Réorganiser l’État ?
p. 53-72
Texte intégral
1Sur la nécessité d’une réorganisation de l’État (et donc sur le constat d’une inadéquation de l’organisation présente), chacun semble s’accorder sans peine. Depuis le redécoupage ministériel dont témoigne le gouvernement dirigé par François Fillon (ce n’est ni la première ni sans doute la dernière fois) jusqu’aux propositions régulièrement effectuées pour « agencifier » davantage nos administrations – au demeurant, le processus a déjà largement commencé depuis plus de dix ans –, depuis les propositions pour renforcer les administrations interministérielles placées auprès du Premier ministre – l’auteur de ces lignes a largement donné sur ce sujet dont je reconnais qu’il n’est pas nécessairement à l’ordre du jour – jusqu’à la place à accorder au ministre chargé des Affaires européennes, depuis les réformes plus ou moins profondes des Finances et de la Coopération jusqu’à celles des services de sécurité intérieure, les propositions de réformes de structure, abouties ou non, n’ont pas manqué. Les motivations auxquelles elles obéissaient étaient au demeurant fort différentes : réformes sectorielles dues à des déficiences, notamment de coordination, et à des doubles emplois bien analysés, souci de renforcer la cohérence d’une politique, ambition de donner plus de transversalité à certains projets, préoccupation de maîtrise et de direction de la tête de l’exécutif, volonté de responsabilisation par le biais d’une autonomie accrue de gestion, attachement à préserver des décisions prises dans des domaines sensibles de toute suspicion d’interventionnisme politique, etc.
2Les appréciations portées sur les projets de réforme de structure ou sur celles qui ont été effectuées vont de la louange à la critique la plus sévère. D’un côté, beaucoup constatent le dynamisme de certaines nouvelles structures, notamment les agences, ou se félicitent de réformes qui ont redonné une unité à une politique dispersée (songeons à la réforme de la coopération, qui s’est retrouvée incluse dans le giron du ministère des Affaires étrangères, même si sur le terrain cette unification reste à parfaire et si de nouvelles difficultés sont apparues). Tout le monde attend aussi avec impatience les suites de la fusion, annoncée sept ans après son premier échec, entre les services chargés de l’établissement de l’impôt et de ceux responsables pour son recouvrement. Inversement, il est de bon ton d’ironiser, pour le moins, sur le meccano administratif, souvent considéré comme un substitut à des décisions plus substantielles. En même temps, sur le plan des principes, chacun rappellera justement le truisme suivant lequel les meilleures structures ne peuvent jamais garantir que les politiques qu’elles contribueront à mettre en œuvre seront bonnes, mais qu’inversement des structures de décision, de préparation et de mise en œuvre déficientes rendent les meilleures politiques – sur le papier1 – totalement inopérantes.
De quelles réformes parle-t-on ?
3Sans doute pourrait-on en rester là : on aurait sans doute dit l’essentiel, mais on n’aurait pas beaucoup avancé en termes de réflexions pratiques. Il m’apparaît plus fécond de se demander à quel type de réforme correspond chaque modification de structure. Ou, pour exprimer les choses autrement, est-ce que le changement en question participe effectivement d’un esprit de réforme ou bien doit être analysé comme un faux-semblant ?
4Le terme « réforme » lui-même est d’ailleurs ambigu et charrie désormais beaucoup de suspicions au point qu’on m’a parfois recommandé d’y renoncer. Pour en rester à la réforme de l’administration – je n’évoquerai pas immédiatement celle de l’État dans un sens plus large –, il est possible d’en distinguer trois aspects.
5Le premier se résume à une modification des modes de gestion – des hommes ou des procédures – et peut certes conduire à des évolutions substantielles, comme d’ailleurs se traduire par des difficultés politiques, mais il ne soulève pas de problèmes théoriques majeurs. Dans la majorité des cas, ces réformes ne s’accompagnent pas de changements substantiels de structure et on ne saurait dire qu’elles correspondent d’abord à une « vision » du domaine où elles prennent place. Les considérations de bonne gestion constituent leur motivation essentielle, ce qui n’invalide pas leur pertinence. Leur propos est essentiellement technique – il est « technocratique »2 uniquement lorsque ces réformes deviennent à elles-mêmes leur propre fin, voire lorsqu’elles conduisent à jeter la suspicion sur tout ce qu’elles ne peuvent réduire à de la pure gestion.
6Un deuxième aspect des réformes de l’administration ou des modes de gestion est lié à la volonté d’éviter des situations ingérables et potentiellement dramatiques dans le futur. Il en va ainsi notamment de la réforme des retraites et des différentes réformes de l’assurance-maladie, quelque jugement on porte sur leurs modalités. Sauf à faire montre d’une grande mauvaise foi, on ne peut nier la réalité d’un problème majeur et de la nécessité de mettre en place des solutions radicales pour éviter des tensions encore plus graves. La même situation prévaut pour les effectifs de fonctionnaires : sans se prononcer ici sur leur bon niveau, il est avéré que le scénario de maintien des effectifs conduit à une situation budgétaire difficile à gérer sans augmentation de la fiscalité et de l’endettement ou réduction massive d’autres dépenses. De manière générale, la majorité des réformes inspirée par le souci de réduire les coûts obéit à des considérations similaires. Si de telles réformes sont indispensables, se borner à les énoncer ne dit pas grand-chose sur les intentions d’un gouvernement qui les met en œuvre. D’un côté, il faut regarder le fond : toute réforme des retraites ou de l’assurance-maladie n’a pas la même signification politique, ne conduit pas aux mêmes modes de décision en termes de structures et n’a pas les mêmes effets induits à moyen terme. Une politique de réduction des coûts est une chose ; une bonne politique de réduction des coûts – c’est-à-dire intelligente, capable de mesurer ses effets, n’agissant pas comme un éléphant dans un magasin de porcelaines, autrement dit dirigée sur le plan politique – en est une autre. D’un autre côté, le processus doit éviter les effets pervers au niveau élémentaire de gestion. Prenons la politique de décroissance des effectifs publics. Tout est dans la méthode qui la permet, c’est-à-dire là aussi son intelligence, sa liaison étroite avec les objectifs que les pouvoirs publics comptent assigner à l’État demain et la manière dont on va gérer la définition, le recrutement et la réorientation des compétences3.
