Sirene (1981‑1989)
p. 153-196
Texte intégral
1J’ai travaillé pendant neuf ans sur Sirene, pour moitié comme chef du projet Sirene 2, pour moitié comme chef de la division.
2Le département des Répertoires, dirigé par Jacques Vacher, était probablement, par son effectif, le plus petit de l’Insee, mais pas nécessairement le moins important par les dossiers qu’il avait en charge. Il comptait deux divisions respectivement chargées du répertoire des personnes et de Sirene. La division Répertoire des personnes, outre le chef de division, comptait un attaché, un contrôleur, deux commis et une secrétaire. La division Sirene était un peu plus importante : Jacques Garagnon, chef de division, deux chargés de mission anciens élèves de l’Ensae, Jean-Claude Sebag et Gérard Lang, un attaché, Georges Bigata, un contrôleur, Michèle Deblauwe, et une secrétaire ; avec mon arrivée, l’effectif était porté à sept. Dans les deux années suivantes, Philippe Pommier et Henri Viennet viendront compléter cet effectif. Tous deux plus anciens que Garagnon, ils ne seront pas intégrés à la division, bien que travaillant sur Sirene, mais rattachés au chef de département. Outre Sirene, la division gérait, pour le compte de l’APCM1, le répertoire informatique des métiers, copie de Sirene limitée aux entreprises artisanales enrichie de quelques données, notamment un affinement du code d’activité principale, à partir d’informations fournies par les chambres de métiers.
3Les relations professionnelles entre les deux divisions étaient très faibles. On les avait réunies dans un même département parce qu’elles géraient des répertoires à vocation principalement administrative. C’était leur seul point commun. Il n’y avait pas de liens fonctionnels entre les populations répertoriées et les partenaires externes ; les sources et les circuits d’alimentation des répertoires étaient différents, les procédures et les outils informatiques également. Plus tard, le département sera supprimé et les deux divisions respectivement rattachées au département des Statistiques d’entreprises et à celui de la Démographie.
4Trois raisons principales avaient conduit Vacher et Garagnon à envisager la refonte du système informatique de gestion de Sirene.
5La première était la mise en place des centres de formalités des entreprises, les CFE, qui s’amorçait, pilotée par Hubert Coste – placé pour cela hors structure : je crois qu’il était rattaché au directeur général –, avec lequel nous allions entretenir une collaboration souvent houleuse car c’était une forte personnalité et un caractère difficile. L’urbanité et la sérénité de Vacher seraient souvent bien utiles pour arrondir des angles particulièrement acérés. Avant les CFE, les entreprises déclaraient leur création, modification et cessation d’activité à chacun des partenaires associés à la gestion de Sirene ; ceux-ci répercutaient l’information sur l’Insee, pour prise en compte dans Sirene, à l’aide d’un formulaire ad hoc qui s’ajoutait à ceux qu’ils utilisaient pour leur propre usage. Comme les entreprises, pour la plupart d’entre elles, avaient à faire avec plusieurs de ces partenaires, chaque événement était déclaré plusieurs fois. Le système CFE allait instaurer la déclaration unique : désormais, chaque entreprise déposerait sa déclaration auprès d’un partenaire privilégié – les chambres de commerce pour les entreprises commerciales, les chambres de métiers pour les artisans, les Urssaf pour les professions libérales, etc. – qui répercuterait l’information auprès des autres associés et de l’Insee. Cette évolution n’avait pas un impact important sur le contenu du répertoire, mais la modification des circuits et l’obligation de recueillir l’ensemble des informations nécessaires à l’ensemble des associés dans un formulaire unique suffisaient à rendre nécessaire un aménagement du système informatique.
6La deuxième raison, liée à la première, tenait à la lenteur et aux dysfonctionnements du circuit interne à l’Insee. Des services Sirene avaient été créés dans les directions régionales, qui, tous ensemble, mobilisaient environ 500 personnes. Ces services recevaient les déclarations des associés, les contrôlaient, chiffraient certaines données – l’activité principale de l’entreprise, par exemple – et les envoyaient au Centre national d’exploitation de Nantes, le CNEN, où ils étaient saisis en ligne par un atelier spécialisé comptant une cinquantaine d’opératrices. Le système informatique émettait alors des certificats d’immatriculation de modification ou de cessation d’activité, envoyés aux entreprises elles-mêmes et aux associés, ou, quand des erreurs étaient constatées, des listes d’erreurs retournées aux services Sirene régionaux pour correction. Ce circuit, mis en place au milieu des années soixante-dix, à une époque où les réseaux de télétransmission étaient encore embryonnaires et très coûteux, était lent par nature et encore ralenti par l’agitation sociale qui, au CNEN, était quasi permanente. Le temps de réponse de l’Insee aux demandes d’immatriculation était aléatoire et c’était un frein rédhibitoire à une application rigoureuse du décret Sirene, qui faisait, en principe, obligation aux entreprises de faire figurer le numéro Sirene sur leurs papiers à en-tête et aux associés de l’utiliser dans leurs relations avec les entreprises.
7La troisième raison était interne à l’Insee. Rappelons que dans Sirene, l’établissement – unité de production localisée – est identifié, comme une extension de l’entreprise – unité de décision dotée de la personnalité morale –, par un numéro Siret constitué du numéro Siren de l’entreprise complété d’un numéro d’ordre qui permet de distinguer les différents établissements de celle-ci, lorsqu’elle en a plusieurs, ou ses établissements successifs, lorsqu’elle déménage. Ainsi, si le boulanger du coin prend sa retraite et cède son fonds de commerce à son fils, le numéro Siren change, ce qui est normal car ce n’est plus la même personne qui exploite la boulangerie, et le numéro Siret change aussi, ce qui peut chagriner car c’est toujours la même boulangerie qui vend toujours son pain aux mêmes clients. Mieux, si notre boulanger transforme son entreprise individuelle en EURL2, on constatera le même phénomène, alors que, outre la boulangerie, le boulanger aussi est resté le même et l’unique propriétaire de l’entreprise. Par contre, s’il décide de renoncer à la boulange et d’installer, à la place de sa boulangerie, une papeterie qu’il exploitera lui-même, rien ne changera, ni le numéro Siren ni le numéro Siret. Avec Sirene, l’établissement, en tant que capacité de production localisée vouée à une activité donnée, tel qu’il était défini dans le fichier des établissements créé pendant la Seconde Guerre mondiale, avait disparu. Cela laissait des regrets, et l’on s’interrogeait sur les moyens de le faire réapparaître par une cuisine interne à l’Institut, qui restât ignorée de nos associés et fût sans impact ni sur les procédures d’alimentation du répertoire ni sur les textes qui le régissaient. Quand je suis arrivé, Vacher travaillait sur le sujet ; il allait bientôt aboutir à une note fondatrice qui définirait très clairement ce que devait être ce qu’il appelait l’établissement économique, l’Etec, et ce qu’il ne devait pas être. On attendait de moi que j’imagine la recette informatique qui permettrait de l’accommoder.
8L’urgence, cependant, était de régler le problème des délais de traitement erratiques qui déconsidéraient l’Institut auprès de nos associés et rendaient vaine toute tentative de les convaincre que Sirene pouvait être un outil privilégié susceptible de faciliter leur gestion, et non une charge supplémentaire, fruit de l’esprit fertile de technocrates parisiens, venant s’ajouter à d’autres charges déjà nombreuses et lourdes. C’est ce que l’on a appelé le projet Sirene 1bis. La refonte en profondeur du système, le projet Sirene 2, viendrait ensuite.
9La solution envisagée était simple : les réseaux de télétransmission ayant fait des progrès significatifs, elle consistait seulement à déporter la saisie de l’atelier de Nantes, qui serait supprimé, dans les services Sirene régionaux. Ceux-ci avaient, dans l’ensemble, atteint un niveau d’efficacité très satisfaisant ; le traitement des demandes d’immatriculation émanant des associés se faisait au jour le jour, sans files d’attente significatives. Sirene 1bis supprimerait les délais postaux des transmissions entre les DR et le CNEN et, surtout, les aléas résultant des dysfonctionnements de l’atelier de saisie. A priori, il n’y avait pas à changer une virgule au système informatique, il s’agissait principalement d’un problème d’organisation de la production. C’est pourquoi Vacher et Garagnon s’étaient tournés vers le service Organisation et Méthodes de la production pour le résoudre. Mais le SOMP n’aboutissait pas, le projet était embourbé depuis plusieurs mois. L’attaché que l’on avait chargé de l’affaire ne « sentait » pas le projet et, apparemment, sa hiérarchie ne le sentait pas non plus, ou s’en désintéressait. Était-ce dû au fait que c’était la première fois que l’on envisageait de confier le traitement manuel de questionnaires et leur saisie aux mêmes personnes ? C’est possible. Peut-être craignait-on le refus des agents, la fatigue et les atteintes à la santé résultant du travail sur écran, la surcharge de travail… Aujourd’hui, ces scrupules et ces interrogations peuvent faire sourire, mais, à l’époque, cela pesait lourd. Les ergonomes, qui brandissaient des études évoquant, à défaut de les démontrer, les conséquences potentiellement dramatiques du travail sur écran pour les yeux, les dos, les cous, les mains… des agents qui y seraient soumis, étaient redoutés des décideurs et donnaient du grain à moudre aux organisations syndicales.
10J’ai pris l’affaire en main. Je suis allé à la DR d’Orléans. Jean, mon frère, en était le directeur depuis quelques années, je serais donc bien accueilli, et le chef du service Sirene, Emilio Zabaleta, était un jeune attaché dynamique tout à fait disposé à ouvrir la voie de la déconcentration de la saisie à ses collègues des autres régions. Quant à la base, les agents du service, ils ne semblaient pas redouter cette évolution ; ils adhéraient même au projet sans réserve, car c’était là, à la base, que l’on recevait les récriminations des associés et des entreprises, qui trouvaient que, décidément, ce devait être bien compliqué d’attribuer un numéro, vu le temps que cela prenait, et les agents étaient fort agacés de n’y pouvoir rien faire. Orléans est devenue DR test. On a installé deux, peut-être trois, terminaux reliés à Nantes dans l’atelier Sirene. Les agents ne changeraient rien à leur façon de travailler ; simplement, en fin d’après-midi, deux d’entre eux, à tour de rôle, se mettraient au clavier pour saisir les déclarations traitées dans la journée. Les messages d’erreur seraient édités sur l’imprimante locale le lendemain matin. Quant aux avis Sirene, ils continueraient d’être expédiés de Nantes pour leur destination finale, mais ce serait désormais le lendemain du jour de la saisie des déclarations par le service Sirene, qui aurait ainsi la totale maîtrise des délais.
