Vacataire (1962)
p. 29-35
Texte intégral
1Depuis 1958, Jean avait lui aussi été rendu à la vie civile – j’entends par là qu’il était enfin sorti du cycle qui le faisait aller itérativement de sanatorium en postcure. Il s’était installé à Paris et avait épousé Yvette Le Gouefflec, qu’il avait rencontrée quelques années plus tôt au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet, dans l’Isère. Il était entré à l’Insee comme vacataire, avait passé le concours d’administrateur, avait échoué, était quand même entré à l’Ensae1 en qualité d’élève libre tout en continuant de travailler et, à l’issue de sa scolarité, était passé du statut de vacataire à celui de chargé de mission.
2En 1962, à mon arrivée, Jean et Yvette vivaient à Antony. Ils m’y ont trouvé une chambre chez un de leurs proches et j’ai retrouvé les tours de garde… Jean, comme notre père de son vivant et comme notre oncle Pierre, militait au PC. À Antony vivait aussi Pierre Juquin, qui était alors un personnage important du Parti. Il avait reçu des menaces de l’OAS2, alors très active, et la section d’Antony avait organisé sa protection en mettant en place une garde de nuit à son domicile. Les camarades étaient fort aises d’avoir le renfort d’un spécialiste de ce type d’activité. Voilà comment, pendant quelques semaines, j’ai recommencé à monter la garde une nuit sur trois, ou à peu près, dans l’appartement de Juquin. Et puis la menace est devenue moins pressante et les gardes ont été supprimées. Peu après, j’ai déménagé pour m’installer dans un hôtel meublé à Paris, rue du Champ-de-Mars, à dix minutes à pied de l’Insee, à l’époque situé quai Branly, à l’emplacement aujourd’hui occupé par le musée des Arts premiers. Remarque intéressante : mon loyer mensuel était de 130 francs, un petit quart de mon salaire, soit l’équivalent de 190 euros de 2013, pour un logement certes modeste – la douche et les toilettes étaient sur le palier –, mais dans le 7e arrondissement.
3À l’Insee, j’ai été affecté à la division Industrie, dirigée par Henri Palangié. La grande affaire de la division était alors la préparation du recensement industriel prévu pour 1963, auquel deux jeunes administrateurs, Georges Godin et Jean-Paul Rivet, consacraient toute leur activité. J’avais été embauché pour leur servir de petite main et ils m’avaient installé dans un recoin du bureau qu’ils partageaient. Sur ce qu’ils faisaient exactement, je ne saurais me prononcer ; je découvrais un monde, des concepts totalement nouveaux dont la compréhension m’échappait largement. J’ai tout de même retenu qu’une de leurs préoccupations, importante et partagée par notre chef de division, était de canaliser l’inspecteur général D., qui – si j’ai bien compris – présidait une structure réunissant des représentants de l’administration et des entreprises, et chargée de discuter et d’entériner les orientations du recensement. Leur objectif était, avec tout le respect dû à un personnage de si haut rang, de lui dicter exactement la conduite à tenir, d’étouffer dans l’œuf toutes ses initiatives car, à les en croire, elles étaient assez systématiquement malencontreuses.
4J’étais chargé de deux tâches permanentes.
5Le recensement utilisait quelques questionnaires généraux permettant de collecter les données, notamment comptables, communes à toutes les entreprises et un grand nombre de questionnaires spécifiques, de l’ordre de 150 à 200, permettant d’analyser finement les données propres aux différentes branches d’activité. Godin et Rivet élaboraient ces derniers en collaboration avec les représentants des syndicats professionnels, et mon rôle était, au fur et à mesure de leur mise au point, d’en envoyer de petits lots aux directions régionales (DR) afin qu’elles les testent auprès de quelques entreprises dont le nombre variait de l’une à l’autre selon la branche d’activité et les caractéristiques connues du tissu industriel de la région. J’avais rapidement renoncé à compter les questionnaires un à un ; j’avais pris pour référence l’épaisseur d’un paquet de 20 questionnaires et j’envoyais à chaque DR, en comptant un peu large, un paquet d’une épaisseur à peu près proportionnelle au nombre de questionnaires qui lui revenait. Personne ne s’en plaignait, sauf la DR de Nantes, qui accusait réception en signalant chaque fois, car je mesurais large, le nombre de questionnaires en surnombre sur un ton qui tendait, l’erreur se répétant, à devenir agressif. J’ai fini par compter un à un les questionnaires destinés à Nantes…
6Un autre projet de la division était la constitution d’une banque de données sur les grandes entreprises. La question était de savoir comment et à partir de quelles sources. La presse spécialisée en était une possible. La division s’est abonnée aux différents organes de la presse financière, économique et industrielle, 20 à 30 titres en tout si ma mémoire est bonne, hebdomadaires ou mensuels pour la plupart, et j’ai été chargé d’amorcer la pompe. Je dépouillais tous ces journaux et quand je trouvais un article sur une entreprise – on était convenus dans un premier temps de considérer comme grande toute entreprise qui faisait l’objet d’un article –, je le découpais et je l’insérais dans un dossier à son nom. Tâche en première approche plus valorisante que de compter des paquets de questionnaires, mais terriblement fastidieuse et, au bout du compte, assez peu productive ; en dehors de comptes rendus d’assemblées générales, qui se répétaient de façon plus ou moins détaillée d’une publication à l’autre, on ne trouvait pas grand-chose. Après six mois de cette activité, j’ai laissé derrière moi un paquet de dossiers suspendus qui garnissaient une ou deux rangées dans une armoire – la version 0.0 de la banque de données des grandes entreprises, en somme, dont je crains fort que l’on n’ait jamais tiré grand-chose.
