Jeunesse
p. 3-27
Texte intégral
1Je suis issu d’une famille ouvrière. Mon père était tourneur sur métaux, il travaillait à l’arsenal de Roanne, usine d’armement qui construisait des engins blindés, et ma mère, comme beaucoup d’épouses à cette époque, était femme au foyer. Politiquement engagé, mon père militait au Parti communiste (PC) et à la Confédération générale du travail (CGT). Nous étions trois enfants, trois garçons : Jean était mon aîné de huit ans et Hubert mon cadet de deux ans. Cette famille a été détruite par la tuberculose qui nous a tous frappés à la fin de la Seconde Guerre mondiale et a tué trois d’entre nous. Ma mère nous a quittés la première, en 1944, emportée en quelques mois par ce que l’on appelait encore une phtisie galopante, Hubert l’a suivie l’année suivante, méningite tuberculeuse, et mon père est mort en 1947, après quelques années de sanatorium. Jean, sérieusement atteint, a passé onze ans de sa vie, entre seize et vingt-sept ans, à aller de sanatoriums en postcures, réitérant plusieurs fois le passage de l’un à l’autre au fil de rechutes qui se répétaient. Quant à moi, je m’en suis tiré à bon compte : atteint d’un simple voile au poumon, j’ai seulement passé trois ans en préventorium, entre 1945 et 1948, soit entre six et huit ans.
2Mes premiers souvenirs cohérents datent de cette période. De ce qui a précédé, de la vie en famille et de la période qui a suivi la mort de ma mère et précédé mon entrée au préventorium, durant laquelle j’ai été ballotté en divers lieux, dans des familles d’accueil ou chez mes oncles et tantes de Saint-Étienne, je n’ai que des souvenirs épars. Je revois le pavillon que nous habitions à Mably, dans la banlieue de Roanne, une cité où l’arsenal logeait ses ouvriers. C’était une maison étroite, identique à toutes celles qui s’alignaient dans la rue, à la manière des corons, dotée d’un jardin en profondeur au-delà duquel on gagnait la campagne. J’ai des images de mes frères, de la fille des voisins qui avait à peu près mon âge, de mon père occupé à étaler des champignons sur une toile au soleil pour les faire sécher ou coupant le tabac dont il cultivait quelques pieds au fond du jardin, ou encore démontant une arme sur la table de la cuisine : il était engagé dans la Résistance… Mais de ma mère, rien. Je n’ai d’elle aucun souvenir, pas la moindre image. J’ai lu récemment sous la plume d’un éminent psychiatre, je crois que c’est Boris Cyrulnik, que lui aussi, confronté au même âge à l’anéantissement de sa famille lorsque ses parents ont été déportés, avait perdu le souvenir de ce qu’avait été sa vie avant cet événement.
3Et puis, à la fin de l’année 1945 ou au début de 1946, la tuberculose s’étant aussi déclarée chez moi, on m’a envoyé au préventorium de Chavaniac-Lafayette. Mauvaise période et mauvais souvenirs. En ce temps, la tuberculose se soignait par le grand air, le repos et une nourriture abondante. La pénicilline venait d’être découverte, mais elle s’était révélée inoffensive contre le bacille de Koch. L’antibiotique efficace, la streptomycine, ne serait découvert qu’au début des années cinquante. À Chavaniac, commune de la Haute-Loire et lieu de naissance de notre célèbre révolutionnaire, on avait le grand air, la nourriture devait être abondante mais sans doute de médiocre qualité car j’avais souvent du mal à vider mon assiette. Le repos se concrétisait deux fois par jour, en fin de matinée et l’après-midi, par la « cure », sorte de sieste durant laquelle il fallait rester allongé sur son lit, les bras le long du corps, dans l’immobilité et le silence ; on avait quand même le droit de dormir. La Faculté n’avait sans doute pas précisé que ces médications devaient être administrées avec douceur, car elles nous l’étaient avec une vigueur sans faille. Les pions, les surveillants, les moniteurs – je ne sais trop comment les qualifier, on les appelait tous « chef » – nous encourageaient très scrupuleusement à faire tout ce qu’il fallait pour guérir bien vite avec force taloches distribuées généreusement d’une main qui ne se retenait pas, pendant la cure pour s’être gratté le nez ou pendant les repas pour avoir manqué d’enthousiasme devant une assiette d’orge perlé. Là aussi mes souvenirs sont lacunaires. Durant ce séjour à Chavaniac, j’ai aussi dû aller à l’école puisque, une fois sorti de cet aimable établissement, on a pu constater que je savais lire – pas très bien sans doute, mais je savais. Et pourtant, je n’en garde aucun souvenir.
4À l’hiver 1948, mon voile au poumon s’étant stabilisé, j’ai quitté Chavaniac pour Saint-Étienne où vivaient mes grands-parents maternels et leurs deux enfants survivants, mon oncle Pierre et ma tante Maria. Ma grand-mère m’apprit que mon père était mort depuis quelques mois ; elle ne me l’avait pas dit plus tôt car il n’y avait pas d’urgence à ce que je l’apprenne. Elle avait été nommée ma tutrice et celle de Jean.
5Mes grands-parents vivaient dans un logement minuscule constitué d’une seule pièce longue et étroite, sombre car éclairée par une seule fenêtre à l’une de ses extrémités. Mon grand-père avait été gazé en 14‑18 et ses poumons en étaient restés durablement affectés, le mettant dans l’incapacité de continuer à exercer son métier d’agriculteur. C’est pourquoi, au lendemain de la guerre, mes grands-parents avaient quitté leur ferme de Saint-Martin-de-Fugères, quelque part dans le massif du Mézenc en Haute-Loire, pour venir s’installer à Saint-Étienne, où ma grand-mère avait ouvert une épicerie qu’elle avait tenue jusqu’à l’âge de la retraite. C’était elle le chef de famille. Mon grand-père était un petit homme fluet au visage orné d’une moustache de poilu, immobile et silencieux. Je n’ai pas souvenir de l’avoir vu autrement qu’assis sur sa chaise près de la fenêtre ni de l’avoir entendu dire autre chose que bonjour lorsque j’arrivais chez lui et au revoir lorsque je m’en allais. Il est mort quelques mois plus tard.
