Retour à l’informatique (1990‑1993)
p. 197-213
Texte intégral
1La division Infrastructure reprenait les missions de la division Ordinateurs et Systèmes, soit l’achat et la gestion, ainsi que la veille technologique afférente, des ordinateurs centraux, de leurs systèmes d’exploitation et des réseaux qui les reliaient entre eux et aux grappes de terminaux réparties dans les établissements de l’Insee. Cette fonction impliquait, en outre, la coordination technique des groupes Exploitation et des équipes Système des centres informatiques. Le temps où l’Insee développait lui-même ses logiciels généraux était révolu. Si Léda était toujours opérationnel et utilisé, les besoins nouveaux étaient désormais couverts par une offre commerciale abondante et diversifiée. Il suffisait d’assurer la veille technologique sur cette offre, d’être à l’écoute des besoins des utilisateurs et de gérer une politique d’achat raisonnée. Ces tâches ne suffisaient pas à justifier le maintien de la division Logiciels. Celle-ci avait donc été supprimée et ses missions résiduelles confiées à la division Infrastructure. La division avait, enfin, la charge de la gestion du parc de micro-ordinateurs et, plus exactement, d’abord de son développement, car, en 1989, celui-ci comptait tout au plus une centaine d’unités. Ce parc très modeste, compte tenu du haut niveau d’utilisation de l’informatique par les agents de l’Insee, tenait à ce que cette utilisation était ancienne, largement antérieure au développement de la micro-informatique. On avait, dès les années soixante-dix, ouvert l’accès des ordinateurs centraux aux statisticiens, en libre-service, grâce à des grappes de terminaux et des imprimantes installées dans tous les établissements. À la direction générale, ils occupaient les noyaux centraux à tous les étages de l’immeuble. Ce dispositif offrait un service de bon niveau et il n’y avait pas d’urgence à passer à la micro-informatique. Aussi avait-on sagement attendu que la fiabilité des micro-ordinateurs et leur coût atteignent des niveaux satisfaisants pour engager l’équipement en masse. Le moment en était venu.
2La division, cependant, n’avait pas la charge de la veille technologique sur la micro-informatique ; celle-ci avait été confiée à une division voisine, dont l’activité était principalement orientée vers la recherche et le test des logiciels les mieux adaptés aux besoins de l’Institut. Ce partage allait être la source de quelques frictions entre des bidouilleurs passionnés de micro-informatique, prêts à s’enthousiasmer pour tout nouveau produit un peu astucieux, à la division Micro-informatique, et des gestionnaires qui, s’ils n’étaient pas indifférents à la nouveauté, étaient d’abord soucieux de la cohérence et de l’homogénéité du parc, à la division Infrastructure.
3Lorsque j’ai pris mes fonctions, la division était déjà constituée. Elle comptait une quinzaine d’agents répartis en quatre sections respectivement chargées des systèmes centraux, des réseaux, de la micro-informatique et des logiciels. Les chefs de section étaient Michel Gaudey pour les systèmes centraux, Maurice Pellequer pour les réseaux, Jean Bukiet pour la micro-informatique et Bernard Beaume pour les logiciels. Tous étaient des professionnels chevronnés maîtrisant parfaitement leur domaine ou, si cette maîtrise était encore imparfaite, parfaitement armés pour l’acquérir rapidement. Dans le domaine des réseaux, en particulier, personne à l’Insee n’était vraiment compétent à cette époque. Maurice Pellequer allait devoir beaucoup apprendre, et parfois des choses très mystérieuses et très triviales.
4Je suis resté frappé, en particulier, par un problème mineur qui lui a occupé l’esprit pendant plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines. On câblait en priorité le douzième étage, lieu de résidence du département de l’Informatique. Une des liaisons, supportée par deux fils torsadés, fonctionnait mal. Maurice passait et repassait devant mon bureau avec des fils à la main qu’il changeait, vérifiait les boîtiers de connexion, révisait les plans, en vain : ça ne marchait pas… Jusqu’à ce qu’il s’avise que son fil torsadé comptait 15 tours au mètre alors que, pour une bonne connexion, il aurait dû en compter 18, à moins que ce ne soit le contraire… Il y avait eu une erreur de livraison.
