Le « défenseur naturel de l’industrie et du commerce ». Information et action économique au ministère de l’Intérieur de Chaptal à Montalivet
p. 271-289
Texte intégral
1L’étude des relations entre État et information économique implique de s’interroger non seulement sur la nature des savoirs économiques de l’État, mais aussi sur leurs usages. Amené à justifier l’action de ses bureaux, le ministre de l’Intérieur Montalivet avait, dans un rapport adressé à Napoléon, présenté son administration comme « le défenseur naturel de l’industrie et du commerce ». Au sein du ministère qui avait en charge l’élaboration de la statistique économique, c’était d’abord en termes d’action qu’était conçu le rapport de l’État à l’économie1. Cette remarque conduit à poser la question du statut de l’information économique, et de sa principale branche, la statistique économique, au sein de l’administration centrale : est-elle d’abord un savoir administratif patiemment édifié, ou une information instrumentalisée à des fins politiques (que l’on pense par exemple au compte-rendu annuel de la situation de l’Empire en forme de panégyrique, rédigé par le ministre de l’Intérieur) ?
2Le Consulat et l’Empire représentent à bien des égards une période importante de redéfinition du rôle de l’État, de son discours et de son attitude à l’égard de la société civile. L’une des facettes en est l’émergence de la statistique économique, qui peut s’interpréter comme un pas en avant pour donner aux acteurs économiques une connaissance supplémentaire, autant que comme un moyen de renforcer le monopole de l’État sur le savoir économique et l’action rationnelle dans ce domaine. Il apparaît donc nécessaire, pour mieux comprendre la place que pouvait tenir l’information économique dans le processus administratif de décision, de tracer une typologie de l’action économique sous le Consulat et l’Empire, avant d’étudier plus précisément les usages de la statistique économique dans l’administration napoléonienne.
Typologie de l’action économique sous le Consulat et l’Empire
Chaptal : information et innovation
3La politique économique menée par Chaptal, entre 1800 et 1804, est en grande partie déterminée par ses convictions de savant et de praticien, qui l’amènent, dans ses écrits de vulgarisation comme dans sa pratique ministérielle, à souligner le fait que le développement de l’industrie repose non seulement sur la maîtrise d’un savoir et la diffusion des lumières, mais aussi, et peut-être d’abord, sur la maîtrise d’un savoir-faire.
« On peut avancer comme vérité fondamentale que le succès d’un établissement dépend peut-être moins de la perfection des produits et de la science du directeur, que du régime et de l’administration de l’intérieur de la fabrique ; et je déclare qu’une expérience de trente années d’études, d’observation et de pratique dans les arts, m’a présenté un plus grand nombre d’établissements ruinés par inconduite ou par une administration vicieuse que par un défaut de lumières ».2
4Information et innovation étaient les deux piliers de la politique économique de Chaptal. Le ministre de l’Intérieur devait être un centre de réception et de diffusion des découvertes. La politique de soutien aux inventeurs fut ainsi activement menée, en s’appuyant sur d’autres institutions, tel que le Conservatoire des Arts et Métiers, ou sur les sociétés savantes, notamment la Société pour l’Encouragement de l’Industrie nationale à la naissance de laquelle Chaptal prit une part importante.
5Pour les manufacturiers eux-mêmes, Chaptal répéta sans cesse qu’ils devaient d’abord compter sur leurs propres forces, et se soutenir par la qualité de leurs produits. Cependant, des exceptions étaient possibles pour les industries jugées stratégiques : « Le gouvernement a pour principe de n’accorder aucun encouragement aux manufacturiers qui cultivent un genre d’industrie connu et pratiqué. Il les abandonne à leurs propres forces, bien persuadé qu’ils n’ont pas besoin de son appui pour prospérer. Il se borne à récompenser ceux qui importent une fabrication nouvelle, font quelque découverte importante dans les arts, ou perfectionnent les procédés déjà en usage »3. Le ministère de l’Intérieur se montra ainsi particulièrement présent dans le domaine de la mécanisation du secteur cotonnier, assurant une publicité, ainsi qu’un soutien financier, par l’achat de prototypes, à l’inventeur James Douglas. Le souci constant de Chaptal avait surtout été de lier la science et l’industrie : la modernisation de l’industrie était le meilleur moyen de soutenir la concurrence avec l’Angleterre, et la diffusion des technologies nouvelles le plus grand soutien que l’État pouvait fournir aux manufactures.
6Dans le dispositif chaptalien, le rôle de l’État était surtout de dispenser une information technologique et pratique. La correspondance ministérielle atteste de la fréquence de ce genre de sujet, où Chaptal n’hésitait pas à réaffirmer ses convictions personnelles. Le 17 frimaire an X, il écrit au maire de Villy dans le Calvados, désireux d’introduire des activités de blanchiment de toiles de coton : « Je ne puis que vous renvoyer aux ouvrages que je viens de citer en vous faisant observer qu’il y a loin de la théorie à la pratique. Ce n’est qu’après plusieurs essais qu’on peut espérer de réussir »4. Et la même année, le préfet de la Drôme était également incité à la prudence :
« Il convient avant tout d’attendre le résultat des expériences qui se font en ce moment au Conservatoire des Arts et Métiers sur le blanchiment à la vapeur. L’instruction à laquelle ces expériences donneront lieu épargnera à tous les établissements une multitude d’essais coûteux et de tâtonnement inutiles auxquels ils seraient obligés aujourd’hui de se livrer »5.