11Le test s’est déroulé sans problème ; les agents ont très vite appris à maîtriser le clavier. La saisie des déclarations n’a pas entraîné une surcharge de travail significative, il n’a donc pas été nécessaire de renforcer les effectifs. Le délai moyen entre la réception d’une déclaration à la DR et l’envoi de l’avis correspondant par Nantes s’est stabilisé à un jour virgule quelque chose – ce quelque chose étant petit. Il ne restait plus qu’à généraliser l’opération, ce que l’on a fait progressivement, DR par DR, sur un laps de temps de six mois à un an – je ne m’en souviens pas exactement –, principalement pour laisser au CNEN le temps de réaffecter les opératrices de l’atelier de saisie à d’autres tâches.
12Le SOMP s’était, bien entendu, associé au suivi de l’opération. Il avait, pour ce faire, désigné une jeune attachée sortie de l’Ensae depuis un peu plus d’un an, Catherine Gilles. Elle avait vingt-trois ans, en paraissait dix-huit, et, sous des airs de grande douceur, affichait un caractère bien affirmé. Elle sortait d’une expérience malheureuse avec le département de la Démographie, où elle avait été chargée d’apporter l’expertise du SOMP à la mise en place de je ne sais plus quelle opération qui impactait les services de production des régions. La collaboration s’était mal passée ; elle avait eu des mots avec B., mon ancien patron à Boulitte, qui avait souhaité se passer de ses services. Elle en restait traumatisée et s’interrogeait sur ses compétences. Je l’ai rassurée en lui parlant de mes propres déboires avec B., qui n’avaient guère nui à la suite de mon parcours professionnel. Cela a créé une complicité entre nous. Après Sirene 1bis, elle a suivi le développement de Sirene 2 et nous avons travaillé ensemble en parfaite harmonie et, je crois, efficacement jusqu’à l’aboutissement du projet.
13En janvier ou février 1981, Vacher m’a annoncé que le comité de direction venait d’approuver ma promotion dans le corps des administrateurs. La chose n’était pas encore faite car il fallait que la proposition soit aussi approuvée par la CAP3 ad hoc, mais cela ne devait pas poser de problème. S’il y avait déjà eu des votes négatifs dans cette commission, ils avaient toujours été minoritaires. La CAP approuvera ma promotion, je crois sans opposition, et ma nomination interviendra en fin d’année, le temps que se déroule le processus conduisant à la signature du décret présidentiel. J’en ai été surpris et ému ; je venais d’atteindre l’ancienneté minimale nécessaire pour être promu – quinze ans de services effectifs – et, si j’espérais bien devenir administrateur, je pensais que j’aurais à attendre quelques années au-delà de ce seuil, comme c’était habituellement l’usage. À ma connaissance, le seul précédent d’une promotion aussi précoce était celui de Serge Gibert, promu deux ans plus tôt, dont la carrière à l’informatique était objectivement plus éclatante que la mienne. Théodore ne m’avait pas leurré : mes aventures guadeloupéennes ne m’avaient pas nui, il est même possible qu’elles m’aient servi.
14Je m’en suis attaqué à Sirene 2 avec un enthousiasme renforcé.
15Avant de faire des propositions de refonte, il me fallait d’abord acquérir une connaissance intime de l’existant, de la façon dont il fonctionnait, du jugement que ses acteurs et ses utilisateurs portaient sur ce fonctionnement. Dès la phase Sirene 1bis, j’avais bénéficié de l’aide de deux chefs de service Sirene que Garagnon m’avait désignés comme correspondants permanents : Zabaleta, dont je viens de parler, et Deit, chef Sirene à Dijon. Dans cette première phase du développement de Sirene 2, ils m’ont apporté une aide précieuse par leur connaissance concrète du quotidien de la gestion du répertoire. Ils étaient l’un et l’autre très passionnés par leur travail, très soucieux d’apporter aux associés un service sans défaut. Grâce à eux, j’ai constaté que les services Sirene constituaient, au sein de l’Institut, une communauté qui se vivait comme singulière, dotée d’une identité propre qui transcendait l’habituelle identité régionale. Cela semblait tenir à deux facteurs : d’une part, le caractère particulier de leur rôle, qui les mettait en contact permanent avec des partenaires pour lesquels une réponse fiable et rapide était essentielle ; d’autre part, l’important travail d’animation des cadres de la division, qui se déplaçaient fréquemment dans les directions régionales, organisaient de fréquentes réunions, restreintes ou plénières, des chefs de service Sirene, notamment la grand-messe, organisée chaque année sur trois jours et qui réunissait les cadres de la division, les chefs de service Sirene et quelques représentants de l’équipe informatique. Ces réunions ont perduré jusqu’à ce que je quitte la division et au-delà. On a pris l’habitude d’en confier l’organisation matérielle aux chefs des services Sirene, à tour de rôle, dans leurs régions ; en une vingtaine d’années, on les visiterait toutes ! Ces réunions ont été l’occasion d’échanges professionnels très riches, et aussi de quelques intrigues amoureuses. Plus tard, devenu chef de division, j’y inviterais Desabie, directeur de la Statistique générale et donc le patron de mon patron. Il y découvrira les régionaux « pur porc », selon son expression, ces cadres intermédiaires qui, pour beaucoup, avaient choisi de faire leur carrière dans leur province d’origine, avec lesquels il n’avait jusque-là jamais eu de contacts. Il sera surpris et enchanté de leur engagement, leur esprit d’initiative et leur pugnacité.
16Le développement du projet Sirene 2, des premières études au lancement du navire, s’est étalé sur presque cinq ans, de la mi-1981 au printemps 1986. De nombreuses personnes y ont contribué, de manière permanente ou occasionnelle, à temps plein ou à temps partiel.
17Philippe Pommier avait rejoint le département des Répertoires vers le milieu de l’année 1982. Il revenait d’un contrat de coopération au Mexique et, a priori, il était là de passage dans l’attente d’un poste de responsabilité que son passé professionnel l’autorisait à revendiquer. Le poste en question s’est-il fait trop attendre, ou Pommier s’est-il passionné pour le sujet, ou les deux ? C’est un point que je n’ai jamais éclairci avec lui, bien que depuis ce temps nous soyons restés très liés. En tout cas, il s’est installé durablement au département des Répertoires. Le partage des tâches entre nous dans le développement du projet s’est fait naturellement. À moi les affaires internes, la définition et le développement du système informatique, la redéfinition des tâches incombant aux agents des services Sirene et les changements d’organisation subséquents. À lui, les affaires externes, les relations avec les échelons nationaux des associés de Sirene, le suivi en lien avec Coste de la mise en place des CFE, les aspects juridiques… Il a aussi défini et promu ce que l’on a appelé Sirene Secteur public, soit l’intégration dans le répertoire de l’ensemble des entités du secteur public, dont certaines, des entités comptables notamment, ont eu quelque mal à se loger dans les concepts d’entreprise et d’établissement, si bien que l’on a cessé de les nommer ainsi pour les qualifier d’unités Siren, dont certaines étaient des entreprises, et d’unités Siret, dont certaines étaient des établissements. Nous avons bien eu quelques rares coups de gueule – lui aussi avait un caractère bien affirmé –, mais cette collaboration a également remarquablement fonctionné.
18Henri Viennet, arrivé à peu près en même temps que Philippe Pommier, a apporté une longue contribution, ponctuelle mais essentielle, à la mise au point de formulaires adaptés aux contraintes de la déclaration unique. Déclaration unique voulait en effet dire que le formulaire, lui aussi unique, support de cette déclaration devait recueillir toutes les informations demandées par tous les associés en faisant en sorte que chacun de ceux-ci ne reçoive que celles qu’il pouvait légitimement revendiquer à l’exclusion des autres, qu’il n’avait pas à connaître. À l’heure de la dématérialisation des formalités, résoudre un tel problème est devenu un jeu d’enfant. Mais on n’en était pas là ; sur un formulaire papier à multiples exemplaires, l’exercice était moins évident. Coste s’employait à le résoudre et n’y parvenait pas. Le temps passant, ces questionnaires devenaient urgents, aussi Vacher a-t-il demandé à Viennet, vieux routier de l’enquête de terrain qu’il avait abondamment pratiquée en Afrique, de s’y atteler. Viennet a résolu le problème d’une façon élégante, si bien que les formulaires qu’il a alors mis au point étaient toujours en service, à quelques aménagements près, lorsque j’ai pris ma retraite en 2003.
19Vacher et Garagnon suivaient mon activité de près, relisaient tout ce que j’écrivais – et j’écrivais beaucoup –, le discutaient et l’amendaient, et ils étaient toujours disposés à m’entendre lorsque je me posais des questions. Lorsque j’écris ici : « J’ai fait ceci », cela signifie souvent que je l’ai proposé et que Vacher ou Garagnon ont porté ma proposition, chacun à son niveau, devant les instances de décision et l’ont fait adopter.
20Les autres membres de la division Sirene ont moins contribué au développement de Sirene 2. Sebag parcourait les DR, était très occupé par de multiples affaires et avait peu de temps à y consacrer. Lang participait volontiers aux débats ci-dessus. Il a aussi entrepris la rédaction, en collaboration avec Pommier, d’une nomenclature des catégories juridiques dont l’ambition était de couvrir la totalité du champ de Sirene, de l’entrepreneur individuel à la Présidence de la République. Il a quitté la division avant d’aboutir, et Pommier a conduit le projet à son terme.
21L’équipe informatique m’a d’abord posé un problème. Garagnon avait demandé, pour l’année 1981, une enveloppe de moyens d’analyse-programmation importante en forçant la note car il pensait que, comme d’habitude, on lui en raboterait une bonne partie. Le projet a été jugé prioritaire et l’enveloppe a été accordée en totalité. C’est ainsi que Patrice Roussel, alors chef du groupe APPT de Nantes, m’a annoncé en décembre 1980 qu’une bonne demi-douzaine d’informaticiens de son groupe – chefs de secteurs, analystes et programmeurs – attendaient l’arme au pied que je leur donne du grain à moudre. C’était évidemment impossible, j’abordais tout juste le problème et, avant de faire travailler les autres, il fallait que je travaille moi-même. Je suis allé leur rendre visite à Nantes, pour faire connaissance et voir s’il serait possible de les occuper en leur faisant faire autre chose que de l’informatique. J’avais quelques idées : celle de les faire travailler sur les spécifications qu’ils auraient ensuite à traduire en programmes informatiques ; celle d’en envoyer quelques-uns dans les directions régionales pour y observer le fonctionnement des services Sirene. C’était l’occasion de faire sauter quelques cloisons, de leur faire découvrir concrètement les services Sirene qui allaient mettre en œuvre les logiciels qu’ils allaient développer. Je craignais un peu qu’ils se retranchent derrière leur qualification d’informaticien – crainte infondée, ils se sont, en majorité, volontiers prêtés au jeu.