7Reste le troisième aspect des politiques de réforme, à savoir la réforme liée à une stratégie. Paradoxalement, il n’est pas sûr que ce soit le plus fréquent ni le mieux analysé, alors que le sens commun voudrait que ce soit la manière naturelle de procéder : le gouvernement définit une stratégie, adoptée bien sûr par le Parlement, et ensuite il recherche les meilleurs moyens – en termes d’organisation, de compétences, de moyens, etc. – d’atteindre les buts qu’il s’est assignés, avec des étapes et des points de contrôle réguliers. Un tel processus suppose bien sûr en même temps de « gérer » les situations conflictuelles, d’effectuer les détours qu’exige la situation, de passer les compromis acceptables, de bâtir une communication en conséquence, etc., mais de garder l’objectif clairement à l’esprit. Je dois confesser que cela reste une source majeure d’étonnement pour moi, depuis plus de vingt ans que je travaille dans l’administration, que de constater que cette manière de raisonner est exceptionnelle. C’est à juste titre que Patrice Duran insiste sur le fait que la réforme obéit plus à une « logique de produit » qu’à une logique de conséquences. Cela revient à dire aussi que la logique de la sécurité – on innove, mais à l’intérieur d’une technologie qu’on sait rodée – l’emporte sur celle du doute et de l’inquiétude – on essaie de mettre les choses à plat pour reconsidérer à nouveaux frais la meilleure organisation possible pour atteindre des buts rigoureusement définis. Outre la faiblesse, que nous allons analyser, des structures de définition stratégique, il existe dans ce manque une peur de bien des administrations (et des ministres qui en deviennent souvent les porte-parole) de remettre en cause leurs prérogatives et les avantages de leurs corps.
Des réformes sans stratégie ?
8Si certaines réorganisations ont donc paru si fortement insatisfaisantes ou, pour le moins, insuffisantes, c’est d’abord parce que les conceptions centrées sur les moyens l’ont emporté sur celles qui prennent d’abord en considération les missions et les buts. Cette absence de vision à plus longue portée explique une certaine forme de naïveté fonctionnaliste qui veut que les structures et les organisations pourraient par elles-mêmes, si elles sont adéquates, porter de bonnes politiques.
9Prenons donc en compte les deux manières pour une réforme d’échouer (ou même de ne pas naître) : les administrations ne répondent pas aux objectifs qui ont été assignés par le pouvoir politique ; les politiques ne définissent pas les buts qui pourraient orienter l’action des administrations. Sans méconnaître le fait que certaines administrations puissantes apportent parfois des contrepoids à la volonté des ministres lorsqu’ils sont tentés de ne pas épouser leurs vues traditionnelles et privilégient des objectifs strictement corporatistes, la loi de la plus forte pente est l’absence de stratégie digne de ce nom.
10Sans doute convient-il toutefois de s’entendre sur le terme « stratégie », dont on a souvent l’impression qu’on le met à toutes les sauces, y compris les plus insipides. En matière de documents d’orientation stratégique, on éprouve même parfois le sentiment que le trop-plein l’emporte sur le trop peu ! La stratégie ne relève pas du plan quinquennal à la soviétique, mais pas plus du plan indicatif en vogue lors des dernières années de la planification à la française. L’un comme l’autre, pour des raisons différentes, pratiquaient ce qu’en comptabilité on appelle « l’habillage de bilan » (window dressing). Les premiers n’osaient pas montrer que les résultats étaient loin des annonces et les seconds que les intentions vagues n’avaient aucun caractère opératoire. Les premiers étaient faibles en pensée stratégique, car des simples chiffres en tiennent rarement lieu. Les seconds ne développaient pour partie qu’une stratégie des faux-semblants faute d’instruments, notamment de coercition, et parfois de volonté politique effective. Il faudrait dire avec plus de justesse qu’ils contenaient des éléments de pensée stratégique, mais ne constituaient pas à proprement parler des documents stratégiques. Il en va de même de la plupart des documents élaborés sous cet intitulé par les ministères qui combinent généralement une série d’indicateurs chiffrés, pas toujours pro-spectifs néanmoins, et une série d’orientations plutôt vagues pour le futur – nous ne parlons pas ici naturellement des documents purement techniques, dont on ne saurait contester la justification, sur la modernisation de la gestion ou les économies budgétaires. Celles-ci doivent être intégrées comme des contraintes nécessaires, mais non comme des objectifs premiers.