6Mes grands-parents ne pouvaient pas m’accueillir chez eux. Maria, qui tenait avec son mari une boucherie chevaline, et Pierre, tourneur sur métaux à la Manufacture nationale d’armes, ne le pouvaient pas non plus, ou ne le souhaitaient pas. Comme mon père l’avait fait de son vivant, Pierre militait au Parti communiste et à la CGT, ce qui lui valait quelques difficultés avec l’État-employeur en ce temps de violente opposition du Parti. Il avait participé aux grèves insurrectionnelles qui ont marqué l’histoire de Saint-Étienne en 1947. Il avait reçu, lors d’affrontements musclés avec les CRS1, un coup de matraque qui l’avait laissé handicapé. Pour autant que j’aie compris de quoi il s’agissait, il s’était formé dans sa boîte crânienne un important caillot de sang qui ne se résorbait pas. Il en résultait de violents maux de tête et, par moments, de brèves absences qui laissaient mon oncle désorienté.
7On m’a donc mis en pension chez des paysans, les Bostvironnois, à Églisolles, village du Puy-de-Dôme sur le versant auvergnat des monts du Forez, alors canton de Viverols, arrondissement d’Ambert, 930 mètres d’altitude au pied de l’église. J’allais y vivre de façon permanente pendant deux ans et demi ; puis, après mon retour à Saint-Étienne, je viendrais, jusqu’à mes seize ans, y passer tous les congés scolaires, à Noël, à Pâques et aux grandes vacances.
8Les Bostvironnois, c’étaient la Philomène, une vieille femme dans la soixantaine, veuve, et son fils Gustave, célibataire, âgé je crois de trente-quatre ans au moment où je suis arrivé chez eux. Ils exploitaient une ferme à cinq vaches, tout à fait représentative des exploitations agricoles de ce coin d’Auvergne à la fin des années quarante. On y vivait en semi-autarcie. On consommait l’essentiel de ce que produisait l’exploitation, du pain, beaucoup de pain, de seigle, car le froment venait mal sur ces terres d’altitude ; des pommes de terre, du chou, les légumes et les fruits du jardin selon la saison ; le cochon que l’on tuait chaque hiver, un gros cochon bien gras qui donnait beaucoup de lard – du lard présent au menu du déjeuner tous les jours sauf le vendredi, qui rancissait au fil des mois jusqu’à devenir presque immangeable quand approchait le moment du sacrifice du cochon suivant – ; du lait et du fromage ; des œufs, pas trop… ; et aux grandes occasions, un poulet ou un lapin… Les revenus monétaires de la ferme étaient faibles : les cinq veaux que donnaient les vaches chaque année, en hiver des coupes de bois vendues à la scierie installée à la sortie du village, des fromages et du beurre, mais en modeste quantité car la production de lait des vaches était faible – c’étaient avant tout des animaux de trait qui, en dehors des périodes où elles nourrissaient leurs veaux, ne fournissaient que quelques litres de lait par jour –, et puis quelques travaux annexes. Philomène faisait de la dentelle au carreau ; Églisolles était dans l’aire de production de la dentelle du Puy, alors fort réputée et aujourd’hui presque disparue. Gustave était facteur auxiliaire. Il remplaçait le titulaire pendant ses congés et le secondait par temps d’enneigement, lorsque la tournée ne pouvait être assurée par un seul homme. Gustave chaussait alors ses skis, fabriqués à la ferme, et faisait la tournée dans les hameaux de montagne. En saison hivernale, il était aussi marchand de poisson itinérant. Il commandait chaque semaine, je ne sais où, une caisse de harengs sur glace qui arrivait à la gare d’Usson-en-Forez, à quinze kilomètres d’Églisolles ; là, elle était prise charge par l’autocar de M. Favérial, qui la déposait devant la porte de la ferme le jeudi après-midi. Le vendredi matin, Gustave l’attachait sur le porte-bagages de son vélo et partait pour une tournée de ferme en ferme qui lui prenait la journée. À son retour, nous mangions les invendus et les poissons abîmés par le transport, s’il en restait. C’était une heureuse rupture avec le lard quotidien. Philomène n’aimait pas ça – c’était du manque à gagner – et elle engueulait son fils, sauf si les poissons étaient abîmés, donc invendables. Je soupçonnais Gustave d’écraser de temps en temps, volontairement, quelques harengs.
9Et puis, il y avait les pensionnaires. Nous étions quatre. Il y avait Andrée, la Dédée, une enfant abandonnée que l’Assistance publique avait placée là. C’était une gamine de douze ou treize ans, courte et trapue, noiraude et le cheveu fortement frisé, pas vraiment séduisante et fort délurée. Les deux autres pensionnaires étaient une gamine de six ans – j’ai oublié son nom – et son petit frère Bébert, quatre ans. Ils étaient les enfants d’une ancienne pensionnaire de Philomène, elle aussi enfant de l’Assistance publique. Les Bostvironnois parlaient d’elle avec des mines mystérieuses, surtout Philomène car Gustave était plutôt taiseux. En me remémorant leurs propos, j’ai compris quelques années plus tard qu’elle avait fait sa vie en devenant prostituée à Avignon. Et j’ai aussi appris, plus tard encore, que Dédée, devenue majeure et libérée de la tutelle de Philomène, avait suivi la même voie. Cette constance dans les carrières de ses anciennes pensionnaires en dit long sur l’éducation dispensée par cette bonne Philomène, pourtant fort confite en dévotion.
10Les ressources supplémentaires qu’apportaient les pensionnaires n’étaient sans doute pas miraculeuses. J’ignore ce que payaient l’Assistance publique et la mère des deux petits. Pour ce qui me concerne, j’ai retrouvé une note manuscrite de ma grand-mère indiquant qu’elle payait 3 544 francs par mois pour ma pension au début de 1949, soit l’équivalent d’une centaine d’euros 2013 selon la table de conversion de l’Insee.