22Il y avait aussi à définir l’infrastructure matérielle et logicielle qui supporterait le système. Sur ce point, le chef de secteur désigné pour encadrer l’équipe de développement, Phellipeaux, ne m’avait pas attendu ; c’était un homme dynamique et entreprenant. Les mini-ordinateurs apparus dans les années soixante-dix étaient à leur plus haut niveau de développement. Dans les grandes organisations ayant de multiples implantations territoriales vouées à la même fonction, la mode était à la déconcentration des traitements informatiques sur des mini-ordinateurs installés dans ces implantations. Phellipeaux s’était engagé dans cette voie ; il proposait de faire de Sirene une base répartie sur des mini-ordinateurs Bull installés dans les directions régionales. Il proposait, aux multiples problèmes que pouvait poser ce type d’architecture en matière de maintien de la cohérence de l’ensemble, des solutions qui semblaient tenir la route. Je n’étais pourtant pas convaincu, pour quatre raisons principales. La première était que, si l’informatique Insee maîtrisait bien l’utilisation des ordinateurs centraux, il n’en allait pas de même de celle des mini-ordinateurs, et je n’étais pas favorable à ce que Sirene serve de banc d’essai. La deuxième était que la répartition entre plusieurs sites d’une base de données dont l’ensemble devait impérativement rester homogène entraînait des complications d’organisation et de procédures dont je préférais faire l’économie. Or, si les solutions de Phellipeaux tenaient la route, elles n’étaient pas simples pour autant. La troisième raison était que la déconcentration des moyens de traitement avait pris un essor important dans les années soixante-dix, en un temps où la faiblesse des réseaux de télétransmission ne permettait pas d’envisager de façon massive l’installation de grappes de terminaux éloignées de l’ordinateur. La déconcentration résolvait le problème en rapprochant l’ordinateur des agents qui étaient chargés de gérer les données ; c’est cela, et cela seulement, qui la justifiait. Cet obstacle était désormais levé, Sirene 1bis en était la démonstration. Quatrième raison, enfin, l’offre logicielle était moins riche pour les mini-ordinateurs que pour les ordinateurs centraux. Il était probable, en particulier, que l’on n’y disposerait pas d’un système de gestion de bases de données adapté à nos besoins, et cela j’y tenais. Il me paraissait impératif que Sirene soit supporté par un tel système. Le département de l’Informatique était tenté par la solution de Phellipeaux et mes arguments ne le convainquaient pas. Au final, j’ai cependant eu gain de cause en démontrant que les quelque 25 mini-ordinateurs nécessaires à l’équipement des DR et à la copie centralisée du répertoire coûteraient notoirement plus cher qu’un seul ordinateur central. L’argument budgétaire est toujours le meilleur. Phellipeaux, déçu, s’est retiré du projet et de l’informatique, et il est allé poursuivre sa carrière comme chef de production dans une direction régionale. Il a été remplacé par deux autres chefs de secteur – deux, car ils étaient plus jeunes et moins expérimentés.
23L’un, L., dont je n’ai eu de cesse d’être débarrassé car il avait parfaitement compris comment ne rien faire, ou du moins faire très peu, en dévoyant la procédure d’estimation des charges. Sa méthode consistait à employer la semaine d’analyse-programmation comme unité de compte : modifier une instruction dans un programme informatique coûtait, selon lui, une semaine de travail ; en modifier une deuxième coûtait une semaine de plus, et ainsi de suite. À ce train-là, on avait vite épuisé la ressource et L. ne risquait pas le surmenage.
24L’autre, Maurice Michel, a porté le projet jusqu’au bout dans sa dimension informatique, et a ensuite maintenu l’application en bon état de marche et l’a fait évoluer, jusqu’à sa mort tragique dans un accident de vélo en 1997. Je tiens à dire ici combien sa contribution à la réussite du projet a été décisive, par sa compétence professionnelle, par son engagement personnel, par sa capacité à susciter celui des membres de son équipe par l’exemple qu’il leur donnait, sans discours car il était plutôt taiseux. Tout aussi décisive a été sa façon d’aborder le plan de charge, tout à l’opposé de celle de L. Pour Michel, le plan de charge – dont je rappelle qu’il est défini, ou du moins l’était à cette époque, un an avant sa réalisation – était fait pour aboutir à la réalisation du projet, ce qui suppose que, si l’on doit en respecter l’esprit, il est souvent nécessaire de prendre quelques libertés avec la lettre, car les prévisions, aussi réfléchies qu’elles aient été, sont inévitablement entachées d’erreurs et contredites par des imprévus qui se révèlent quand on passe à la réalisation. Michel l’avait compris, acceptant sans états d’âme de réaffecter les ressources lorsqu’il jugeait que c’était pertinent. Cette façon de faire nous a évité bien des retards ; elle a même permis la réalisation d’outils essentiels, dont l’intérêt était apparu tardivement, sans débordement du plan de charge : le support informatique du système documentaire, par exemple – j’y reviendrai –, mais cette façon de faire peu orthodoxe lui a été reprochée par sa hiérarchie.
25Le choix de développer Sirene 2 sur un ordinateur central étant fait, il fallait maintenant trouver le SGBD qui en serait le support. La Dos a entrepris d’explorer le marché, et Michel et son équipe de tester les produits qu’elle sélectionnait. Le choix s’est porté sur Adabas (Adaptable Data Base System), développé par une entreprise allemande, Software AG, seul capable à cette époque de traiter avec des performances satisfaisantes des ensembles de données de grande taille faisant l’objet de nombreuses mises à jour. Sirene comptait alors 3 millions d’unités Siren et 3,5 millions d’unités Siret, et l’on y enregistrait près de 2 millions de mouvements par an. Je découvrirais plus tard que ce n’était pas grand-chose comparé, par exemple, au milliard de feuilles de soins que les caisses d’assurance maladie traitent annuellement, mais, à ce moment-là, à l’Insee, c’était vraiment beaucoup.
26Dans le même temps, j’entreprenais de définir l’architecture fonctionnelle du futur système. La recherche universitaire prônait alors, pour la définition des systèmes d’information, le recours à l’analyse systémique et au modèle entité-relation. L’analyse systémique est une démarche globale relative à l’étude des objets complexes de toutes natures – êtres vivants, organisations… et aussi systèmes d’information – qui s’attache moins à une analyse fine des parties du système étudié qu’aux échanges entre ces parties et, plus globalement, aux échanges du système tout entier avec l’extérieur, postulant que la pertinence de ces échanges, qui guident ses réactions, est la condition de sa viabilité, s’il est vivant, ou de son efficacité, si c’est une construction humaine. L’analyse des parties, à un degré plus ou moins fin, n’est nécessaire que dans la mesure où elle est nécessaire à la gestion des échanges, le réel, dans l’infinité de ses détails, étant en tout état de cause inconnaissable. L’analyse systémique en elle-même, pour ce que j’en ai retenu, n’offre pas d’outils clés en main pour la conception des systèmes d’information, mais en avoir les principes en tête, lorsque l’on travaille à cette conception, permet de faire le tri entre ce qui est important, et doit être précisément analysé, et ce qui est contingent, et peut donc être négligé.
27C’est d’ailleurs en s’appuyant sur ces principes que des méthodes et modèles opérationnels ont été développés. Le modèle entité-relation en est, à ma connaissance, le meilleur exemple. Il postule que tout système d’information est constitué d’objets, les entités, entre lesquels existent des liens d’association, les relations, de différentes natures et se décline à son tour dans une méthode d’analyse, Merise, qui propose différents outils. Le plus important en est le schéma entité-relation qui, à l’aide de rectangles, pour les entités, de patatoïdes, pour les relations, et de traits reliant les uns aux autres, permet de représenter simplement le système d’information, dans ce que l’on appelle un modèle conceptuel des données, indépendamment de la façon dont ce système se concrétisera ultérieurement en enregistrements, fichiers, tables, index, etc., dans un environnement matériel et logiciel donné. Ainsi présenté, le modèle conceptuel des données semble se situer au niveau de l’enseignement de la théorie des ensembles aux enfants des écoles. L’impression n’est pas fausse, mais c’est précisément sa simplicité qui fait sa force. D’abord outil d’analyse efficace, le schéma conceptuel des données est aussi un remarquable moyen de communication, immédiatement compréhensible, avec les maîtres d’ouvrage, d’une part, et avec les informaticiens chargés de la réalisation, d’autre part. Merise postule aussi que, pour aboutir au modèle conceptuel optimum, il est nécessaire de considérer le système du point de vue de ses différents utilisateurs et de celui de ceux qui fournissent les informations qui l’alimentent. Chacun, en fonction de ses centres d’intérêt, en a une vue partielle dont il conviendra de construire le modèle conceptuel, que l’on nommera « vue externe ». La confrontation des vues externes au modèle conceptuel d’ensemble permettra de vérifier si celui-ci répond effectivement aux besoins de tous les partenaires et, dans le cas contraire, de l’amender. Reste enfin à décider de ce qui sera entité et ce qui sera relation, car, selon le point de vue que l’on adopte, certains objets peuvent être l’un ou l’autre. Ainsi de l’unité Siret, l’établissement, qui du point de vue des associés administratifs de Sirene est, sans contestation, une entité car soumise à des réglementations, au paiement de cotisations sociales, d’impôts locaux, etc., mais qui, du point de vue du statisticien, peut être considérée comme une relation de subordination de l’établissement économique, l’Etec, à l’entreprise qui l’exploite. Merise montre ensuite comment passer, par étapes successives, du modèle conceptuel à un modèle physique opérationnel dans l’environnement matériel et logiciel choisi.
28Ce qui précède est probablement évident pour les informaticiens d’aujourd’hui, mais, au début des années quatre-vingt, il en allait tout autrement ; rares parmi les informaticiens de l’Insee étaient ceux qui avaient entendu parler de ces méthodes, et aucun ne s’était encore hasardé à les utiliser, même si l’un d’entre eux, Claude Poulain, y avait profondément réfléchi – j’y reviendrai à quelques paragraphes d’ici.
29En application de ces méthodes, je suis arrivé à la conclusion que Sirene 2 ne devait pas être une base de données unique mais un ensemble de trois bases étroitement interconnectées et gérées conjointement.
30La principale était la base Sirene stricto sensu, avec quatre entités : l’unité Siren, l’unité Siret, l’Etec et l’Événement, qui répertoriait toutes les interventions, déclarations aux centres de formalités des entreprises et autres mises à jour, ayant entraîné la création, la cessation ou la modification d’une unité Siren ou Siret. Ces quatre entités étaient reliées entre elles par huit relations qu’il me paraît inutile d’énumérer ici.
