Conclusion
p. 383-391
Texte intégral
1Pour apprécier le contenu de ce colloque, il faut le resituer dans l’ensemble auquel il appartient. Il se situe dans la continuité des rencontres tenues auparavant sur les relations économiques et financières franco-allemandes dont Sylvain Schirmann, dans l’introduction de ce volume, rappelait les initiateurs et les enjeux. Il forme aussi la conclusion de l’atelier dont les séances, durant les trois années où elles se sont tenues à l’Institut historique allemand de Paris, ont tenté de dresser le bilan des recherches en cours et d’en stimuler de nouvelles. Tous les sujets traités pendant ces séances n’ont pas été repris au cours de ce colloque, d’où des absences dont le lecteur s’est sans doute étonné, sur certaines activités comme les transports ou l’agroalimentaire, certains protagonistes comme les chambres de commerce ou les compagnies d’assurances, certains espaces de confrontation et/ou de coopération, frontaliers comme l’Alsace, la Rhénanie, la Sarre, lointains comme l’Europe balkanique, les empires coloniaux, l’Amérique latine.
2Il reste que les seize communications rassemblées, auxquelles il convient d’ajouter l’apport des discussions et celui de la table ronde qui a clôturé le colloque, ont permis d’aborder de nombreux domaines et d’exprimer maints points de vue, soulignant ainsi, nous l’espérons, la richesse du thème retenu. Comme toute entreprise de ce type, ces actes confirment les acquis antérieurs. Ils posent en même temps des interrogations et ouvrent des débats. Enfin, ils suggèrent la poursuite et l’élargissement de la recherche, car les relations économiques et financières franco-allemandes, loin d’avoir épuisé leur pouvoir heuristique, méritent encore de susciter de nombreux travaux.
3La confirmation des acquis antérieurs s’observe à travers le poids qu’ont dans ces relations les facteurs politiques, mais aussi à travers les ambivalences et les permanences qui les marquent.
4Les facteurs politiques dominent. Dans leur confrontation avec les aspects économiques, ce sont toujours eux qui l’emportent. Confirment les apports qu’ont représentés, pour les premières décennies du XXe siècle, les travaux de Pierre Guillen, Raymond Poidevin, Jean-Claude Allain, Georges-Henri Soutou, Jacques Bariéty, plusieurs communications le soulignent à propos d’autres périodes. C’est le cas, par exemple, des rapports commerciaux entre France et République démocratique allemande après 1949. Si celle-ci reste, tout au long de son existence, « le partenaire oublié des relations franco-allemandes », selon les termes employés par Ulrich Pfeil, c’est parce que l’établissement de ces rapports commerciaux, quel que soit leur intérêt économique intrinsèque, comporte d’évidentes implications diplomatiques. Il se heurte à la méfiance, voire à la franche hostilité des autorités d’Allemagne fédérale, attentives à ce que les intérêts commerciaux français n’entraînent aucune dérive dans l’attitude de leurs alliés au sein du camp occidental. La volonté de faire de la République fédérale la seule représentante de la nation allemande sur la scène internationale rend impossible jusqu’à la fin des années 1960 l’établissement de relations qui, pourtant, intéresseraient certaines entreprises françaises, sensibles aux offres réitérées chaque année par les autorités est-allemandes de participation à la Foire internationale de Leipzig.
5De même, lors de périodes telles que les années 1930, le poids des considérations politiques devient à ce point dominant que Sylvain Schirmann, à la fin de sa communication consacrée au commerce franco-allemand de la crise à la guerre, n’hésite pas à qualifier de « coloniale » la structure prise alors par les échanges bilatéraux. Le régime nazi tire profit de la volonté d’apaisement des milieux dirigeants français à tel point qu’à la veille de la guerre, la France est ravalée au rang de fournisseur de produits bruts, notamment de minerai de fer dont la part relative passe de 3,5 % à 27,3 % des exportations vers l’Allemagne entre 1930 et 19381, alors que cette dernière conserve son rôle de vendeuse de produits manufacturés à haute valeur ajoutée. En une évolution à laquelle contribuent certaines institutions comme la Chambre de commerce internationale qui entretient la fiction du business as usual2, l’Allemagne instrumentalise à son avantage des relations économiques qui sont subordonnées aux facteurs politiques et diplomatiques dans lesquels elles s’insèrent.