11J’ai découvert l’école après les vacances de Pâques. Il y avait deux classes. La question s’est posée de savoir si l’on devait me mettre avec les petits ou avec les grands compte tenu de mon parcours scolaire jusque-là erratique et mal connu. Je suis allé chez les petits pour la fin de l’année scolaire et, à la rentrée suivante, je suis passé chez les grands. J’ai aimé cette école. Je m’y suis fait des copains, les deux fils du boulanger notamment ; la maîtresse, chez les petits, et le maître, chez les grands, étaient sympathiques et, je crois, bons pédagogues. J’étais bon élève, le meilleur.
12Bien que Philomène manifestât à ses pensionnaires à peu près autant de tendresse qu’à ses poules et ses cochons – elle ne nous adressait la parole qu’à des fins utilitaires, pour nous dire de nous lever, d’aller nous coucher, d’aller chercher de l’eau à la source ou le pain à la boulangerie –, je garde de cette époque un assez bon souvenir. En dehors de l’école et des menues tâches que l’on me confiait, j’étais très libre, personne ne se souciait de ce que je faisais. Après l’embrigadement du préventorium, c’était un progrès bienvenu.
13Je retournais à Saint-Étienne deux ou trois fois par an pour des contrôles médicaux : j’étais un ancien tubard et je devais rester sous surveillance. À l’été 1950, le contrôle a révélé que j’étais probablement mal nourri, peut-être sous-alimenté, je ne saurais dire. Tout cela se discutait entre adultes et on ne me demandait pas ce que j’en pensais. Pourtant, je ne me souviens pas d’avoir eu faim, je ne manquais ni de soupe, ni de pain, ni de patates. Mais le pain était souvent rassis – comme cela, on en mangeait moins. Philomène mettait sous clé les tablettes de chocolat et les kilos de sucre auxquels nous donnait droit, en ces temps de rationnement, notre statut de J2, et sucrait notre café d’orge grillé du petit-déjeuner avec de la saccharine. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle faisait de ces sucreries dont nous avons quand même quelques fois apprécié le goût, lorsque Dédée piquait la clé de l’armoire où Philomène les enfermait et razziait une tablette de chocolat dont elle nous faisait généreusement profiter.
14Le conseil de famille a alors décidé de me retirer d’Églisolles, et mon oncle Pierre m’a accueilli chez lui. Pierre, je l’ai déjà dit, était tourneur à la Manufacture nationale d’armes. Son épouse, Marguerite, travaillait à domicile. Elle « faisait des bois », ce qui, en parler stéphanois, veut dire qu’elle ponçait et vernissait au tampon des crosses de fusil de chasse pour le compte d’artisans armuriers, alors très nombreux à Saint-Étienne. Ils habitaient, rue du Musée, dans un immeuble construit à flanc de colline, un appartement de deux pièces, chambre et cuisine, sans eau courante. Les toilettes étaient dans la cour. Pour l’eau, il fallait descendre trois étages pour atteindre la rue, puis descendre la rue sur une cinquantaine de mètres pour atteindre la fontaine. On m’a installé un lit dans la cuisine et une écritoire sur la commode, dans la chambre, pour que je puisse faire mes devoirs.
15J’ai fait ma dernière année de primaire à l’école de Tardy, dans un quartier qui avait pas mal des caractéristiques de ce que l’on appelle aujourd’hui « les quartiers ». J’étais toujours bon élève, toujours le premier et toujours bien vu de l’instituteur. Dans la cour de récréation, c’était moins facile. Il y avait là des petits caïds qui s’employaient à faire régner la terreur. J’ai dû apprendre à faire le coup de poing. Les petits paysans d’Églisolles étaient d’un commerce plus agréable.
16Mon père, avant de mourir, avait souhaité que je fasse des études si j’en manifestais la capacité. À la fin de l’année scolaire, j’ai passé et brillamment réussi l’examen d’entrée en sixième. À l’école de Tardy, où il y avait quatre classes de CM2, soit au moins cent élèves, nous étions deux qui allions bientôt franchir les portes du lycée. J’avais douze ans et demi, donc une bonne année de retard, presque deux. J’entrais en sixième A, la meilleure, avec latin et allemand, en raison de mes bons résultats à l’examen.
17Je suis rentré au lycée comme externe. Je vivais toujours chez mon oncle Pierre, mais Marguerite était une femme instable. Elle m’avait accueilli avec enthousiasme, chouchouté et abondamment nourri ; elle disait volontiers que, au cours des premiers mois que j’ai passé chez elle, j’avais pris un nombre considérable de kilos. Après tout, ce devait être vrai que Philomène affamait quelque peu ses pensionnaires. Puis nos relations se sont gâtées, sans que je puisse expliquer pourquoi. Je l’exaspérais, elle ne supportait plus ma présence, m’engueulait à tout propos, était à l’évidence fort tentée de me taper dessus. Mais là, Pierre veillait au grain. Si elle s’était laissée aller, il aurait tapé lui aussi, sur elle. À la fin de l’année scolaire, on a décidé de me mettre à l’internat à la rentrée suivante. C’était d’ailleurs une solution économiquement avantageuse : ma qualité d’orphelin me donnait droit à une bourse et donc à la gratuité de l’internat, pris en charge par la ville de Saint-Étienne. J’allais être nourri et logé gratuitement, sauf lorsque l’internat était fermé, pendant les vacances d’été et celles de Noël et Pâques.