31La seconde base, qualifiée de sous-système géographique, devait identifier et gérer les données de localisation des établissements dont les sources d’information – le code officiel géographique, le cadastre pour l’identification des voies, lieux-dits et autres éléments de localisation fine, et, enfin, La Poste pour les codes postaux – et les procédures de mise à jour étaient différentes de celles de Sirene. Les deux bases seraient liées l’une à l’autre par une relation qui, à chaque élément géographique de plus fin niveau, ferait correspondre l’ensemble des unités Siret qui y seraient localisées. Ainsi, toute modification dans les éléments de localisation – regroupement de commune, changement de nom de voie, création d’une voie nouvelle ou d’un code postal… – se répercuterait automatiquement sur les établissements concernés. Il eût été intéressant d’y inclure également, à des fins d’analyse, les codes de zonage économique ou technique du territoire, en particulier le découpage en îlots utilisé par les recensements de population et les enquêtes auprès des ménages. Cela eût supposé la collaboration du département de la Démographie, qui n’a pas souhaité s’y engager, ou pas disposé des moyens de le faire.
32Le modèle conceptuel commun à ces deux bases, bien qu’il m’ait coûté de longues semaines de réflexion, tenait sur un feuillet au format A4 accompagné de deux ou trois pages de commentaires.
33La troisième base serait consacrée aux métadonnées, autrement dit à la documentation du système. Sirene, système administratif permanent fondé sur un corpus réglementaire, devait impérativement, plus que toute autre application, disposer d’une documentation qui permettrait de prendre en compte les évolutions de réglementation – qui ne manqueraient pas d’advenir – de manière simple, rapidement et en limitant au maximum les risques de dysfonctionnement. Je m’étais interrogé sur la façon d’organiser cette documentation, sans aboutir à une solution satisfaisante. Celle-ci m’a été fournie par Claude Poulain, qui avait été mon alter ego, chef du groupe APPT du CNI de Paris 1 lorsque j’étais celui de Paris 2. Porté sur la recherche théorique, il avait rejoint le Crest4 avec un projet de recherche visant à définir les bonnes pratiques à mettre en œuvre dans la conception des systèmes d’information de l’Insee. Dans ce cadre, il prônait notamment la création d’une base des métadonnées du système statistique public. Il proposait une organisation type de cette base concrétisée dans un schéma conceptuel Merise. À l’évidence, la solution était là, mais le projet était de très longue haleine. Nous ne pouvions attendre qu’il aboutisse, mais nous pouvions en appliquer le principe à l’échelle beaucoup plus modeste du projet Sirene. J’ai repris le schéma-type de Poulain et je l’ai aménagé pour qu’il réponde à nos besoins ; le résultat tenait lui aussi sur un feuillet A4. La question était dès lors de savoir comment le concrétiser en un modèle opérationnel, avec deux contraintes : il fallait faire vite car nous voulions l’utiliser tout de suite pour enregistrer les spécifications que j’avais commencé à écrire, d’une part, et nous n’avions évidemment pas prévu de ressources d’analyse-programmation au plan de charge, d’autre part. À Nantes, Gabriel Coulon s’est attelé au problème et il a rapidement découvert qu’il n’y avait rien à faire, ou du moins pas grand-chose. Il y avait en effet, dans l’offre de Software AG, un progiciel périphérique d’Adabas qui permettait de gérer des modules de texte, de les doter d’un type, d’un titre et d’un identifiant, de les lier les uns aux autres en associant à chaque module les identifiants des autres modules auxquels il faisait référence ainsi que ceux des modules qui lui faisaient référence. Il s’agissait d’une forme encore rudimentaire de ce que sera l’hypertexte quelques années plus tard.
34Nous avons décidé d’utiliser ce progiciel pour développer notre base documentaire, que nous avons nommée Sydosi pour système documentaire Sirene, malgré son petit côté pavillon de banlieue (do mi si la do ré…). Nous avons décidé de nommer « fiches » les modules informationnels et de répartir ceux-ci en une dizaine de types correspondant aux entités de mon modèle conceptuel. Ainsi, à titre d’exemple, une fiche de type « fichier » énumérant la liste des données et codes décrivant l’unité Siren ferait référence à une fiche de type « concept », qui donnerait une définition littérale de l’unité Siren, et à l’ensemble des fiches du type « variable », décrivant ces données et ces codes. À la fin de la fiche, on trouverait, sous la forme d’une note de bas de page, la liste des fiches lui faisant référence. La fiche « concept Siren » ferait à son tour référence à une fiche « texte réglementaire », donnant le texte du décret Sirene, et les différentes fiches « variables » feraient pour la plupart référence à une fiche « traitement informatique », décrivant les contrôles et codifications réalisés automatiquement, et à une fiche « traitement manuel », indiquant aux agents des services Sirene comment contrôler et éventuellement codifier cette donnée.
35Les grands systèmes informatiques sont des objets complexes et fragiles ; la crainte, pour ne pas dire l’angoisse, quand on y touche si peu que ce soit est de voir tout l’édifice s’effondrer comme un château de cartes ou, pire encore, de le voir continuer de fonctionner de façon erratique. Le système de liens croisés de Sydosi avait l’avantage, en cas de projet de modification d’un élément décrit par une fiche, de permettre de connaître immédiatement tous les autres éléments sur lesquels cette modification pouvait avoir un impact. C’était une garantie forte contre le risque de perte de cohérence de l’ensemble. Sirene 2 a vécu près de vingt ans en faisant l’objet de nombreuses modifications. C’est, pour un système informatique, une longévité exceptionnelle. Je pense que l’existence de Sydosi et sa rigoureuse tenue à jour l’expliquent en grande partie.
36Sydosi allait offrir une autre possibilité essentielle, dont je ne sais plus si elle existait dans le progiciel de Software AG ou si elle a été bricolée par les Nantais, celle de permettre la mise en place d’une messagerie interne au système Sirene. Cette messagerie, déjà précieuse dans la phase de développement pour les échanges avec l’équipe de Nantes, est devenue un remarquable outil de coordination, de diffusion des consignes, de résolution des cas particuliers, etc., quand, après le lancement de l’application, elle a été ouverte aux services Sirene. Elle a été aussi un motif de friction avec les hiérarchies des directions régionales, qui s’alarmaient de perdre tout contrôle sur leurs services Sirene. En effet, les instructions à ces services, au lieu d’être transmises, comme c’était la règle jusque-là, sous forme de notes dactylographiées qui transitaient par les bureaux du directeur régional et du chef de service Production, arrivaient désormais directement sur l’écran du chef de service Sirene sous la forme d’un message qui donnait la liste des fiches Sydosi qui en constituaient la substance. La querelle s’est apaisée après que je me sois engagé à prévenir les directeurs régionaux et les chefs de production de l’arrivée de telles instructions.
37Revenons en 1982, je ne sais plus trop à quel moment de l’année, je n’ai pas une mémoire précise de la chronologie des événements. Le cadre était posé, les objectifs clairement définis, Sydosi, l’instrument d’enregistrement et de gestion des spécifications, était opérationnel ou ne tarderait pas à l’être. Il ne restait plus qu’à entrer dans les détails de la définition du système. Nous avons fait installer deux terminaux reliés à Nantes dans les locaux de la division et nous nous sommes mis au travail. Pommier pour les aspects juridiques ; il a chargé dans Sydosi toute la réglementation relative à Sirene, aux CFE et au répertoire des métiers, la nomenclature des catégories juridiques, au fur et à mesure qu’elle prenait forme, et les spécifications relatives aux objets étranges que Sirene secteur public introduisait dans le répertoire. Moi pour la spécification des procédures d’enregistrement dans le répertoire, la définition des écrans de saisie, des contrôles et codifications des données, des messages d’erreur, des consignes aux gestionnaires des services Sirene… Nous avons beaucoup tapé sur nos claviers. Sydosi s’est révélé l’outil adapté que nous espérions.
38Durant cette période, je suis allé très fréquemment à Nantes, deux ou trois fois par mois, très souvent en compagnie de Garagnon. Lever à 5 heures pour avoir le train de 6 heures qui arrivait à Nantes à 9 heures et nous permettait d’être à pied d’œuvre au CNEN à 9 h 30. Je me souviens d’un jour d’hiver où un coup de froid brutal suivant une période humide avait transformé en patinoire le pont qu’il fallait franchir pour aller de la gare à l’île Beaulieu, cramponnés à la rambarde du pont face à un vent violent et glacé qui nous empêchait d’avancer… Nous faisions le point avec l’équipe informatique. Jean-Louis Jestin avait pris le relais de Patrice Roussel comme chef du groupe APPT. Il était un peu rigide sur le respect des procédures, mais, très soucieux de voir avancer le projet phare de son équipe, il finissait par accepter, Michel affirmant que cela ne poserait pas de problème, nos trop nombreuses demandes hors plan de charge. L’identité Sirene, ce sentiment d’appartenance à une communauté spécifique que j’ai évoqué plus haut à propos des services régionaux, avait gagné aussi l’équipe informatique et même l’ensemble du centre informatique de Nantes. J’en ai eu la confirmation avec l’épisode ci-après.
39En 1985 – on savait alors que le lancement de Sirene 2 serait pour l’année suivante –, s’est posée la question du changement d’ordinateur, car la machine en place serait d’une puissance insuffisante pour absorber le surcroît de charge qu’allait apporter la nouvelle application. La Dos avait retenu une configuration que les Nantais jugeaient insuffisante. Mais, sûre de son choix, la Dos ne voulait pas en démordre. Il y avait à Nantes un jeune administrateur venu du concours interne, François Houssin, technicien informatique de haut vol, qui s’était intéressé aux méthodes de simulation sur ordinateur. Bien qu’il ne fît pas partie de l’équipe Sirene, il a proposé de construire un modèle de simulation du fonctionnement de Sirene 2 qu’il suffirait de faire tourner sur une machine d’une puissance supérieure à celle que l’on visait pour trancher le débat ; la Dos jugeait cela inutile. Houssin était têtu et bien décidé à construire son modèle, ce qui ne demandait que du temps, de la compétence et de la réflexion. Il s’est mis au travail avec l’aide de Gabriel Coulon et de Jean-Pierre Le Goff ; à moi de trouver une machine sur laquelle le faire tourner, sachant que la machine en question serait mobilisée dans sa totalité pendant 24 heures. J’en ai parlé à Chaumont, convaincu que le projet l’intéresserait, ce qui n’a pas manqué. Celui-ci m’a proposé de mettre la machine de Paris 1 à la disposition des Nantais pendant un week-end. La Dos, mise devant le fait accompli, n’a pas osé mettre un veto, d’autant que le chef du département de l’Informatique, Antoine Jeantet, était plutôt favorable à l’opération. La simulation a eu lieu ; Houssin, Le Goff, Coulon et quelques autres Nantais sont venus passer un week-end en salle machine à Paris, et la démonstration en a été donnée : la machine choisie par la Dos serait bien insuffisante. On a donc commandé le modèle au-dessus.
