Cosiform (1994‑1998)
p. 215-242
Texte intégral
1La Cosiform avait d’abord été la Cosiforme (Commission pour la simplification des formalités des entreprises), créée en 1983. La mention « des entreprises » et le « E » final de l’acronyme avaient disparu en 1990 lorsque ses compétences avaient été étendues aux formalités des particuliers. Présidée par le Premier ministre, la Cosiform rénovée était un organisme mixte composé de 18 membres nommés par décret pour une durée de trois ans, dont 8 représentaient l’administration et 10 les usagers, entreprises et citoyens. Le décret de nomination désignait également l’un d’entre eux comme vice-président ; celui-ci était Jean Prada. En vérité, la présidence du Premier ministre était symbolique. Au cours des cinq années que j’ai passé à la Cosiform, j’ai vu passer trois d’entre eux, dont un seul, Édouard Balladur, a consacré, une seule fois, une dizaine de minutes à cette activité. Il est venu ouvrir la séance plénière de la deuxième mandature de la commission, nous a lu un bref discours d’encouragement, que nous lui avions préparé, et il est reparti aussitôt. Le président de fait était Prada.
2Les représentants de l’administration étaient de hauts fonctionnaires ayant rang de directeur ou de sous-directeur ; ils appartenaient aux administrations de la fonction publique, des Finances, du Budget, de la Justice, de l’Intérieur, de l’Industrie et du Travail et des Affaires sociales. Six des huit représentants des entreprises étaient des patrons de PME, dont quatre exerçaient ou avaient exercé des mandats électifs dans des organismes professionnels ou consulaires ; les deux autres étaient des salariés de grandes entreprises, l’un président du tribunal de commerce de Bobigny et l’autre président de l’association EdiFrance1. Enfin, les deux représentants des citoyens venaient d’ATD2 Quart Monde et de l’Union nationale des associations familiales.
3La Cosiform était une commission consultative chargée de quatre missions : faire des propositions de simplification de formalités existantes, donner un avis sur les projets de textes ayant un impact sur les relations entre l’administration et les usagers, coordonner le fonctionnement des trois systèmes déclaratifs interadministratifs qu’étaient Sirene, les centres de formalités des entreprises (CFE) et la déclaration annuelle des données sociales (TDS3), et enfin assurer, en collaboration avec le Ciiba, la veille technologique dans le domaine de l’échange de données informatisées au sein de l’administration et entre l’administration et ses usagers.
4Pour remplir ces missions, la commission avait formé en son sein quatre comités permanents respectivement chargés : des formalités des PME et PMI ; des formalités des particuliers ; des CFE et de Sirene, dont les coordinations ne pouvaient se concevoir l’une sans l’autre ; de la coordination de TDS. S’y ajoutait un groupe de travail permanent formé entre la Cosiform et le Ciiba, qui se transformera en un comité des échanges informatisés interne à la commission lorsque, en 1995, le Ciiba sera supprimé. Les comités étaient présidés par Jean Prada et constitués de membres de la commission et de représentants des administrations, organismes publics et organisations professionnelles concernés par les sujets traités.
5Le décret fondateur avait également prévu dans chaque ministère un correspondant, qui était aussi celui du médiateur de la République, et la création de commissions régionales, les Coresiform, présidées par les préfets de région et composées, comme la commission nationale, de représentants des administrations et des usagers. Comme elle aussi, les Coresiform devaient étudier des mesures de simplification et en recommander la mise en œuvre au niveau régional ou, le plus souvent car la France est un État fortement centralisé, les transmettre à la commission nationale lorsqu’elles relevaient des échelons centraux des administrations.
6Cet ensemble formait un vaste réseau de correspondants appartenant à l’administration et à des organisations représentatives des usagers grâce auquel la Cosiform était, en principe, à même de bien capter les attentes des usagers comme les contraintes qui pèsent sur les administrations, d’en évaluer la portée réelle et de proposer des solutions pratiques et concrètes.
7Le décret précisait enfin que le secrétariat de la commission était assuré par le Cerfa, le Centre d’enregistrement et de révision des formulaires administratifs, auquel j’étais donc rattaché, et que je pense utile de présenter aussi car son activité et celle de la Cosiform étaient étroitement liées. Jusque dans les années soixante, le traitement des formalités administratives était manuel et tout entier à la charge des services déconcentrés, qui élaboraient eux-mêmes, chacun pour son compte, les formulaires à utiliser pour recueillir l’information auprès des usagers. Que, pour une même formalité, ces formulaires varient d’un département à l’autre ne présentait alors pas d’inconvénient majeur, au moins pour l’administration, dès lors qu’ils recueillaient les informations nécessaires à l’exécution de la formalité. Mais, avec l’arrivée de l’informatique et la perspective de procédures de traitement automatisées et de fichiers dématérialisés élaborés au niveau national, il devenait nécessaire de mettre fin à cette forme d’anarchie.
8La tâche de recenser cette multitude de formulaires – on en dénombrera près de 25 000 –, de les enregistrer et de faire des propositions pour en réduire le nombre avait été confiée à l’Insee. Ce choix était doublement justifié par la compétence de l’Institut en matière d’élaboration de questionnaires et par le fait que cette mission était un nouveau volet de la fonction de coordination interadministrative que l’Institut exerçait avec la gestion des répertoires et des nomenclatures. À l’usage, il était apparu que, s’il était bien à même de faire des propositions pertinentes, l’Insee avait quelques difficultés à les faire accepter par les administrations. C’est pour pallier ce handicap que le Cerfa avait été créé dans les années soixante-dix. Structure rattachée au Premier ministre, il était par conséquent investi de l’autorité de celui-ci. L’Insee, cependant, continuera de fournir l’essentiel de son personnel.
9En vingt-cinq ans, l’Insee puis le Cerfa avaient fait œuvre utile. Les 25 000 formulaires des origines avaient été ramenés à 1 800 en 1990. Dans les années qui suivront, on notera une légère remontée, jusqu’au voisinage de 1 900, qui n’était pas due à l’apparition de formalités nouvelles mais à la création de versions dématérialisées de certains formulaires et à la création de formulaires communs à plusieurs formalités. Ces versions nouvelles n’entraînaient, en effet, pas la disparition immédiate des versions anciennes. Au bout du compte, cette légère remontée était plutôt un signe de bonne santé de l’activité de simplification.