6Même lorsque la situation internationale semble moins propice à cette domination du politique, ce dernier ne disparaît jamais tout à fait. Ainsi, dans les dernières décennies du XIXe siècle, bien avant la renaissance des tensions franco-allemandes sur fond de crise marocaine et de montée des nationalismes, Uwe Kühl souligne la portée essentiellement politique de toute comparaison entre les performances respectives des deux industries, surtout lorsqu’elles se font dans le cadre de manifestations de prestige comme les expositions internationales. Le thème est bien connu depuis les travaux de Pascal Ory3. Il reçoit ici, dans le domaine de l’électrotechnique, apparu lors de la seconde industrialisation, déjà étudié par Albert Broder et par Peter Hertner4, une éclatante confirmation.
7Outre le poids du politique, les ambivalences caractérisent ces relations. Maintes fois constaté, le phénomène n’est pas propre aux relations entre France et Allemagne. Comme dans tout ce qui relève des identités nationales, se renvoient, en un jeu de miroirs croisés, des éléments d’apparence contradictoire : admiration et répulsion, entente et rivalité, coopération et désir d’indépendance. On sait le parti qu’en avait naguère tiré, dans toutes sortes de domaines, le recueil d’articles rassemblés par Jacques Leenhardt et Robert Picht, au titre humoristique malgré la gravité de son contenu5. On le voit ici à travers maintes communications. Bornons-nous à isoler deux d’entre elles : celle d’Érik Langlinay sur les chimistes français face à l’Allemagne avant 1914, celle de Martial Libera sur la politique économique de la France en zone d’occupation après la Seconde Guerre mondiale.
8Érik Langlinay montre combien les milieux qu’il étudie sont partagés entre la soumission à une influence dont ils reconnaissent la supériorité et des velléités d’affranchissement qui finissent par l’emporter à la veille de la Première Guerre mondiale. En même temps que l’interpénétration entre enjeux scientifiques et réalités économiques, l’ambivalence de la vision de l’Allemagne est ici clairement perceptible.
9Martial Libera souligne, pour sa part, la dualité fondamentale de la politique économique française en zone d’occupation après 1945, hésitant sans cesse entre la mise en valeur rationnelle et l’exploitation abusive des ressources disponibles, entre le souci d’obtenir des résultats immédiats et la volonté de préserver l’avenir. Le fait était déjà partiellement connu6. Il se trouve ici analysé dans tous les domaines, avec une grande finesse d’analyse.
10Partout, dans les attitudes face à l’Allemagne, apparaît donc l’ambivalence, qu’il s’agisse d’entreprises industrielles, de milieux scientifiques ou de hauts fonctionnaires. On est ici à la frontière entre histoire économique et histoire des représentations. Et ce n’est pas un hasard si, parmi les références citées par Érik Langlinay, figure le très ancien travail d’histoire des idées de Claude Digeon7. L’économie, pas plus que d’autres domaines de la réalité sociale, ne saurait s’abstraire du mental.
11Enfin, dans les relations économiques et financières franco-allemandes, l’importance des permanences ressort à l’évidence. Des deux éléments du couple classique constitué par les continuités et les ruptures, ce sont indéniablement les premières qui l’emportent. On le constate par exemple dans l’analyse faite par Denis Brunn des investissements allemands en Lorraine avant et après la Seconde Guerre mondiale. Certes, après 1945, des mutations se produisent. Le nombre d’entreprises concernées, le montant des sommes engagées augmentent. Le renouvellement des secteurs est indéniable, le poids des services et des industries « modernes » (construction électrique, chimie) se renforçant, alors qu’avant la guerre seules les activités « traditionnelles » comme la confection, le travail du bois, l’agroalimentaire étaient représentées. Il reste que les continuités dominent. Quelle que soit la période, les capitaux d’origine sarroise sont prépondérants. En une sorte de tropisme géographique, les investissements se localisent au plus près de la frontière, transformant les rapports des deux économies en relations de voisinage. Ce comportement ne diffère guère de celui des entreprises françaises, elles-mêmes majoritairement originaires d’Alsace et de Lorraine, qui, lorsqu’elles investissent outre-Rhin, le font toujours dans le Pays de Bade, le Palatinat et surtout la Sarre, de préférence à des destinations plus lointaines.