40La date de la bascule de l’ancien au nouveau système s’est précisée : ce serait en mars ou avril 1986. Dès lors se posaient deux questions : Comment organiser le changement ? Comment y préparer les agents des services Sirene ?
41Sur le premier point, un passage prudent, en biseau, direction régionale par direction régionale, comme on l’avait fait pour Sirene 1bis, n’était guère envisageable. Les deux systèmes étaient très différents et tenter de les faire coexister pendant plusieurs mois serait sans aucun doute une source d’ennuis sans fin. Il fallait basculer d’un coup, arrêter Sirene 1bis un soir, convertir les fichiers au format Sirene 2, les insérer dans Adabas et, quelques jours plus tard, quand ce serait terminé, redémarrer avec Sirene 2. Et vogue la galère, mais pas sans canot de secours. Pour le cas de naufrage, nous n’y croyions guère, mais, on ne sait jamais, il fallait prévoir une procédure de reprise, pouvoir tout arrêter, et reprendre avec Sirene 1bis. C’était assez facile à réaliser : il suffisait de laisser la base Sirene 1 bis, fichiers et logiciels, en place dans l’ordinateur dans son état au moment de l’arrêt, prête à redémarrer en cas de besoin. Tout cela était l’affaire du centre de Nantes. Il disposait d’un temps suffisant pour définir la procédure, la tester et la mettre au point. Il fallait aussi que la redéfinition des fichiers dure le moins longtemps possible car le flux des déclarations n’allait pas s’interrompre. Les simulations ont montré qu’elle pouvait se faire en quatre jours ; c’était une bonne nouvelle, nous pensions tous que ce serait plus long. On arrêterait donc Sirene 1bis un jeudi soir et Sirene 2 pourrait démarrer le mardi suivant.
42Cette façon de faire supposait que les agents des services Sirene soient bien préparés. Il ne serait pas question de dépêcher dans les DR des assistants venus de la direction générale ou de Nantes, nous n’étions pas assez nombreux. Les services devraient s’en tirer seuls. La formation devrait donc être particulièrement soignée. Sa préparation, pour l’essentiel, allait en incomber à Catherine Gilles et moi-même. J’ai demandé un renfort à la division Formation, qui a mis Christian Lassalle à notre disposition au début de 1985. Sa contribution a été essentielle ; sa totale ignorance du sujet, au départ, associée à son regard de formateur nous a évité bien des écueils. Il y avait environ 500 cadres et agents à former. Or, nous étions tout au plus une demi-douzaine à la direction générale à pouvoir assurer les cours, nous ne pouvions donc pas former tout le monde. Nous avons opté pour une formation à deux niveaux : l’équipe de la DG formerait les cadres, chefs de service et chefs d’équipe, soit une centaine de personnes, à la direction générale, et ceux-ci, de retour dans leurs services, formeraient leurs agents. Nous les doterions de supports de formation aussi élaborés que possible. La durée de la formation serait d’une semaine. Celle des cadres se ferait en quatre sessions accueillant chacune 25 stagiaires. Et tout ceci devrait être planifié de telle manière que l’intervalle de temps entre la formation des agents et la bascule soit le plus court possible. Nous nous sommes mis au travail, nous avons défini le contenu de la formation, commencé à élaborer les supports et, avant de la finaliser, décidé de la tester dans une direction régionale.
43Nous avons choisi Lyon, où il y avait une équipe de contrôleurs chefs d’équipe particulièrement dynamiques, très impliqués, volontiers critiques, souvent à bon escient, vis-à-vis des consignes venues de la direction générale. Il arrivait qu’on les qualifie d’emmerdeurs, ce qui n’était pas sans fondement, mais avec ceux-là, on pouvait être assurés que si quelque chose n’allait pas dans notre projet de formation, ils nous le diraient sans fard ni timidité. Nous sommes partis en bande, Jacques Garagnon, Catherine Gilles, Christian Lassalle, Marie-Christine Chambet-Rosset et moi-même, planter notre tente à Lyon pour une semaine. Le déplacement a été positif. Les Lyonnais ont beaucoup discuté, beaucoup critiqué, beaucoup proposé, mais quand même conclu finalement que ce n’était pas mal. Leurs remarques nous ont été utiles. La mission a aussi été récréative, en dehors des heures de bureau. Je n’oublierai pas, en particulier, une soirée chez une cadre de Sirene qui avait une collection impressionnante d’alcools qu’elle a tenu absolument à nous faire tous goûter. L’excès d’alcool, habituellement, fait tituber, c’est connu. Eh bien pas toujours : Garagnon, sur le chemin du retour à l’hôtel, bondissait par-dessus les poubelles avec une aisance dont je pense qu’il n’aurait pas été capable à jeun.
44Marie-Christine Chambet-Rosset venait de rejoindre la division. Elle remplaçait Sebag, ou Lang, ou les deux car ils étaient partis tous les deux et elle arrivait seule. Elle venait de la direction régionale de Paris, où elle était, depuis quelques années déjà, le chef du plus important des services Sirene, près d’une centaine d’agents. Ce n’était d’ailleurs pas le seul changement. À l’approche du changement de système, ça fuyait de partout. Au début de l’année, à la tête du département, Jean-Marie Callies avait succédé à Vacher, lui-même parti à la direction de la Production remplacer Théodore qui prenait sa retraite. Garagnon allait bientôt m’annoncer, ou l’avait déjà fait, que lui aussi allait partir, en septembre, pour prendre la tête de la direction régionale de Rouen. Malinvaud souhaitait que je lui succède comme chef de la division. J’étais flatté et ravi de devenir chef de division, mais j’aurais préféré que cela arrive plus tard, après le passage à Sirene 2, qui, jusqu’en avril de l’année suivante, allait mobiliser toute mon énergie. Garagnon ne pouvait reculer son départ. Il m’a rassuré : l’affaire était bien préparée, le changement de système allait être pour les mois à venir la préoccupation quasi unique de la division, on pouvait se passer de lui.
45Je remplaçais Garagnon, il fallait donc me remplacer. Desabie m’a proposé Daniel Depardieu. Certes, celui-ci n’était pas administrateur comme moi, a-t-il précisé, mais il le deviendrait à coup sûr lorsqu’il aurait l’ancienneté requise. Desabie lui faisait totalement confiance pour assumer ma succession dans la division. Sa confiance était bien placée. J’ai rencontré l’impétrant et cette rencontre aurait levé mes réserves si j’en avais eu. Je n’avais pas de réserves car j’avais, a priori, davantage confiance en un attaché dont on m’annonçait cinq ou six ans à l’avance qu’il était sur une trajectoire de futur administrateur, qu’en un jeune administrateur sans passé professionnel, fût-il passé par Polytechnique.
46Cela me rappelle qu’il m’en était passé un entre les mains deux ou trois ans auparavant, un jeune administrateur passé par Polytechnique. Ce garçon, dont j’ai oublié le nom, avait à sa sortie de l’Ensae obtenu une bourse d’étude d’une fondation et était parti en Inde pour un an. À son retour, il avait été affecté à la division Sirene, à peu près au moment où je l’intégrais moi-même. Il revenait de son voyage d’étude bizarrement transformé : le travail le rendait malade. Je suppose que cette affection était nouvelle, car, avant son voyage, pour faire le parcours taupe-X-Ensae, il avait bien fallu qu’il travaille, si peu que ce soit. Maintenant, il ne pouvait plus du tout. Je ne sais pas quel boulot Garagnon lui avait confié, mais, très vite, il s’est mis à accumuler des congés maladie qui ont évolué vers un congé de longue maladie durant lequel il passait au bureau de temps en temps pour dire bonjour, aimable, souriant, en pleine forme. Son congé a pris fin, il est revenu et Garagnon m’a demandé de le prendre en charge, Lang et Sebag ayant refusé. J’ai trouvé un boulot pas trop stressant à lui confier et, cela n’a pas manqué, il a aligné quelques congés maladie de courte durée qui ont évolué vers un congé de longue durée. Vacher a demandé au département du Personnel que, pour son retour, on lui trouve une autre affectation.
47La division Sirene ainsi recomposée se composait donc de moi-même, chef de division, de Daniel Depardieu, qui me remplaçait comme gestionnaire du système, de Marie-Christine Chambet-Rosset, chargée de coordonner les services Sirene, de Georges Bigata, toujours là, chargé du répertoire des métiers et à qui j’allais confier aussi le suivi de la qualité de Sirene, et de Michèle Deblauwe, qui seconderait Marie-Christine Chambet-Rosset. Jusqu’au passage à Sirene 2, la division serait renforcée, de fait, par Catherine Gilles et Christian Lassalle, car, pour les mois à venir, la grosse affaire allait être la formation des services Sirene.
48Après le test de Lyon, nous avons achevé la mise au point du module de formation. Nous avons programmé la formation des cadres pour la fin de l’année 1985 et leur avons demandé d’organiser celle de leurs troupes pour le premier trimestre 1986. Tout s’est bien passé. Le calendrier a été respecté et la formation bien reçue, par les cadres et par les agents.
49Nous avons précisé la date de la bascule. Je souhaitais qu’elle ait lieu le plus tôt possible en avril, car il me paraissait indispensable qu’elle soit suivie d’une période de quelques semaines durant laquelle la quasi-totalité des agents Sirene seraient à leur poste. Une file d’attente, certes modeste, des déclarations à traiter allait se constituer durant les quelques jours d’interruption du système et, à la reprise, les agents devraient se familiariser avec les nouvelles grilles de saisie. Il fallait donc éviter le mois de mai, avec ses jours fériés et ses ponts générateurs de petites vacances. Renvoyer à juin aurait l’inconvénient que juin est suivi de juillet, mois où les effectifs allaient fondre de manière drastique, alors que les agents risquaient de n’être pas encore suffisamment aguerris pour y faire face. Il fallait enfin placer un week-end au milieu de la période d’interruption. On arrêterait donc Sirene 1bis le jeudi 3 avril au soir et on repartirait avec Sirene 2 le mardi 8 au matin.