5Bernard Beaume avait été candidat au poste de chef de la division et, ayant échoué à l’obtenir, il ne souhaitait pas s’éterniser dans son emploi de chef de section, qu’il n’avait accepté d’occuper que pour qu’il ne reste pas vacant au démarrage de la division. Une opportunité s’est présentée – le poste de chef du bureau informatique du Sessi, si je ne m’abuse –, il a saisi l’occasion et nous a quittés. Son remplacement était, à première vue, facile à assurer. Il y avait, dans la section Logiciels, une jeune attachée, trois ou quatre ans d’ancienneté, compétente, dynamique, volontaire et candidate au poste. Je pense qu’elle aurait fait merveille. Mais, jugée trop jeune, sa candidature a été refusée au profit d’un attaché ancien qui venait du CNI d’Orléans. La jeune attachée n’a pas supporté qu’on la récuse, elle a démissionné de l’Insee pour tenter sa chance dans le privé, où elle a d’ailleurs fort bien réussi. Je l’ai retrouvée en face de moi un ou deux ans plus tard, ingénieur commercial, tentant de me vendre je ne sais plus quel logiciel. J’ai regretté de n’avoir pas fait pression pour qu’on retienne sa candidature. L’homme d’Orléans ne manquait pas de compétence, mais il manquait d’esprit de décision et d’initiative, ce qui le handicapait face à des utilisateurs aux exigences parfois excessives et dans la négociation avec les fournisseurs. Il s’est mal adapté au poste, et la section Logiciels a été le point faible de la division.
6À cette réserve près, la division était solide. Les trois autres chefs de section ajoutaient à leurs compétences techniques des caractères bien trempés et, pour deux d’entre eux, parfois un peu difficiles. Tous trois d’ailleurs seront promus administrateurs.
7Dans ce contexte, comment assumer mon rôle de patron ? Je n’avais pas d’a priori, le mieux était de commencer par observer et de m’adapter. Pas d’a priori, mais cependant un objectif. La division Infrastructure avait pour mission de gérer un système très coûteux – 200 millions de francs de budget annuel – et d’une grande complexité technique. Pour bien assumer cette mission il fallait des compétences techniques de haut niveau et des talents de gestionnaire. Je considérais que la gestion devait être le moteur principal et que la compétence technique devait se mettre à son service. Bien gérer cela, voulait dire que nous devions maintenir l’infrastructure en état de marche, l’adapter aux besoins des utilisateurs en évitant autant que possible de trop bouleverser leurs habitudes, veiller à la cohérence et à la continuité globale de nos systèmes, assurer la pérennité des applications, privilégier les solutions les plus sûres, au détriment de l’innovation si nécessaire, et, bien entendu, faire tout cela au meilleur coût possible. J’ai exposé cette philosophie aux chefs de section. Ils y ont adhéré sans discussion. Peut-être étaient-ils déjà convaincus et mon beau discours n’avait-il servi qu’à conforter leur opinion.
8J’avais, tout de suite, un exercice pratique à leur proposer. Jusque-là, les appels d’offres et les marchés informatiques étaient en grande partie rédigés par la DMI, plus précisément par Andrée, à qui son passé à l’informatique permettait de nouer un dialogue fructueux avec les informaticiens. Je craignais qu’après son départ, on retombe dans la situation antérieure à son arrivée à la DMI, marquée par des dialogues de sourds entre gestionnaires et informaticiens et par des délais incontrôlables. Puisque les chefs de section négociaient les contrats avec nos fournisseurs, le mieux était qu’ils prennent ces tâches entièrement en charge. Il faudrait investir un peu, potasser le Code des marchés publics, mais la tâche n’était pas insurmontable, d’autant qu’on avait, pour démarrer, des modèles a priori fiables avec les marchés rédigés par Andrée. Les chefs de section ont adhéré au projet. Nous nous y sommes mis sans publicité, et nous avons pris l’habitude de présenter à la DMI des appels d’offres et des marchés tout prêts sur lesquels Spindler, le successeur d’Andrée, n’avait qu’à apposer sa signature après avoir, bien entendu, vérifié leur conformité aux canons de l’achat public. Il n’y a pas eu de problème. En sa qualité de personne responsable des marchés, Spindler conservait son pouvoir de contrôle, et il a d’autant mieux accepté notre façon de faire qu’il y avait peu à redire aux dossiers que nous lui présentions.