7À part cela, j’ai beaucoup tapé sur une machine à calculer électromécanique de marque Olivetti sans garder le moindre souvenir de ce sur quoi portaient les calculs ; il est étonnant de constater comment, dans ce type de tâche très répétitive, on en vient à se concentrer sur l’enchaînement des gestes à accomplir en perdant totalement de vue le but à atteindre et les résultats obtenus. J’ai appris à me servir d’une règle et d’un rouleau à calculer : après que j’eusse, trois jours durant, calculé des pourcentages avec mon Olivetti, Godin, excédé par le bruit – ceux qui n’ont pas connu l’ère pré-informatique ne peuvent imaginer le vacarme que faisaient ces machines, surtout quand on leur soumettait des divisions –, a sorti une règle à calcul de son tiroir et m’a montré comment l’utiliser. Mes calculs sont devenus silencieux et nettement plus rapides. Je venais de découvrir les vertus de ces logarithmes que j’avais traités en ennemis au lycée.
8Et j’ai découvert aussi la faune et les mœurs de l’Insee. J’ai découvert ce qu’était un administrateur, souvent polytechnicien, ce qui m’impressionnait beaucoup ; ce qu’était un attaché, la femme de l’administrateur selon certains administrateurs, sans que ceux-ci s’expliquent autrement que par un ricanement un peu sot sur le sens qu’ils donnaient à cette formule ; les chargés de mission, dont Jean faisait partie, qui se situaient entre les deux catégories précédentes ; et puis la masse des personnels d’exécution dans laquelle je ne distinguais guère que les secrétaires, impressionnantes car investies du pouvoir de veiller sur la tranquillité des chefs de division. Je garde, en particulier, un souvenir ému de la secrétaire de M. Palangié, grande femme élégante à la voix grave et au décolleté généreux. Comme vacataire, j’appartenais à cette masse. Mais j’étais aussi le petit frère de Bréas – certains m’appelaient Junior pour me distinguer, en ce temps où l’usage des prénoms était peu répandu –, aussi me suis-je trouvé intégré à sa bande pour la pause méridienne qui durait deux heures. Cela a eu pour conséquence que, à l’heure du déjeuner où se retrouvaient les clivages entre les catégories de personnel, au lieu de manger avec mes pairs à la cantine (1,90 franc et menu unique), je fréquentais le restaurant-cantine (entre 3 et 4 francs et choix entre deux ou trois menus) ou le restaurant (6 à 7 francs et repas à la carte) ; l’un et l’autre étaient d’excellente qualité. Je participais ensuite aux activités récréatives d’après déjeuner, bridge ou volley-ball, organisées par Solange Hémery, l’une des trois administrateurs de sexe féminin de l’Institut à cette époque. J’essayais d’éviter le bridge ; je découvrais le jeu, j’ignorais tout du subtil système d’annonces, donc je jouais mal et j’appréciais peu les mines consternées ou exaspérées des malheureux que le tirage au sort me désignait comme partenaires. Au volley, c’était pour éviter de se trouver dans l’équipe de Solange que l’on voyait se former manœuvres et coalitions… Une fois ou deux par semaine, je délaissais les loisirs car Gérard Calot me donnait des cours de maths pour me préparer au concours d’attaché qui devait avoir lieu en septembre ; c’était un excellent pédagogue, il a éclairé quelques points sur la multitude de ceux qui m’étaient restés obscurs et, au concours, cela a sans doute permis que le résultat que j’ai obtenu soit un peu moins catastrophique que ce que j’en avais pensé.