7Pour parfaire son dispositif, Chaptal envisagea très tôt de mettre les préfets en mesure de jouer le même rôle que lui à l’échelle départementale, et de les doter d’un conseil consultatif apte à lui fournir tous les renseignements nécessaires en matière économique. Il ne s’agissait pas de rétablir les corporations de type d’Ancien Régime : les nouveaux organismes conçus par Chaptal devaient rester des organes d’information, comme il l’expliqua au préfet de Seine-Inférieure Beugnot, partisan du rétablissement des chambres de commerce d’Ancien Régime : « Vous jugez sans doute combien il importe de ne pas nous lier par des lois, dans l’organisation de ces établissements qui ne sont que les auxiliaires de l’administration ; et qu’il faut nous réserver le pouvoir de les perfectionner, chaque jour, à mesure que nous serons éclairés par l’expérience. D’ailleurs ces deux articles donneraient une trop grande extension à ces institutions, qu’il importe de borner à des fonctions simplement consultatives. Persuadons-nous donc que, moins ce Conseil offrira l’idée du pouvoir, de l’influence active sur l’administration, et moins alors il fixera les vues de l’ambition et de l’intrigue ; c’est dans cette espèce d’isolement que nous trouverons la garantie de son indépendance. Il sera d’autant plus utile, qu’il ne le sera que par ses lumières ».6
8Le dispositif chaptalien déboucha sur la création des chambres consultatives d’arts et manufactures et des chambres de commerce en l’an XI7. La circulaire du 12 fructidor XI rappelait que les chambres consultatives étaient « appelées à faire connaître la situation et les besoins des fabriques, à indiquer les obstacles qui pourraient ralentir leurs travaux, et les moyens de les écarter ; à proposer leurs vues sur les diverses améliorations qu’il paraîtra convenable de faire, sur les procédés nouveaux à adopter, sur les perfectionnements à introduire : leur sollicitude éclairée embrassera tout ce qui peut intéresser nos manufactures, tout ce qui est propre à les élever à un haut degré de perfection, à leur assurer la supériorité sur les fabriques étrangères ; leur devoir le plus cher sera d’attirer constamment sur elles les regards, l’attention, la bienveillance de l’autorité et elles la trouveront toujours disposée à prendre en considération leurs projets et leurs demandes. »
9L’accent était d’abord mis sur l’innovation technologique, à travers la catégorie de « l’amélioration ». Les chambres consultatives étaient un moyen de faire remonter l’information vers le gouvernement, et aussi un moyen de canaliser l’expression des milieux manufacturiers : la reconnaissance officielle et honorifique qu’elles représentaient était un moyen de s’assurer de leur fidélité au gouvernement. Ce dispositif fut bien accueilli par les milieux économiques, notamment parce que les chambres leur fournissaient un moyen de concertation. Les membres de la chambre consultative de Rodez, en l’an XII, se félicitaient ainsi de « l’avantage qui résultera d’un établissement en ce genre, pour cette ville, où les manufactures, arts et ateliers n’ont besoin que d’une bonne direction, pour atteindre la perfection dont ils sont susceptibles ».8
Champagny et Cretet : libéralisme et représentation des intérêts
10Les ministères de Champagny (1804-1807) et Cretet (1807-1809) se caractérisent par la poursuite d’un certain libéralisme en matière de politique manufacturière, mais aussi par un changement dans l’attitude envers la statistique et l’information économique.
11Dans une réponse au préfet du Haut-Rhin, le 1er prairial 13, le ministre réaffirma sa doctrine vis-à-vis des demandes des manufacturiers : « J’ai lu avec intérêt, M., le mémoire du Sieur Colombel sur la nécessité d’introduire des mécaniques à filer le coton dans les manufactures de Ste Marie aux Mines »9. La nature de l’industrie n’était pas suffisante pour justifier une aide gouvernementale. Une industrie devait d’abord se soutenir par elle-même et par la qualité de ses produits. Le contexte géographique (le département du Haut-Rhin était déjà bien équipé en mécaniques) et surtout économique prenait une importance cruciale :
« La mesure que propose le Sr Colombel pourrait ralentir le zèle des capitalistes qui placent leurs fonds dans ce genre d’industrie sans réclamer l’aide du gouvernement. Elle entraînerait, si elle était accueillie, une foule de demandes semblables, de la part de presque tous les départements, demandes auxquelles le gouvernement serait loin de pouvoir satisfaire. Enfin les progrès de la filature du coton par machine sont tels que le gouvernement est dispensé de faire d’autres avances que celle nécessaires pour tenir en activité, pendant quelques années encore, un certain nombre de bonnes machines, pour entretenir l’émulation et faciliter l’instruction de ceux qui ont les moyens de former des établissements de ce genre. »
12La crise économique de 1806 fut une occasion de mettre à l’épreuve les principes économiques du ministère. Elle fut analysée par les bureaux du ministère comme une crise de la consommation et finalement comme un symptôme de la bonne santé de l’industrie : la production était soutenue, mais la consommation obéissait à des rythmes plus fluctuants10. Cette analyse correspondait à la conviction que l’industrie française avait engagé, avec le soutien du ministère, sa mutation technologique : « La difficulté n’est pas de donner de l’essor à l’industrie, mais de lever les obstacles qui s’opposent à la consommation »11.
13Costaz, chef du bureau des manufactures, concluait donc qu’il n’y avait qu’à attendre le retournement de la conjoncture :
« En résumé, je pense qu’il n’est pas au pouvoir du gouvernement de rendre à nos ateliers l’activité qu’ils avaient avant les circonstances actuelles, et qu’on a fait tout ce qui dépendait de l’administration en procurant aux ouvriers sans travail la ressource d’être occupés au canal de l’Ourcq, au Louvre et au pont du Jardin des Plantes. »12
14Le gouvernement devait-il intervenir pour soutenir les manufactures, et sous quelle forme ? La question fut à nouveau débattue dans deux conseils d’administration des 24 et 28 janvier 1807, où siégèrent Champagny, Regnier, Gaudin, Mollien, Decrès, Fouché et Portalis, les conseillers d’État Bigot-Préameneu, Regnaud, Defermon, Lacuée et Cretet, et les sénateurs Monge et Chaptal. Champagny fut d’abord invité à présenter ses vues :
« Le ministre […] a indiqué les causes de la langueur de nos manufactures dans le défaut d’exportations maritimes, dans l’interruption de nos débouchés par terre et la suspension de toutes les commandes faites ce jour par l’Allemagne et la Russie, et enfin par la diminution de la consommation intérieure, provenant de l’absence de la cour et de l’armée, et de la misère d’un grand nombre de propriétaires et de cultivateurs, principalement dans les pays de vignoble, c’est-à-dire dans tout le midi de la France ».13
15Une commission, composée de Regnaud, Cretet, Monge, Chaptal et Champagny, fut chargée de définir les mesures à prendre. Elle retint trois propositions du rapport du ministre de l’Intérieur : établir un fonds d’ameublement pour les bâtiments officiels, commander des objets de luxe à offrir en présent à des représentants des puissances étrangères, faire des avances « à quelques grandes villes non manufacturières et dénuées de toute ressource pour suppléer à l’insuffisance des fonds qu’elles peuvent appliquer à des travaux publics ».14