11Pour exprimer les choses de manière assez simple, disons que ce par quoi beaucoup de réformes pèchent tient à l’absence d’articulation sérieuse entre la décision, qui suppose une intention claire, et l’exécution, ou plus exactement encore, au fait que la décision n’intégre pas l’exécution comme une partie constitutive d’elle-même, ce qui suppose une pensée des rapports de forces, de la négociation et une attention au détail qui va à l’encontre de la tentation du surplomb propre à une partie de la classe politique. Cette intégration de la stratégie et de l’exécution dans la décision suppose de prendre en compte ce qu’il faut bien appeler la « pluralité », non pas bien sûr pour renouer avec le mythe de la décision à plusieurs, de la participation tous azimuts et de la concertation sans fin, mais pour en finir avec le mythe du décideur solitaire, indifférent et en surplomb. Autant il est rare que l’homme politique se forge, par un tel processus, une vision, qui requiert une part d’intuition qui n’est réductible à rien d’autre, autant il acquiert, par la mise en place d’un processus fondé sur des poids et des contrepoids, une intelligence propre à la transformer en action. La décision politique suppose de prendre en compte une réalité qui n’a rien à voir avec l’idéal abstrait d’une rationalité, mais bien au contraire où le principe de vérité n’a qu’une portée relative.
12Le processus de décision politique se heurte ici à une configuration typiquement française où les considérations administratives et l’apport à la compréhension du monde intellectuel ne se rencontrent que rarement. Trop souvent, la décision n’obéit qu’à une série de critères, souvent politiques – le politique décide en méconnaissant la réalité de l’application –, fréquemment aussi purement administratifs – on reproduit la logique institutionnelle de tel ou tel segment de l’administration (secteur particulier, corps, etc.) Nous sommes ainsi rivés à des logiques qui, d’une manière ou d’une autre, écartent le changement. On pourrait analyser ainsi concrètement la grande difficulté de l’interministérialité dans nos systèmes ou encore la propension à effectuer des annonces sans lendemain. Outre la tendance, parfois, de l’administration à ôter une partie de son effectivité à la décision politique, on rencontre le travers inverse qui veut que le politique bouscule la règle de droit autant que la réalité sociale, ce qui présente soit des risques pour l’exercice démocratique, soit des dangers pour la crédibilité même de l’action. Une pensée stratégique requiert de sortir de ces tendances binaires. Pour résumer, d’un côté, une administration qui fonctionne en vase clos conduit à une réduction des choix politiques, d’autant plus que ceux-ci ne sont pas assumés. De l’autre côté, un monde politique qui entend s’émanciper de toutes les règles bute sur le principe de réalité.
13C’est d’ailleurs l’une des questions qui méritent le plus l’examen : pourquoi l’élaboration et la mise en œuvre de nouvelles politiques, parfois fortement soutenues par les pouvoirs publics, modifient si faiblement les structures publiques, même si chacun pourra aisément constater aussi l’émergence de nouvelles structures ad hoc, qui contournent d’ailleurs les administrations classiques, pour le meilleur et pour le pire, ce qui ne fait au demeurant que confirmer l’inertie d’ensemble ? On en trouve d’ailleurs aussi une traduction, révélatrice ou confirmatrice du phénomène bureaucratique le plus classique, avec la création d’agences qui, au-delà des nouvelles fonctions qui leur sont assignées, trouvent leur légitimation dans le fait qu’elles disposent de degrés de liberté supérieurs et sont affranchies des rigidités de gestion de l’administration – comme si celle-ci ne pouvait modifier ni ses structures, ni ses règles, ni ses pratiques. Il est certes aisé de donner les raisons de ce phénomène de déconnexion, en quelque sorte « substantielle », entre la réalité politique et l’organisation. On signalera, entre parenthèses, que ce phénomène de coupure des deux mondes peut aussi bien avoir pour effet celui, mentionné, de ralentissement de la réforme ou d’existence d’une réforme à la marge que la propension à n’effectuer qu’une réforme « bureaucratique », c’est-à-dire prise sous un angle exclusivement budgétaire et non dans la perspective de réalisation de finalités substantielles.
14La première raison tient sans doute à la faiblesse des politiques elles-mêmes, faute de portage dans la durée par les pouvoirs publics. Ceux-ci connaissent une tendance constante – avec certes quelques exceptions, qui précisément se traduisent alors par des résultats (comme on l’a vu, malgré quelques limites, avec les succès des politiques en matière de sécurité routière) – à regarder les choses d’assez loin. On retrouve le péché originel de la réforme : une absence sérieuse de définition des objectifs d’ensemble et des étapes intermédiaires, instrumentales même, de tout processus de réforme. Cette faiblesse peut être en partie expliquée par un autre défaut : l’éloignement de nombreux politiques des conditions concrètes de mise en application d’une réforme, ce qui suppose à la fois l’engagement de ceux-ci dans la conduite de l’administration et la faculté d’en dépasser les idiosyncrasies. L’autre problème majeur réside dans la faiblesse, déjà signalée, des structures interministérielles non pas seulement dans la définition des choix stratégiques, mais peut-être plus encore dans le suivi et la mise en œuvre des décisions. Dans de nombreux cas, c’est cette coupure entre plusieurs ministères et parfois d’autres structures pour la mise en place des instruments concrets d’une politique qui a empêché des intentions réformatrices de porter tous leurs fruits. En effet, chaque structure s’estime propriétaire d’un pan de telle ou telle politique et la cohérence d’ensemble finit par manquer. Même si les efforts pour décloisonner la réflexion stratégique préparatoire existent – ce qui est rare au demeurant –, les réalisations butent sur l’absence d’instruments communs. De ce point de vue, les méthodes de coordination souple, pour emprunter ce terme à la terminologie européenne, se révèlent insuffisantes. Les évaluations à ce niveau interministériel ont aussi, jusqu’à présent, marqué leur faiblesse faute de portage politique et administratif4.