18Très vite, après mon entrée au lycée, le bon élève que j’avais été dans le primaire s’est transformé en cancre et s’est installé durablement dans cette situation. Soyons clairs, je ne faisais rien, sauf lire tout ce qui me tombait sous la main, les ouvrages de la bibliothèque de l’internat, les livres que j’empruntais aux uns et aux autres, les manuels scolaires. Peut-être ai-je un peu travaillé au début, je ne m’en souviens guère. En tout cas, j’ai fait illusion pendant quelques années dans les matières – français, maths, histoire et géographie – dans lesquelles les acquis antérieurs, une assez bonne capacité de raisonnement, une maîtrise raisonnable du français et une culture générale sans doute supérieure à celle de la moyenne de mes camarades de classe, acquise grâce à ma passion pour la lecture, pouvaient pallier en partie l’absence de travail. Mais les résultats ont été très rapidement catastrophiques en latin et en allemand, matières dans lesquelles l’absence de travail était rédhibitoire. Et puis, au fil des années, tout s’est dégradé dans toutes les matières, sauf en français. À l’issue de la troisième, j’ai été recalé au BEPC ; je suis quand même passé en seconde avec l’indulgence du conseil de classe, mais en section M’, celle des médiocres. J’ai redoublé la seconde ; à l’issue de la première, j’ai échoué à la première partie du bac et ma bourse a été supprimée. Plus de gratuité de l’internat, je devais m’en aller et gagner ma vie. J’avais dix-neuf ans.
19Je ne me suis pourtant pas résigné à entrer pour de bon dans la vie active. J’ai trouvé un emploi de pion d’internat dans un cours complémentaire, à Bourg-Argental, à une vingtaine de kilomètres de Saint-Étienne, et je me suis inscrit au Centre national d’enseignement par correspondance pour tenter à nouveau ma chance au bac. Là, je me suis enfin mis au travail, mais les conditions étaient difficiles. La spécialité de l’internat de Bourg-Argental était l’accueil d’élèves difficiles, venus de tout le département, qui s’étaient fait exclure d’autres établissements, parfois de plusieurs. Pires que moi ! Il y avait, en troisième, des élèves qui avaient presque mon âge et étaient fort agressifs. Bref, je n’ai pu rattraper le retard accumulé et j’ai échoué à nouveau au bac ; à l’oral, cette fois, j’étais incapable d’aligner trois mots en allemand… J’avais vingt ans, l’âge de l’appel sous les drapeaux ; j’ai fait ma valise et je suis parti pour la caserne.
20Sur les raisons qui ont fait de moi ce cancre obstiné, je m’interroge encore aujourd’hui. Il y a sans doute une certaine paresse naturelle qui fait que j’ai toujours eu, et aujourd’hui encore, les plus grandes difficultés à m’investir sur des sujets peu intéressants, ou qui du moins ne m’intéressent pas, sans un objectif précis. Or, apprendre le latin, par exemple, me paraissait sans intérêt et l’objectif m’en échappait. Et puis, au départ, j’ai sans doute mal supporté le passage d’une école primaire très populaire au milieu petit-bourgeois du lycée. Je n’étais certes pas le seul élève d’origine modeste dans ma classe de sixième, mais j’étais le plus modeste d’entre eux, le fauché parmi les fauchés. J’étais mal habillé, j’avais récupéré les vêtements de mon grand-père décédé, en particulier un pantalon de gros coutil gris, comme en portaient les paysans et les ouvriers du bâtiment de l’époque, qui était la risée de mes camarades. Comme j’affichais des convictions communistes, tradition familiale oblige, cela m’avait valu le surnom de « Popof le terrassier ». J’étais grand et costaud, bien entraîné par mon passage à l’école de Tardy, et j’ai fini par me faire respecter à coups de poing. Mais je me suis installé dans une posture d’opposition, renforcée par le comportement de certains professeurs peu indulgents pour les défauts de langage du parler populaire stéphanois qui, au départ, se retrouvaient dans mon expression écrite. Je garde, en particulier, un souvenir cuisant de ma première rédaction à l’entrée en sixième qui, classiquement, avait pour thème le récit de nos vacances. J’avais passé l’été à Églisolles à garder les vaches. D’une part, je considérais que ce n’était pas vraiment des vacances et, d’autre part, j’avais un peu honte de l’avouer. J’avais donc fait le récit de la sortie de fin d’année à l’école de Tardy, un voyage au mont Gerbier-de-Jonc, à la source de la Loire. Le professeur m’avait ridiculisé devant toute la classe, me faisant remarquer que je ne savais apparemment pas ce que voulait dire le mot vacances et citant quelques idiotismes purement stéphanois qui ornaient mon texte.
21J’étais installé dans une attitude d’opposition aux adultes, dont j’avais pris l’habitude de me méfier dès mon séjour à Chavaniac, ce qui me conduisait à ne jamais leur confier quoi que ce soit, me contentant de les écouter le regard vide sans jamais manifester ni approbation ni réprobation. Mon séjour chez les Bostvironnois n’avait pas arrangé les choses.
22Avec ma grand-mère, qui m’avait manifesté de la tendresse, mes relations avaient été trop brèves. Elle avait, en effet, été victime d’un accident vasculaire cérébral vers la fin de mon séjour à Églisolles. Elle en était restée paralysée et on l’avait placée dans un établissement pour personnes âgées à Saint-Rambert-sur-Loire. Je ne l’avais alors plus rencontrée qu’à l’occasion de quelques visites du dimanche. Ces visites me glaçaient ; ma pauvre grand-mère passait ses journées au lit – il n’y avait pas de fauteuils roulants à Saint-Rambert –, dans un dortoir sinistre en compagnie d’une cinquantaine d’autres vieilles dames dans des situations peu ou prou identiques à la sienne. Elle devait mourir deux ans plus tard, alors que j’étais en cinquième.
23Avec mes oncles et tantes, les relations avaient d’abord été correctes. Pierre était un homme bon et, même s’il la manifestait peu, son affection pour moi était réelle. De Marguerite, j’ai tout dit. Lorsque j’ai quitté son domicile pour rentrer à l’internat, elle m’a dit qu’il était inutile de revenir, elle ne voulait plus me voir. Je l’ai prise au mot, si bien qu’à la Toussaint, Pierre est venu au lycée s’inquiéter de ce que je devenais. Avec ma tante Maria et son mari Auguste, les relations ont d’abord été bonnes. Ils m’invitaient assez fréquemment à déjeuner le dimanche, m’emmenaient ensuite au cinéma ou au stade Geoffroy-Guichard lorsque les verts y jouaient. Et puis, les invitations se sont espacées jusqu’à disparaître complètement, au rythme de la montée en puissance de mes mauvais résultats scolaires. Je crois qu’à partir de la classe de quatrième, je n’ai plus jamais passé une nuit ni pris un repas chez Pierre ou Maria. Le dimanche matin, de temps en temps, lorsque j’avais une autorisation de sortie, je passais voir Maria et Auguste à leur banc de boucherie ; j’en repartais avec un saucisson – de cheval, bien sûr –, puis j’allais saluer Pierre et Marguerite avant de rentrer déjeuner au lycée. À leurs yeux, j’étais un bon à rien, un incapable et un ingrat qui n’avait aucune reconnaissance pour les sacrifices – je ne voyais pas bien lesquels – qu’ils faisaient pour moi. Ce concert d’imprécations rejoignait le jugement des autorités du lycée, qui jugeaient inconvenant qu’un orphelin boursier n’ait pas une conduite exemplaire.