16Les moyens proposés restaient relativement modestes et traditionnels. Le ministre de l’Intérieur rendit un nouveau rapport le 28 janvier sur les causes de la crise :
« La souffrance de certains genres de fabrication est certaine ; elle est sensible à Paris et à Lyon ; les causes sont faciles à déduire, mais les remèdes ne sont pas également faciles à trouver. Ce n’est point l’argent qui manque, ce n’est pas le crédit, et l’on doit s’en féliciter, car avec ces deux sources, le principe de vie subsiste et les maux ne sont que passagers. Mais le plus grand nombre de débouchés extérieurs sont actuellement interceptés, la consommation intérieure est réduite. Ce qui manque, c’est l’écoulement des objets fabriqués ».15
17La crise était donc d’abord une crise des débouchés. Le ministre de l’intérieur reconnaissait qu’elle était passagère, mais n’en estimait pas moins que des secours étaient nécessaires. L’argument de l’emploi et de la cohésion sociale fut employé par le ministre de l’Intérieur pour faire prévaloir ses vues auprès de l’empereur. Comme le souligne Denis Woronoff, « au miroir de la société napoléonienne, l’industrialisation apparaît en définitive, non comme une rupture ou comme la voie de passage vers le monde moderne, mais comme un des éléments de la puissance nationale, un des facteurs de cohésion ».16
18Cette conception contribuait à façonner le type d’information économique recherchée, en mettant notamment l’accent sur les questions d’exportation. Sur la question des relations commerciales avec l’étranger, les avis des chambres de commerce parvenaient spontanément au ministère, et Champagny s’en servit surtout pour appuyer ses propositions en direction de l’empereur, un peu à la manière de Chaptal. Ainsi, le 24 septembre 1806, le ministère de l’Intérieur transmit à l’empereur les représentations des villes de Lyon, Turin, Saint-Étienne, Bordeaux pour la continuation de leurs débouchés vers l’Allemagne en reproduisant presque tels quels leurs arguments : Leipzig, et ses foires, représentait « pour les productions de notre industrie et même d’une partie de notre sol notre principal débouché à l’étranger et le canal par lequel rentre en France le numéraire que les approvisionnements tirés du Nord peuvent en faire sortir » et s’effaçait derrière les chambres de commerce des villes concernées :
« Sire, Votre Majesté appréciera l’importance de cette requête, je me borne à lui garantir la vérité des faits sur lesquels elle est appuyée ».17
Montalivet : l’économie subordonnée au système napoléonien
19L’affirmation de la position du ministère de l’Intérieur comme « défenseur » des milieux économiques par Montalivet peut sembler à première vue l’approfondissement de la conception de Champagny d’un ministère relais des intérêts économiques. Cependant, le contexte de formulation de cette position indique que la priorité de Montalivet n’était pas tant d’aider les milieux du commerce et de l’industrie que d’affirmer le rôle de son ministère en matière d’économie, lors des conseils d’administration, notamment face à celui des Finances :
« On peut objecter, argumentait le ministre, que le département de l’Intérieur n’ayant point à pourvoir aux ressources financières de l’État et ne connaissant pas toute l’étendue des besoins, il est exposé, dans des vues de ménagement pour le commerce, à apporter des entraves à l’établissement de quelques branches de revenus. C’est encore un de ces cas que l’autorité du monarque résout avec facilité, et quelque que doivent être les décisions, il est toujours bon que le défenseur naturel de l’industrie et du commerce ait été entendu ».18
20Tout en affirmant son rôle de porte-parole, Montalivet donnait en fait à son ministère une place subordonnée dans un système politique où toutes les décisions passaient par l’empereur. Là où Chaptal envisageait son action économique de manière relativement autonome, là où Champagny ou Cretet essayaient de faire passer de manière discrète les idées du commerce dans leurs rapports à l’empereur, Montalivet se concevait d’abord comme un pourvoyeur de faits, ce qui l’amena, paradoxalement, à remettre en cause le fonctionnement de la statistique. Les renseignements existants étaient jugés insuffisants, comme l’indiqua la circulaire du 30 septembre 1811 : les notices statistiques étaient jugées « utiles » mais pas toujours bien dirigées. Les nouveaux renseignements demandés se faisaient plus précis, et limités à un petit nombre de facteurs : « Vous concevez, M. le préfet, qu’il ne faut pas ici se jeter dans des détails trop étendus, dont l’immensité éloignerait du but qu’on veut atteindre ; il s’agit de me faire connaître l’accroissement ou la diminution des masses les plus importantes des manufactures ou ateliers qui occupent dans leur sein le plus grand nombre de bras, ou qui réunissent le travail d’une nombreuse population éparse au dehors. »19 Les tableaux adressés aux préfets contenaient un nombre limité de colonnes : l’emplacement, le genre de l’industrie, le nombre d’ouvriers et de machines, le montant de sa production, renseignements qui se retrouvaient ensuite mis en fiches. L’industrie se retrouvait assimilée à une ressource que l’on souhaitait pouvoir mobiliser à la manière de régiments. Le moteur n’était plus la curiosité du ministre, la volonté de connaître les richesses du territoire, mais simplement les demandes de Napoléon, calquées sur le modèle de la mobilisation militaire.
21Le ministre commençait par se prévaloir de l’opinion du commerce, sur la base, remarquons-le, de contacts individuels, et non d’un avis formel du Conseil général de commerce. Mais Montalivet savait aussi que l’empereur ne se contenterait pas de généralités. En note d’un rapport de la 2e division sur le prêt sur consignation, il indiqua :
« Il serait à désirer que ce rapport contînt des choses que l’empereur demandera certainement. 1° Quels sont les besoins de la consommation ? Qu’est-ce que c’est pour Paris que 271 000 kilogrammes de café ? Que 376 000 kilogrammes de sucre ? Est-ce huit jours, est-ce quinze jours, est-ce six mois ? 2° 643 000 kilogrammes de coton peuvent-ils être considérés comme un engorgement dans un pays qui en consomme quinze millions et qui se plaint que toutes les avenues sont fermées ? 3° Quels sont les besoins d’indigo ? On saurait cela aisément ».20
22L’action économique du ministère se trouvait de son côté réorientée vers une action plus conjoncturelle, visant à atténuer les conséquences de la crise économique. Le recours au prêt, regardé avec méfiance sous le Consulat, fut ainsi généralisé. Le 19 novembre 1810, Montalivet informait Napoléon :
« Conformément aux intentions de Votre Majesté, je me suis entretenu avec quelques membres du Conseil général de commerce de l’établissement à Paris d’une caisse de prêt aux négociants et commerçants sur consignation de marchandises. L’idée de cet établissement a été accueillie avec enthousiasme, on peut attendre les plus heureux résultats dans les circonstances actuelles ».21
23La statistique économique et industrielle s’intégrait à cette nouvelle forme d’action : il importait d’abord de connaître le nombre d’ouvriers occupés par un établissement, pour juger de la priorité des secours à accorder. C’était là la conséquence d’une approche fractionnée, dictée par les formes de l’action gouvernementale : le ministre de l’Intérieur intervenait en matière politique économique par le biais des rapports adressés à l’empereur, c’est-à-dire au coup par coup, selon les urgences du moment.