12De même, dans un domaine comme l’industrie chimique, outre les contacts entre milieux scientifiques étudiés par Érik Langlinay, les relations entre entreprises, dans la longue durée retenue par Hervé Joly comme cadre de sa communication, font ressortir la prédominance des continuités, malgré les ruptures liées aux guerres, aux occupations, aux péripéties des ententes entre grands groupes industriels. On se trouve ici en présence d’une configuration qui oscille sans cesse « entre concurrence, collaboration et coopération », selon les propres termes d’Hervé Joly. Ce trait semble bien davantage marqué dans le cas franco-allemand que dans celui des rapports entre les groupes chimiques allemands et ceux d’autres pays, par exemple les États-Unis, si l’on se réfère aux travaux classiques de Peter Hayes sur les relations entre IG Farben et Du Pont de Nemours ou à ceux de Raymond Stokes sur le développement de la pétrochimie en Allemagne après 19458.
13Outre la confirmation des acquis antérieurs, les communications rassemblées ici posent des interrogations et soulèvent des questions qui, pour l’instant, restent ouvertes.
14La première interrogation porte sur l’autonomie du politique. Étudiant l’impérialisme financier franco-allemand dans le monde avant 1914, plus spécialement dans l’Empire ottoman, Boris Barth juge illusoire cette autonomie. Selon lui, dès cette date, les groupes bancaires ont atteint un si haut degré d’internationalisation, du fait de l’origine de leurs capitaux, qu’il n’y a guère de sens à décrire leurs relations en termes de coopération ou d’affrontement entre nations. Certes la logique des diplomates mesure encore ces relations à l’aune des intérêts nationaux respectifs. Il n’en reste pas moins qu’une telle analyse devient inadéquate par rapport aux mécanismes d’interdépendances et de rivalités économiques que les historiens doivent analyser en priorité. On retrouve ici un débat familier en histoire des relations internationales : celui de la place qui revient au politique par rapport aux « forces profondes », pour reprendre le terme naguère mis en valeur par Jean-Baptiste Duroselle et Pierre Renouvin. Place autonome ? Place subordonnée à l’économie, au culturel, au mental ? Même dans un domaine, celui des rapports franco-allemands, marqué, nous l’avons dit, par le rôle du politique, la question reste posée. Elle appelle une pluralité de réponses.
15Une deuxième interrogation concerne les différences constatées entre tel ou tel secteur concerné par les relations franco-allemandes. Comment comprendre, par exemple, l’éloignement relatif entre les systèmes bancaires qui forme, avec l’intensité des relations dans d’autres secteurs comme la sidérurgie, l’industrie du verre, la chimie, un abrupt contraste ? Hubert Bonin constate, dans sa communication sur les rapports entre les banques de part et d’autre du Rhin, le caractère toujours distant de ces rapports tout au long du XXe siècle. Parties de « modèles » opposés, celui de la différenciation bancaire en France, de la banque universelle en Allemagne, les banques restent isolées les unes des autres, malgré une relative convergence depuis la fin des années 1960. Le montrent bien le relatif échec des « clubs bancaires » qui devaient rassembler plusieurs grands établissements de crédit, ou la configuration des réseaux bancaires qui, à de rares exceptions près, ne parviennent jamais à s’établir des deux côtés du Rhin. L’observation conduit à de nombreuses interrogations. Comment la sphère financière peut-elle rester ainsi à l’écart de la tendance observée dans le reste des deux économies ? La faiblesse des rapports évolue-t-elle au cours du temps ? Est-elle appelée à disparaître, à mesure que les interdépendances de toute sorte se multiplient entre les deux pays ?
16Un troisième ensemble de questions surgit à propos des communications qui traitent des relations franco-allemandes après la signature des traités de Rome. Est-il légitime, à partir de 1957, d’isoler le rôle joué par le couple franco-allemand dans tel ou tel domaine sans tenir compte des positions prises par les autres pays, qu’ils soient ou non membres de l’Union ? Étudiant la construction de l’Europe monétaire de 1969 à 1979, Dimitri Grigowski ne le croit pas. À ses yeux, le dialogue franco-allemand dans ce domaine ne devient intelligible qu’à condition d’être resitué dans les positions prises par les différents protagonistes à propos du remplacement du système de Bretton Woods par un nouvel ordre monétaire international. Les enjeux doivent s’apprécier à partir des positions américaines qui, elles-mêmes, évoluent en fonction de rapports de forces internationaux sans cesse mouvants. S’opposant aux travaux qui voient dans l’Europe monétaire l’une des pièces dans la mise en place progressive des politiques communes9, rangeant les États-Unis parmi les artisans, même involontaires, de la construction communautaire, cette communication apporte des éléments à un débat sans cesse renaissant et, peut-être, impossible à trancher : la construction européenne doit-elle s’analyser comme une réponse à des défis d’origine extérieure ou comme un approfondissement de logiques essentiellement internes ?