9Mon souci de tirer le meilleur parti de nos ressources budgétaires m’a fait m’engager dans deux opérations qui m’ont fâché avec quelques personnes et se sont toutes deux soldées par des échecs.
10La première, engagée dans les semaines suivant ma prise de fonction, concernait l’implantation de la machine du CNI de Paris. Il n’y avait, en effet, plus qu’un seul CNI à Paris. La CII-Bull ayant cessé de produire et de maintenir l’IRIS 80, la machine qui équipait le Cnip2 avait été démontée et le centre supprimé. À l’aube des années quatre-vingt-dix, le site de la rue Boulitte, propriété du ministère des Finances, allait être démoli et remplacé par des logements sociaux destinés aux fonctionnaires du ministère. Le personnel du CNI de Paris devait s’installer dans les locaux qu’il occupe toujours, à Malakoff, à proximité de la direction générale. Ces locaux étant loués, il eut été peu judicieux d’y réaliser les lourds travaux d’aménagement que nécessitait l’accueil d’un ordinateur central. C’est pourquoi on avait prévu d’installer la machine à la direction générale, dans une salle blanche qui prendrait la place de la cantine, cette dernière étant transférée au sous-sol. Une salle blanche, c’est-à-dire un local climatisé et sécurisé dans lequel serait enfermé l’ordinateur et où l’on entrerait que de manière exceptionnelle, car la machine serait commandée à distance, depuis les locaux du CNI, par le truchement d’une liaison réseau à haut débit. Quand je suis arrivé, le projet était bouclé, il ne restait plus qu’à entreprendre les travaux d’aménagement de la salle blanche. Michel Gaudey, qui avait suivi le dossier lorsqu’il était à la Dos, avait combattu cette solution, dont le budget était pharaonique. Il fondait son opposition sur deux arguments : d’abord que, dès lors que l’on faisait une salle blanche, rien n’obligeait à l’installer à un jet de pierre du poste de commande, qui pouvait aussi bien se trouver à des centaines de kilomètres ; ensuite que la salle machine d’Orléans, récemment agrandie, était à moitié vide, car, à la suite de je ne sais quelle évolution technologique, le nouvel ordinateur que l’on venait d’y installer occupait moitié moins d’espace que le précédent, bien qu’il fût plus puissant. La solution était donc évidente : c’était à Orléans qu’il fallait installer la salle blanche du Cnip ; il en coûterait trois francs six sous. Michel n’avait pas été entendu, mais il n’avait pas renoncé. Il m’a convaincu de relancer la polémique, tablant peut-être sur ma réputation d’emmerdeur obstiné. Je l’ai fait sans hésiter, mais en vain. Je me suis heurté à un mur ; les membres de l’état-major du Cnip ont déclaré cette solution inacceptable sans être capables de produire un seul argument rationnel justifiant leur position. En caricaturant à peine, je dirais qu’il leur fallait, à portée de main, une machine dont ils puissent flatter la croupe pour se sentir pleinement exister en tant que centre informatique. Ils ont eu gain de cause, personne à l’Informatique n’ayant envie de les contrarier. Le projet était clos, les crédits ont été accordés, la cantine est devenue une salle blanche.