10En 1993, le Cerfa comptait sept agents : Patrick de Miribel, qui en était le secrétaire général, Monique Fondeviole, chargée du secrétariat de la Cosiform et que je venais remplacer, un contrôleur et deux commis de l’Insee qui assuraient au quotidien l’enregistrement des formulaires et la gestion des grands registres noirs dans lesquels ils étaient répertoriés, et deux secrétaires, l’une venue de l’Insee, l’autre généreusement mise à disposition par le secrétariat général du Gouvernement (SGG) pour les besoins de la Cosiform. Nous n’étions pas, comme le Ciiba, logé dans un hôtel particulier en face de l’hôtel Matignon, mais plus modestement, à un jet de pierre de là, dans un petit immeuble de rapport que nous partagions avec la Cada4, à côté du Petit Matignon, le bistrot de l’angle des rues de Varenne et de Bellechasse.
11Par la suite, les moyens de la Cosiform et du Cerfa seront renforcés : pour la Cosiform, par la création d’un poste de mobilité pour les administrateurs civils et les conseillers des tribunaux administratifs, qui sera occupé successivement par deux conseillers de TA, Frédérique de Lignières et Christian Saout ; pour le Cerfa, par la création d’un poste d’informaticien financé par l’Insee et celle d’un poste de chargé d’études, financé par le SGG, qui sera occupé par Régine Grzeczkowicz.
12Régine Grzeczkowicz était chercheuse au CNRS5. Elle était, depuis une dizaine d’années, détachée dans les services du Premier ministre, où elle avait occupé différents postes, notamment au Ciiba au moment où elle nous a rejoints. Elle venait au Cerfa pour réactiver le projet de création du dictionnaire des formalités que le décret de 1990 avait inscrit dans les missions du Cerfa. Il y avait eu, en 1991, une première tentative de réalisation de ce Dicoform, animée par Dominique Marchand, alors en poste au Cerfa, qui s’était encalminée. Il s’agissait de relancer le projet.
13Quant au poste d’informaticien, nous l’avions demandé dans le but d’informatiser les gestions du Cerfa et de la Cosiform, qui, à mon arrivée, se faisaient encore à la plume d’oie. Il était temps de moderniser les outils de gestion. Nous avons d’abord acquis quatre micro-ordinateurs, pour Miribel, moi-même et nos deux secrétaires, qu’il a fallu convaincre, non sans difficultés, de se séparer de leurs machines à écrire. Puis nous avons tenté d’obtenir de la direction des Services administratifs et financiers du Premier ministre (DSAF) que son Service informatique prenne en charge l’informatisation de notre gestion, en vain. Nous avons alors sollicité l’Insee, qui a accepté de mettre un informaticien à notre disposition. David Bercot nous a rejoints en septembre 1995. C’était un jeune attaché de la dernière promotion de l’Ensae, informaticien déjà brillant et féru de micro-informatique qui, en moins d’un an, a développé deux applications sous Access pour gérer les saisines et les recommandations de la Cosiform d’une part, et la gestion des registres du Cerfa d’autre part. Pour la suite, nous comptions sur lui pour participer activement, avec Régine, à la définition et au développement du Dicoform. Malheureusement, il nous a quittés au bout de deux ans, parti à Nantes où son épouse, elle aussi attachée de l’Insee, et lui avaient trouvé deux postes qui répondaient à leurs vœux. Nous l’avons d’autant plus regretté que son remplaçant s’est révélé un champion de l’absentéisme, parfaitement incompétent, dont nous n’avons strictement rien obtenu au cours de l’année et demie qu’il a passé au Cerfa.
14À ces moyens permanents s’ajoutaient les contributions des rapporteurs de la commission et un modeste budget d’études – environ 300 000 francs par an – qui permettait de faire appel à des consultants, de mobiliser un peu du temps d’experts internes à l’administration et de faire vivre des groupes de travail temporaires.
15Les rapporteurs étaient au nombre de six : le rapporteur général, Bernard Laugier, directeur général de la chambre de commerce de l’Essonne, et les rapporteurs des cinq comités spécialisés. Bernard Laugier, très pris par sa fonction de directeur de CCI6, avait malheureusement peu de temps à consacrer à la Cosiform, mais son avis d’expert était précieux pour ce qui concernait les formalités des entreprises. Les rapporteurs des comités Sirene-CFE et TDS étaient respectivement Hugues Picard, chef de l’unité Sirene à l’Insee, et Claude Girbon, directeur des Études et de la Coordination à la CNAVTS. Leur fonction à la Cosiform était un volet de leur activité principale. Andrée avait été rapporteur du groupe Cosiform-Ciiba jusqu’à la disparition de ce dernier. Elle avait été remplacée par Olivier Perrault, délégué aux systèmes d’information du ministère des Finances, à la tête du comité des échanges informatisés. Là aussi, la proximité entre la fonction à la commission et l’activité principale était forte. Le rapporteur du comité PME-PMI, Jean-Paul Bastianelli, était inspecteur des Affaires sociales. L’Igas7 le laissait consacrer une assez large part de son temps à la commission. Enfin le rapporteur du comité des formalités incombant aux particuliers était une jeune attachée d’administration centrale, Catherine Naneix, en poste à la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique. Elle aussi disposera, dans les premières années, d’une assez large plage de temps à consacrer à la commission, qui, malheureusement, se réduira fortement sous le gouvernement Jospin.
16Je me suis senti bien dans cet environnement. J’étais heureux de retrouver Patrick de Miribel, qui s’ennuyait un peu. Les relations avec les rapporteurs ont été très vite amicales, et même chaleureuses avec certains. Avec mes deux adjoints successifs, elles ont été plus contrastées : un peu difficiles avec Frédérique de Lignières et tout à fait harmonieuses avec Christian Saout, esprit ouvert, peu conventionnel, frondeur et plein d’humour avec qui je me suis senti en pleine complicité. Cette tournure d’esprit était bien adaptée au type de tâche qui nous incombait.
17Tournure d’esprit dont je découvrais qu’elle était peu répandue dans les administrations régaliennes. Je venais de l’Insee, administration singulière, direction du ministère des Finances qui avait certaines caractéristiques d’une autorité indépendante. Selon Prada, avec qui c’était un sujet de discussion, l’Insee aurait dû être cette autorité indépendante et les administrateurs de l’Insee auraient dû être dotés d’un statut de magistrats du chiffre. C’était aussi un débat récurrent au sein de la maison, dont la conclusion, toujours la même, était que le cocon du ministère des Finances était plus favorable au budget de l’institution et au niveau des primes. Mieux valait être des fonctionnaires aisés que des magistrats nécessiteux.
18Cela me remet en mémoire que c’est à cette époque que l’on a fêté le cinquantenaire de l’Insee. La direction avait organisé une grande manifestation où nous nous sommes retrouvés plusieurs centaines, peut-être plus d’un millier. Il y a eu beaucoup de beaux discours qui ont évoqué le passé, le présent et le futur de l’Institut. Je garde un souvenir tout particulier de celui du premier de nos directeurs généraux, Francis-Louis Closon, qui nous a relaté les difficultés qu’il avait eues à imposer l’indépendance de l’Insee face aux politiques, s’était félicité que cette indépendance fût toujours présente et nous avait exhortés à rester vigilants, à ne jamais baisser la garde, car, selon lui, les politiques ne renonceraient jamais à chercher à biaiser l’information dans un sens qui leur soit favorable – un vrai discours de combat.