17De même, dans l’étude des tentatives de politiques industrielles communautaires qui s’esquissent au milieu des années 1960, comment se positionnent l’une par rapport à l’autre la France et l’Allemagne ? Dans sa communication, Laurent Warlouzet montre le contraste qui oppose à cet égard les hommes politiques et les hauts fonctionnaires des deux pays. En France, les autorités de tutelle tiennent les chefs d’entreprises à l’écart des commissions bilatérales instituées entre les deux gouvernements pour mettre en place une coordination des politiques industrielles. En Allemagne au contraire, elles estiment naturel de faire participer les hommes d’affaires à ces commissions, car, à leurs yeux, il n’y a pas opposition, mais au contraire complémentarité, entre la stratégie des firmes, telle que l’expriment les fédérations professionnelles, et la politique mise en œuvre par les pouvoirs publics. Dans ces conditions, la coordination des politiques industrielles est condamnée avant même d’avoir véritablement démarré, car les deux partenaires ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la composition de l’institution qui doit la mettre en œuvre.
18De même encore, étudiant le rachat du groupe pharmaceutique franco-allemand Aventis par Sanofi en 2004, à la suite du lancement en bourse d’une offre publique d’achat qui avait d’abord suscité l’hostilité des dirigeants d’Aventis, Claus Schäfer insiste sur les pressions qu’ils subissent de la part du gouvernement français, alors conduit par Jean-Pierre Raffarin. Celui-ci les contraint à écarter la solution, qui avait leur préférence, d’un rapprochement avec le groupe suisse Novartis. Refusant obstinément qu’une firme en partie d’origine française, puisqu’elle est née du mariage entre Rhône-Poulenc et Hoechst, passe sous le contrôle d’un groupe extra-communautaire, les pouvoirs publics donnent l’exemple d’un dirigisme qui se situe aux antipodes mêmes des principes dont ils se réclament, ainsi d’ailleurs que de la politique économique suivie en Allemagne.
19Dans les deux cas, s’agissant de politique industrielle, on constate donc une interdépendance entre entreprises et États, mais aboutissant à des modèles opposés de part et d’autre du Rhin. Certes certains faits peuvent survenir, contredisant en apparence ce mode de fonctionnement. Face à une faillite menaçant telle ou telle grande entreprise, surtout si elle possède un passé prestigieux ou fait figure de symbole, peu de gouvernements, fussent-ils allemands, renoncent à intervenir. Des épisodes récents en ont apporté la preuve. Mais l’intérêt du regard rétrospectif est ailleurs. Il insiste sur les invariants et les difficultés permanentes auxquelles se heurte le dialogue entre dirigeants français et allemands, tant au niveau des firmes que des gouvernements. C’est du même coup remettre en cause l’optimisme de ceux qui jugent possible la mise en place d’une politique industrielle à l’échelle communautaire, sachant promouvoir un « patriotisme économique européen »10. Le fait mérite attention car d’une éventuelle, mais improbable, évolution dans ce domaine dépend en partie l’avenir de la construction économique européenne.
20Enfin, la nécessité de poursuivre et d’élargir les sujets traités lors de ce colloque apparaît à travers plusieurs communications. C’est notamment le cas de celles qui abordent les retombées des relations franco-allemandes, à la fois pour les autres pays et pour les deux économies concernées. C’est aussi le cas de celles qui portent sur des périodes sensibles telles que l’Occupation.