11Deux ans plus tard, j’ai fait une tentative pour échapper à l’emprise d’IBM qui, à l’Insee, était en pays conquis. Tous nos centres informatiques étaient équipés de son matériel, toutes nos applications fonctionnaient sur ce matériel, c’est sur ce matériel que l’offre de logiciels du marché était, et de très loin, la plus riche. Nous étions dépendants, IBM pouvait dicter ses conditions et ne se privait pas de le faire. Cette position de monopole est devenue en principe moins forte lorsque d’autres entreprises, pour la plupart japonaises, ont entrepris de construire des ordinateurs centraux compatibles avec ceux d’IBM, ou, plus exactement, avec le système d’exploitation d’IBM. Ces machines étaient livrées nues, on y installait le système d’exploitation d’IBM et, ainsi équipées, elles rendaient les mêmes services que les machines IBM, avec les mêmes performances, ou du moins des performances très proches, voire, dans certains cas, légèrement supérieures. IBM restait le fournisseur du système d’exploitation qui restait sa propriété, il était loué, ce qui constituait une rente confortable car le prix de location était élevé. Le prix de ces machines compatibles se situait entre le tiers et la moitié de celui des machines IBM équivalentes. L’avantage d’y recourir était loin d’être négligeable. À nos appels d’offres, IBM et les constructeurs de compatibles répondaient par des offres de machines neuves qui valaient entre 20 et 30 millions de francs chez IBM et entre le tiers et la moitié de ce prix chez les autres. On entrait alors en négociation. Celle-ci avait peu d’effet sur le prix des compatibles, les constructeurs ne pouvant rogner leurs marges à l’excès. Avec IBM, c’était une autre histoire. Il était hors de question de toucher au prix de la machine neuve, imposé par le siège américain de la compagnie, mais on pouvait nous concocter une offre moins coûteuse en conservant tel composant de l’ancienne machine, qui était le même que sur la nouvelle, en nous proposant la même machine, au composant ci-dessus près, mais d’occasion car reprise chez un client qui passait à la gamme supérieure. Sur les machines d’occasion, on pouvait faire un effort sur le prix car l’interdit du siège ne s’appliquait pas… Michel Gaudey conduisait ces négociations avec une pugnacité que je n’aurais pas soupçonnée chez cet homme calme au doux regard. Il arrivait à rapprocher suffisamment le prix de l’offre IBM de celles des autres concurrents pour que nous puissions, sans indécence, la retenir au motif qu’elle était la mieux-disante compte tenu des incertitudes – purement fictives – qui subsistaient sur la fiabilité des matériels compatibles et présenter ainsi un dossier de bonne figure aux instances de contrôle. Car choisir un compatible était proscrit au sommet de l’État. Le constructeur national, Bull, ayant disparu du marché des grands systèmes, IBM était devenu le protégé des tenants de la politique industrielle. Certes, ce n’était pas une entreprise nationale, mais elle était solidement implantée en France, y fabriquait une partie de ses matériels et employait à cette tâche des milliers de salariés. Alors que les Japonais… On était, bien sûr, dans le non dit. Il n’y a jamais eu de circulaire, même très confidentielle, proscrivant l’achat de machines compatibles, mais nous savions que si nous ne nous conduisions pas en bons petits soldats, nos dossiers risquaient fort d’être retoqués. Alors, on filait doux pour ne pas perdre de temps. Le problème était que nos interlocuteurs chez IBM savaient tout cela et traînaient de plus en plus les pieds pour baisser les prix. Cela nous agaçait, et nous avons un beau jour décidé de passer outre et de retenir l’offre d’un compatible. J’en ai averti Alain Goy, qui m’a aussitôt emmené chez le secrétaire général, Alain Maarek. Celui-ci m’a demandé les raisons de cette fronde. Je lui ai parlé de l’arrogance d’IBM, à qui il me paraissait nécessaire de donner un avertissement. Il a dit : « Allez-y. ». Nous y sommes allés, je ne sais plus quel était le constructeur auquel nous avions attribué le marché, mais cela n’a guère d’importance.
12Il s’agissait maintenant de présenter notre dossier aux instances de contrôle. Nous en avions deux, la CDIB1 au niveau du ministère, instance de contrôle plutôt technique chargée de veiller à la cohérence des politiques informatiques des directions, et la CSMI2, instance interministérielle chargée de veiller au respect des règles de l’achat public. Nous devions, avant de passer devant la CSMI, obtenir un avis favorable de la CDIB. Celle-ci nous l’a refusé en invoquant la fameuse incertitude sur la fiabilité du matériel. Nous avons donc modifié notre dossier en attribuant cette fois le marché à IBM et j’ai préparé pour la CSMI un rapport de présentation dans lequel j’expliquais comment j’en étais arrivé à retenir IBM alors que ce n’était pas mon choix. J’espérais vaguement que la CSMI désavouerait la CDIB et retoquerait le dossier, ce qui eût créé une situation intéressante : ou on nous laissait acheter notre machine compatible ou le ministre des Finances devrait se mouiller en ordonnant de passer outre l’avis de la CSMI. Espoir infondé : la CDIB avait dû faire du lobbying auprès de la CSMI – ce que j’avais négligé –, le dossier n’a pas été présenté en séance plénière, le secrétaire de la commission ayant jugé qu’il ne posait aucun problème.