Incarner la réforme
15L’un des principaux risques que rencontre la réforme de l’État est de faire l’objet d’un discours désincarné qui n’en vise pas le cœur. Non pas que cette réforme soit absente ou sans intérêt, mais elle ne touche pas le fond des choses. Il en va ainsi de toutes les mesures dites de simplification, liées à l’usager, aménageant les structures ou réduisant les coûts de fonctionnement : leur utilité et leur bien-fondé ne sont pas contestés dans leur principe (au-delà des discussions toujours possibles sur les modalités), mais elles ne permettent pas d’apprécier quels sont les objectifs substantiels de la réforme, objectifs donc qui concernent le fond des politiques elles-mêmes. Certes, on réintroduit de plus en plus ces finalités par le biais des indicateurs dits « de performance », mais il faudrait sans doute être plus rigoureux dans les débats qui conduisent à en définir les critères et mieux prendre en compte les conditions qui permettent d’en faire autre chose qu’un indicateur bureaucratique ou purement budgétaire. Chacun sait combien il est facile de fausser les statistiques ou les données et combien nombreux sont les effets pervers que certains indicateurs peuvent engendrer.
16En somme, il s’agit d’incarner la réforme dans des politiques et cela ne se fera pas sans des structures adéquates qui permettent de l’opérer de manière intelligente. L’essentiel est bien de partir des politiques elles-mêmes et d’en déduire l’organisation et les instruments qui permettent de les appliquer au mieux. De ce point de vue, il est important de bien distinguer les différentes étapes tout en parvenant à la meilleure intégration possible de la réflexion et de l’action. Distinction, car il ne saurait être question de confier la définition des politiques (ou même l’aide à la définition de celles-ci) à la seule sphère administrative : cette définition passe par un débat large qui concerne l’ensemble des personnes (universitaires et chercheurs, groupes d’intérêts, partenaires sociaux, experts susceptibles d’apporter un éclairage de l’extérieur) qui peuvent nourrir une réflexion collective5. Ce n’est que dans un second temps que peuvent intervenir avec pertinence les spécialistes de l’organisation et des instruments pratiques d’action. Intégration aussi, car la pensée des objectifs ne peut s’effectuer de manière complètement indépendante des instruments : la disponibilité de ceux-ci régit en partie la possibilité de concevoir des buts tenables. De surcroît, les instruments n’ont pas une complète neutralité et les experts non administratifs peuvent parfaitement avoir leur mot à dire sur ces sujets pratiques. Ce décloisonnement de l’analyse et des scénarios d’évolution est la seule solution pour ne pas emprisonner la réflexion sur les politiques dans une perspective purement instrumentale qui, d’expérience, aboutit rapidement à une forme de paralysie inhérente aux luttes intestines des intérêts corporatifs des administrations.
17Sans qu’il soit encore possible, à ce stade, de se prononcer sur le résultat de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) engagée à l’été 2007, on peut formuler des espoirs et quelques craintes. Ayant moi-même plaidé dès 2000 pour l’engagement d’un tel processus consistant à réexaminer et à redéfinir les missions de chaque administration, je ne saurais méconnaître qu’il s’agit là de la plus ambitieuse action de réforme jamais entreprise. Il s’agit en effet d’un processus global et général qui considère en même temps les buts, les moyens, les structures et les contraintes. Contrairement aussi à tout ce qui a pu prévaloir par le passé, il s’agit d’une réforme qui engage le plus haut niveau de l’État, lequel en assure le pilotage. Même s’il n’est pas présenté comme tel, on peut supposer que les modifications constitutionnelles devraient permettre d’y impliquer, au moins en tant que contrôleur, le contre-pouvoir parlementaire. Même si les décisions du conseil de modernisation de décembre 2007 peuvent paraître limitées en termes d’ampleur et d’importance et si elles ne permettent pas de dégager des perspectives de moyen et long termes pour les grands champs politiques sur lesquels il se prononce, on peut et l’on doit espérer que les conseils ultérieurs seront plus ambitieux. Celui d’avril 2008 est apparu plus nourri, mais la focalisation sur la réduction des dépenses publiques a comme gommé, au moins dans la communication, les perspectives touchant au fond des politiques. Enfin, les réformes annoncées de la fonction publique, qui reprennent aussi largement nos propositions de mars 2000, à la fois en termes de gestion de renouvellement, d’ouverture des fonctions publiques, de mobilité et de gestion des fonctionnaires, notamment pour l’encadrement supérieur, devraient introduire des éléments de fluidité et de diversité dans les carrières qui sont indispensables à une mobilité des « facteurs de production » que sont les structures administratives elles-mêmes et, partant, des personnes qui y travaillent.
18Il n’en reste pas moins qu’il faut prendre garde à ce que certains biais ne finissent par vicier le processus et à atténuer sa portée. Le premier risque est que les objectifs budgétaires aient un poids prépondérant, sinon exclusif pour certains secteurs, dans les décisions qui seront finalement adoptées. Nous ne prétendons certes pas minimiser le poids de la contrainte budgétaire et limiter la nécessité de réduire de manière drastique le déficit et l’endettement de l’État. Nous reconnaissons aussi que cet élément de contrainte, en lui-même, est l’incitation majeure à la réforme – sans lui, on trouve facilement toujours mille raisons de ne pas faire. En termes comparatifs, il a été le facteur déterminant de la réforme dans la plupart des pays, si l’on met à part les périodes de reconstruction après des guerres extérieures ou d’importants conflits civils. Seulement, la perspective budgétaire ne porte en elle aucun objectif. Lorsque la préparation de la décision est trop proche du pouvoir budgétaire, les considérations autres que budgétaires peuvent aisément passer au second plan. Ce risque est renforcé par les autres biais possibles du processus.