24Ainsi, après Chaptal, la volonté de publicité et de diffusion de l’information économique s’essouffle et de nouveaux objectifs, déterminés notamment par la politique de blocus, s’imposent. Les ministres de l’Intérieur, Champagny, Cretet et Montalivet, ont alors de plus en plus tendance à concevoir leur ministère comme le représentant des intérêts du commerce et de l’industrie. La statistique n’est plus un moyen d’éclairer et de former l’opinion manufacturière, comme sous Chaptal, mais devient d’une part un instrument du dialogue des ministres avec l’empereur, d’autre part un moyen de classer et de distinguer les bons entrepreneurs, notamment avec la mise en place d’une politique de prêts aux manufactures. Le passage d’un usage mercantiliste à un usage libéral de la statistique apparaît ainsi contrarié et montre la nécessité de replacer la statistique dans le contexte politique propre à éclairer ses usages au sein de l’État.
Les usages incertains de la statistique économique
25Les études consacrées à la naissance de la statistique ont amplement fait la lumière sur les difficultés intellectuelles et matérielles rencontrées au début du XIXe siècle pour établir des catégories d’enquêtes, obtenir des renseignements fiables et les collecter.22 Nous nous intéresserons ici essentiellement aux problèmes liés à la situation institutionnelle de la statistique et à ses usages au sein du ministère de l’Intérieur sous le Consulat et l’Empire.
26Si le Consulat et l’Empire sont habituellement présentés comme « l’âge d’or » de la statistique départementale, la statistique, comme pratique de gouvernement connaît sur l’ensemble de la période considérée des vicissitudes nombreuses, que l’on peut suivre à travers le destin du bureau de statistique, finalement supprimé au sein du ministère de l’Intérieur. L’histoire institutionnelle du Bureau de statistique, histoire d’un échec, fournit ainsi de premières indications sur la difficile autonomisation du genre.
Une institutionnalisation contrariée
27C’est le 1er frimaire an IX que Chaptal créa un Bureau spécifiquement chargé de la statistique, dirigé par Alexandre Deferrière. En germinal an X, ce bureau fut rattaché au secrétariat général du ministère, dont il devint la deuxième section. Coquebert récupéra la statistique, augmentée des archives et de la bibliothèque, et le bureau prit le nom de « bureau des informations administratives »23. Les activités du Bureau se retrouvèrent ainsi, sur le papier, beaucoup plus étendues. Une grande partie du travail consistait à fournir des informations pour le travail que le ministre devait présenter à l’empereur, la rédaction annuelle de la « Situation de l’empire » ou la préparation des conseils d’administration. Pour ce dernier objet, c’était le Bureau de Coquebert qui était chargé de dresser un résumé de l’action des bureaux du ministère, comme en témoigne sa correspondance avec les chefs de bureau. On y voit que Coquebert ressent la nécessité de s’appuyer sur les ordres du ministre pour légitimer sa demande : « Son Excellence vient de me charger de faire commencer dès à présent le travail préparatoire qui devra servir lors de la tenue des conseils d’administration par Sa Majesté. Elle observe qu’il est bon de s’y prendre à l’avance pour éviter la nécessité d’un travail extraordinaire et forcé qui se ressent toujours de la précipitation qu’on y met. » Les bureaux du ministère devaient en conséquence remettre les minutes de leur travail passé, au prix d’un surcroît de besogne :
« Son Excellence me marque que ce travail doit être fait dans la même forme et sur du papier de même dimension que l’année dernière. Elle ajoute que le courant ne doit pas souffrir de cette besogne et que les bureaux pourront s’en occuper tous les soirs. Je vous prie de me communiquer les minutes du travail qui a eu lieu l’année dernière, et de vous occuper sans retard de celui qui est demandé pour cette année ».24
28Les ambitions de Coquebert furent cependant revues rapidement à la baisse. Il perdit les archives, qui retournèrent dès 1807 dans les attributions du bureau d’expédition dirigé par Bocquet. Isabelle Laboulais-Lesage note d’autre part que son passage au ministère correspond, dans son évolution intellectuelle, à une période de transition25. Coquebert s’attacha à améliorer le fonctionnement de la correspondance, à envoyer des questionnaires plus détaillés. Il garde à la statistique une fonction d’abord descriptive, mais qui se déplace du monographique vers l’observation thématique : il s’agit désormais de mesurer la répartition d’un fait à l’échelle de l’Empire.
29Tous les bureaux cherchaient à s’approprier l’activité statistique, y compris celui des archives, dont le chef, Carré d’Haronville écrivait à Champagny le 3 janvier 1806 pour lui demander « de réunir aux archives le travail dont le bureau de la statistique est chargé » après la démission de Deferrière. D’Haronville mettait en lumière « l’analogie » de travail entre les deux bureaux : « Déjà nous sommes appelés annuellement à partager ce travail, notamment pour le dépouillement et les analyses des procès-verbaux des départements rédigés d’après les questions que le ministre adresse chaque année aux préfets ».26 Ce témoignage montre bien que la statistique n’apparaissait pas encore comme une activité autonome et spécialisée. Tous les bureaux du ministère effectuaient des activités de traitement de l’information, de mise en fiche ou en registre de la correspondance des préfets, et regardaient le bureau de statistique comme un rival plus que comme un allié.