19Cette distance vis-à-vis du pouvoir politique, qui fonde l’éthique de l’Insee, se retrouvait dans le comportement des agents vis-à-vis de leur hiérarchie. Sans nier l’autorité de celle-ci, ils critiquaient volontiers les décisions qu’ils jugeaient inappropriées, qu’elles touchent au champ de la production statistique ou qu’elles relèvent de la gestion interne. Il fallait en tenir compte, ce qui bien souvent améliorait les décisions contestées, ou convaincre, ce qui était formateur pour les managers. J’ai constaté que, tout au contraire, cette attitude était plutôt rare chez les fonctionnaires des administrations régaliennes avec lesquels mon activité de simplificateur me mettait en contact. Là, la soumission, l’exécution sans discussion des directives venues d’en haut était l’attitude la plus répandue parmi les fonctionnaires de second rang, mais qu’on ne retrouvait pas nécessairement chez les fonctionnaires du premier rang – j’en donne quelques exemples dans la suite.
20J’étais, hiérarchiquement, sous l’autorité de Patrick de Miribel, mais fonctionnellement sous celle de Jean Prada. Celui-ci, comme la plupart de ses pairs, avait fait une bonne partie de sa carrière en dehors de la Cour des comptes, principalement au ministère de l’Industrie, puis comme cadre dirigeant dans des entreprises nationales du secteur des industries extractives, où il avait notamment été PDG d’Elf Distribution et président du directoire de l’Entreprise minière et chimique. À l’approche de la soixantaine, il avait réintégré la Cour, où il était président de chambre lorsque j’ai fait sa connaissance. Il atteindra l’âge de la retraite un an plus tard et consacrera dès lors une part notable de son temps à la Cosiform. Prada était un pur produit de notre aristocratie administrative, avec quelques tics de cette caste dont je ne donnerai qu’un exemple, qui m’amusait et le faisait rire lorsque je le lui faisais remarquer : c’était un lecteur assidu du Journal officiel, et particulièrement de la rubrique des nominations aux postes de haute responsabilité. Lorsqu’il tombait, c’était assez rare, sur un nom qu’il ne connaissait pas, il n’avait de cesse de savoir si cet inconnu était « de la Cour, du Conseil ou de l’Inspection ». Mais il était, surtout, simple et chaleureux, totalement dépourvu de cette distance condescendante, un peu méprisante, qui n’est pas rare chez les fonctionnaires de son rang. Il a été le plus remarquable de mes patrons. Doté d’une intelligence affûtée, fin connaisseur des rouages qui lient le politique à la haute administration, dotée de ce talent de manager si particulier qui fait donner aux autres le meilleur d’eux-mêmes, il a été un patron remarquable et, aussi, un ami.
21Et puis, il y avait les relations avec les politiques ou, plus exactement, avec les membres de leurs cabinets. En cinq ans, en dehors de réunions plénières où j’étais convié à me taire en écoutant la parole du ministre, je n’ai eu que quatre fois l’occasion de débattre en petit comité avec l’un ou l’autre d’entre eux. La simplification administrative était, dès cette époque, un thème cher aux politiques lorsqu’ils étaient aux affaires. Elle était en effet à la fois un sujet des plus sérieux et le moyen d’afficher, à peu de frais, un dynamisme réformateur de façade à opposer aux accusations d’immobilisme des partis d’opposition et à des médias qui, en ce domaine comme en d’autres, jouaient volontiers la mouche du coche. À peu de frais car les simplifications annoncées, souvent par lots, étaient bien souvent des mesurettes sans réelle portée, quand il ne s’agissait pas, purement et simplement, de supercheries ou de faux-semblants.
22En voici un exemple. En 1995, Alain Madelin, ministre en charge des PME, décide de simplifier le formulaire unique de déclaration de création d’une entreprise. Ce formulaire – mis au point par Henri Viennet (cf. chapitre sur Sirene ci-avant) – était en effet lourd et complexe car il devait réunir toutes les informations requises par les organismes et administrations destinataires de la déclaration. Il était cependant simplifiable, par la négociation avec ces destinataires, en discutant l’exacte nécessité de chacune des informations demandées et en cherchant à formuler les questions en des termes intelligibles pour des créateurs d’entreprise, peu familiers du jargon administratif. Mais cela, à n’en pas douter, allait prendre du temps, plusieurs mois, voire plus d’un an. Le cabinet du ministre a résolu le problème autrement. Viennet s’était employé à rendre le formulaire lisible en aérant la présentation et en utilisant des caractères et des champs de réponse aux questions de taille suffisante pour qu’il soit aisément renseigné à la main sans déborder des cadres. Le résultat était un formulaire de grande taille au format A3 que le cabinet a ramené à un format A4 en réduisant la taille des caractères et des champs de réponse et en reportant une partie des questions au verso. Au bout du compte, il était d’une utilisation plus difficile que le précédent. Mais le ministre a pu, au journal de 20 heures, montrer l’ampleur de la simplification réalisée en brandissant les deux formulaires devant les téléspectateurs, le nouveau réduit de moitié par rapport à l’ancien.
23Bien entendu, il y a eu aussi de véritables simplifications qui ont eu une influence réelle sur les charges qui pesaient sur les entreprises et les citoyens, sinon à quoi aurais-je servi pendant mes cinq années de Cosiform ! Mais les mesures efficaces passent presque toujours par une coopération entre différentes administrations et organismes. Pour cette raison, elles demandent du temps, et la tyrannie de l’immédiateté exige aussi des mesures réalisables à court terme qui permettront aux ministres de communiquer.
24La Cosiform avait des correspondants dans les cabinets du Premier ministre et des ministres en charge des PME et de la Fonction publique.
25Avec le cabinet du Premier ministre, les contacts avaient lieu deux ou trois fois par an, avant les réunions plénières de la commission, pour en proposer et discuter les ordres du jour que j’avais préparés avec Prada. Il n’y a jamais eu de problème, nos propositions ont toujours été acceptées sans modifications significatives. Le conseiller me sollicitait aussi à l’occasion des séminaires gouvernementaux de simplification que les Premiers ministres successifs organisaient à peu près chaque année. Je devais alors sortir de mes tiroirs des projets en souffrance qui alimenteraient les débats du séminaire. Il n’en manquait pas.