19Le deuxième biais peut tenir au fait que les équipes chargées de préparer cette révision générale des politiques sont diversement armées, en raison de la connaissance propre du secteur et de l’antériorité de la réflexion sur celui-ci de leurs membres, pour conduire une réflexion sur les missions et sélectionner les bons objectifs. Sans doute aurait-on gagné à ce que ces équipes fussent aussi composées, outre les consultants classiques du secteur privé, de personnalités extérieures à l’administration du monde académique, français ou étranger, et de professionnels du secteur. Le risque est que s’instaure une forme de face à face entre des administrations crispées sur leur pré carré et des tailleurs de coûts manquant, si j’ose dire, de profondeur historique. L’alternative risque alors d’être entre la continuation de l’existant, de manière un peu plus austère, et le changement plus radical, mais sans vision des fins à atteindre.
20Le troisième risque réside dans le défaut de transversalité des réflexions à la fois sur le plan stratégique et sur celui-ci des outils. Certes, dans le cadre de la révision, il existe des missions transversales, mais qui portent plus sur les instruments que sur les missions. Plus encore, sans doute, le bon outil pour assurer des redéploiements fait encore défaut. Tout se passe comme si les contraintes pesaient de manière quasi égale sur tous et comme s’il était difficile de dire que tel secteur allait connaître des réductions drastiques alors que tel autre pouvait voir ses moyens d’action rapidement renforcés. Pour réutiliser cette expression, c’est bien la question de la mobilité des facteurs de production qui est ici l’enjeu majeur. Dans ce contexte, la tendance classique pourrait bien perdurer qui consiste à limiter les restrictions dans les secteurs où les groupes d’intérêts sont puissants ou bien pour lesquels des choix radicaux sont supposés impopulaires et à les concentrer sur les secteurs où les groupes de pression sont inexistants et pour lesquels l’intérêt de l’opinion est faible et sur les conditions de fonctionnement des administrations, avec parfois d’ailleurs des conséquences coûteuses à plus long terme.
21Un quatrième risque tient, pour des raisons essentiellement de temps, à la difficulté pour des dirigeants de haut niveau de s’impliquer dans le détail de la décision, alors même que c’est le détail qui conditionne le plus souvent l’application effective d’une politique. Ce facteur « structurel » milite pour que les choix stratégiques soient bien analysés en amont et que le décideur en dernier ressort soit convenablement éclairé, sur le fondement d’une analyse pluraliste, sur les conséquences de chaque décision. L’expérience que j’ai pu avoir, dans l’élaboration directe de trois rapports et dans la supervision de plusieurs autres, montre que la perception des enjeux d’une question et la conception de recommandations opérationnelles nécessitent une réflexion patiemment mûrie qui n’évite pas les doutes et les allers et retours et la confrontation des analyses et des solutions avec celles de personnalités appartenant à des mondes divers. Trop souvent, j’ai entendu des analyses brillantes sur les défis dépourvues de solutions pratiques. Trop fréquemment aussi, j’ai rencontré des gens pressés de conclure sur les instruments et les moyens, mais n’ayant pas pris le soin de passer par l’épreuve de la pensée.
22Il existe naturellement un cinquième risque, situé en aval, qui consiste à négliger la phase de surveillance et d’examen périodique – qui doit être conduite de manière indépendante – de la mise en œuvre. N’insistons pas sur la loi bien connue en France qui veut que l’annonce compte plus que le résultat, quand elle n’en tient pas lieu. On a beau insister de manière incantatoire, depuis plusieurs années déjà, sur la « culture de résultat », la connaissance précise de celui-ci manque le plus souvent, à moins qu’il ne soit guère défini, ou en termes beaucoup trop vagues ou encore purement quantitatifs. Et l’on sait que la perception par l’opinion de leur caractère ténu est pour beaucoup dans le sentiment de faible prise du gouvernement sur le cours des choses. Il reste qu’au-delà de l’évaluation, avec ses difficultés méthodologiques propres6 et finalement son échec patent en France, on doit s’interroger sur le contenu de cet examen périodique. Celui-ci est moins simple qu’il n’y paraît et pose la question, si controversée, de ce qu’on appelle de manière trop lapidaire « l’évaluation des ministres ».
Les ministres en jugement ?
23La réorganisation de l’administration suppose une implication constante des ministres dans ce processus. C’est dans cet esprit qu’il a été dit que les ministres devaient être évalués sur leurs résultats et, par un effet de cascade, les principaux responsables des administrations. S’il faut y revenir, c’est parce que le processus pose des difficultés qui permettent d’éclairer la pratique quotidienne de la réforme.
24Ce qu’on appelle « l’évaluation des ministres » recouvre trois réalités d’ordre sensiblement différent. Passons rapidement sur une première dimension de celle-ci, qui relève de l’appréciation politique, fondée sur une intuition, parfaitement légitime en démocratie. Les chefs de l’exécutif peuvent parfaitement estimer que tel ministre, en raison de son sens de l’initiative, de sa capacité à proposer des orientations pertinentes, de sa faculté de communication, de sa popularité, en somme de son charisme, et naturellement compte tenu de sa loyauté politique, de son travail, de son intelligence, etc., fait ou non l’affaire. Cette appréciation est vouée à rester, somme toute, un critère majeur de décision dans son maintien ou non à son poste. Ce jugement est naturellement au-delà de toute « mesure » et ne saurait prétendre à une parfaite objectivité.