50À une quinzaine de jours de l’échéance, un matin, j’ai été appelé par Callies ; il était en réunion chez Malinvaud et il avait besoin de moi de toute urgence. Chez Malinvaud, outre Callies, j’ai trouvé une forte délégation de la direction de la Production, Vacher en tête, qui paraissait un peu gêné, Valentin et Charbonnier pour l’informatique, le chef du SOMP et Catherine Gilles. Malinvaud a résumé la situation : ces messieurs de la production avaient des états d’âme, ils se demandaient si c’était bien le moment de passer à Sirene 2, si on était bien prêts, s’il ne faudrait pas faire encore quelques tests avant de sauter le pas. Malinvaud voulait mon avis. J’étais heureux que lui, au moins, s’en soucie. J’ai poliment omis de demander pourquoi je n’avais pas été convoqué à cette réunion, et j’ai rappelé ce que j’ai exposé plus haut, à savoir les raisons qui m’avaient fait proposer cette date, que la direction de la Production avait d’ailleurs approuvée. Si l’on devait différer, ce ne serait pas de quelques semaines mais de plusieurs mois, jusqu’en septembre, car l’été n’était certainement pas une période favorable. Et en septembre, le bénéfice de la formation se serait en bonne partie dissipé et le moral des troupes, autre condition nécessaire à la réussite, qui était présentement au plus haut, serait retombé. Cela faisait un an que l’on préparait cette opération avec un soin maniaque et je ne voyais pas ce que quelques tests supplémentaires allaient nous apporter. Évidemment, je ne pouvais garantir absolument qu’il n’y aurait pas de pépin – qui aurait pu le faire ? –, mais nous avions une procédure de reprise de Sirene 1bis qui pouvait démarrer instantanément. Malinvaud a conclu ; il comprenait mes arguments, mais, a-t-il ajouté, avec un soupçon d’ironie, pour rassurer Valentin – c’était donc lui qui était à l’origine de cette embuscade –, pouvait-on envisager de retarder l’opération d’une semaine sans la compromettre ? Une semaine, c’était acceptable bien sûr, mais pas davantage. Le directeur général a donc décidé que le lancement de Sirene 2 serait reporté du 8 au 15 avril.
51La bascule s’est passée sans incidents, au prix d’un week-end chargé de plus pour l’équipe nantaise. Peut-être même a-t-on redémarré dès le lundi après-midi au lieu du mardi matin, je ne sais plus. J’ai passé le reste de la semaine un œil fixé sur mon écran et une oreille tendue vers mon téléphone, dans l’attente des appels au secours. Il n’y en a pas eu, ou si peu et de si bénins que je les ai oubliés. J’avais demandé aux chefs de service Sirene de me communiquer chaque soir, par Sydosi, l’état de la file d’attente des documents à traiter. Elle s’est résorbée partout en une dizaine de jours, le changement de système était réussi.
52Je devais maintenant changer de rôle, cesser d’être le chef du projet Sirene 2 pour devenir, vraiment, chef de division.
53Je pense avoir vécu, au cours des cinq années qui venaient de s’écouler, la période la plus riche et la mieux remplie de ma vie professionnelle, tout entière consacrée à un unique projet, sans aucune de ces contraintes subalternes qui sont le lot quotidien de ceux qui ont à exercer des responsabilités administratives et hiérarchiques, soutenu par une hiérarchie dont l’aide ne m’avait jamais fait défaut, entouré d’une équipe homogène et compétente animée d’une ferme volonté de tout faire pour aboutir. Sirene 2 était une vraie réussite collective, nous avions rempli le contrat à la lettre, dans les délais, pour le coût prévu et le nouveau système s’était révélé totalement opérationnel dès le premier essai. J’avais enfin réalisé ce dont j’avais rêvé dix ans plus tôt, mais c’était fini, il m’allait falloir revenir à un quotidien plus banal et j’en éprouvais du regret.
54J’ai eu un peu de mal à passer la main ; j’ai dérogé au principe qui m’avait toujours guidé lorsque j’avais eu à exercer des responsabilités d’encadrement : laisser mes collaborateurs exprimer leur créativité. Je connaissais le nouveau système mieux qu’eux et j’ai d’abord eu tendance à vouloir tout gérer, tout régler, tout décider. Il a fallu que Marie-Christine Chambet-Rosset m’interpelle – elle n’avait pas rejoint la division Sirene pour jouer les petites mains – pour que j’en prenne conscience ; je saisis cette occasion pour l’en remercier, ce que je crois n’avoir jamais fait avant, et lui demander de me pardonner de ne pas l’avoir fait plus tôt. J’avais grand tort de vouloir les voir faire les choses à ma manière, car j’allais constater, dès lors que j’aurais bridé ma propension à l’interventionnisme, que leur manière valait bien la mienne. L’équipe était solide ; il me faut en dire quelques mots.
55Marie-Christine d’abord, puisque c’est elle qui avait provoqué ma prise de conscience. Cette grande blonde à la beauté un peu sévère connaissait de l’intérieur, pour avoir dirigé celui de Paris, le fonctionnement des services Sirene. À ce savoir de base, elle ajoutait un sens du contact, une qualité d’écoute et une autorité naturelle qui lui permettaient de percevoir l’humeur des régionaux, de susciter leurs confidences, de juger de leur capacité à assimiler les évolutions et, si nécessaire, de trouver les arguments propres à lever leurs réticences. Je n’ai jamais, ou du moins très rarement, pris de décision impliquant les services régionaux sans l’avoir d’abord soumise à son jugement ; grâce à quoi, les relations avec eux ont toujours été harmonieuses.
56Daniel Depardieu allait se révéler tout aussi efficace dans sa relation avec l’équipe informatique. Il avait – il a toujours – la fibre informatique plus développée que moi. C’était un praticien chevronné des logiciels d’analyse statistique et il était, bien mieux que moi, que la technique informatique a toujours un peu rebuté, en capacité de parler boutique avec les Nantais. Ajoutez à cela qu’il était, et qu’il est toujours, un navigateur de haut niveau ayant à son actif plusieurs traversées de l’Atlantique à la voile, ce qui ne pouvait que séduire des Nantais pour la plupart grands sportifs et eux aussi amateurs de navigation. Il les a embarqués dans quelques croisières, notamment en Irlande, et cela a bien contribué à conforter les liens de confiance et d’amitié qui ont sous-tendu leurs relations professionnelles.
57Lorsque j’ai pris la tête de la division, je connaissais peu Georges Bigata, bien que nous cohabitassions depuis des années. C’était un homme réservé. Il avait eu des relations difficiles avec Lang, sous l’autorité duquel il avait été placé, s’était replié sur lui-même et souffrait de son relatif isolement. Le fait que je lui confie la pleine responsabilité du contrôle et de l’amélioration de la qualité du répertoire l’a sorti de sa morosité. Il s’est acquitté de cette tâche avec conscience et compétence.
58Vers la fin de mon mandat, la division recevra brièvement le renfort d’une jeune attachée, Odile Rascol, qui, à sa sortie de l’Ensae, avait succédé à Zabaleta à Orléans. Son séjour sera bref, elle sera reçue au concours interne d’administrateur et nous quittera pour retourner à l’école.
Modernisons l’Insee
59Les années quatre-vingt, je crois que c’est à cette époque que, dans l’entreprise privée, le chef du personnel est devenu un directeur des ressources humaines, illustration de l’émergence d’un mouvement qui prônait la prise en compte des aspirations et de l’esprit d’initiative des collaborateurs de l’entreprise comme moyen d’améliorer la performance collective. Il ne suffisait plus de commander, il fallait désormais manager. Et manager, cela s’apprend ; on a vu ainsi fleurir quantité de prestataires spécialisés. Le mouvement a, avec un peu de retard, gagné les administrations. À l’Insee, il est arrivé à peu près au moment où j’endossais mes habits de chef de division. Jusque-là, on apprenait le management, ou ce qui en tenait lieu, sur le tas, face à la meute des collaborateurs. On a donc proposé une formation de rattrapage à tous ceux qui exerçaient des responsabilités hiérarchiques, chefs de division et plus. Je me considérais comme assez bien rodé, j’avais fait mes classes à Boulitte et en Guadeloupe. Cette formation m’a pourtant été utile. On avait fait appel, pour l’assurer, à un universitaire, Maurice Castagné, directeur, à Nancy, d’une UFR5 spécialisée dans la gestion des ressources humaines. Castagné s’était lui-même formé au Canada, où d’autres universitaires avaient entrepris de traduire les recherches théoriques sur le domaine, exprimées dans le langage souvent abscons de la psychologie et de la sociologie, en recommandations et recettes pratiques exprimées en langue commune, le tout assaisonné d’un peu d’analyse systémique, elle aussi traduite en langue commune. C’était bien, on comprenait tout. Nous avons appris à identifier les PEP – petites entreprises personnelles – de notre environnement ; à doser, dans notre propre personnalité et dans celles de nos collègues et collaborateurs, les parts respectives des dimensions adulte, enfant rebelle, enfant soumis, parent aidant, parent critique et parent supporter. C’était peut-être un peu simplificateur, mais tellement clair – et ludique : on ne s’est pas ennuyés un seul instant. Cela m’a permis de juger mes pratiques, de comprendre pourquoi, dans telle situation, j’avais réussi et pourquoi, dans telle autre, j’avais échoué.
60Ce stage a eu un autre effet bénéfique, pour ma fille Marielle. Celle-ci terminait sa scolarité à l’École des mines. Elle avait découvert, lors des amphis retapes, que son handicap oculaire restait un handicap pour entrer dans l’entreprise, même avec le diplôme de la plus prestigieuse des écoles d’ingénieurs. Elle était un peu déprimée, se demandait quoi faire. À l’école, elle avait choisi une option gestion scientifique animée par un professeur remarquable qui lui avait donné le goût de la discipline. Je lui ai parlé de Castagné et je l’ai mise en relation avec lui. Ils ont fait affaire : Castagné lui a proposé un sujet de thèse, s’en est désigné comme le directeur et l’a embauchée dans son UFR comme vacataire d’enseignement-recherche, ce qui lui a permis, certes bien modestement, de gagner sa vie. C’était l’amorce possible d’une carrière universitaire qui, cependant, ne s’est pas réalisée. Marielle est finalement entrée dans la fonction publique territoriale au plus haut niveau des corps d’ingénieurs. Elle y est toujours.
61Après la formation des cadres au management est venu le « projet d’entreprise », autre lune, complémentaire de la précédente, à la mode dans cette période. On ne l’a pas appelée comme cela, l’Insee n’est pas une entreprise, mais j’ai oublié le nom qu’on lui a donné. Je garde un souvenir confus de cette affaire. Il y a eu un appel à contributions écrites, j’y ai répondu pour ce qui me concernait, puis une synthèse. Hélas, Castagné n’était plus là et c’en était fini du parler simple. Le document était abscons, je n’y ai pas retrouvé mes petits. Il a quand même servi de base à l’organisation d’une grand-messe où l’on a débattu en commissions avant une séance synthèse présidée par Pierre Bérégovoy, alors ministre de lʼÉconomie et des Finances. J’y ai entendu pas mal d’âneries, dont une que j’ai soigneusement notée. Je ne résiste pas au plaisir de la citer ici : « Cette quantité de mouvements vous semble-t-elle un wagon dans lequel il faut s’engager pour déplacer notre centre de gravité ? » L’auteur en restera anonyme. Ayant oublié le contenu de la synthèse, je ne saurais dire dans quelle mesure elle a inspiré la réorganisation de l’Insee qui a suivi.