24Le seul qui me manifestait de l’attention et de la considération était mon frère Jean. À la mort de notre grand-mère, il venait d’atteindre sa majorité – vingt et un ans à cette époque – et c’est lui qui est devenu mon tuteur. Tâche d’autant plus difficile pour un jeune homme malade, qui vivait lui-même en pension, sanatorium ou post-cure, que le pupille posait quelques problèmes. Il se faisait du souci, se désespérait de me voir persister dans mon rôle de cancre, me le reprochait bien sûr, mais sur un ton de modération, faisant appel en vain à la raison et sans les épithètes malsonnantes dont me qualifiaient les oncles et tantes. Intérieurement, je m’étonnais d’ailleurs qu’il ne m’engueulât pas plus vigoureusement. Et puis, fait nouveau par rapport à ce que j’avais connu jusque-là, il s’intéressait à mon point de vue, me consultait sur les petites décisions me concernant, le choix de mes vêtements par exemple. J’ai enfin été débarrassé des fringues hideuses dont m’affublait Marguerite. Je lui en garde une éternelle reconnaissance. Mais nous nous voyions trop rarement, quelques jours par an, pour que se manifeste l’influence positive qu’il aurait pu avoir si nous avions été plus proches.
25En dehors des vacances d’été, de Noël et de Pâques, mon cadre de vie habituel était l’internat du lycée. Il ne fermait pas pendant les week-ends, qui d’ailleurs se réduisaient au dimanche, puisque nous avions des cours le samedi. La plupart des internes rentraient chez eux, mais une part non négligeable restait au lycée. C’est parmi ceux-là que se trouvaient mes meilleurs copains, notamment Paul Jamond, le seul avec lequel j’ai gardé le contact jusqu’à aujourd’hui. Pour les ponts, à la Toussaint, au Premier-Mai… nous n’étions plus que cinq : outre moi, les frères Larbi, deux Algériens, et les frères Lam Tan, deux Vietnamiens, que leurs parents avaient envoyés faire leurs études en France. Pourquoi à Saint-Étienne ? Mystère. Aux grandes vacances, à Noël et à Pâques, les Larbi retournaient en Algérie et les Lam Tan rejoignaient, dans une famille d’accueil, leurs trois frères aînés, eux aussi passés par le lycée Claude-Fauriel et désormais engagés dans des études supérieures. Moi, j’allais à Églisolles, je partais après le dernier cours et je revenais la veille de la rentrée. Les choses allaient se passer ainsi jusqu’à l’année de mes seize ans.
26À Églisolles, j’allais désormais chez les Bachelard. C’était une famille aisée, selon les critères du lieu à cette époque, qui cumulait l’exploitation d’une ferme à six vaches, d’un commerce de marchand de vin et d’un café. Les parents, Antoine et Marie, étaient quinquagénaires. Ils avaient trois fils : Eugène, Pierre et Philippe, respectivement âgés d’environ trente, vingt-cinq et dix-sept ans au moment où je suis venu chez eux pour la première fois. Les deux aînés étaient mariés, mais n’avaient pas encore d’enfants. Antoine avait été, peu de temps auparavant, victime d’un accident vasculaire cérébral qui l’avait laissé partiellement paralysé des jambes. Il marchait difficilement, avec une canne, et n’était plus en mesure d’assurer les travaux lourds de la ferme ni du commerce de vin. Il avait confié l’exploitation de ce dernier à Eugène, et il exploitait la ferme avec le benjamin, Philippe, comme principale force de travail ; Marie s’occupait du bistrot. Pierre et son épouse travaillaient tous deux en usine à Saint-Étienne.
27L’exploitation du bistrot était loin de constituer une activité à plein-temps et les revenus devaient en être modestes. La salle de café était une pièce d’environ 40 mètres carrés, attenante à la cuisine de la famille, avec tables et chaises et un buffet où étaient rangés les verres, de la vaisselle et une douzaine de bouteilles d’apéritifs anisés, de vins cuits et d’alcools. Bien que toujours ouverte à la clientèle, elle ne servait réellement qu’aux grandes occasions, pour des mariages et à Noël, à Pâques et au 15 août. C’était les trois occasions où les hommes communiaient. Ils sortaient de la messe affamés et le café Bachelard leur proposait, pour se restaurer, des assiettes de tripes et de charcuterie largement arrosées de vin rouge. Au 15 août, date de la fête du village, les festivités se prolongeaient l’après-midi par l’organisation d’un bal, animé par un accordéoniste, qui durait jusque tard dans la soirée. On dansait la valse, le paso-doble et la bourrée. Pierre, qui avait un bel organe, poussait la chansonnette quand il était là : « Les martyrs d’Oradour », « Le Petit Cordonnier », « Qu’il fait bon chez vous Maître Pierre… » et autres succès en vogue. Au quotidien, les clients, peu nombreux, consommaient la plupart du temps à la table de la cuisine – essentiellement du vin rouge, ou du blanc le matin pour les plus raffinés. À l’occasion, on servait aussi à de très rares touristes des repas à base d’omelettes, de cochonnailles, de poêlées de patates, de fromages de la ferme et de salades du jardin.