25Un deuxième élément est trop souvent négligé, qui repose sur la faculté de gestion directe par le ministre de l’administration dont il est le chef. Pour quelques ministres qui connaissent leur administration, c’est-à-dire à la fois les personnes et, avec une certaine précision, le travail qu’y accomplissent les fonctionnaires des différents niveaux, combien restent dans leur bureau, protégés ou enfermés par leurs cabinets, privilégiant les idées générales à portée médiatique et ignorant les conditions concrètes dans lesquelles les décisions peuvent être appliquées (ou d’ailleurs souvent ne le peuvent que difficilement) ? Tel ami ministre me racontait qu’ayant pris la peine de discuter individuellement avec chacun de ses fonctionnaires au moins jusqu’au chef de bureau (et parfois à des niveaux inférieurs de la hiérarchie) pour connaître ses tâches précises, les problèmes qu’il rencontrait, ses idées, etc., il avait appris que ses prédécesseurs n’étaient jamais « descendus ». Quelques ministres appellent parfois directement des fonctionnaires autres que directeurs pour se faire une idée argumentée sur tel point technique alors que beaucoup d’autres n’écoutent que les membres de leurs cabinets ou, au mieux, les directeurs. Admettons que cela puisse être plus difficile dans les grandes administrations que dans les plus légères, mais cette capacité à connaître avant de décider, et d’aller directement à la source, est fondamentale pour qui veut apprécier sa faculté de réforme et faire le départ entre ce qui est aisément réalisable et ce qui l’est moins. En même temps, le ministre doit aussi s’émanciper de son administration, après l’avoir bien connue, pour innover et dépasser routines, habitudes et défense souterraine des intérêts des corps. L’expérience montre toutefois que la parole, si on la sollicite, est souvent plus hétérodoxe et moins défensive aux niveaux intermédiaires. Et ne revenons pas ici sur le poids, souvent analysé, des cabinets qui, pour des raisons liées à leur recrutement et au temps faible que leurs membres accordent à la réflexion et aux contacts extérieurs, reproduisent la pensée classique de leur administration plutôt qu’ils ne cherchent à la dépasser au profit d’une perspective plus vaste que celle d’un ministère donné. Bref, cette faculté de gestion et d’animation est parfaitement évaluable et mesurable.
26Reste un troisième élément constitué à la fois de l’analyse des résultats en fonction des objectifs et de la faculté stratégique. Pourquoi regrouper ces deux dimensions que l’usage tend à séparer ? Si l’on dépasse la précipitation que, parfois, la prétendue urgence politique ou les réflexes administratifs induisent, on perçoit que les indicateurs de résultat dépendent de la stratégie adoptée et non pas que la stratégie se déduit des indicateurs. On nous pardonnera ce truisme que la réalité ne vérifie pas toujours. Si l’on suit ce que nous avons suggéré quant à la définition d’une stratégie, qui doit prendre en compte à la fois une vision à moyen terme et la préoccupation de l’exécution dans son détail, la définition des indicateurs pertinents constitue un facteur déterminant d’efficacité. Il est utile ici de revenir sur la définition de la stratégie que nous avons esquissée : celle-ci comporte à la fois une idée d’ensemble des objectifs à moyen terme et une attention constante aux moyens de réalisation et à ce qu’on pourrait appeler la « méso-économie » de la réforme, c’est-à-dire la manière dont elle s’introduit à l’intérieur de l’administration, y agit, la modifie et aussi se change elle-même. Dès lors, le travail sur la stratégie et celui sur les indicateurs de résultat, aussi bien globaux que particuliers et décentralisés, doivent s’accomplir dans un seul et même mouvement. Ils reposent à la fois sur la capacité à porter une idée large et une connaissance des réalités de l’action, en même temps – il faut le préciser – d’une capacité d’animation d’équipes qui permet seule de sélectionner des indicateurs pertinents. Revenons à ce principe majeur qui veut que l’impulsion sans le souci du détail et la préoccupation des instruments – le plan d’annonces détaché d’une ambition précise – sans vision ne sont que les deux espèces d’une même myopie. Cette faculté à tenir les deux bouts de la chaîne de la décision constitue probablement le critère majeur d’évaluation des responsables politico-administratifs que sont les ministres. À cette aune ne pourront résister ni l’incantation générale ni la propension technocratique oublieuse de la manière dont les politiques modifient la réalité. Ceci implique logiquement une réflexion sur les instruments.
Instruments d’action et compétences
27Sans avoir étudié la théologie, chacun ressent la portée de la distinction thomiste entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. C’est vrai en particulier des ministres, des fonctionnaires de direction et de nombreux agents publics à tous les niveaux. Pour un responsable politique, il est au moins quatre manières de voir les choses lui échapper. La première est l’intervention, ou parfois l’interventionnisme, d’un pouvoir supérieur : alors que le ministre avait conçu une stratégie et ses moyens, il voit la belle logique qu’il avait conçue mise en pièces par une décision contraire ou tout simplement perturbante du Président ou du Premier ministre – il faut céder à tel élu local, à tel chef d’État étranger, à tel groupe de pression, etc. Ce n’est pas toujours très sain, surtout si la décision n’est pas franchement transparente et fondée, mais c’est largement inévitable. La deuxième manière par laquelle les choses ne se maîtrisent pas totalement tient à l’objet même de la politique publique : on le sait, la réalité résiste, et les services de sécurité, éducatifs, sociaux, économiques, etc. le perçoivent bien. On peut limiter les « failles » et les « trous », non les éliminer intégralement. La troisième limitation tient à l’interministérialité accrue de nombreuses politiques. Admettons qu’un ministre leader (au sens français plus qu’allemand où ce leadership signifie le plus souvent quelque chose) ait un plan ou une stratégie, il restera tout un pan d’action, qui peut être déterminant, sur lequel il n’a pas de prise, ou limitée, et son action se verra amputée d’une partie des instruments d’action. On sait d’ailleurs que la création de certaines agences, au-delà des questions liées aux libertés publiques, au refus de soupçon de politisation et aux critères liés à la gestion, répond à ce souci de pallier les effets nuisibles de la faible interministérialité de l’administration. Reste la quatrième limitation à l’effectivité de la stratégie au niveau ministériel, sans doute la plus évidente pour beaucoup, qui est tout simplement liée aux moyens, budgétaires et humains, et aux compétences dans le double sens du terme.