30D’autres bureaux, comme celui d’administration générale au sein de la 1re division, en 1811-12, affirmaient même que la statistique n’était tout simplement pas assez fiable, notamment pour l’établissement des chiffres de population : « Cette base a toujours été difficile à connaître. Dans certains cas, les autorités locales croient servir leur pays en exagérant le nombre de ses habitants, plus souvent on cherche à la soulager en le diminuant ; partout, enfin, cette quantité varie sans cesse, et jamais elle ne peut être connue avec un certain degré de précision ».27 Or, la fixation de la population des villes était essentielle pour la détermination de leur budget et des taux de l’octroi. La recherche d’une information actualisée se heurtait aux principes d’une administration fixe : « Quoiqu’on ne puisse donc regarder comme absolument vrais les résultats d’un recensement quelconque, il a paru nécessaire d’en adopter un, et d’en faire un point fixe à partir duquel on pût régler les dispositions de l’administration. La population ainsi reconnue forme une sorte d’hypothèse légale, certainement inexacte en elle-même, mais qui s’admet comme vraie dans tous les cas ou l’administration a besoin de l’appliquer. » Les recensements, effectués tous les cinq ans (1806, 1811), devaient donc être « tenus pour vrais », quelles que soient les nuances que les enquêtes statistiques pouvaient apporter, et former la base de « toutes les opérations administratives ».
31Outre les rivalités internes au champ statistique (ainsi les attaques de Duvillard contre Deferrière28), l’institutionnalisation de la statistique était donc également affaiblie par les rivalités existant entre les bureaux, et la volonté de chacun de contrôler l’établissement de l’information économique et démographique. L’échec du modèle statistique consulaire fut constaté par le rapport de Silvestre au ministre, le 22 octobre 1812 : « On a fait tout ce qu’il était possible pour approcher la réalité, mais ce travail était environné de trop de causes d’erreurs pour qu’il puisse en être entièrement exempt dans ses résultats. » Ces erreurs tenaient d’abord à la méthode suivie : « Un des motifs principaux du défaut de renseignements généraux et de l’accumulation des documents partiels et de détail ne doit pas échapper à Votre Excellence, il tient à la manière dont ses prédécesseurs ont cru devoir diriger la correspondance statistique ».29 Les demandes s’étaient multipliées, mais sur des objets trop petits et trop dispersés, dans un souci de précision qui avait conduit à l’éparpillement. Un souci d’exactitude avait conduit la demande statistique à s’éloigner des réalités pratiques de l’administration. La conclusion qu’en tira Montalivet fut de confier la collecte des informations à chaque bureau pour le secteur dont il était responsable. La compétence administrative propre à chaque service l’emportait sur la compétence propre des statisticiens.
L’État et l’entreprise, l’impossible conciliation des intérêts
32Un autre facteur limitant l’influence réelle que l’information statistique peut exercer sur l’action économique du gouvernement tient à la définition même de l’action économique par les responsables gouvernementaux. La politique économique était entendue de plus en plus comme la prise en compte des intérêts. Points de vue politique et statistique pouvaient aboutir à des orientations très différentes, comme le montre l’exemple du débat sur les laines30. En 1811, le bas prix de la laine étrangère pesait, au détriment des agriculteurs et des troupeaux nationaux. Le ministre Montalivet se prononça cependant contre un droit sur la laine, auquel était favorable le directeur général des Douanes Colin de Sussy. Dans son rapport, Montalivet précisait :
« La tonte est encore trop précoce pour qu’on puisse se faire une idée précise du prix réel de la laine. Ce moment est toujours celui où les manufacturiers cherchent à répandre des bruits de baisse et à exagérer l’importance des approvisionnements qui peuvent exister ; leur intention est d’inspirer des craintes aux propriétaires de troupeaux et de les déterminer à vendre à des prix modiques. »
33Il estimait qu’il n’y avait pas eu d’introduction de laines plus importantes en 1810 que les années précédentes et soulignait l’effet de la chute de la maison Tassin sur les prix : « La baisse des laines, due à la présence d’un reste d’approvisionnement extraordinaire entré par suite d’opérations militaires, à la commotion qu’a ressentie le commerce, et à un ralentissement des consommations du dedans et du dehors, ne paraît pas pouvoir être l’objet de mesures utiles de la part du gouvernement, si, par ces mesures, on entend soit des prohibitions de laines étrangères, soit des droits à leur entrée. Il y a lieu de croire qu’on ne pourrait opérer d’effet que par des mesures générales qui tendraient à rétablir le crédit et accroître les ventes en France et à l’étranger, par conséquent à ranimer la fabrication. » Son raisonnement se basait donc sur des considérations générales, la conviction que des mesures ponctuelles ne pouvaient avoir d’effet important sur l’équilibre du marché, ainsi que sur une évaluation qui se voulait réaliste de la situation des différentes régions manufacturières de l’Empire. L’approvisionnement en laines superfines, secteur clé des exportations, était en effet encore très dépendant de l’étranger.
« Des droits sur les laines d’Allemagne, et surtout de la Saxe, auraient bien peut-être, pour effet momentané, une hausse favorable à nos agriculteurs : mais elle mettrait nos fabricants, et notamment ceux de Verviers et du département de la Roer, dans l’impossibilité de se soutenir en Allemagne contre la concurrence des fabricants saxons […] Toute mesure qui tendrait à augmenter le prix de ces laines pour nos manufactures pourrait les décourager et faire renvoyer, dès ce moment, un certain nombre d’ouvriers. Cette branche d’industrie est celle que les circonstances ont le moins affectée ; je pense, sire, qu’il est de la prudence de la bien ménager dans le moment actuel ».31
34Un second rapport, le 5 août, inscrivait également la politique économique de l’Empire dans une dynamique générale de l’industrialisation :
« Depuis l’introduction des machines il faut moins d’ouvriers pour produire une plus grande quantité d’ouvrage ; il faut donc tendre, le plus possible, à une extension de fabrication, pour que la classe des artisans trouve toujours en existence, et cette extension ne peut résulter que d’une plus grande consommation dans l’intérieur ou au-dehors. L’une et l’autre s’obtiennent par la réduction des prix ; et celui de la matière première est, pour une très grande proportion, dans la valeur de la marchandise fabriquée. »
35À son argumentation, le ministre ne joignait qu’une estimation chiffrée : le calcul d’une pièce de drap de Louviers de 36 aunes, vendue à 1 620 F (à 45 F l’aune), sur lequel l’entrepreneur ne réalisait qu’un bénéfice de 95,30 francs, soit 7 %, preuve selon Montalivet de la fragilité du secteur lainier, qu’il ne fallait pas fragiliser par un droit plus élevé sur les laines.