28Eugène n’a pas longtemps exploité le commerce de vin. Il aimait trop son produit, en abusait et conduisait l’affaire à la faillite. Ses parents y ont mis bon ordre. Ils lui ont remis sa part d’héritage, de quoi acheter une ferme dans un village voisin, et ont confié l’affaire à Pierre et son épouse, qui ont quitté leurs emplois de Saint-Étienne et sont venus s’installer à Églisolles. Le commerce du vin dans ce temps et dans ce lieu était assez différent de ce qu’il est aujourd’hui dans nos villes. Pierre louait plusieurs fois par an les services d’un camionneur ; ils chargeaient ensemble sur le camion une dizaine de demi-muids – des fûts d’environ 500 litres – et partaient les remplir dans une coopérative viticole du Languedoc. Ils en ramenaient deux qualités de vin : le 10,5° et le 11,5°, et peut-être une fois sur deux un demi-muid de vin blanc. L’essentiel de la commercialisation se faisait en tonneaux. Pierre passait dans les fermes avec sa camionnette, récupérait les tonneaux vides, les ramenait à sa cave pour les laver et les remplir, puis les rapportait à leurs propriétaires. Il fallait de la vertu pour exercer ce métier sans sombrer dans l’alcoolisme. Je me souviens d’avoir accompagné Pierre dans l’une de ses tournées pendant les vacances de Noël, par un froid polaire. Partout où nous sommes passés, on nous a proposé la goutte pour nous réchauffer et il a fallu beaucoup de fermeté pour ne pas dire oui à chaque fois ; sans compter que ce n’était pas une attitude très commerciale : refuser un coup à boire pouvait passer pour impoli.
29Depuis mon séjour chez les Bostvironnois, j’avais grandi, j’avais douze ans. Je pouvais donc aider aux travaux de la ferme, et d’abord garder les vaches qui était l’activité dévolue aux enfants et aux vieillards. Les propriétés étaient très morcelées et les parcelles n’étaient pas closes ; ce coin d’Auvergne ignorait l’existence des piquets et des barbelés. Garder les vaches consistait à les emmener paître deux fois par jour, matin et après-midi, sur l’une des parcelles herbagères du propriétaire à une distance qui pouvait varier de quelques centaines de mètres à plusieurs kilomètres. Et là, il fallait bien sûr veiller à ce que les vaches n’aillent pas brouter l’herbe des voisins. J’avais pour assistant un vieux chien nommé Mouton ; il avait le poil frisé, il était édenté, mais il connaissait suffisamment son métier pour se faire respecter des vaches malgré le peu d’efficacité de ses morsures. Garder les vaches est une activité paisible et reposante qui incline à la méditation. C’est là que j’ai acquis le goût de la lecture, encouragé par Marie Bachelard et grâce à La Montagne, le quotidien régional auquel les Bachelard étaient abonnés. Ce journal avait deux caractéristiques. La première, courante à l’époque, était de publier des romans en feuilletons. Marie les découpait soigneusement, jour après jour, et, lorsque le roman était fini, en assemblait les feuillets avec du fil à coudre. Elle s’était ainsi constitué une bibliothèque de plusieurs dizaines d’ouvrages qu’elle me prêtait volontiers. L’autre caractéristique, plus singulière, de La Montagne était la publication, chaque semaine, d’une chronique d’Alexandre Vialatte, écrivain notoirement méconnu, selon sa propre expression, qui mériterait un meilleur sort. Je me suis régalé de ces chroniques qui traitaient de tout et de rien avec légèreté, finesse et un humour confinant au burlesque dans un style plein d’élégance. Vialatte m’a donné le goût de la belle écriture.
30Au fil des ans, mon rôle prenait de l’importance. Je secondais Philippe dans toutes les grosses tâches de l’été : la fenaison, les moissons et les premiers labours. Les journées de travail pouvaient commencer à 5 heures – le petit matin est le meilleur moment pour faucher l’herbe, qui a ainsi toute la journée pour bien sécher – et se terminer à 22 heures par le déchargement d’un char de foin dans le fenil. Je gagnais en force et en compétence. La dernière année que j’ai passée chez les Bachelard, Philippe n’était plus là ; il avait vingt ans et avait été appelé sous les drapeaux. Pour les travaux d’été, Pierre s’est mis en congé partiel de son commerce – on a dû souffrir de la soif dans quelques fermes –, mais c’est quand même moi qui ai assuré le gros des tâches. Si j’avais persévéré, j’aurais pu faire un paysan très honorable.
31Je garde un bon souvenir des Bachelard. Ils se fichaient pas mal de mes résultats scolaires. J’étais pour eux, à mon niveau, un aide fiable, plein de bonne volonté et efficace. Ils m’en étaient reconnaissants et me le manifestaient. À Églisolles, je n’étais ni un bon à rien, ni un feignant, ni un ingrat, substantifs dont me qualifiaient généreusement mes tantes, mais un bon apprenti paysan. Cela me faisait le plus grand bien.
32J’ai été un peu honteux de les abandonner l’année suivante, d’autant que l’on était entré dans la guerre d’Algérie et que le service militaire de Philippe risquait de se prolonger au-delà de la limite initialement prévue. Mais j’avais découvert les Francs et Franches Camarades, les « Francas », qui venaient d’être implantés à Saint-Étienne par un jeune instituteur venu du Midi. Il avait, dès la rentrée scolaire, recruté une vingtaine de jeunes de seize à dix-huit ans dans les lycées et les écoles d’enseignement professionnel. Il nous réunissait le jeudi et le dimanche pour nous enseigner les rudiments de l’animation et de l’encadrement d’enfants dans les patronages, les centres aérés et les colonies de vacances. Dès le deuxième trimestre scolaire, il avait proposé nos services aux patronages laïques qui accueillaient les enfants le jeudi, mais pour un simple gardiennage, sans leur proposer d’activités. La proposition des Francas était bienvenue et nous avons immédiatement été embauchés. J’ai été affecté au patronage du quartier du Soleil, où s’était installée, dans les années précédant la guerre, une forte communauté polonaise venue travailler dans les mines de charbon. Elle était encore mal intégrée ; les Polonais étaient mal vus et leurs enfants aussi, ce qui les rendaient agressifs et rebelles. Au fond, je retrouvais un comportement qui m’était familier. Les débuts ont été un peu difficiles. Les gamins, habitués à voir les adultes chargés de les surveiller n’intervenir que pour les engueuler lorsqu’ils bravaient un interdit, se demandaient ce que venaient faire là ces jeunes, même pas adultes, qui prétendaient se mêler de leurs affaires et organiser leurs jeux et leurs activités. Et puis les choses se sont améliorées, les jeux et activités proposées ne manquaient pas d’intérêt, les gamins ont fini par se laisser séduire.