28Ces deux derniers facteurs doivent nous arrêter quelques instants : l’interministérialité, car son manque constitue aujourd’hui l’un des principaux défauts du système français. Les seules structures quasiment entièrement interministérielles, en dehors de leur rattachement, que sont les préfectures et les ambassades, sont loin de regrouper l’intégralité des moyens d’action dans la main de ceux qui les dirigent. Pour le reste, un ministre principalement responsable n’est pas un chef de file disposant, lui non plus, de tous les moyens d’action. Pour l’usager, l’interministérialité et d’ailleurs plus concrètement l’existence de structures interservices sont une vaste plaisanterie. Il n’est pas plus de structure, au sein de l’État, chargée de penser concrètement telle ou telle stratégie interministérielle et les arbitrages ne sauraient en tenir lieu. Il ne reste alors que quelques agences dont la tutelle, dès lors logiquement plurielle et divisée, reste souvent peu cohérente et performante. Les diverses délégations interministérielles se heurtent aussi souvent à de lourds problèmes de gestion concrète dans la mise en œuvre. Enfin, la loi organique sur les lois de finances n’a pas défini de programmes interministériels, mais seulement des missions, dont la dimension de gestion est absente. Et que dire, naturellement, de l’absence de gestion interministérielle des agents et des compétences, même de l’encadrement supérieur7, qui constitue un frein à ce que nous avons désigné comme l’un des aspects constitutifs de la faculté de réforme : la mobilité des moyens de production !
29Quant aux moyens et aux compétences, le problème est plus visible. Parfois, certains responsables affirment qu’ils n’ont pas les moyens de leur politique. Cela peut être une défausse facile ; c’est aussi souvent une réalité. Si l’on entend assigner – et c’est nécessaire – des objectifs aux différents responsables administratifs, il faut que les moyens d’action, pas seulement budgétaires mais aussi en termes de compétences et d’adéquation des structures de conception et de mise en œuvre, soient calibrés en conséquence. Sur ce plan aussi, la stratégie ne saurait être conçue et décidée indépendamment des conditions qui lui permettent d’aboutir. On pourrait d’ailleurs appliquer ce raisonnement aux conditions d’exercice de la tutelle : les compétences pour l’exercer effectivement sont toujours assez élevées et elles risquent de se trouver de moins en moins dans l’administration, en particulier si les conditions de rémunérations, de statut et de carrière – et parfois, tout simplement, l’absence de reconnaissance ou l’arbitraire politique – finissent par dissuader les meilleurs fonctionnaires d’y rester. Elle devient aussi un faux-semblant si les propositions mal pensées et purement rhétoriques d’un État prétendument « stratège » – et sans même parler des théories de l’État régulateur, dont on attend toujours de savoir ce à quoi il pourrait ressembler – conduisent à disjoindre conception et mise en œuvre, stratégie et exécution et parfois, d’un même mouvement, le rôle des services centraux, limités en nombre, mais « nobles », et les structures déconcentrées, plongées de façon obéissante dans des tâches d’exécution, sans avoir le droit d’imaginer une quelconque parcelle de stratégie. Le risque présent, qui est celui d’un affaiblissement de la puissance publique, se traduit par l’apparition d’un État incapable de concevoir une stratégie et de jouer son rôle premier d’aide à la décision du pouvoir politique.
30L’une des grandes illusions des temps présents est d’imaginer que certains instruments – pensons en particulier à la loi organique sur les lois de finances – sont en eux-mêmes porteur d’une vertu stratégique, alors que ce ne sont que des instruments. Certains feignent ainsi de croire que la seule définition des programmes traduit enfin son émergence, à la différence de la vision parcellaire du budget divisé en chapitres : il suffirait de nommer, comme chez saint Jean, pour que les choses soient ! Or, la LOLF ou tout autre document ne sont que des outils, plus ou moins intelligemment maniés, et rien d’autre. Pas davantage la célèbre Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC), en admettant même qu’elle ait parfois quelque existence dans son dernier volet, ne peut-elle dire quelles sont les compétences dont nous avons ou aurons besoin. Si la tentation est si forte de succomber au confort de cette illusion, c’est peut-être que, au-delà de raisons de structure maintes fois évoquées, à savoir l’absence de toute propension, pour des raisons de formation et de sociologie, d’une partie de la fonction publique à comprendre sur quelle forme d’intelligence la stratégie repose, le rapport entre le monde politique et la fonction publique dite « de direction » reste singulièrement compliqué et occulté en France.