13Cependant, l’affaire avait fait du bruit dans le Landerneau d’IBM. Quelques jours après que j’aie annoncé à notre commercial que, cette fois, ce n’était pas lui qui était retenu, M. Maisonrouge lui-même, le PDG d’IBM France, prenait sa canne et son chapeau pour rendre visite à notre directeur général. J’ignore ce qu’ils se sont dit. Pour moi, cela s’est traduit par une convocation chez Maarek. Je n’avais pas encore présenté mon premier dossier à la CDIB ; le secrétaire général voulait savoir si j’étais bien sûr de vouloir poursuivre dans la même voie. Je l’étais. Je ne croyais guère à la réussite de l’entreprise, mais même un échec aurait valeur d’avertissement pour IBM. Il ne m’en a pas empêché.
14Deux ou trois ans plus tard, alors que j’avais quitté la division Infrastructure, j’ai reçu un appel de Gilbert Charlet, successeur de Michel Gaudey à la tête de la section Systèmes centraux. Il venait d’acheter un compatible IBM à un constructeur japonais. Comment avait-il fait ? Il avait simplement passé un appel d’offres sec sans négociation et pris le moins disant. C’était imparable, pourquoi diable n’y avions-nous pas pensé ?
15En ce qui concerne la micro-informatique, au bout d’une bonne année de fonctionnement, nous en sommes, Jean Bukiet et moi, après de longues et parfois difficiles discussions, arrivés à la conclusion que nous devions nous attacher à deux objectifs en partie contradictoires : d’une part, assurer la cohérence du parc de micro-ordinateurs et en particulier la compatibilité de chacun d’entre eux, sinon avec toutes les applications micro développées par l’Institut, du moins avec la plupart d’entre elles ; d’autre part, déconcentrer les crédits d’équipements des établissements régionaux.
16Assurer la cohérence du parc dans cette période d’explosion de l’utilisation de la micro-informatique était une impérieuse nécessité, et, parfois, une tâche difficile.
17Cela tenait d’abord au foisonnement de l’offre. Tout le monde se lançait dans l’assemblage de micro-ordinateurs. C’était assez facile : il suffisait d’acheter des boîtes en tôle, des cartes de composants électroniques dédiées aux différentes fonctions du futur micro, des claviers, des écrans, des disques durs, des ventilateurs et du fil électrique. On soudait sur les parois intérieures de la boîte des petits rails qui permettaient d’y ranger proprement les cartes de composants, on y rangeait aussi le disque dur et le ventilateur, on reliait ces éléments les uns aux autres par quelques soudures supplémentaires, on raccordait l’écran et le clavier et le tour était joué, on avait un micro-ordinateur, évolutif de surcroît si la boîte était assez grande pour que l’on puisse y ajouter quelques cartes de composants supplémentaires. Les PME spécialisées dans cette activité fleurissaient.
18Je me souviens que nous en avons visité une, quelque part dans les monts du Lyonnais. C’était une société coopérative qui s’était donné pour objectif d’apporter un revenu complémentaire aux petits agriculteurs d’un groupe de communes rurales, que les revenus de leur exploitation ne suffisaient pas à faire vivre décemment. La coopérative existait depuis longtemps et elle changeait d’activité en fonction des opportunités du marché ; elle venait de se lancer dans l’assemblage de micro-ordinateurs.
19Tout cela aurait pu être bel et bon, en générant une concurrence favorable à l’acheteur, si les composants utilisés avaient été standardisés et si les assembleurs avaient respecté un cahier des charges précis, commun à tous. Mais rien de tout cela, et les mauvaises surprises n’étaient pas rares. On découvrait par hasard que, sur les micros de tel assembleur, telle fonction, peut-être un peu périphérique, ne fonctionnait pas ou fonctionnait mal parce qu’il manquait tel composant dans la carte qui aurait dû l’assurer, ce qui expliquait d’ailleurs que la carte eût coûté moins cher. Cet obstacle était le plus facile à surmonter tant que nous gardions la maîtrise des achats. Il suffisait de s’adresser aux majors du marché et d’accepter de payer nos micros un peu plus chers.