21Qu’ont apporté les relations économiques et financières franco-allemandes aux autres pays ? Étudiant la pénétration des capitaux français et allemands dans la partie de la Pologne placée sous domination russe avant 1914, Mylène Natar-Mihout souligne leur rôle décisif dans l’industrialisation. Conséquence lointaine d’objectifs qui obéissaient à une logique de profit immédiat, les entreprises des deux pays, en se livrant à une âpre surenchère dans « la conquête des terres polonaises », y ont introduit le capitalisme industriel sous sa forme moderne. Certes il ne faut pas négliger le rôle des grands domaines seigneuriaux dont les propriétaires sont souvent devenus capitaines d’industrie, ni celui du capitalisme marchand. Il reste que l’exploitation des ressources naturelles, le démarrage de la croissance, le développement urbain sont pour l’essentiel l’œuvre des capitaux français et allemands. Ne faudrait-il pas poursuivre ailleurs de telles études et rechercher systématiquement dans quelle mesure les relations économiques et financières franco-allemandes ont formé un vecteur de croissance pour d’autres espaces et d’autres pays ? Au-delà de la logique des emprunts bancaires et des placements de capitaux auxquels d’importants travaux ont été consacrés11, des recherches de géographie économique, empruntant éventuellement certains de leurs outils aux spécialistes du développement, pourraient être conduites dans une telle perspective.
22Quelle a été l’incidence des relations économiques et financières franco-allemandes sur les performances et sur les politiques économiques respectives ? Sans nier de possibles influences réciproques entre libéralisme allemand et dirigisme français qui, du fait de l’interdépendance croissante des deux économies, ont évolué l’un vers l’autre, Mark Spoerer, dans sa communication consacrée à ce sujet pour la période des Trente Glorieuses, utilise une approche statistique et économétrique pour montrer que ces politiques n’ont eu, à tout prendre, qu’une influence réduite sur les performances économiques respectives. Celles-ci, en termes de taux de croissance du PIB comme de répartition du revenu national, lui semblent relever d’un modèle commun à l’ensemble des pays industrialisés. Le rôle des politiques économiques n’y a guère de place et elles sont selon lui incapables de rendre compte de la tendance générale tout comme du rythme des évolutions respectives. Cette conclusion sera sans doute contestée. Du moins une telle approche montre-t-elle, une fois encore, la fécondité du champ d’étude franco-allemand dans de multiples domaines, qu’il s’agisse d’évolutions conjoncturelles, de performances entrepreneuriales, de structures productives ou de politiques publiques.
23Comment analyser, enfin, les relations entre les entreprises des deux pays lors des périodes de guerre, et plus particulièrement entre 1940 et 1944, durant l’Occupation ? Deux communications, celle de Fabian Lemmes sur les entreprises du bâtiment et de travaux publics, celle de Marcel Boldorf sur les acteurs de l’administration économique dans la France occupée, soulèvent sur ce point de graves questions. Les partenaires qui interviennent dans ces relations sont, soulignent-ils, loin d’être des inconnus les uns pour les autres. Bien au contraire, ils sont souvent entrés en relations depuis longtemps, entretenaient dès avant la guerre des rapports tissés de manière inextricable de rivalité et de concurrence, mais aussi d’entente et de coopération. Lorsque ces relations reprennent après l’Occupation, elles mettent en jeu des dirigeants qui, parfois, sont les mêmes. Cela ne signifie pas que les faits délictueux survenus entre 1940 et 1944 puissent être mis entre parenthèses. L’historien, non moins qu’un autre, ne saurait passer sous silence les agissements coupables, les compromissions, les crimes. Mais il ne peut pour autant refuser de recenser, dans ce domaine comme ailleurs, les éléments de continuité et renoncer à s’interroger sur leur signification. En dernière analyse, s’il veut dans ce domaine obtenir quelque résultat que ce soit, sa démarche exige qu’il descende au niveau des entreprises et des individus. On en sait toute la difficulté.
24Les relations économiques et financières franco-allemandes ont leur spécificité qui en fait un champ d’étude à la fois varié et susceptible de maints prolongements. Aux relations commerciales et financières, s’ajoutent les investissements, les transferts de technologie, les rapports entre les stratégies d’entreprises, les contacts entre les dirigeants, sans parler des influences réciproques en matière de politique économique. Elles fournissent de multiples exemples d’interdépendances : entre politique et économie, entreprises et institutions, long terme et court terme. Aussi leur intérêt reste-t-il grand, tant pour l’étude des relations internationales que pour l’histoire économique. Il semble appelé à s’élargir encore car, parties d’un point de départ limité, ces relations tendent à s’approfondir tout au long du XXe siècle, puis deviennent un élément essentiel dans la construction européenne. Si les communications ici rassemblées ont réussi à convaincre le lecteur de leur richesse et de la nécessité d’en poursuivre l’étude, les objectifs que s’étaient fixés les organisateurs de ce colloque auront été atteints.