36Le 21 novembre 1811, Regnaud de Saint Jean d’Angély rendit son rapport pour la section de l’Intérieur. Il reprenait les observations de Chaptal, alors sénateur et membre du conseil d’administration du commerce, sur les causes de la baisse du prix de la laine. Selon Chaptal l’importation de laines allemandes ou italiennes avait fortement augmenté. Les chiffres officiels étaient même sans doute sous-évalués, car en l’absence de perception de droits, on était forcé de s’en tenir aux déclarations des voituriers à l’entrée. Surtout, une autre cause expliquait le bas prix des laines : la spéculation volontaire des manufacturiers. « Les manufactures de draps fins sont très peu nombreuses en France, et ne peuvent beaucoup se multiplier, parce qu’il faut une mise de fonds de 5 à 600 000 francs pour un établissement de ce genre, et il est possible qu’en se coalisant pour faire la loi aux propriétaires de laines, les principales maisons manufacturières s’approvisionnent entièrement à l’extérieur, non pas à cause du bénéfice présent qui en résulte pour eux, mais pour forcer à une baisse assez forte dans l’intérieur ». Chaptal observait que le prix des draps n’avait pas bougé, tandis que celui des laines avait baissé de vingt pour cent depuis deux ans. Il évaluait le bénéfice des manufactures à près de cinquante pour cent. Ses estimations reposaient sur le calcul suivant : les dépenses se montaient à 240 000 F pour 120 milliers de laine brute, à 100 000 F pour la teinture ; 120 000 F pour la main-d’œuvre et 60 000 F pour les dépenses de manufacture. Le coût total était de 520 000 F, tandis que la vente rapportait 712 000 francs, soit un bénéfice de 192 000 francs.
37Regnaud reprenait en conclusion les propositions de Chaptal :
« M. le comte n’hésite pas à penser qu’un droit d’entrée sur les laines, dont le tarif serait fait avec soin, ne pourrait porter aucun préjudice à nos manufactures, et favoriserait éminemment la propagation des mérinos, dont l’utilité ne doit jamais sortir de la pensée du gouvernement. Une autre considération qui doit faire adopter cette mesure, c’est que les pays qui nous vendent de la laine, ne font ce commerce que pour de l’argent comptant, et sans prendre aucune marchandise en échange. […] Son Excellence semble craindre que notamment les fabriques du nord de l’Empire ne souffrent de ce droit d’entrée, parce qu’elles sont les plus éloignées de nos dépôts de laine. Elle n’a pas remarqué que les troupeaux de laine fine sont presque tous disséminés dans un rayon de 40 lieues autour de la capitale, et que le transport des laines ne sera pas plus coûteux que lorsqu’elle les tire de Saxe ou de Silésie. Si une mesure définitive et invariable répugnait à sa Majesté, elle pourrait n’imposer ce droit d’entrée que jusqu’à l’époque où les laines de France auraient repris la faveur qui leur est nécessaire pour exciter les propriétaires à la propagation des mérinos, ou au moins exiger que les étrangers fassent une partie de leurs retours en soieries ou en cotonneries. »
38La décision de l’empereur aboutit au décret du 2 décembre 1811 imposant des droits sur les laines étrangères : les laines mérinos pures ou métisses venant des États du Nord paieraient un droit de trente francs par quintal métrique, les laines communes un droit de dix francs. La statistique industrielle avait ainsi joué contre les intérêts manufacturiers.
La statistique comme pédagogie
39Une autre piste peut être explorée pour comprendre les usages de la statistique au sein du ministère de l’Intérieur : celles des circulaires et de la correspondance envoyée aux préfets. Avant même le ministère Chaptal, la statistique fut, sous L. Bonaparte, promue au rang des nouveaux moyens d’expression, devant contribuer à éloigner les esprits des passions politiques et les tourner vers un nouveau domaine, celui de l’économie politique, comme l’affirmait la circulaire du 21 ventôse an VIII : « « Pour affermir la paix dans votre département, occupez-vous sans relâche de l’administration intérieure. Les notions de l’économie politique attachent à la fois l’esprit et le sentiment ; détournez vers elle ce reste d’agitation qui succède aux mouvements d’une grande révolution. » Dans une circulaire du 1er prairial an VIII, L. Bonaparte expliquait ainsi au préfet comment les statistiques économiques pouvaient utilement remplacer les rapports et les discussions sur « l’esprit public » :
« Partout où les mendiants sont peu nombreux, où les crimes sont rares, où les contributions se paient, où la population augmente, l’esprit public est bon ; il est mauvais partout où on remarque le contraire. […] Il n’appartient qu’à des gouvernements timides, incertains de leur existence, de toujours s’inquiéter de l’état de l’esprit public. Le gouvernement qui veut le bien, qui a le courage de le faire, le gouvernement qui a le sentiment de sa force et la certitude de la volonté nationale, n’a pas besoin de détails pour connaître l’opinion du peuple ».32
40La statistique économique s’inscrivait donc non seulement dans l’entreprise de statistique départementale, décrite par M.-N. Bourguet, mais aussi dans un autre genre de statistique administrative auxquels les préfets étaient astreints : le compte-rendu de gestion33. Chaque mois, les préfets étaient invités à remplir un tableau résumant leur action et les arrêtés qu’ils avaient rendus. Pour le ministère de l’Intérieur, ces comptes-rendus, qui devinrent par la suite trimestriels, étaient essentiels pour contrôler l’action des préfets et vérifier l’avancée de l’exécution des lois. L’obligation de ces comptes-rendus fut rappelée par les circulaires des 21 ventôse an IX et 26 fructidor an X. Celle du 15 vendémiaire an XII les réduisit à des comptes trimestriels, affirmant bien le rôle clé de ces comptes-rendus :
« Plus l’époque de l’organisation des préfectures s’éloigne, plus je vois, par les comptes mis sous mes yeux, que la marche administrative acquiert de la régularité et de l’action. »
41La statistique devenait une sorte d’exercice de mise en forme de la pensée à destination des préfets. Très tôt, le ministère de l’intérieur avait donné aux préfets comme consigne de s’écarter des théories pour ne s’occuper que des faits positifs. La rédaction de tableau statistique était un bon entraînement à ce nouveau langage administratif. Duquesnoy, envoyant à Deferrière, un projet de note pour le Moniteur du 5 brumaire an XI, y voyait un des principaux acquis du travail entrepris :