20L’autre obstacle au maintien de la cohérence du parc nous venait du département des Projets, et il était plus difficile à surmonter. Les chefs de projet découvraient avec délice la micro-informatique. Dès lors que les applications qu’ils avaient à développer pouvaient se passer du recours à l’informatique centrale, la micro-informatique les libérait des contraintes normatives de cette dernière et leur permettait d’imaginer les solutions les plus novatrices, les plus astucieuses et, affirmaient-ils, les plus finement adaptées aux besoins de leurs clients. Il s’était spontanément établi, entre eux, une manière de concours permanent à qui produirait l’application la plus up to date sur le matériel le plus up to date. Tout projet comportait désormais un chapitre « équipement matériel et logiciel », et la demande des chefs de projet variait avec constance d’un projet à l’autre. Si on laissait faire, on allait se retrouver avec le Sicob3 à l’Insee. Il fallait réagir. Nous avons insisté sur deux points : d’abord que la somme des solutions optimisées de chacune des applications ne faisait pas la solution optimisée de l’ensemble, mais que, bien au contraire, elle avait toutes les chances de déboucher sur une fichue pagaille ; ensuite que, à un terme sans doute proche, nombre d’agents de l’Insee seraient amenés à travailler sur plusieurs applications et qu’il était impératif que, sauf exception dûment justifiée, ils puissent le faire sur le même poste de travail. On en convenait au département des Projets, mais pour les autres, chacun restait convaincu que son projet devait faire partie des exceptions. Je disposais, heureusement, du moyen de contenir leur enthousiasme : j’étais membre de tous les comités de pilotage de projets et, lorsque l’on en venait à l’examen des équipements en matériels et logiciels, j’avais le pouvoir de m’opposer aux choix des chefs de projet. Cela m’a valu quelques inimitiés, mais nous a évité une prolifération anarchique des équipements.
21Les chefs de projet avaient de leur rôle, dans cette période de l’enfance de leur département, une conception qui ne correspondait pas à la mienne. Venant tous, ou presque, de la sphère informatique, n’ayant pas pris vis-à-vis de celle-ci la distance qui me paraissait nécessaire, ils étaient souvent plus attirés par la recherche de l’exploit technique que par celle de la solution pérenne la mieux adaptée aux besoins de leurs clients.
22En ce qui concerne la déconcentration des crédits d’équipement informatique des directions régionales, nous voulions d’abord l’appliquer aux achats de matériels informatiques banalisés qui n’étaient pas dédiés à des applications bien précises, les matériels des secrétariats et des services Études, par exemple. Cette évolution ne posait pas de problèmes techniques ou organisationnels sérieux, mais il fallait en faire passer l’idée. C’était là qu’était la difficulté. En effet, déconcentrer les crédits répugnait au département de l’Informatique tout entier. Avec les ordinateurs centraux, la centralisation des décisions et de la gestion des crédits au département s’imposait, et l’habitude, depuis trente ans qu’existait la sphère informatique, était bien ancrée. On répugnait à s’en défaire pour de bonnes et de mauvaises raisons. Au chapitre des bonnes, il y avait principalement ce que j’ai dit plus haut sur le caractère anarchique de la production de micro-ordinateurs. Nul doute que, dans les régions, la tentation serait forte de faire de bonnes affaires en achetant auprès de PME locales des micros à bas coût qui se révéleraient inutilisables. Nous y avons répondu en définissant un catalogue des produits dont nous avions vérifié la fiabilité et en proposant d’adjoindre à nos marchés nationaux d’achat de ces produits des avenants qui autoriseraient les directeurs régionaux à émettre des bons de commande. Cela ne leur interdirait pas d’avoir recours aux PME locales, les crédits étant déconcentrés. Les directeurs régionaux pourraient donc choisir leurs fournisseurs, mais ils devraient le faire sous leur pleine responsabilité. Si cela débouchait sur des acquisitions de matériels non compatibles, le département ne débourserait pas un sou de plus pour corriger l’erreur, et ils devraient se débrouiller avec leur enveloppe de crédits déconcentrés. Nous avons appliqué cette procédure au plan annuel d’équipement de 1993. Un seul cas d’achat défectueux est remonté jusqu’à moi et, comme promis, j’ai refusé tout net de lâcher le moindre sou. Pour le reste, les copies des bons de commande qui nous revenaient des directions régionales indiquaient que, dans l’ensemble, elles s’en tenaient aux produits du catalogue.