Notes de bas de page
1 Chiffres tirés de Schirmann Sylvain, Les relations économiques et financières franco-allemandes 1932-1939, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1995, p. 256-257.
2 Voir à ce sujet Rosengarten Monika, Die Internationale Handelskammer. Wirtschaftspolitische Empfehlungen in der Zeit der Weltwirtschaftskrise 1929-1939, Berlin, Duncker und Humblot, 2001. Tout en nuançant les appréciations du journaliste américain Black Edwin, IBM et l’holocauste, trad. française, Paris Laffont, 2001, qui avait dénoncé le rôle joué par Thomas J. Watson, le patron d’IBM, devenu à la veille de la guerre président de la Chambre, l’historienne allemande n’en souligne pas moins l’aveuglement des milieux patronaux, notamment français, face à cette instrumentalisation des relations économiques internationales par le pouvoir nazi.
3 Ory Pascal, L’Exposition universelle 1889, Bruxelles, Complexe, 1989.
4 Broder Albert, « La multinationalisation de l’industrie électrique française 1880-1913 : causes et pratiques d’une dépendance », Annales ESC, 1984, nº 5, p. 1029-1043 ; Hertner Peter, « Technologie et capitaux allemands dans l’industrie électrotechnique française avant la Première Guerre mondiale : un premier bilan », in Merger Michèle et Barjot Dominique (dir.), Les entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux, techniques et pouvoirs. XIXe-XXe siècles. Mélanges en l’honneur de François Caron, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998, p. 499-521.
5 Leenhardt Jacques et Picht Robert (dir.), Au jardin des malentendus. Le commerce franco-allemand des idées, rééd., Paris, Babel, 1997.
6 Nous pensons notamment à Hüser Dietmar, Frankreichs « doppelte Deutschlandpolitik ». Dynamik aus der Defensive-Planen, Entscheiden, Umsetzen in gesellschaftlichen und wirtschaftlichen, innen-und aussenpolitischen Krisenzeiten 1944-1950, Berlin, Duncker und Humblot, 1996.
7 Digeon Claude, La crise allemande de la pensée française 1870-1914, Paris, PUF, 1959.
8 Hayes Peter, Industry and ideology: IG Farben in the nazi era, New York, Cambridge University Press, 1987; Stokes Raymond G., Opting for oil. The political economy of technological change in the West German chemical industry 1945-1961, Cambridge (Mass.), Cambridge-University press, 1994.
9 Par exemple la présentation de l’économiste Devoluy Michel, L’Europe monétaire, du SME à la monnaie unique, Paris, Hachette, 1996.
10 Nous songeons notamment à l’ouvrage d’Uterwedde Henrik et Neumann Wolfgang, Industriepolitik. Ein deutsch-französischer Vergleich, Opladen, 1986.
11 Qu’il suffise de rappeler les noms de René Girault pour la Russie, Pierre Guillen pour le Maroc, Jacques Thobie pour l’Empire ottoman.
Auteur
Professeur d’histoire économique contemporaine à l’Université Charles de Gaulle-Lille 3, spécialisé dans les rapports entre les entreprises françaises et l’Allemagne au XXe siècle et dans l’étude des espaces économiques régionaux en Europe du Nord-Ouest. Ses principales publications sont : Villes et districts industriels en Europe occidentale XVIIe-XXe siècles, en codirection avec Michel Lescure, Tours, Presses de l’Université François Rabelais, 2002 ; Les entreprises françaises face à l’Allemagne de 1945 à la fin des années 1960 (préface Alain Plessis), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003 ; La reconversion des bassins charbonniers. Une comparaison interrégionale entre la Ruhr et le Nord/Pas-de- Calais, en codirection avec Peter Friedemann et Karl Lauschke, numéro hors série de la Revue du Nord, nº 21, Villeneuve-d’Ascq, 2006 et Aux marges de la mine. Représentations, stratégies, comportements autour du charbon en Nord-Pas-de-Calais XVIIIe-XXe siècles, en codirection avec Didier Terrier, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2007.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006