« Tout prouve que les préfets sentent l’importance de ces recherches dont le résultat doit être de substituer des faits positifs à des théories vagues. […] L’impulsion donnée par le gouvernement à tous les bons esprits vers cette étude contribuera à aplanir les difficultés dont elle est entourée. Il faut du temps, de la patience, des soins, une attention scrupuleuse sur les détails, et surtout de la bonne foi pour ne donner comme certain que ce dont on a la preuve, pour avouer qu’on ignore ».34
42La même idée se retrouve dans l’instruction envoyée aux conseils généraux pour leurs vœux de l’an X : « Les généralités ne remédient à rien ; et l’on opère un plus grand bien en améliorant ce qu’on a près de soi, qu’en se livrant à des théories vagues »35. Les notables étaient renvoyés à leurs responsabilités, et la volonté du gouvernement était clairement indiquée :
« C’est dire aussi une chose trop générale, trop vague, que de parler d’encourager le commerce ou les fabriques. La protection que le gouvernement porte à tous ; la liberté dont tous jouissent, de disposer de leurs capitaux et de leur industrie, voit les encouragements que doit le gouvernement ; c’est à l’intérêt particulier à faire le reste. Il faut l’éclairer, le diriger, et ne pas laisser croire que l’argent du trésor public puisse être employé à des destinations particulières. »
43Une circulaire envoyée en janvier 1807 récapitulait les rapports entre les deux types de statistique : il était rappelé aux préfets qu’ils devaient envoyer un compte administratif annuel, qui devait être le complément du « grand mémoire statistique de chaque département ». Un tel document était absolument nécessaire pour la tenue de la correspondance des préfets :
« Faute d’avoir déterminé à l’avance un point fixe de comparaison, ils ne pourront parler que d’une manière vague et peu instructive des changements amenés par le temps, par les circonstances, et même par leurs efforts ».36
44D’un point de vue politique, cette statistique administrative était plus importante que la statistique départementale descriptive. Pour les fonctionnaires du ministère, l’enjeu politique primait sur l’enjeu cognitif. Ce dernier était la préoccupation de quelques hommes, Duquesnoy, Deferrière, Coquebert, qui n’occupaient pas une position centrale dans la chaîne de décision. Et même chez Duquesnoy apparaît la prise de conscience du décalage d’échelle temporelle entre les deux types de statistiques : la statistique départementale était une entreprise de longue haleine, qui nécessitait de former les observateurs pour pouvoir espérer obtenir des résultats uniformes. La connaissance générale du territoire est un objectif à long terme. En revanche, la statistique pouvait être utilisée pour obtenir des informations ponctuelles précises, comme dans le cas des conseils généraux.
« On remarque dans les opinions une grande uniformité, elle se fait sentir jusque dans les expressions, et cela doit être ainsi. Les mêmes abus, les mêmes besoins, ont partout les mêmes causes ».37
45Cette dichotomie entre les deux types de statistique semble donc s’être renforcée au cours de l’Empire, au détriment de la statistique descriptive. Ainsi, dans la préparation de l’enquête sur le coton de 1806, Costaz était obligé de signaler à Champagny, en préparant la circulaire de lancement :
« Il conviendra que Votre Excellence mette une note particulière au bas de la lettre qu’on adressera aux préfets dans l’arrondissement desquels il y a beaucoup de filatures et de fabriques de tissus de coton. Cette note aura pour objet de stimuler leur zèle dans l’envoi des renseignements dont vous avez besoin. Autrement, il serait à craindre qu’ils ne regardassent la demande qui leur est faite que comme une question de pure curiosité qu’ils sont libres de satisfaire quand ils le jugent convenable ».38
46La statistique économique tenait donc une place ambiguë dans les bureaux du ministère. L’étude du fonctionnement du bureau des manufactures montre que le recours à l’expertise, via le bureau consultatif des arts et manufactures, jouait un rôle bien plus important dans l’argumentation des rapports que le savoir impersonnel représenté par la statistique. Pourtant, le bureau avait dépensé beaucoup de temps et d’énergie dans les enquêtes statistiques, et était prêt à continuer : c’était parce qu’à ses yeux la statistique pouvait représenter un bon moyen de diffuser la raison administrative, ses procédures et sa manière considérer les choses auprès des acteurs économiques.
47Il avait ainsi élaboré sa méthode, dans une note de 1812 qui révèle à quel point elle devenait étroitement dépendante des demandes de l’autorité politique : « Le travail du bureau doit être dirigé de manière à fournir de suite tous les renseignements qui pourraient être demandés par le ministre. » Les différentes branches d’industrie étaient réparties en 136 articles – pour chacun desquels devaient être tenus des tableaux, déposés dans des cartons, par département. Les tableaux devaient figurer dans des registres, mais pour permettre l’extraction rapide des renseignements, des feuilles récapitulatives étaient insérées :
« Mais s’il arrive que Son Excellence voulut connaître les divers genres d’industrie qui s’exerce dans une ville, il faudrait faire un relevé ce qui serait fort long. Pour pouvoir répondre sans délai à une telle demande il conviendrait d’ouvrir un compte pour chaque ville indiquée dans les tableaux envoyés par les préfets et de faire la copie de chaque compte de produit sur des feuilles séparées placées dans des cartons par ordre alphabétique, et qui pourraient être remises lorsque ces mêmes feuilles seraient demandées, ainsi si Sa Majesté devait parcourir un certain nombre de départements ».39
48La statistique industrielle représentait ainsi un idéal bureaucratique à atteindre, plus qu’une réalité administrative. Peut-être, dans l’effort statistique, le bureau des manufactures jugeait-il finalement le processus plus important que le résultat lui-même ?