23Pour le reste des équipements, soit pour la partie la plus importante, c’était les projets et les applications qui commandaient. Initialement, chaque chef de projet définissait la nature des équipements nécessaires à son projet et, lorsque l’application impactait plusieurs établissements, les quantités nécessaires à chacun d’entre eux. Nous avions déjà mis notre grain de sel dans le choix des équipements, nous voulions maintenant intervenir sur leur répartition en passant d’une politique d’équipement par projet, ce que je viens de décrire, à une politique d’équipements par établissement, dans laquelle les chefs d’établissement auraient leur mot à dire. En effet, avec la pratique en cours, on courait le risque de voir des agents remplissant plusieurs fonctions dotés de plusieurs postes de travail, et, dans les établissements les plus petits, où cette pratique était la règle, de voir le nombre de postes de travail dépasser le nombre d’agents. En 1993, le très petit service de Guyane avait déjà atteint, à ce jeu, l’objectif d’un poste par agent, et l’aurait même largement dépassé si nous n’y avions pris garde. Éviter ces écueils supposait des règles et une organisation qui tiennent compte des situations particulières de chaque établissement. Nous voyions deux moyens d’y parvenir. D’abord que les équipes de projets soient plus que jamais attentives à la banalisation du poste de travail : il fallait faire en sorte qu’un même poste puisse accueillir une ou plusieurs applications au gré des charges et des organisations des établissements. Ensuite que les enveloppes de projets soient elles aussi déconcentrées pour permettre aux chefs d’établissement d’ajuster leurs dotations aux besoins réels. J’ai proposé cette évolution pour l’exercice 1994, mais je n’ai pas eu l’occasion de la voir se mettre en place car j’ai quitté mon poste à la Dinfra4 en septembre 1993.
24Au cours de cette dernière année, j’ai voulu aussi donner plus d’importance à l’investissement de la division dans le domaine des marchés publics, instrument essentiel de notre activité. Il y avait, dans la section de Jean Bukiet, une jeune attachée, Marie-Christine Chambouvet, que ces problèmes intéressaient. Après discussion avec elle et les chefs de section, j’ai décidé la création d’un poste qui la rattacherait au chef de division. Elle aurait d’abord à assurer, dans le domaine des marchés publics, une activité de veille technologique qui aille au-delà de ce que recueillaient les chefs de section au gré de la passation de leurs marchés. Le Code des marchés évoluait, notamment sur ce qui avait trait à l’achat de produits informatiques, et il nous fallait pouvoir anticiper ces évolutions, voire les influencer. À cette fin, il me paraissait nécessaire qu’elle eût une activité régulière de rapporteur auprès de la CSMI et qu’elle participât aux travaux des instances de réflexion sur l’évolution des marchés publics d’informatique. Andrée, membre de la CSMI et du GPEM5 depuis qu’elle était au Ciiba, pourrait l’introduire dans ces instances.
25Au-delà, j’étais en particulier préoccupé par une évolution annoncée du Code qui prévoyait de contraindre fortement l’utilisation des marchés négociés, voire de les supprimer. La plupart de nos contrats étant fondés sur ce type de marché, il nous fallait trouver une solution qui conserve autant que faire se peut la souplesse de négociation dont nous bénéficiions jusque-là. Il nous fallait aussi trouver une solution pérenne pour le support de la déconcentration des crédits ; la solution simple adoptée pour l’exercice 1993, que j’ai présentée plus haut – autoriser les directeurs régionaux à émettre des bons de commande sur nos marchés nationaux –, était récusée par le contrôleur des dépenses engagées, qui ne l’avait acceptée qu’à titre transitoire. Enfin, je souhaitais que l’on accentue et que l’on remonte à l’échelle de la division l’effort déjà engagé par les sections de rajeunissement de nos marchés et de réduction de leur nombre par le regroupement de ceux qui étaient passés avec un même fournisseur. Là aussi, je suis parti trop tôt pour constater l’effet de la mesure.
26Je m’aperçois, au moment de conclure ce chapitre, que j’ai peu parlé des choix techniques que la division a faits durant cette période, notamment en matière de réseau et de micro-informatique, domaines où l’offre était surabondante et les choix difficiles. Ces choix ont été le fait des chefs de section. Je les ai accompagnés et soutenus avec d’autant plus de conviction qu’ils ont su me les faire comprendre et me démontrer qu’ils étaient, à ce moment-là, les meilleurs possibles. Mais je ne saurais aujourd’hui les restituer tous ni, surtout, les justifier. Je n’en dirais donc rien de plus.