26Avec le ministère de la Fonction publique, les relations ont été très lâches sous les gouvernements Balladur et Juppé, et inexistantes sous le gouvernement Jospin. Elles ont été par contre nombreuses et étroites avec le cabinet du ministre en charge des PME, du Commerce et de l’Artisanat, pour lequel la lutte contre la paperasserie administrative était un thème important. Sous les gouvernements de droite, ces relations ont parfois été tendues. J’ai d’abord été assez choqué par le cynisme affiché des membres du cabinet Madelin, devenu après remaniement le cabinet Raffarin, que je trouvais trop attachés, comme l’illustre l’exemple ci-dessus, à la dimension communicationnelle des mesures de simplification, et agacé par leur volonté d’imposer leurs choix à la Cosiform. J’ai dû, un jour où l’on me répétait avec insistance que le ministre voulait que la commission adopte je ne sais quelle position à propos de je ne sais quelle affaire, rappeler qu’elle était indépendante et que je n’étais pas le porte-parole du ministre auprès d’elle. À l’inverse, j’ai été agréablement surpris, avec l’arrivée du gouvernement Jospin, par la volonté affichée par Marylise Lebranchu de s’attaquer aux problèmes de fond, quitte à ce que les résultats se fassent attendre, comme par la sincérité de sa conseillère chargée des simplifications, Pierrette Robine. La volonté de la ministre s’est quelque peu effritée au fil du temps car, comme ses prédécesseurs, il fallait qu’elle puisse communiquer sur des projets à court terme.
27Il est temps d’aborder les actions qu’a engagées la Cosiform au cours des cinq années que j’y ai passé, mais, avant cela, il me semble nécessaire d’évoquer les raisons, telles que je les ai perçues, des complexités administratives inutiles, des difficultés de les faire disparaître, de ce qu’elles coûtent aux entreprises, aux citoyens et aux administrations. Les paragraphes qui suivent sont rédigés au passé car je parle de la situation que j’ai connue il y a une vingtaine d’années. Il est toutefois probable que beaucoup de ce que j’y dis pourrait se conjuguer au présent.
28Le coût des formalités d’abord. Pour les citoyens, il n’est guère quantifiable – mesurer ou évaluer le coût monétaire du temps qu’ils consacrent à leurs formalités n’aurait pas de sens, pas plus aujourd’hui qu’hier –, mais nous verrons plus loin que la complexité peut avoir un coût social important. Pour les administrations, ce coût de la complexité était certain. Pour le mesurer, il eut fallu pouvoir pénétrer dans le secret des comptabilités analytiques internes aux administrations. La Cosiform n’avait pas ce pouvoir, mais ce pourrait être un objectif pour la Cour des comptes. Restaient les entreprises. Là, les avis étaient nombreux et c’était un sujet de débats sans fin. Les contempteurs de l’Administration lançaient les chiffres les plus extravagants ; ils dénonçaient un gâchis de plusieurs centaines de milliards de francs par an avec d’autant plus d’assurance qu’ils auraient été incapables de les justifier. J’ai voulu en avoir le cœur net et je suis parti à la pêche aux informations. Des études réalisées au début de la décennie 1990 par des organisations internationales, notamment la Commission européenne et l’OCDE8, aboutissaient à la conclusion que le coût que les charges administratives font peser sur les entreprises représentait, dans l’Union européenne, 3 à 4 % du PIB sans différence significative entre les différents pays – soit, pour la France, 250 à 300 milliards de francs. Ce montant considérable était cohérent avec les résultats d’études plus anciennes réalisées en France pendant les années quatre-vingt et, plus récemment en 1995, avec ceux d’une enquête du Sessi auprès des PME industrielles. Mais à y regarder de plus près, il apparaissait aussi que, à proportion de 63 %, ces charges étaient dues à l’indispensable nécessité de gérer les affaires indépendamment de toute contrainte administrative. Nulle entreprise, en effet, ne peut se passer, par exemple, de bons de commande et de livraison, ni de la gestion de ses stocks. Une autre part, évaluée à 15 %, résultait bien de procédures obligatoires, mais qui répondaient également à des besoins de gestion, comme les comptes annuels et les factures, qui seraient par conséquent suivies en l’absence d’une législation normative, de façon éventuellement plus simple et pour un coût un peu moindre, mais avec le risque de nuire, faute d’une norme s’imposant à tous, à la comparabilité des données d’une entreprise à l’autre. Au total, les procédures et formalités obligatoires que les entreprises étaient amenées à remplir pour les seuls besoins des administrations représentaient 22 % du total de leurs charges administratives, soit un montant de l’ordre de 60 milliards de francs, moins d’un point de PIB9 – montant suffisamment important pour que l’on s’attache à le réduire, mais en étant conscient que l’économie réalisée se compterait au mieux en un petit nombre de dizaines de milliards de francs.
29L’impact économiquement mesurable de la simplification ainsi fixé, l’objectif suivant était de déterminer d’où venait l’excès de complexité, puis de s’interroger sur les mesures à prendre, à droits et devoirs constants, d’abord pour en réduire le coût, mais aussi pour faire en sorte que les contraintes administratives soient plus légères et plus intelligibles pour les usagers et partenaires des administrations, pour faire en sorte aussi qu’ils en comprennent mieux les finalités et la nécessité, et pour que, ainsi, ils les acceptent d’un cœur plus léger. Je viens d’écrire « à droits et devoirs constants ». Cette formule rend compte des limites de l’action de la Cosiform. L’excès et la complexité des formalités administratives résultent en effet de deux facteurs principaux. Le premier est l’envahissement réglementaire qui, en multipliant les exigences, peut étouffer l’initiative et barrer l’accès aux droits. La réflexion dans ce domaine relève du politique, du débat sur le plus ou moins d’État. La Cosiform n’avait pas, a priori, vocation à y intervenir, sauf le cas échéant pour attirer l’attention sur des dispositions dont la portée était si faible qu’elles en devenaient inutiles. Le second facteur, à droits et devoirs constants donc, est l’inadéquation des procédures, l’excès dans la collecte des informations et les contrôles, et le manque de coordination, qui conduisent à faire compliqué là où l’on pourrait faire simple.