49Au total, le passage d’une configuration mercantiliste à une configuration libérale paraît en partie interrompu sous le Consulat et l’Empire. Le système d’information économique semble bien continuer à s’organiser autour de l’État, acteur majeur et consommateur d’informations à des fins d’orientation des acteurs et de réglementation de leurs activités. Au contraire, la recomposition des dispositifs et un changement d’orientation des flux d’informations de l’État vers les entrepreneurs afin de les mettre à même de prendre leurs décisions, ne connaissent qu’une préfiguration imparfaite sous Chaptal. L’information économique recueillie à travers les organismes consultatifs avait d’abord pour but de permettre à l’État de connaître l’état d’avancement technologique des industries, la distinction entre secteurs neufs et secteurs établis étant fondamentale pour faire la part entre les genres de production où l’État n’avait pas à interférer dans la relation de marché entre l’acheteur et le vendeur, et ceux qui justifiaient une protection pour lutter contre la concurrence des produits anglais. Sous Chaptal, l’innovation technologique était vue comme le principal moyen de combler le retard face à l’Angleterre. Sous Champagny s’ébauche une autre voie, visant à faire profiter l’économie française, et notamment le commerce et l’industrie, des avantages commerciaux que l’extension militaire de l’Empire et la mise en place du blocus continental offraient. La vision chaptalienne d’une industrie française se soutenant d’abord par la qualité de ses produits s’effaçait derrière celle d’une industrie « défendue » par le ministère de l’Intérieur, c’est-à-dire en réalité « enrôlée » dans l’économie de blocus.
Notes de bas de page
1 Sur le ministère de l’Intérieur, voir Igor Moullier, Le ministère de l’Intérieur sous le Consulat et l’Empire (1799-1814). Gouverner la France après le 18 brumaire, thèse de doctorat sous la direction de Gérard Gayot, soutenue à l’université de Lille-3 le 23 novembre 2004, 710 p.
2 J. A. Chaptal, L’art de la teinture du coton en rouge, Deterville, 1807, p. 77.
3 Le ministre au Citoyen Regalt, 20 vendémiaire an XIII, AN, Paris, F12 2312.
4 AN, F12 2299.
5 Id.
6 Archives départementales de Seine-Maritime, 8M181.
7 Voir Igor Moullier, « Le ministère de l’Intérieur et les organismes consultatifs sous Chaptal : un tournant dans les pratiques administratives », Revue d’histoire consulaire, 2005, nº 27, p. 19-24, et Gérard Gayot, « De nouvelles institutions pour les villes et les territoires industriels de la Grande Nation en 1804 », in J.-F. Eck, M. Lescure (éd.), Villes et districts industriels en Europe occidentale, XVIIe-XXe siècles, Tours, Publ. de l’université F. Rabelais, 2004, p. 161-182.
8 AN, F12 919, 16 floréal an XII.
9 AN, F12 2332, 1er prairial an XIII.
10 AN, F12 513.
11 Rapport du bureau des Arts et Manufactures, AN, F12 513.
12 Ibidem.
13 AN, AF IV 1289, procès-verbal du conseil des ministres du 24 janvier 1807.
14 Ibidem.
15 Rapport du ministre de l’Intérieur à l’Empereur, AN, AF IV 1289.
16 Denis Woronoff, « L’industrialisation de la France de 1789 à 1815. Un essai de bilan », Revue économique, 40-6, novembre 1989, p. 1047-1059.
17 AN, AF IV 1060.
18 AN, F12 502, Projet de rapport à l’empereur, novembre 1809.
19 AN, F12 1570.
20 AN, F12 620-621, 24 décembre 1810.
21 AN, F12 620-621.
22 Notamment Jean-Claude Perrot, L’âge d’or de la statistique régionale française (an IV-1804), Paris, Société des études robespierristes, 1977 ; Stuart Woolf, « Contribution à l’histoire des origines de la statistiques » et Serge Chassagne, « Les bureaux centraux : le personnel et les mécanismes administratifs », in La statistique en France à l’époque napoléonienne, Louis Bergeron (dir.), Bruxelles, Centre Guillaume Jacquemyns, 1981 ; Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1989.
23 On dispose malheureusement de peu de documents émanés de ce bureau.
24 AN, F20 105, 20 janvier 1809, Coquebert de Montbret à Silvestre.
25 Isabelle Laboulais-Lesage, Lectures et pratiques de l’espace. L’itinéraire de Coquebert de Montbret, savant et grand commis d’État (1755-1831), Paris, Honoré Champion, 1999.
26 AN, F1bI 11-14.
27 AN, F20 105, minute d’un rapport à l’empereur, décembre 1812.
28 Guy Thuillier, « Duvillard et la statistique en 1806 » Études et documents, 1, Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière de la France, 1989, p. 425-435.
29 AN, F12 1621A.
30 Tous les rapports cités sur la question se trouvent en AN, F12 620-621.
31 Rapport du 15 juillet 1811.
32 AN, F1A 512.
33 Sur l’utilité de ces documents dans la connaissance du territoire, voir Dominique Margairaz, François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, ch. 9, notamment p. 226-268 et p. 276-277.
34 AN, F12 1628.
35 Instruction pour les Conseils Généraux, 20 frimaire an X.
36 Recueil des lettres, instructions et circulaires émanées du ministère de l’Intérieur, Imprimerie impériale, 1807, t. VII.
37 AN, F12 1628, rapport sur les vœux des conseils généraux de l’an X.
38 AN, F15 1562.
39 AN, F12 1628, Ministère des Manufactures et du commerce. Bureau de la statistique industrielle et manufacturière (note adressée à Costaz). On notera que le projet ne prévoyait pas d’aboutir à une totalisation des résultats : l’information économique ne servait plus une politique économique, mais était mise au service de l’empereur.
Auteur
Maître de conférences en histoire moderne à l’ENS-LSH (Lyon) et membre de l’équipe « Villes et sociétés » du Laboratoire de recherches historiques Rhône-Alpes (LARHRA). Il a soutenu sa thèse en 2004 à l’Université de Lille-3 sur Le ministère de l’Intérieur sous le Consulat et l’Empire (1799-1814). Gouverner la France après le 18 brumaire. Il travaille sur l’histoire de l’État et de l’action publique en Europe occidentale entre 1770 et 1830. Parmi ses dernières parutions : « Police et politique de la ville sous Napoléon », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007, 2, p. 117-139 ; « Bourgeoisie et bureaucratie au début du XIXe siècle », in Vers un ordre bourgeois ? Révolution française et changement social, Jean-Pierre Jessenne (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 237-253 ; Il est rédacteur en chef de la revue EspacesTemps.net (http://www.espacestemps.net).
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