27J’étais dans ma quatrième année dans ce poste que j’avais pris par défaut, sans grand enthousiasme, mais je ne regrettais pas de l’avoir fait. J’avais eu à animer une équipe solide, découvert ou retrouvé des hommes et des femmes de qualité auxquels je garde estime et amitié. Nous avions ensemble donné forme et force à la division Infrastructure. Je pensai que je pouvais passer à autre chose. On était au printemps 1993, je me suis une fois de plus mis en quête d’un nouveau poste.
28Directeur régional ? La fonction me tentait toujours et la porte semblait plus ouverte que quatre ans plus tôt. Dubois avait pris sa retraite et les critères d’accès à la fonction s’étaient assouplis. On comptait déjà quelques informaticiens « pur porc » devenus directeurs régionaux et il allait y en avoir d’autres. Malheureusement, il n’y avait pas, à court terme, de poste à pourvoir à distance raisonnable de Paris, où l’avenir professionnel d’Andrée était bien ancré. Je n’avais pas envie de trop m’éloigner, je n’ai pas approfondi.
29À la direction générale, je venais d’occuper successivement deux postes de chef de division plutôt importantes, et rester au même niveau ne m’enchantait guère. Chef de département, alors ? Je pensais que ma qualité de « sauté-barrière » était un très sérieux handicap, voire un obstacle insurmontable. Mais pourquoi ne pas essayer, pour en avoir le cœur net ? Garagnon, revenu de Rouen, était alors, à la direction de la Coordination, chef d’un département dont je ne sais plus quel était exactement le périmètre. C’était un petit département, par son effectif, qu’il allait prochainement quitter. Je suis allé prendre son avis. Il doutait que je puisse obtenir le poste, mais m’a conseillé de voir quand même Bemhoiras, ce que j’ai fait. Et là, les doutes se sont dissipés, l’obstacle était bien insurmontable.
30Je n’avais pas oublié la promesse, que m’avait faite Maarek, d’un poste de contrôleur financier si je tenais honorablement mon poste à la division Infrastructure pendant trois ans. Le poste m’attirait toujours aussi peu, mais je voulais voir. Maarek nous avait quittés, Georges Consolo lui avait succédé. J’ai donc rendu visite à Jean Bégué, a priori dépositaire de ce type de promesse. J’avais rempli ma part du contrat, le secrétariat général était-il prêt à honorer la sienne ? Hélas non ! Bégué a bégayé… Vraiment ? Maarek avait dit ça ? Il n’était pas au courant. Il a farfouillé dans une chemise, sans doute mon dossier, non il n’y avait rien… Un poste de contrôleur financier… Je ne me rendais pas compte, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.
31C’est alors qu’Andrée m’a parlé de la Cosiform, la Commission pour la simplification des formalités, un autre de ces satellites qui gravitent autour du Premier ministre. Le secrétariat en était confié au Cerfa, dont le secrétaire général était Miribel, et concrètement tenu par Monique Fondeviole, qui allait quitter le poste. Ce poste ne constituait pas une promotion – de toute façon, je n’en n’espérais plus –, mais j’aurais à y faire de l’interministériel, ce qui m’avait attiré quelques années plus tôt au Ciiba. Je dépendrais administrativement de Miribel, ce qui me convenait tout à fait, et fonctionnellement du vice-président de la Cosiform, Jean Prada, président de chambre à la Cour des comptes. Je l’ai rencontré, ainsi que Miribel, et j’ai été embauché.
Notes de bas de page
1 Commission pour le développement de l’informatique et de la bureautique.
2 Commission spécialisée des marchés informatiques.
3 Le Sicob (Salon des industries et du commerce de bureau) est un salon professionnel français de la bureautique, de l’informatique, des réseaux et des télécommunications qui s’est tenu chaque année de 1950 à 1990, au Parc des expositions de la porte de Versailles, puis au CNIT de La Défense à partir de 1958.
4 Division Infrastructure [N.D.E.].
5 Groupe permanent d’étude des marchés.
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Parcours d’un enfant des Trente Glorieuses
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