30Dans ce second domaine, l’analyse des actions conduites par la Cosiform révélait surtout la nécessité d’une évolution significative de la culture des administrations. Le postulat, que je crois toujours valable, qui fonde l’opinion courante est qu’il y a une administration face à la multitude des administrés. La réalité est bien différente : l’administré est en réalité en face de multiples administrations, toutes investies de pouvoirs régaliens dans leur domaine de compétence. En 1995, cette diversité se retrouvait dans les procédures et formalités qu’elles géraient. On la constatait aussi dans le domaine des procédures sociales, gérées par un grand nombre d’organismes spécialisés par secteurs d’activité (régime général, agriculteurs, régimes spéciaux…), par branche de protection (maladie, retraite, chômage, famille…), par statut du travailleur (salarié, non salarié…). Dans le cas des régimes de retraite complémentaire, cette dispersion atteignait des proportions extravagantes. Chacune de ces administrations, chacun de ces organismes, subissant une pression constante pour la réduction des coûts, tendait à optimiser son action en rejetant sur l’extérieur, notamment sur l’administré, la plus grande partie possible de la tâche sans se soucier outre mesure de l’action des autres organismes. À cette préoccupation de rentabilité, s’ajoutait le souci antinomique d’affirmer et de préserver son identité et son autonomie d’action. Il en résultait une extraordinaire variété des procédures, des concepts, des définitions et des formulaires.
31Pour les entreprises, cela se traduisait par des déclarations et des versements de taxes et de cotisations multiples, à la fois identiques pour l’essentiel et d’une extraordinaire diversité dans les détails, dans les dates de déclaration, dans la présentation des formulaires, dans les précisions accessoires portant sur la définition des assiettes ou des effectifs à prendre en compte. Ces définitions étaient souvent d’une telle subtilité qu’elles échappaient à la compréhension des déclarants, si bien qu’ils répondaient un peu au hasard, enlevant ainsi toute portée aux différences voulues par les organismes ou les administrations qui les interrogeaient.
32Pour les citoyens, en tant qu’assurés sociaux, la situation était plus satisfaisante dès lors qu’ils étaient bien insérés dans le système productif. Pourvus d’un emploi stable et cotisants réguliers, ils bénéficiaient des dispositifs bien rodés des organismes de protection sociale dans des conditions généralement satisfaisantes. Il n’en allait pas de même de ceux qui étaient sortis du système productif ou n’y étaient pas encore entrés : jeunes sans emploi, chômeurs en fin de droits, salariés précaires… Ainsi, bien que la législation sur le RMI10 prévît qu’il ne devait pas se produire de rupture dans le versement des prestations aux personnes concernées, ces ruptures – aux effets dévastateurs pour des personnes sans capacité d’épargne – étaient fréquentes en raison de la diversité des organismes qui y participaient et de leurs difficultés à coordonner leurs actions. On aboutissait ainsi au paradoxe que ceux pour qui la protection sociale était la plus essentielle étaient aussi ceux qui rencontraient les problèmes administratifs les plus complexes. Confrontés à un maquis de structures et de procédures mal coordonnées, à des modes de raisonnement et des habitudes de langage que leur niveau culturel souvent modeste ne leur permettait pas de maîtriser, certains s’abandonnaient au découragement, renonçaient à faire valoir des droits dont ils ne comprenaient pas la teneur et s’enfonçaient ainsi dans la marginalité. D’autres, à qui le RMI assurait un revenu, certes très modeste mais régulier, se détournaient des contrats emploi-solidarité par crainte d’avoir à attendre trop longuement que leur droit au RMI soit rétabli après que le contrat dont ils avaient bénéficié ait pris fin. Les dysfonctionnements constatés dans ce secteur sensible agissaient in fine comme un facteur d’exclusion que la loi RMI avait pourtant pour but de combattre.
33Une des causes, importante, des difficultés de coordination des organismes qui participaient à l’assistance aux personnes en situation précaire était l’interprétation usuelle de la loi Informatique et Libertés, qui, dans un souci de protection des données individuelles, interdisait l’utilisation du numéro d’identification des personnes à ceux de ces organismes qui ne relevaient pas de la Sécurité sociale. On se demandait, à la Cosiform, si cette interprétation restrictive était toujours de mise, sachant que, pour un pouvoir qui cesserait d’être démocratique, l’absence d’identifiant commun dans les fichiers des différentes administrations ne serait pas un obstacle durable au rapprochement des données. Prada jugeait cependant préférable de ne pas soulever ce lièvre par crainte de durcir encore la position d’une Cnil particulièrement sourcilleuse. Il préférait agir en sous-main, pensant que le fruit arrivait à maturité et qu’il ne tarderait pas à tomber tout seul.
34En substance, les formalités et les procédures propres à chacune des administrations formaient généralement, du point de vue de celle-ci, un ensemble cohérent et rationnel, mais, faute de coordination, le tout était anarchique. L’article final des décrets d’application, disposant que chacun des ministres concernés par les mesures envisagées est chargé, pour ce qui le concerne, de la mise en œuvre desdites mesures, ne prévoyant habituellement pas d’éventuelles collaborations avec les autres départements ministériels, chaque ministre, mais surtout chaque administration, était farouchement attaché à cette autonomie et s’en prévalait d’autant plus qu’elle était plus puissante. Face à cette situation, je rêvais d’une sorte de front office qui, sans être le point de passage unique entre les entreprises et les administrations, passerait au crible les informations requises par ces dernières, jugerait de leur opportunité, stockerait les plus fréquemment demandées et les tiendrait à disposition pour que les usagers n’aient pas à les communiquer à chacune des administrations demanderesses, harmoniserait les définitions, les concepts, les dates et procédures de déclaration et les formulaires. Le système statistique public avait dans son domaine, avec le Cnis11, réussi à mettre en place un dispositif qui remplissait à peu près ces fonctions. On avait déjà réalisé quelques opérations phares de regroupement des formalités avec Sirene, les CFE et TDS, trois dispositifs, notons-le au passage, dus à des initiatives de l’Insee. Mais étendre cette pratique de manière coordonnée et systématique paraissait inenvisageable à échéance prévisible. Il manquait aux administrations et aux organismes la culture coopérative de la sphère statistique, fondée, entre autres, sur une certaine unité de pensée de ses cadres dirigeants, très majoritairement membres du corps des administrateurs de l’Insee.
35Nous avons engagé des réflexions en vue d’élaborer des outils de simplification, à la fois méthodologiques et techniques, susceptibles de contribuer à la réalisation de cet objectif. Ces réflexions ont porté sur les échanges dématérialisés avec le schéma directeur des téléprocédures, sur l’harmonisation des formalités avec le Dicoform, sur l’enrichissement des référentiels communs d’identification et de classement avec l’élargissement du champ couvert par Sirene, sur l’élaboration d’instruments de mesure de la complexité des formalités et, enfin, sur les moyens de combattre l’opacité administrative par la simplification du langage et l’amélioration des interfaces avec les usagers.