62Revenons au contrôle et à l’amélioration de la qualité du répertoire, sujet dont je n’ai rien dit jusqu’à présent car il était hors de mon champ de réflexion tant que j’avais pour mission de construire le nouveau système. Ce n’en était pas moins un sujet important. Sirene avait, a toujours sans doute, une tendance naturelle à se dégrader. Si les créations d’entreprises et d’établissements y sont exhaustivement déclarées, il n’en va pas de même des cessations d’activité, qui, négligence des associés ou des entreprises elles-mêmes, lui échappent en partie. La division avait mis en place un dispositif de contrôle de la qualité, par des enquêtes par sondages périodiques, et un dispositif d’amélioration de cette qualité par des enquêtes, cette fois exhaustives, sur les secteurs où l’on constatait un taux d’inactivité très élevé, d’une part, et par la mobilisation des fichiers des impôts et de la sécurité sociale auxquelles les entreprises sont tenues de faire des déclarations et des versements d’argent périodiques, d’autre part. Quant aux critères de classement économique, l’activité principale et l’effectif salarié, qui ne font pas l’objet d’une déclaration aux CFE, ce n’est que par la mobilisation des fichiers sociaux et des enquêtes statistiques qu’ils peuvent être mis régulièrement à jour. Ces opérations d’amélioration mobilisaient environ le quart des ressources des services Sirene. C’est en particulier parce qu’on les avait interrompues dans les périodes entourant le changement de système que le passage à Sirene 2 a pu s’opérer sans difficulté. Mais cela s’est ressenti sur la qualité du répertoire, dont le taux de faux actifs, mesuré par les enquêtes de contrôle de la qualité, est passé de 12 % en 1984 à 14 % en 1986.
63Outre une politique active d’amélioration de la qualité, les années 1987 à 1989 seront principalement marquées par la suppression du département des Répertoires et le rattachement de la division Sirene au département des Statistiques d’entreprises, le développement de la diffusion commerciale de Sirene, le début de sa promotion à l’international et une tentative inaboutie d’en faire une source statistique active.
64Alors que les administrations et les organismes publics, à une exception près, continuaient de rechigner à utiliser les identifiants Sirene, les entreprises ont rapidement compris le parti qu’elles pouvaient en tirer pour leur gestion. L’exception dans le secteur public a été la Caisse nationale d’assurance vieillesse des travailleurs salariés, la CNAVTS, qui a très tôt décidé d’adopter les identifiants Sirene pour sa gestion. Ce choix impliquait qu’elle soit informée en temps réel de tous les mouvements affectant les entreprises employant des salariés. À cette fin, nous avons mis en place, principalement Pommier et Depardieu, une liaison réseau à haut débit entre le centre informatique de la CNAVTS à Tours et le CNEN, la liaison Tours-Nantes, dont le nom a donné lieu à quelques plaisanteries d’un goût douteux. Plus tard, par un circuit interne aux organismes de sécurité sociale, l’information transmise à la CNAVTS sera répercutée sur les Urssaf et la liaison Tours-Nantes utilisée pour un échange de même nature entre le fichier des assurés sociaux et le répertoire des personnes. Notons qu’il faudra attendre une dizaine d’années pour que la direction générale des Impôts engage une démarche analogue.
65Revenons aux entreprises. Elles ont vite compris que le répertoire pouvait être pour elles un instrument précieux pour les études de marché, la prospection commerciale et, aussi, comme moyen de gestion interne pour celles qui avaient à gérer d’importants fichiers clients constitués d’entités répertoriées dans Sirene. Citons, à titre d’exemple pour cette dernière catégorie : le GIE6 Carte bancaire, qui a choisi d’identifier les lieux de vente dotés de terminaux de paiement par leur numéro Siret ; IBM, dont la clientèle professionnelle couvrait le même champ que le répertoire, des PME aux administrations publiques ; la Coface, compagnie d’assurances contre le risque de non-paiement, qui devait gérer, pour conseiller ses clients et évaluer les risques encourus, un fichier d’entreprises couvrant le champ du secteur productif. Il y avait aussi la multitude des besoins d’identification au cas par cas : recherche du numéro Sirene d’une entreprise à partir de son nom et de ses coordonnées ou, à l’inverse, recherche du nom et des coordonnées à partir du numéro, de manière très occasionnelle pour tout le monde (pour l’artisan distrait qui a perdu son numéro Sirene, par exemple), de manière régulière pour les entreprises ayant choisi d’utiliser les identifiants Sirene dans leur gestion afin de résoudre des cas particuliers, mais aussi pour toute une gamme de professions en relation régulière avec des entreprises (experts-comptables, notaires, huissiers…), et, enfin, de manière relativement massive pour les entreprises de recouvrement de fonds. Pour répondre à ces besoins, il fallait mettre différents services à la disposition des entreprises :
la production, sur support papier ou informatique, de listes d’entreprises et d’établissements sélectionnés selon leur localisation, leur activité, leur taille, leur date de création, etc., au cas par cas ou périodiquement sur abonnement ;
la production, dans les mêmes conditions, de listes de mouvements, créations, modifications et cessations d’entreprises et d’établissements ;
un service de confrontation des fichiers clients avec le répertoire pour contrôler leur conformité, mais aussi pour les « sireniser », c’est-à-dire y reporter automatiquement les numéros Siren et Siret à partir de l’analyse des noms et adresses, et éventuellement d’autres critères ;
enfin, via le Minitel, un service de consultation en ligne du répertoire pour les identifications au cas par cas.
66Nous avons entrepris de développer ces services ou, pour certains, de les actualiser, car la demande d’informations issues du répertoire avait précédé le passage à Sirene 2. Ils permettraient en outre de répondre aussi aux demandes des administrations, car leurs besoins n’étaient pas différents, lorsque celles-ci se décideraient à prendre Sirene au sérieux.
67Dès lors que le package de services a été complet, la commercialisation des produits Sirene a pris rapidement une ampleur très importante. Le chiffre d’affaires réalisé en 1988 a dépassé 40 millions de francs – 10 millions d’euros 2013 –, soit près de la moitié du budget annuel de l’application, qu’on avait évalué pour 1987 à 83 millions de francs.
Changement de logo
68Pour accompagner ce succès commercial, le département de la Diffusion a jugé qu’il serait bon de moderniser le logo de Sirene. Il a, pour ce faire, fait appel à un publiciste-designer qui est venu me présenter son projet. Moi, je l’aimais bien notre logo, une petite Sirène souriante aux hanches rondes et à la poitrine généreuse pudiquement floutée aux extrémités. Elle apportait une note de gaîté et de fantaisie à un produit particulièrement austère. Le designer m’a regardé avec commisération. Gaîté et fantaisie, peut-être, mais c’était particulièrement ringard et mal accordé à l’image de sérieux et de haute technologie de l’Insee. En plus, la couleur dominante était l’orange, la couleur des seventies, complètement démodée, qu’on ne trouvait plus que dans l’accompagnement de produits bas de gamme et bon marché – les paquets de carambars, par exemple. Je n’avais plus qu’à me taire. On a adopté, à mon grand regret, le projet du designer, une figure géométrique abstraite en différents tons de bleu ; voilà qui faisait sérieux et haute technologie.
69À la fin de 1988, Philippe Pommier et moi sommes partis en mission à Pékin pour y animer un séminaire sur les répertoires d’entreprises et d’établissements à l’usage d’une vingtaine de cadres du Bureau national des statistiques (BNS) de Chine. Cette mission était la première d’une longue série qui allait envoyer, tout au long de la décennie 1990, les cadres et les anciens cadres de la division Sirene dans quelques pays d’Afrique et dans de nombreux pays d’Amérique latine et d’Europe de l’Est. Partout où les États se préoccupaient de développer en le contrôlant leur système productif, l’expérience française en matière de répertoire d’entreprises suscitait l’intérêt. Sirene allait devenir, après la comptabilité nationale, le principal produit d’exportation de l’Insee.
70Notre mission à Pékin faisait suite à une mission de Malinvaud l’année précédente. Le pouvoir chinois s’interrogeait sur l’évolution de son économie, envisageait un certain degré de privatisation, mais souhaitait contrôler cette évolution. Un appareil statistique adapté faisant partie des moyens de contrôle, le Bureau national des statistiques avait sollicité l’expertise de notre directeur général, qui avait, entre autres, recommandé la création d’un répertoire des entités du système productif. Nous avons, Philippe et moi, passé deux semaines à disserter, devant un public attentif et intéressé, sur les différents types de répertoires envisageables, les usages que l’on pouvait en faire, les types d’unités que l’on pouvait y enregistrer, les données nécessaires à leur identification et leur description, et les moyens humains et techniques nécessaires.
Allô Nantes, ici Pékin
71Nous avions même prévu de faire la démonstration d’une consultation de Sirene par Minitel, ce qui demandait une certaine préparation, car le périmètre normal du Minitel se limitait au territoire national. Il fallait donc que, au moment de la démonstration, les Nantais soient – sur le coup de minuit avec le décalage horaire – en salle machine pour établir une connexion pirate sur une ligne internationale. À Pékin, l’ambassade a mis un jeune ingénieur Télécom, qui faisait là son service militaire, à notre disposition pour nous assister dans cette difficile entreprise. Il voyait très bien la manœuvre, il ne devrait pas y avoir de problème. Je crois même qu’il a fait depuis l’ambassade un essai réussi, mais je n’en suis pas sûr. Le jour de la démonstration, notre jeune ingénieur est arrivé au BNS avec un Minitel sous le bras. À l’autre bout, les Nantais étaient fidèles au poste. Pour une raison que je ne saurais expliquer, la ligne téléphonique de la salle dans laquelle se faisait la démonstration ne pouvait être utilisée. On nous a donc envoyé de l’étage au-dessus, par la fenêtre, un fil de téléphone, qui flottait au vent, auquel nous avons raccordé le Minitel. Nous avons composé le 3616 Sirene et… rien, ça ne marchait pas. Un Chinois a empoigné le combiné téléphonique et a répété à de nombreuses reprises : « Allô, allô », de plus en plus fort. L’ingénieur m’a expliqué qu’allô, en chinois, ne veut pas dire allô mais quelque chose comme « J’entends rien », puis il est monté à l’étage supérieur voir ce qui se passait. Il en est redescendu désabusé : on n’y arriverait pas, le fil téléphonique était en mauvais état, très oxydé, et le signal en était trop perturbé pour que l’on puisse espérer établir la connexion. Démonstration ratée. L’ingénieur est rentré à l’ambassade avec son Minitel sous le bras ; l’occasion de vendre le Minitel aux Chinois était manquée.
