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Pour conclure

p. 285-288


Texte intégral

1Voilà ce qu’a été ma vie de fonctionnaire de l’Insee.

2Une vie que j’ai aimée, dans une administration honorable dont j’ai, dès mon entrée à l’Ensae, apprécié l’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, lorsque notre professeur d’indices nous a annoncé la création de l’indice des 137 articles. Une administration dotée d’une identité forte symbolisée par des directeurs généraux aux fortes personnalités, notamment Francis-Louis Closon, dont j’ai rappelé le discours de combat lors du cinquantenaire de l’Institut, et surtout, pour la période que j’ai vécue, Edmond Malinvaud. Par chance, cette indépendance d’esprit, je l’ai retrouvée à la Cosiform – avec peut-être pour conséquence, pour en avoir trop usé, la suppression de la commission – et à la Cour des comptes, où un tel avatar ne risquait pas de survenir. À la Cour, j’ai retrouvé cet esprit de rigueur qui est celui de l’Insee ; jamais un des jugements que j’ai portés sur les organismes ou procédures que j’ai analysés n’a été remis en cause dès lors qu’il était rigoureusement démontré.

3Une vie bien remplie par la variété des tâches et des responsabilités que j’ai eu l’occasion d’exercer, par l’ouverture sur l’administration et sur la sphère politique qu’elle m’a offerte. Ouverture aussi sur le monde avec les nombreuses missions de coopération, dont je n’ai pas parlé sauf en ce qui concerne la Chine, que j’ai effectuées dans une dizaine de pays en Afrique, en Asie, en Amérique latine et Europe de l’Est, sur les thèmes de l’informatique, des répertoires d’entreprises et de la simplification administrative.

4Une vie qui m’a offert un parcours professionnel et une ascension sociale que j’aurais été bien incapable d’imaginer lorsque, en février 1962, libéré de mes obligations militaires, j’ai embarqué au port de Bône pour monter à Paris. Certes, il y a eu quelques aigreurs, à la fin, lorsque je me suis heurté à la barrière des postes ouvrant l’accès à l’inspection générale. J’ai attribué ces échecs à ma condition de « sauté-barrière », à ce que, à l’Insee, les fins de carrière sont peut-être plus difficiles qu’ailleurs du fait de la très forte densité de cadres supérieurs, du fait aussi que, contrairement à ce que l’on observe dans la plupart des administrations régaliennes, il n’y a pas ou très peu de postes de débouché. Mais il est possible aussi que je me sois surévalué, que les autorités de l’Insee aient considéré à juste raison que je n’avais pas la carrure pour accéder à ces fonctions. Je dis cela sans conviction… la réponse à cette interrogation a aujourd’hui peu d’importance. Et puis, positivons, cet échec m’a permis de découvrir la Cour des comptes.

5Une vie que j’ai quittée à regret et avec un peu d’angoisse ; je redoutais le passage de la pleine activité à sa totale absence. Crainte infondée : j’ai trouvé d’autres centres d’intérêt dans la vie associative et dans la gestion de notre maison de l’Eure, où nous vivons à mi-temps. Moins dans la vie de famille : notre fille unique est restée célibataire, nous n’avons pas de ces petits-enfants qui occupent beaucoup de nos amis, un peu trop à les entendre.

6J’ai été administrateur du comité parisien de la Ligue contre le cancer, où m’avait entraîné Jean Prada, qui en était le président, dès avant ma cessation d’activité. Je l’ai quitté après deux mandats, les statuts m’interdisant d’en briguer un troisième. Par le truchement de la Ligue, j’ai rejoint le conseil d’administration d’un réseau de soins palliatifs qui opère dans le sud de Paris. Cette association, créée au début des années 2000 par un petit groupe de professionnels de santé, s’est donné pour objectif d’organiser la prise en charge par les médecins et infirmières de ville, les psychologues et les associations d’aide aux personnes de personnes en fin de vie qui souhaitent finir leurs jours chez elles plutôt qu’à l’hôpital. Au sein du conseil d’administration, je représente les usagers, dont il est probable que je ferai un jour partie, mais rien ne presse… J’ai plaisir à participer aux débats de cette équipe car ils démontrent qu’il existe encore des médecins et des infirmières qui ont une haute idée de l’éthique de leur métier.