36Le principe d’un schéma directeur interministériel des téléprocédures avait été évoqué par le groupe Cosiform-Ciiba. Celui-ci disparu, il a été réalisé, sur lettre de mission du Premier ministre, par le comité des échanges informatisés, sous l’autorité d’Olivier Perrault. Ce schéma proposait de laisser aux administrations le soin de conduire, à leur gré, leurs politiques de dématérialisation des échanges avec leurs partenaires et leurs usagers, mais leur imposait un ensemble de normes d’échange et de protocoles de communication homogènes, cohérents et a priori pérennes, garantissant ainsi aux usagers qu’ils pourraient les utiliser pour leurs relations avec toutes les administrations. Le schéma a été approuvé par la Cosiform en réunion plénière en avril 1997. Il n’a pas suscité d’opposition et, pour autant que je sache, ses préconisations ont été appliquées par les premières administrations qui, dans la période qui a suivi, ont entrepris de dématérialiser les échanges avec leurs administrés. La DGI12 n’a pas soulevé d’objection. Peut-être était-ce dû au fait que l’homme qui avait conduit l’opération était celui qui était chargé de veiller à la cohérence des systèmes d’information de Bercy.
37Le schéma directeur recommandait notamment l’utilisation de la norme Edicfact, qui proposait une structure normalisée des messages dématérialisés. Une action importante du groupe Cosiform-Ciiba avait été de promouvoir le développement de messages répondant à cette norme pour les échanges entre l’administration et ses usagers. Le projet repris par l’association EdiFrance, alors dirigée par Claude Chiaramonti, avait conduit à la réalisation de plusieurs de ces messages. Une enquête sur les formulaires auxquels correspondaient des messages Edifact, réalisée plus tard par EdiFrance et le Cerfa au moment où l’on réactivait le projet de dictionnaire des formalités, révélera que sur les 100 formulaires les plus employés par les entreprises, 70 étaient couverts en totalité par les principaux messages Edifact du secteur administratif et que 20 autres pouvaient l’être au prix d’adjonctions mineures à ces messages. Sur cette base, la commission préconisera que cette couverture soit progressivement élargie, y compris aux formulaires d’usage peu courant. On postulait en effet que les entreprises se tourneraient d’autant plus volontiers vers les téléprocédures qu’elles pourraient les employer, avec le même kit de télétransmission, pour un plus grand nombre, voire la totalité, de leurs formalités.
38Le projet de dictionnaire des formalités comportait deux volets. Le premier et le plus ambitieux, le Dicoform proprement dit, était la constitution d’un référentiel des formalités, des calendriers de leur mise en œuvre, des formulaires qui les supportaient et des données qu’ils véhiculaient. Ces données, accompagnées de définitions précises, constitueraient l’amorce d’un dictionnaire des données administratives qui pourrait être un puissant moyen de simplification. Le foisonnement des concepts utilisés par les formalités, que l’on demandait aux usagers d’assimiler pour répondre aux questions qu’on leur posait, était en effet extraordinaire, pour ne pas dire extravagant. On dénombrait, par exemple, une trentaine de définitions différentes de l’effectif salarié, selon que l’on y intégrait ou non les apprentis, les emplois aidés, ceux qui étaient occupés par des personnes handicapées… et divers autres cas particuliers. Cette situation n’était d’ailleurs pas due au seul État central, tant s’en fallait. Une bonne partie était imputable au foisonnement des amendements des textes initiaux, destinés à protéger des intérêts particuliers, pris sous la pression de groupements sociaux ou professionnels. Réunir ces informations dans une base de données ne présentait pas, au plan technique, de difficultés majeures. Si elle voyait le jour, cette base serait le moyen idéal pour détecter les incohérences et les doubles emplois, puis pour déterminer les moyens de les pallier. Mais il fallait d’abord pouvoir collecter l’information, obtenir que les administrations se mobilisent et fassent, en interne, le même effort de clarification. La mobilisation n’a pas eu lieu. Comme à l’accoutumée en pareille circonstance, les administrations ont invoqué le manque de moyens. Je reste convaincu, aujourd’hui encore, que la vraie raison était un refus déterminé de se prêter à une opération qui risquait de brider leur liberté d’action.
39Nous avons dû renoncer et nous rabattre sur le second volet, le serveur de formulaires, ou Dicoserv, qui consistait seulement à mettre les formulaires en ligne.
40Cette opération a été conduite conjointement avec le transfert du site d’information des usagers de l’administration géré par La Documentation française sur le Minitel (le 3615VOSDROITS) sur Internet, où il est devenu le site service-public.fr, aujourd’hui connu de tous. La Cosiform a été à l’initiative de cette opération qui se serait de toute façon produite. Nous l’avons accélérée car nous voulions que la version publique du Dicoserv y soit insérée pour préserver l’unicité du portail d’information, d’abord, et plus prosaïquement parce que le Cerfa n’avait pas les ressources pour gérer lui-même un tel portail. Obtenir des administrations qu’elles produisent des versions en ligne de leurs formulaires, opération pourtant d’une grande simplicité, ne s’est pas fait sans difficultés. Manque de moyens, clamaient leurs représentants au groupe de travail que nous avions mis en place pour organiser l’opération – argument ridicule quand on considère que la programmation d’une version de formulaire affichable sur un écran de micro-ordinateur et imprimable coûtait tout au plus quelques centaines de francs. Seule la représentante du ministère de l’Équipement, Françoise Jezequel, semblait considérer le projet avec bienveillance. Je lui en étais reconnaissant, mais j’en étais aussi un peu étonné – une telle attitude était tellement inhabituelle ! –, jusqu’à ce que j’apprenne de Claude Chiaramonti qu’il allait bientôt l’épouser… Difficulté aussi avec la DGI, qui refusait de se prêter au jeu car elle voulait absolument que les formulaires en ligne soient affichés sous son propre timbre, pas celui du Premier ministre ou de La Documentation française. Nous n’y étions pas opposés, mais à la condition expresse qu’ils soient aussi présents sur service-public.fr. Les réticences de la DGI ont finalement été vaincues par une intervention auprès du ministre. Le serveur de formulaires s’est mis en place, encore incomplet, à la fin de 1998, au moment où disparaissait la Cosiform.
41Au chapitre de l’extension des référentiels d’identification, la commission avait recommandé que la couverture du répertoire Sirene soit étendue aux agriculteurs identifiés dans les fichiers de caisses de la Mutualité sociale agricole (MSA) et que soient créés des centres de formalités ad hoc dans les chambres d’agriculture. L’Insee a entrepris d’intégrer au répertoire les stocks des caisses de MSA, et les CFE agricoles ont été mis en place en 1997 et 1998.