33Les effectifs des Francas ont rapidement augmenté, à Pâques nous étions une quarantaine ; les premières recrues, enthousiastes, amenaient leurs copains. Il faut dire que notre chef était un animateur épatant. Il donnait aux séances de formation, désormais limitées au dimanche puisque le jeudi nous encadrions les patronages, un ton et un entrain qui en faisaient des occasions de fête autant que d’apprentissage. Aux vacances de Pâques, il a incité les plus anciens à suivre un stage de formation de moniteur de colonie de vacances. Tous les frais étaient pris en charge par la Fédération des œuvres laïques. Je m’y suis précipité et, aux grandes vacances suivantes, j’ai été moniteur à plein-temps, dans une colonie de vacances, puis dans un centre aéré de Saint-Étienne. J’avais trouvé une activité plus épanouissante que le travail de la terre, beaucoup moins rude et plus lucrative. J’allais désormais y consacrer tous mes loisirs jusqu’à mon départ pour le service militaire.
34Et puis, aux Francas, il y avait des filles, cruellement absentes du lycée de garçons ; plein de filles, autant que de garçons, et naturellement toutes ravissantes, ou presque, aux yeux du néophyte que j’étais. J’ai découvert avec elles, comme tous mes copains, un autre champ d’activité tout aussi passionnant.
35Je dois aux Francas d’être entré, au sortir de l’adolescence, dans une jeunesse assez épanouissante. J’avais trouvé une activité valorisante, intéressante et utile : permettre à des enfants dont les parents n’avaient pas les moyens de leur offrir des vacances de passer malgré tout un été pas trop triste. Je contribuais à une œuvre utile et, comme j’étais fort assidu, j’avais pris des responsabilités. Dès la deuxième année, j’encadrais l’ensemble des moniteurs du centre aéré en été et, pendant l’année scolaire, ceux du patronage. J’avais intégré un groupe de jeunes gens et de jeunes filles de mon âge partageant les mêmes objectifs et qui, dans les loisirs malgré tout assez importants que nous laissait notre activité « professionnelle », se lançaient avec enthousiasme dans la découverte de l’autre sexe. Bref, la belle vie. Je me souviens d’avoir parlé de tout cela, quelques années plus tard, avec un jeune administrateur de l’Insee lui aussi originaire de la région stéphanoise. Il m’enviait : il avait fait Polytechnique, et avant cela il avait préparé Polytechnique, ce qui veut dire qu’il avait travaillé – entendez : « fait des maths » –, travaillé et encore travaillé. Il avait l’impression que sa jeunesse lui avait été volée.
36En novembre 1959, j’ai donc fait mon baluchon et je suis parti pour la caserne, à Montluçon, au centre de recrutement et de formation du service du Matériel, pour y faire mes classes. Cette affectation me convenait. Je pensais que les Algériens avaient droit à l’indépendance et je n’avais aucune envie d’aller faire le coup de feu contre les fellagas ; aussi, rejoindre un service non combattant me paraissait-il un moindre mal. J’ai été affecté à la compagnie des candidats au peloton d’officiers sans que l’on m’ait demandé mon avis. Il y avait une forte proportion de sursitaires qui avaient fait des études supérieures. J’ignore ce qui m’a valu l’honneur, à moi le sans-diplôme, d’être sélectionné avec eux. Nous avions droit à quatre mois de classes, au lieu de deux pour le tout-venant, c’est-à-dire quatre mois à apprendre les rudiments du métier de soldat, marcher au pas, présenter les armes, distinguer un capitaine d’un maréchal des logis, qu’on ne salue pas de la même façon, savoir pour quels gradés il faut dire : « Garde-à-vous », pour lesquels : « Fixe » et pour lequel – il n’y en avait qu’un, c’était le colonel – : « À vos rangs, fixe », alors que l’objectif est, quoi que l’on dise, d’avertir les camarades qu’ils doivent, toutes affaires cessantes, se figer sur place, bien droits, les talons serrés, les bras le long du corps, le petit doigt sur la couture du pantalon, le menton levé et le regard fixé sur l’horizon même si l’on se trouve face à un mur ; identifier les armes, les démonter, les remonter, apprendre à tirer, à lancer une grenade et même à se servir d’une baïonnette (fictivement, Dieu merci !) ; faire le parcours du combattant, faire le tour de la cour de la caserne en marchant en rangs par quatre, au pas cadencé, en s’arrêtant périodiquement pour jouer à « À mon commandement, gaaaarde-à-vous ! Présenteeez-armes ! Reposeeez armes ! Ça va pas, ça manque de nerf ! On recommence, gaaarde… » ; et puis marcher et marcher encore dans la campagne, avec le fusil, les munitions, le casque lourd sur la tête et le paquetage sur le dos, à pas lents pendant toute la journée, ou avec seulement le fusil et le casque léger, mais à pas rapide, moins de 2 heures pour faire 15 kilomètres… et quand tout cela était fini, recommencer. On en venait à apprécier les jours de vaccination où nous avions droit au repos.