7J’ai été aussi administrateur, puis vice-président d’une association qui a pour objet l’insertion des immigrés. Lorsque je l’ai rejointe, elle employait environ 150 salariés répartis dans une demi-douzaine de délégations départementales en Île-de-France, en Rhône-Alpes et dans le Nord. Cette association avait longtemps vécu assez confortablement d’une subvention globale de l’État. À mon arrivée, ce n’était plus le cas. La subvention avait été réduite et allait continuer de se réduire, année après année. L’association était invitée, pour pourvoir à ses besoins, à facturer ses services aux collectivités territoriales et à répondre aux appels d’offres sur les formations d’aide à l’intégration présentés par l’Ofii (Office français de l’immigration et de l’intégration). Dès lors, le déficit est devenu permanent. Au fil des années, l’effectif a été progressivement réduit jusqu’à une cinquantaine de salariés, certaines délégations ont été fermées et le parc immobilier, dont l’association était propriétaire, a été vendu, en vain : les budgets optimistes en équilibre se transformaient inexorablement en comptes déficitaires que les subventions exceptionnelles obtenues grâce à l’entregent du président, conseiller d’État, ne parvenaient pas à équilibrer. Je plaidais pour une restructuration de l’association en SCIC (société coopérative d’intérêt collectif), qui permettrait d’obtenir des contributions régulières des collectivités territoriales, et pour un appel massif au bénévolat. Faute d’être entendu, j’ai fini par démissionner. L’association continue ; à ma connaissance, les budgets sont toujours en équilibre et les comptes toujours en déficit…

8Mais mon activité bénévole favorite est celle que j’exerce au centre Colucci à Montrouge, le centre communal d’activités de notre quartier, où Andrée m’a entraîné dès ma prise de retraite. Là, depuis maintenant douze ans, j’enseigne le français, à raison de quelques heures par semaine, à des immigrés de plus ou moins fraîche date, dont les profils ont évolué au fil du temps. Au début, mes élèves venaient pour l’essentiel de l’Afrique francophone. Ils étaient illettrés ou analphabètes, je dispensais donc des cours d’alphabétisation. Certaines – ce sont surtout des femmes – ont été assez persévérantes pour apprendre à lire et à écrire, pas très bien, certes, mais c’est pour moi un motif de grande satisfaction. Et certaines sont toujours là et suivent aujourd’hui mes cours de FLE – français langue étrangère –, car la population a évolué. Mes élèves viennent maintenant majoritairement d’Europe, d’Asie et d’Amérique latine, et sont presque tous dotés de diplômes de l’enseignement supérieur. Je donne aussi, à l’occasion, un coup de main à Andrée dans son activité d’écrivain public lorsqu’elle est débordée. Ces activités sont profondément gratifiantes, l’occasion de nouer des liens chaleureux avec des gens venus d’ailleurs. Je suis convaincu qu’elles sont le meilleur moyen d’assurer une intégration harmonieuse des immigrants en leur montrant de manière concrète qu’il y a en France des gens qui sont disposés à les accueillir et à donner de leur personne pour cela. C’est ce que mes amis de l’association ci-dessus n’ont pas voulu entendre.

9Et puis, il y a la campagne, notre maison, notre grande propriété, mon potager et mon vélo. Nous y passons trois ou quatre jours par semaine…

10Mais il est temps que je m’arrête. La date de remise de ce document approche, et le printemps aussi ; la terre me réclame. Je dois tailler les rosiers et les arbres fruitiers, fumer le sol de mon potager, bêcher, préparer les premiers semis qui ne vont pas tarder… Bref, j’ai autre chose à faire.

Garennes-sur-Eure, février 2015

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