42Pour autant, si le numéro Sirene était bien devenu l’identifiant de référence des organismes de protection sociale, il restait ignoré de la plupart des administrations. La situation de 1988, que j’ai décrite dans le chapitre relatif à Sirene, n’avait pas évolué six ou sept ans plus tard. Les stipulations du décret Sirene de 1974 restaient lettre morte pour beaucoup d’administrations. En 1994, la loi Madelin relative à l’initiative et à l’entreprise individuelle avait réaffirmé, pour lui donner plus de poids par la voie législative, l’obligation d’un identifiant unique des entreprises. Les rédacteurs du projet de loi s’étaient sans doute heurtés aux résistances dont je fais état quelques lignes plus loin et, voulant éviter de retarder sa présentation au Parlement, ils avaient renvoyé à la voie réglementaire le soin de définir la nature et le contenu de cet identifiant. C’est ce qu’il s’agissait de faire lorsque je suis arrivé à la Cosiform. A priori, la solution était évidente, l’identifiant en question devait être le numéro Siren, qui présentait toutes les caractéristiques d’un bon identifiant : stabilité, unicité et exhaustivité. Le choix eut dû être immédiat ; pourtant, il a fallu trois ans pour aboutir.
43L’affaire mérite d’être détaillée ici car elle est une remarquable illustration de la capacité de résistance des administrations aux choix du politique et de la faiblesse, voire de la fantaisie, des argumentations qui sont parfois développées dans ces réunions interministérielles où se construit l’avenir du pays.
44Tout le monde convenait de l’évidence du numéro Siren, sauf le ministère de la Justice et la DGI, qui, s’ils admettaient la présence du numéro Siren dans l’identifiant, voulaient, comme parties intangibles, y ajouter différents éléments descriptifs qui spécifiaient l’appartenance de l’entreprise à certaines catégories sans contribuer en quoi que ce soit à son identification.
45La DGI voulait ajouter, pour les besoins du recouvrement de la TVA intracommunautaire, la mention « FR », qui distinguerait les entreprises françaises de celles des autres pays de l’Union, et une clé de contrôle de deux chiffres de son cru qui s’ajouterait à la clé de contrôle que contenait déjà le numéro Siren. La Chancellerie, en représentant autoproclamé des greffiers des tribunaux de commerce et au nom de leur attachement à des traditions surannées nées au temps où ils géraient leurs registres à la plume d’oie, voulait quant à elle ajouter la mention « RCS », pour « registre du commerce et des sociétés », suivie du nom en toutes lettres du greffe du tribunal de commerce où l’entreprise était immatriculée et d’une lettre, parmi « A, B, C, D », qualifiant sa forme juridique. Ainsi, une entreprise commerciale individuelle dotée du numéro Siren 734 820 078, établie à La Réunion et procédant à des échanges commerciaux avec des entreprises italiennes ou belges se verrait doter d’un identifiant unique de la forme suivante :
FR31 734 820 078 RCS SAINT DENIS DE LA RÉUNION A
46Identifiant très lourd, pour ne pas dire grotesque, et qui, surtout, pouvait subir des variations au gré des avatars de l’entreprise. Si elle déménageait dans la Sarthe, « SAINT DENIS DE LA RÉUNION » serait remplacé par « LE MANS » ; si elle changeait d’activité et si, à cette occasion, le commerçant devenait artisan, elle serait radiée du registre du commerce et perdrait du coup la mention « RCS », le nom du greffe et la lettre « A » ; si, enfin, elle cessait de commercer avec l’étranger, elle pourrait se débarrasser de la mention « FR » et de la clé de contrôle DGI, et son identifiant serait ainsi ramené à l’essentiel, le numéro Siren.
47On a fini par résoudre le problème en introduisant une différenciation factice entre « identifiant » et « numéro unique d’identification ». Le numéro unique d’identification serait, pour toutes les entreprises, le numéro Siren. Celles qui étaient immatriculées au RCS seraient en outre dotées d’un identifiant supplémentaire qui serait en réalité celui du greffe d’immatriculation, soit « RCS SAINT DENIS DE LA RÉUNION A » dans l’exemple ci-dessus, et celles qui seraient soumises à la TVA intracommunautaire dotée d’un autre identifiant complémentaire, « FR31 » dans l’exemple. L’honneur de la DGI et celui des greffiers étaient sauf : chacun avait son identifiant qui n’en était pas un, mais peu importait, le mot figurait dans le décret d’application… Il avait fallu trois ans de débats et un nombre de réunions interministérielles dont j’ai perdu le compte pour aboutir à ce magnifique résultat.
48Sur l’évaluation du coût des formalités, une circulaire du Premier ministre, prise sur recommandation de la Cosiform, introduisait l’obligation d’associer aux projets de lois et de décrets en Conseil d’État une fiche d’impact sur le coût que les mesures envisagées pouvaient générer pour les administrations comme pour les usagers qui auraient à s’y soumettre, et précisait que ces études devaient être soumises à l’appréciation de la Cosiform. Quelques départements ministériels se sont soumis à cette obligation, j’ai eu quelques projets à examiner, sans grand profit. Les études étaient le plus souvent sommaires et relevaient davantage du dire d’expert, par essence difficile à contrôler, que d’une analyse objective et quantifiée. En l’absence de méthodes et d’instruments communs de mesure et d’évaluation des formalités, dont je crains qu’ils soient toujours à définir, et en l’absence de procédures de consultation systématique des administrés, on ne pouvait guère espérer de résultats positifs.
49Sur le second point, Jean-Paul Bastianelli et l’ACFCI13 avaient mis en place, sur recommandation de la commission et avec l’appui de l’APCM14, un dispositif d’enquête auprès des entreprises qui a été activé à deux reprises sur deux mesures de simplification, la déclaration unique d’embauche et la déclaration de contrat d’apprentissage, quelques mois après leur mise en œuvre. Elles ont permis d’en vérifier la pertinence globale et de détecter quelques imperfections, qui ont été corrigées. Le dispositif n’a cependant pas été maintenu, faute de financement public.
50Enfin, sous l’impulsion de l’un de ses membres, Mme Huguette Garsmeur, représentante de l’association ATD Quart Monde, et de Catherine Naneix, rapporteur du comité des formalités incombant aux particuliers, la commission s’est employée à rendre l’administration plus accessible aux personnes victimes de la crise économique et de l’exclusion, dont j’ai évoqué plus haut les difficultés face au maquis de structures et de procédures mal coordonnées dont elles dépendent dans leur vie quotidienne. Par une analyse fine des services publics de quartier de la ville d’Amiens, Catherine Naneix a largement contribué à la définition des maisons de services publics, ces structures polymorphes où des animateurs-médiateurs accueillent les usagers, identifient leurs besoins, les aident à les formuler, les conseillent et les orientent vers les services publics compétents qui peuvent eux-mêmes participer à l’animation des maisons en y tenant des permanences. Ces maisons, créées par les collectivités territoriales ou, avec leur appui, par des structures associatives, ont connu un important développement. Elles sont aujourd’hui toujours à l’ordre du jour, et le gouvernement envisageait, en 2013, d’en créer 1 000 de plus. Le comité a également réalisé une analyse des réglementations relatives au RMI et des pratiques de leur application qui a confirmé les effets pervers d’une application trop rigoureuse et du manque de coordination entre les services. Il en a déduit une liste d’aménagements concrets des procédures de nature à pallier ces effets. Il a enfin mis en place un groupe de travail interministériel sur la lisibilité des formulaires, dont l’animation a été prise en charge par le Cerfa – sans doute la moins productive de ses initiatives. Convaincre les fonctionnaires qui élaborent les formulaires et rédigent les notices explicatives qui les accompagnent, comme ceux qui sont en contact avec le public, d’employer un langage qui soit intelligible de tous est extrêmement difficile. C’est presque leur demander de parler une langue étrangère.