État recherche pilote
31Peut-être faut-il, pour conclure, partir d’une proposition hypothétique simple, mais qui me paraît largement vérifiée : dans les pays où la réforme de l’État a été la plus ambitieuse et où le passage à l’acte a été le plus rapide, parfois même brutal, le facteur déterminant, au-delà de toute considération liée aux contraintes budgétaires, a été le fait que les politiques publiques ont dicté la réforme et non pas la réforme précédé la mise en œuvre de toute politique. La réforme a été, comme on dit, policy driven. Cela a été rendu possible par la conjonction de trois facteurs : des politiques qui savaient ce qu’ils entendaient accomplir, parce qu’ils l’avaient bien préparé en amont, l’existence d’appuis intellectuels aux réformes, une implication directe des agents des administrations, publics et privés, dans l’aide à la décision et l’analyse (critique) des politiques conduites. On doit également ajouter – et ceci est lié à cela – que le processus d’élaboration des réformes et même de décision a été public et que la réforme, et donc la réflexion sur les politiques en même temps que sur les instruments, est devenue un processus permanent dans lequel chacun a été impliqué et qui a donné lieu à une production souvent impressionnante de documents publics. L’exemple du Royaume-Uni paraît de ce point de vue exemplaire – mais on pourrait aussi ajouter le Canada, la Suède, dans certains domaines aussi l’Espagne et quelques autres pays.
32En France, les choses paraissent plus compliquées : la maturation du débat public est plus longue, les documents de position émanant de la sphère académique exceptionnels, sauf dans quelques domaines, comme récemment l’environnement, la vision à moyen terme souvent déficiente et détachée des instruments. Et surtout, il est parfois compliqué de savoir si les porteurs de la réforme sont d’abord les politiques (ce qui, en principe, devrait être le cas) ou les fonctionnaires de direction. Ces derniers sont d’ailleurs souvent de plus en plus écartelés – ou plutôt on trouve souvent les deux catégories – entre la fidélité mimétique à une administration déterminée et une propension à dépasser un point de vue singulier lorsqu’ils s’aperçoivent qu’il conduit à une impasse. Les uns réforment pour maintenir, les autres pour innover. En tout cas, la liberté et le dépassement des conceptions classiques ne font pas partie des critères d’évaluation mis en avant. Les initiatives ambitieuses de quelques-uns, lorsqu’elles existent, se trouvent rapidement limées par des processus d’arbitrage – on n’ose souvent dire de décision – qui corrodent l’innovation, sauf lorsqu’une réforme est portée politiquement à un niveau suffisant, ce qui reste rare.
33Ceci aboutit au fait que, si l’on met entre parenthèses la phase créatrice des années d’après-guerre et, ce qui n’est pas rien, les réformes induites par la construction européenne et celles liées à la force de l’économie de marché, dans lesquelles il faut inclure les privatisations, les réformes les plus visibles et efficaces ont concerné la gestion, les relations avec les usagers au sens large et le domaine des prestations. Tout ceci est loin d’être insignifiant, mais laisse de côté un grand nombre de politiques. Tel est sans doute le paradoxe d’une administration qui se transforme assez profondément tout en donnant l’impression que la direction de l’État est plus lâche et que sa substance – le projet qu’il incarne et déploie en matière d’éducation, de politique étrangère, de redistribution, de compétitivité, d’aménagement – est plus incertaine. Y répondre, n’est-ce pas finalement construire un projet politique ?
Notes de bas de page
1 Sans vouloir abuser de précautions méthodologiques, remarquons seulement qu’une politique est un tout : une politique « sur le papier » n’est pas une politique. Une politique, c’est à la fois une intention (véritable), une analyse des conditions possibles d’application (psychologiques, sociales, techniques), un éventail de mesures détaillées et des systèmes de contrôle de l’application de ce qui a été décidé.
2 Au sens où une réforme dirigée par des techniciens qui n’ont qu’un esprit technique se traduit par la méconnaissance et l’oubli des réalités d’un ordre différent et obéit à un racornissement des perspectives.
3 C’est ce que nous avions suggéré, Bernard Cieutat et moi, dans notre rapport Fonctions publiques : enjeux et stratégie pour le renouvellement, Paris, La Documentation française, 2000, après avoir montré, pour la première fois dans un rapport public, que les départs à la retraite massifs de fonctionnaires allaient représenter une opportunité majeure, mais qu’il fallait l’organiser sérieusement et non à coup d’incantations idéologiques dans un sens ou dans un autre.
4 Quant aux évaluations ministérielles, rares au demeurant, elles manquent d’indépendance, parfois dans la réalisation, toujours dans la décision de principe de les lancer.
5 C’est ce que faisait, quoique de manière encore imparfaite, l’ancien Commissariat général au Plan que nous avions proposer de transformer, dès 2000, en une Délégation générale à la stratégie. Pour un résumé du schéma de cette réforme, dont les pouvoirs publics se sont inspirés, mais sur le mode mineur et de façon tronquée, sinon dévoyée, voir France : la réforme impossible ?, Paris, Flammarion, 2004, notamment p. 99-104.
6 Nous nous permettons de renvoyer à nos articles « L’évaluation : de la modernisation de l’administration à la réforme de l’action publique », Revue française des Affaires sociales, 54e année, n° 1, janvier-mars 2000 et « Une politique peut-elle être évaluée ? Libres réflexions sur une question occultée », Informations sociales, n° 110, septembre 2003.
7 Mentionnons un exemple parmi d’autres : le secrétaire général de l’Administration, placé auprès du Premier ministre, dont la création avait été consacrée par le décret du 11 avril 2006, n’a jamais été nommé.
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Les réorganisations administratives
Ce livre est cité par
- Bonnaud, Laure. Martinais, Emmanuel. (2014) Fusionner les administrations pour mieux coordonner l'action publique ?. Gouvernement et action publique, VOL. 3. DOI: 10.3917/gap.143.0105
Les réorganisations administratives
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