72Notre mission s’est terminée. Nous en avons fait le bilan avec la direction du BNS, qui prévoyait de lui donner une suite. De nouvelles missions seraient nécessaires pour, cette fois, définir comment créer un répertoire dans le contexte particulier de la Chine. L’affaire de la place Tian’anmen, quelque six mois plus tard, va tout geler. Le programme sera réactivé dix ans plus tard, piloté par Hugues Picard du côté français, et aboutira cette fois à la création d’un répertoire en Chine.
73Sirene répertoire interadministratif était désormais sur ses rails et fonctionnait harmonieusement. Le succès de sa commercialisation rendait compte de l’intérêt qu’il présentait pour les entreprises elles-mêmes. Il restait à convaincre les administrations qu’il pouvait être, pour elles aussi, un outil de gestion efficace, et Philippe Pommier s’y employait. Le dispositif de contrôle et d’amélioration de la qualité nous permettait de maîtriser le taux d’erreur et de maintenir celui-ci à un niveau acceptable. Le degré de confiance que l’on pouvait avoir dans le répertoire était ainsi connu de ses utilisateurs, qui pouvaient en tenir compte dans leurs analyses.
74Bien entendu, le répertoire était aussi, pour les statisticiens d’entreprise, une utile base de sondage et d’extrapolation. Mais sa seule utilisation comme source statistique était la publication mensuelle des créations d’entreprises, indicateur à la fois pauvre et trompeur. Les secrétaires d’État aux PME successifs s’en gargarisaient quand il augmentait et l’opposition vilipendait le pouvoir en place lorsqu’il diminuait, alors qu’ils auraient peut-être dû inverser leurs rôles, car, à y regarder de près, il apparaissait que ces variations rendaient peut-être davantage compte de l’évolution du chômage que du dynamisme de notre économie, tant les variations du nombre de chômeurs et des créations d’entreprises avaient tendance à aller dans le même sens. Nous avions lancé une enquête, pilotée par Henri Viennet, qui suivait un échantillon d’entreprises nouvellement créées pendant leurs premières années d’existence. Elle révélait un taux de mortalité infantile absolument considérable, confortant le soupçon qu’une part notable des créations d’entreprises était le fait de personnes sans emploi qui se lançaient dans l’aventure avec des chances quasi nulles d’aboutir à des entreprises viables.
75Il était pourtant clair que Sirene pouvait être la source d’une analyse fine de la démographie des entreprises et des établissements, de leurs migrations territoriales, de l’évolution des structures juridiques qui les soutenaient… Nous avions créé l’Etec et nous n’en faisions rien. Il me semblait pourtant que celui-ci pouvait être la source d’une cartographie fine des unités de production, d’analyse de leurs évolutions et de leurs déplacements dans l’espace, données susceptibles d’intéresser les centres de décision au niveau local. La seule étude du genre, d’ailleurs fort intéressante, dont j’aurai connaissance sera réalisée, presque dix ans plus tard, par Michel Colibet, un ancien de l’équipe informatique Sirene retourné à la statistique à la DR de Nantes. Nous nous interrogions aussi sur le concept d’entreprise. Si, pour la multitude des micros et petites entreprises, l’adéquation entre unité Siren et entreprise en tant que pôle de décision économique ne faisait guère de doute, ce lien devenait plus diffus dès le niveau des moyennes entreprises, par le jeu des prises de participation, des holdings et des filialisations. Philippe Pommier m’avait fait ajouter, dans mon modèle conceptuel, une relation de l’unité Siren avec elle-même destinée à rendre compte des liens hiérarchiques entre les organes de l’État que l’on définissait comme unités Siren. Cette relation pouvait être utilisée aussi pour rendre compte des dépendances financières entre les entreprises, ce qui permettrait de repérer celles qui étaient de réels centres de décision ; il suffisait de savoir où aller chercher l’information et surtout comment l’interpréter. La démographie des entreprises et des établissements restait à inventer, ce qui nécessitait un investissement méthodologique considérable à confier à des spécialistes de la statistique d’entreprise. Nous n’étions pas, à la division Sirene, des statisticiens d’entreprises et nous étions trop mobilisés par la gestion du répertoire pour prendre ce dossier en charge. Je suggérais à Michel Quelennec, chef du département des Statistiques d’entreprises, de le confier à une autre unité de son département.
76Nous pouvions cependant apporter notre contribution. Les mouvements enregistrés dans Sirene sont de nature administrative et leur contenu économique est souvent assez éloigné des apparences. J’en ai donné un exemple plus haut avec les avatars administratifs de la boulangerie qui ne cesse pourtant d’être la même boulangerie ; il y en a bien d’autres. Si nous ne pouvions pas inventer la démographie d’entreprises, nous pouvions décoder les événements administratifs pour les requalifier en événements économiques au profit d’experts qui prendraient le relais. J’ai entrepris de le faire personnellement. La tâche s’est révélée plus lourde et plus complexe que ce que j’en avais pensé. Les entreprises et les établissements ont mille façons de naître, de se transformer et de mourir. Il en est résulté un épais document, qui détaillait ces mille façons et les traitements à réaliser pour passer des codes administratifs à des codes économiques, que j’ai laissé à mes successeurs car le temps était venu pour moi de changer de poste. J’ignore ce qu’ils en ont fait.
Recherche d’emploi
77Nous étions alors en 1989. À la prochaine rotation de postes, il y aurait neuf ans que je travaillais sur Sirene. Je m’y trouvais toujours bien, mais je risquais l’encroûtement, il était temps de changer. Certains, dans le jugement desquels j’avais confiance, m’avaient dit que je ferais un bon directeur régional. J’étais tenté ; mon expérience guadeloupéenne m’avait laissé sur ma faim. Le directeur de Reims allait bientôt prendre sa retraite, c’était une opportunité intéressante. Reims est proche de Paris, ma vie familiale n’en serait pas trop perturbée. Je suis allé voir Dubois, alors patron de l’Inspection générale. Hélas, lui ne pensait pas que je ferais un bon directeur régional ! Je n’étais après tout qu’un technicien en informatique, de haut niveau certes, mais sans expérience statistique. J’ai rappelé mes deux séjours en Guadeloupe, Dubois a pincé le nez. Je n’avais rien publié, a-t-il ajouté. Mais si, dans le bulletin de la Guadeloupe ; Dubois a repincé le nez. Nous nous sommes séparés froidement. Exit les directions régionales.
78Dans le même temps, l’informatique rendait public son futur organigramme, dont une importante innovation était la prise en compte du concept de projet. Le département de l’Informatique était maintenu avec un périmètre de compétence à peu près identique à ce qu’il avait été jusque-là, et l’on créait, à côté, un département des Projets au sein duquel des chefs de projet seraient chargés, en lien étroit avec les maîtres d’ouvrage, de spécifier les applications, dont le développement serait, comme par le passé, assuré par les groupes APPT des centres informatiques. Les deux porteurs du projet de restructuration seraient les chefs de ces départements, Alain Goy pour l’Informatique et Gérard Raulin pour les Projets. Le département des Projets m’intéressait ; le rôle du chef de projet tel qu’il y apparaissait semblait correspondre à ce que j’avais fait sur Sirene 2. Placer les chefs de projet entre la maîtrise d’ouvrage et l’informatique plutôt que de les intégrer à l’une ou l’autre me paraissait une bonne idée. Je pensais pouvoir contribuer utilement à la mise en place de ce dispositif. Il était prévu un poste de chef adjoint du département. Je suis allé proposer ma candidature à Raulin. Hélas, pour la seconde fois ! Il avait déjà choisi son futur adjoint : ce serait Jean-Marc Béguin, candidat non contestable. Exit le département des Projets.
79Par contre, on voulait bien de moi au département de l’Informatique, comme chef de la division Infrastructures, dont le périmètre de compétence était celui de l’ancienne Dos un peu élargi. Mon peu d’appétence pour les couches profondes de l’informatique m’a plutôt fait faire la grimace. Ce n’était pas grave, m’a-t-on dit, on avait besoin d’un organisateur et d’un meneur d’hommes ; les techniciens étaient déjà là, il s’agissait de les encadrer. J’ai dit : « Pourquoi pas. »
80Mais j’étais aussi sur une autre piste. Philippe Pommier m’avait parlé du Ciiba, le Comité interministériel pour l’informatique et la bureautique dans l’administration, une de ces nombreuses structures légères, comités ou commissions, qui gravitent autour du Premier ministre et sont censées le conseiller dans ses choix. Pommier, dans son rôle de ministre des Affaires étrangères de Sirene, avait rencontré son secrétaire général, Jean-Paul Baquiast, et lui avait parlé de moi. Ce dernier était intéressé. Je l’étais aussi et j’avais pris rendez-vous. Le « pourquoi pas » à l’informatique, c’était en attendant le résultat de l’entrevue. J’ai rencontré Baquiast7. Le Ciiba était installé dans un hôtel particulier en face de Matignon ; rien que cela, ça flatte. L’entretien s’est fort bien passé. Je n’ai pas vraiment compris ce que j’aurais à faire, mais c’était sûr, le Ciiba tenait l’avenir de l’informatique nationale entre ses mains et cet avenir serait d’autant plus radieux que je contribuerais à le préparer. Je suis parti ravi, c’est là que je voulais aller.
81Mais voilà, à l’Insee, on voulait absolument me voir prendre la tête de la division Infrastructure. Le secrétaire général, Maarek, m’a même promis un poste de contrôleur financier à la sortie si je tenais ce poste pendant trois ans. Je ne me laissais pas fléchir. De toute façon je n’avais aucune envie de devenir contrôleur financier. Bégué, le gestionnaire des carrières des cadres A, a eu l’idée qui m’a fait céder. Andrée, qui était dans sa dixième année de DMI, cherchait elle aussi à bouger. Bégué a proposé à Baquiast de prendre la femme à la place du mari. Celui-ci n’y voyait pas d’inconvénient, et Andrée était elle aussi intéressée par le poste. Que pouvais-je faire ? J’avais deux postes en perspective, Andrée n’en avait encore aucun. Exit le Ciiba, je suis allé à l’informatique.
Notes de bas de page
1 Assemblée permanente des chambres de métiers.
2 EURL : entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée [N.D.E.].
3 CAP : commission administrative paritaire [N.D.E.].
4 Crest : Centre de recherche en économie et statistique.
5 UFR : unité de formation et de recherche [N.D.E.].
6 GIE : groupement d’intérêt économique [N.D.E.].
7 Pour en savoir plus sur cet étonnant personnage, voir les mémoires « Sautée-barrière » de ma chère épouse [inédits, rédigés à l’occasion du même concours autobiographique, N.D.E.].
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Parcours d’un enfant des Trente Glorieuses
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