensemble de sociétés (les sociétés cotées) à la fois large et limité doit permettre de progresser dans la compréhension de ces phénomènes.
Bibliographie
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Annexe
Données et calculs
Les statistiques présentées ci-dessus sont construites à partir de bases de données réunies par Hautcœur (1994), Petit (2002) et Bozio (2002), complétées pour les besoins de cette étude à partir des Annuaires des sociétés cotées et des Cotes boursières.
Des données sont manquantes (nombre de titres, cours ou dividende versé) pour un petit nombre de titres cotés sur les différentes cotes. Pour un certain nombre de sociétés, les Cotes boursières ne donnent pas de cours en fin d’année mais indiquent un dividende non nul (c’est le cas pour 5 titres à la cote officielle en 1900 et paradoxalement de 10 titres en 1913). Dans ces cas, nous avons supposé que le cours pouvait être estimé en supposant que le rendement par dividende était de 8 % (un taux plus élevé que celui de tout secteur, ce qui implique donc une prime de liquidité substantielle, et conduit sans doute donc à une minimisation de la capitalisation boursière). Les modifications en résultant à l’échelle d’un secteur, et a fortiori de la cote, sont minimes. En revanche nous avons supposé que les dividendes manquants étaient nuls.
Tableaux
Tableau 12. Distribution sectorielle des émissions des sociétés françaises à l’étranger en 1913
| Colonies | Étranger |
Finance | 63,7 | 204,9 |
Mines | 18,2 | 37,9 |
Transports et ports | 6,9 | 42,7 |
Commerce | 13,1 | |
Agriculture | 5,9 | 15,5 |
Divers | 10,2 | 36,9 |
Total | 118 | 337,9 |
Source : Bulletin de la Statistique générale de la France, mars 1939, p. 432-433
Tableau 14. Répartition géographique des émissions de sociétés françaises à l’étranger en 1913
Colonies | Maghreb | 96,6 |
Reste Afrique | 11,4 | |
Autres | 10 | |
Total colonies | 118 | |
Étranger | Europe | 105,6 |
Afrique et Asie | 59 | |
Amériques | 173,3 | |
Total étranger | 337,9 | |
Total général | 455,9 |
Source : Bulletin de la Statistique générale de la France, mars 1939, p. 432-433
Notes de bas de page
1 Le choix entre statut de société étrangère et statut de société française est certainement influencé non seulement par la nationalité des actionnaires, mais également par la protection et plus largement les avantages juridiques offerts par chaque statut, avantages qui varient d’ailleurs éventuellement non seulement selon les pays, mais également selon les activités.
2 Pour plus de détail sur les différences entre ces statistiques, cf. Hautcœur, 1994, chap. 1.
3 La classification d’une société comme exploitant principalement à l’étranger comporte une part d’arbitraire, car nombre d’entreprises développent une activité secondaire à l’étranger. Nous nous intéressons ici aux entreprises principalement tournées vers l’étranger, pour lesquelles l’activité hors de France est constitutive. En premier lieu parce qu’elles témoignent d’une orientation explicite (et non par simple continuation d’un développement hexagonal) du capitalisme français vers l’étranger. Ensuite parce que cela permet de les repérer plus aisément dans nos sources : les annuaires de la cote officielle de la Bourse et les cotes boursières propres à chaque marché, qui constituent nos sources principales, décrivent l’activité de chaque société à partir de ses déclarations, sans que l’activité soit fréquemment mise à jour. Pour les marchés moins bien renseignés dans les annuaires, les noms des sociétés témoignent en général des objectifs poursuivis hors de France quand ils sont les principaux et présents dès l’origine.
4 Le phénomène est bien connu pour les rentes italiennes (Broder, 1997), mais est certainement général, ne serait-ce que parce qu’il permet en partie aux nationaux de se protéger contre les abus de leurs propres gouvernements.
5 Ce choix est manifeste jusque dans la nomenclature de la coulisse, qui comporte en comptant les pétrolières 6 rubriques de sociétés minières sur 18 (2 sur 8 en 1900), alors qu’au parquet les mines autres que les charbonnages sont encore regroupés en un seul groupe, tandis qu’une rubrique pétrole se crée tout juste.
Auteur
Il a enseigné l’économie à l’École normale supérieure, l’Université d’Orléans et l’Université Paris I. Il est désormais directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et chercheur à Paris School of Economics. Il a publié de nombreux articles d’histoire monétaire et financière contemporaine, en particulier « Efficiency, competition and the development of life insurance in France (1870-1939), or: should we trust pension funds », Explorations in Economic History, 2004 ; « Was the Great War a Watershed? The Economics of World War One in France », in S. Broadberry & M. Harrisson (éd.), The Economics of World War One, Cambridge University Press, 2005. À paraître : « Why didn’t France follow the British Stabilization after World War One? » (avec M. Bordo) European review of economic history et Histoire du marché financier français (co-direction avec G. Gallais-Hamonno), Publications de la Sorbonne
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Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006