51Au-delà de ces quelques exemples sur des sujets de fond, la commission a examiné, en quatre ans, quelque 120 propositions de simplification émanant de ses membres, des Coresiform et, pour une trentaine d’entre elles, de sources diverses. Selon leur nature, le nombre d’administrations concernées, le degré de difficulté qu’elles présentaient, ces saisines ont été transmises directement aux administrations concernées, ont fait l’objet d’études plus ou moins approfondies, ont donné lieu à la formation de groupes de travail, à la rédaction de rapports et, in fine, pour les plus importantes, à des recommandations prises lors des séances plénières de la commission.
52Les propositions, avis et recommandations de la Cosiform suivaient des chemins divers selon leur importance, mais étaient toutes, in fine, adressées aux ministres concernés. L’absence de réponse était la réaction la plus fréquente. On en voyait réapparaître certaines à l’occasion des séminaires de simplification du Premier ministre. D’autres, sur lesquelles nous avions beaucoup travaillé, ont réémergé des années plus tard, comme la déclaration unique de changement d’adresse, qui a été mise en œuvre vers la fin des années 2000, ou la simplification du bulletin de paie, qui était à nouveau à l’ordre du jour en 2015.
53En août 1997, la seconde mandature de la Cosiform est arrivée à son terme. Jean Prada ne souhaitait pas être reconduit pour un troisième mandat. Il avait soixante-douze ans, il était vice-président de la Cosiform(e), avec un « E » puis sans « E », depuis quinze ans et il considérait qu’il était temps pour lui de passer la main. Bon nombre des autres membres de la commission avaient aussi plusieurs mandats à leur actif. On considérait, au cabinet du Premier ministre, à celui du ministre en charge des PME et au SGG qu’il fallait insuffler un sang neuf. Comme pour les précédentes mandatures, cela allait demander quelques mois. On envisageait la désignation de la nouvelle commission pour la fin de l’année. On me demandait d’assurer, en attendant, le fonctionnement des comités spécialisés. On me demandait aussi de prospecter les milieux professionnels pour y trouver des candidats potentiels ; j’ai proposé quelques noms. Au cabinet du ministre de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, on ne pensait apparemment rien de tout cela ; en tout cas, mes tentatives pour obtenir un entretien avec la conseillère que l’on m’avait désignée comme correspondante restaient vaines et le resteront jusqu’au bout. La fin de l’année est arrivée, l’affaire n’était toujours pas réglée. On avait, me disait le conseiller du Premier ministre, du mal à trouver un nouveau vice-président. J’insistais pour que les choses s’accélèrent, les comités spécialisés continuaient de travailler, nous avions un lot de recommandations prêtes à être soumises au vote de la commission reconstituée.
54Je commençais à me faire du souci sur l’avenir de la Cosiform. Six mois se sont encore écoulés avant que j’apprenne qu’elle avait effectivement vécu. Les politiques en avaient débattu. Leur conclusion était que la commission avait joué son rôle. Elle avait éveillé la conscience des administrations à la nécessité des simplifications, mais, ce faisant, elle avait pris un pouvoir peut-être excessif par ses nombreuses interventions qui, bousculant l’article terminal des décrets d’application, empiétaient sur les prérogatives des administrations. Il convenait d’inverser l’ordre des facteurs. Il appartiendrait désormais aux ministres d’élaborer, chacun pour son compte, un plan annuel de simplification, et une nouvelle commission, qui se substituerait à la Cosiform, serait chargée de donner un avis sur ces plans, d’instruire les projets de simplification que lui soumettraient les ministres – mais pas d’en prendre l’initiative – et reprendrait la fonction d’enregistrement des formulaires du Cerfa, qui serait lui aussi supprimé. J’étais stupéfait : tout cela allait complètement à rebours de tout ce qui me paraissait nécessaire pour aboutir à une politique de simplification réellement efficace. La Cosiform avait-elle été trop remuante et cela avait-il fait souffler un vent de révolte chez les directeurs d’administrations centrales ?
55Plus prosaïquement, je n’avais pas ma place dans la nouvelle structure, pour deux raisons. La première était que j’étais trop capé pour le poste de secrétaire général : on prévoyait de le confier à un attaché d’administration centrale ; la seconde, que je ne l’étais pas assez pour le poste de grand chef, dont j’apprendrais plus tard qu’il aurait le titre de rapporteur général. En effet, le poste fut confié à un inspecteur général des Affaires sociales, Michel Yahiel, qui avait déjà à son cursus un ou deux passages dans des cabinets ministériels et qui est aujourd’hui conseiller du président de la République. Très clairement, je ne faisais pas le poids. J’étais donc invité à retourner dans mon douar d’origine, de l’autre côté du périphérique, mais pas tout de suite, la nouvelle commission ne devant pas se mettre en place avant janvier 1999. En attendant, on me demandait d’assurer une sorte de permanence. De toute ma vie professionnelle, je ne me suis jamais autant ennuyé que durant ces quelques mois.
Notes de bas de page
1 Association rassemblant des acteurs économiques et des représentants du secteur public, vouée à la promotion des échanges de données informatisés normalisés, notamment de la norme Edifact (échange de données informatisées pour l’administration, le commerce et les transports).
2 ATD : Agir tous pour la dignité [N.D.E.].
3 TDS : transfert de données sociales [N.D.E.].
4 Cada : Commission d’accès aux documents administratifs.
5 CNRS : Centre national de la recherche scientifique [N.D.E.].
6 CCI : chambre de commerce et d’industrie [N.D.E.].
7 Igas : Inspection générale des affaires sociales [N.D.E.].
8 Organisation de coopération et de développement économiques [N.D.E.].
9 PIB : produit intérieur brut [N.D.E.].
10 RMI : revenu minimum d’insertion [N.D.E.].
11 Cnis : Conseil national de l’information statistique [N.D.E.].
12 DGI : direction générale des Impôts [N.D.E.].
13 Assemblée des chambres françaises de commerce et d’industrie.
14 Assemblée permanente des chambres de métiers.
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Parcours d’un enfant des Trente Glorieuses
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