9Au dehors, j’ai découvert Paris à pied en marchant beaucoup, loisir peu coûteux compatible avec mon salaire. J’ai aussi repris contact avec Paul Jamond, qui avait été mon meilleur ami au lycée. Il avait, lui aussi, quitté la région stéphanoise ; il était maintenant instituteur à Freneuse près de Mantes-la-Jolie. Il avait épousé Christiane, une fille que nous avions connue aux Francas, et ils avaient maintenant une petite fille qui allait vers son premier anniversaire.
10Jean et Yvette ont quitté Paris. Yvette venait d’obtenir le Capes3 d’anglais. Comme professeur débutant, elle ne pouvait obtenir de poste qu’en province. Jean a décidé de chercher un poste dans une direction régionale et en a trouvé un à Nantes ; Yvette en a obtenu un au lycée de Châteaubriant, à quelques dizaines de kilomètres de Nantes. Ils sont partis à l’été.
11Dans l’hypothèse d’un échec au concours d’attaché, Jean et beaucoup d’autres me conseillaient de passer le concours de contrôleur. Ayant découvert qu’au départ j’aurais le même salaire que comme vacataire, je n’étais guère tenté par la chose. L’informatique émergeait. Dans ce domaine totalement nouveau pour lequel il n’y avait encore aucune formation, ni professionnelle ni universitaire, tout le monde était sur la même ligne de départ, l’absence de diplômes n’était pas un obstacle. IBM4 recrutait massivement et sélectionnait les candidats, sans se soucier de leur cursus, par des tests psychotechniques principalement constitués de petits exercices de logique et d’identification de suites (donnez le nombre suivant de la série 2, 4, 6…). J’ai passé les tests début septembre, sans difficultés. Les résultats devaient être disponibles deux semaines plus tard.
12Puis j’ai enchaîné avec l’écrit du concours d’attaché. Il y avait une cinquantaine de candidats pour 14 postes à pourvoir. La compétition n’était donc pas trop féroce, mais j’ai rendu une copie de maths catastrophique et, bien que je me sois assez bien tiré des autres épreuves, j’étais convaincu d’avoir échoué. Pour oublier ma déconvenue, je suis parti me réfugier chez Paul Jamond sans attendre les résultats. J’y étais depuis quelques jours quand s’est présenté un gendarme qui m’a remis une copie de ma convocation à l’oral pour le surlendemain. Contre toute attente, j’étais admissible. Me retrouver avait été une aventure. Je n’avais dit à personne où j’allais. Godin et Rivet ont appelé mon frère à Nantes. Lui non plus ne savait pas où j’étais, mais il a supposé que j’étais peut-être chez Paul, dont il savait seulement qu’il était instituteur quelque part dans les environs de Mantes-la-Jolie. L’Insee s’est mobilisé et a chargé la gendarmerie de me retrouver de toute urgence. J’ai donc passé l’oral ; comme à l’écrit, je me suis assez bien tiré de toutes les épreuves sauf en maths, où j’ai été assez lamentable. L’examinateur, l’inspecteur général Marchand, poussait des soupirs consternés devant mes réponses, ou plus exactement devant mon absence de réponses, essayait de relancer la mécanique en me posant d’autres questions, en vain. Il a conclu que, décidément, l’oral ne rattrapait pas l’écrit, où, m’a-t-il précisé, j’avais frisé la note éliminatoire. J’ai quand même été reçu, qui plus est dans un rang honorable, septième sur quatorze. Ce résultat inattendu m’a fait m’interroger sur le niveau des autres candidats, plus précisément sur leur niveau de culture générale. En effet, si l’épreuve de maths était la plus importante, avec un coefficient d’environ un tiers, elle n’écrasait pas pour autant les autres, et celles-ci ne demandaient, pour y obtenir des notes honorables, qu’un peu de culture générale et la capacité d’écrire un français correct. Cette observation est à rapprocher de celle que m’a faite ma fille vingt-cinq ans plus tard lorsqu’elle a passé le concours d’entrée en première division. Ce concours lui avait plu car il se distinguait des autres sur deux points : l’importance donnée aux épreuves valorisant la culture générale et des épreuves de maths qui privilégiaient l’initiative plutôt que l’application des recettes apprises en classe préparatoire – en bref, ce n’était pas des maths pour bourrins.
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