37À l’issue de cet entraînement, nous avons passé un examen, plus exactement un concours, destiné à sélectionner les 10 à 20 % d’entre nous qui suivraient la formation d’élève-officier. Je n’ai pas été retenu et, comme tous les collés, j’ai été envoyé à Metz pour suivre le peloton de brigadiers, nom que l’on donne aux caporaux dans le service du Matériel et dans quelques autres armes. À nouveau quatre mois de formation, je commençais à en avoir assez. D’autant que l’atmosphère était détestable, à l’intérieur comme à l’extérieur de la caserne. Il y avait à Metz, à cette époque, 20 000 à 30 000 troufions, c’est du moins le chiffre qui circulait. À l’évidence les Messins en étaient excédés et ne cherchaient pas à le cacher ; lorsqu’on sortait en ville, on était mal reçu à peu près partout. À l’intérieur de la caserne, ce n’était pas mieux. À Montluçon, les relations avec les sous-officiers et les brigadiers du contingent qui assuraient l’essentiel de notre instruction avaient été cordiales. Certes, ils faisaient leur boulot en nous imposant ces exercices stupides appelant des réactions réflexes dont l’armée pense – et je crains, hélas, qu’elle ait raison – qu’ils sont nécessaires pour former des soldats disciplinés et efficaces. Mais une fois l’exercice terminé, on retrouvait des jeunes gens comme nous, embarqués bon gré mal gré, avec seulement quelques mois d’avance, dans la même aventure. À Metz, la tonalité était tout autre. Les brigadiers et les sergents avaient à cœur de nous maintenir en permanence sous pression. Ils y étaient fortement encouragés par un capitaine et un adjudant-chef qui semblaient avoir pris leurs modèles dans ces films américains sur les marines qui s’emploient à démontrer que l’humiliation permanente des nouvelles recrues est la condition nécessaire à la formation d’une troupe unie.
38À la fin du stage à Metz, on passait un nouvel examen pour sélectionner ceux qui auraient le bonheur de suivre le peloton de sous-officiers, encore quatre mois de formation, à Clermont-Ferrand cette fois. J’en avais plus que soupé des formations militaires, y ajouter encore quatre mois était au-dessus de mes forces ; je me suis arrangé pour avoir des résultats assez médiocres pour m’éviter la sélection. Je n’ai pourtant pas échappé à la formation car, avec mon galon de brigadier, je suis retourné à Montluçon, mais de l’autre côté de la barrière, comme instructeur cette fois. Cela ne m’enchantait guère d’aller faire suer les bleus. Je me suis employé à le faire avec le plus de modération possible. Et six mois plus tard, en janvier 1961, je suis parti pour l’Algérie.
39J’étais affecté à Bône (aujourd’hui Annaba), à la 661e CGPA (compagnie de gestion de parc automobile). Cette unité, rattachée à l’établissement régional du Matériel (ERM), avait pour mission de pourvoir en véhicules toutes les unités du Constantinois. À cette fin, elle récupérait au port de Bône les véhicules envoyés de métropole et ceux qui étaient remis en état par l’ERM, et les stockait sur de vastes parkings en attendant leur remise aux unités auxquelles ils étaient destinés. La compagnie gérait ainsi un parc de véhicules dont l’effectif variait entre 2 000 et 3 000, au fil des réceptions et des livraisons. L’essentiel de l’effectif de la compagnie était constitué de chauffeurs et de mécaniciens, plus quelques gratte-papier dont je faisais partie. J’étais chargé de gérer les livraisons et de tenir l’état du stock, tâches sans grandes difficultés qui me valaient des contacts nombreux avec les « clients » et l’occasion fréquente d’aller prendre l’apéritif avec eux au bistrot d’en face. Les plus pittoresques étaient sans conteste les légionnaires du 11e REI (régiment étranger d’infanterie). J’avais en particulier copiné avec un Ukrainien barbu qui, si j’ai bien compris ses explications quelque peu embrouillées, avait servi dans l’armée allemande pendant la guerre. Fait prisonnier par des troupes françaises en 1945 ou 1946, il avait préféré la légion à un retour au pays. Il avait le grade de sergent-chef, jusqu’au jour où je l’ai vu arriver avec un galon de deuxième classe. Il avait trop bu, il avait fait des conneries, ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait et – petit ricanement – peut-être pas la dernière.
40Nos journées étaient occupées par la gestion du parc automobile et nos nuits par la garde du même, car il fallait garder ces véhicules stockés sur des aires mal protégées. Nous étions de garde trois nuits par semaine, c’était parfaitement assommant. La vie d’ailleurs était d’un ennui profond. Nous ne sortions guère du casernement car les relations avec la population européenne étaient très tendues, dans cette période où le gouvernement préparait l’indépendance, et les relations avec la population musulmane évidemment impossibles. On jouait aux cartes, au tarot ; j’ai fait un nombre incalculable de parties de tarot et, curieusement, une fois revenu à la vie civile, j’en ai oublié les règles. Bon nombre de mes camarades se sont mis à boire : quelques bières dans la matinée – en canettes de 65 centilitres –, deux ou trois pastis avant de déjeuner, bières à nouveau dans l’après-midi et pastis à nouveau, sans frein, en fin de journée. Nous avions un foyer du soldat dont les prix étaient un encouragement à l’alcoolisme.
41Nous avons quand même connu trois jours un peu excitants en avril 1961, au moment du « putsch des généraux ». Celui-ci a eu lieu, si j’en crois les historiens, dans la nuit du 21 au 22 avril ; pour ma part, j’ai oublié les dates exactes depuis longtemps. À Bône, nous avons dû l’apprendre dans la soirée du 22 ou la journée du 23, par la radio car notre hiérarchie était parfaitement silencieuse, et le soir du même jour le général de Gaulle prononçait sur les ondes son fameux discours, qui appelait, notamment, les soldats du contingent à désobéir aux officiers rebelles. Nous nous sommes réunis à quelques-uns pour déterminer quelle attitude adopter, nous avons pris contact avec des amis de quelques unités clientes pour savoir comment de leur côté ils envisageaient les choses. Les plus radicaux étaient ceux d’un régiment de chasseurs alpins parachutistes : ils avaient embastillé le colonel et tous les officiers de carrière qu’ils soupçonnaient très fortement de vouloir rejoindre les putschistes. Nous ne nourrissions pas d’aussi lourds soupçons vis-à-vis de notre hiérarchie et nous avons décidé de lui demander quelles étaient ses intentions. Après avoir organisé une AG impromptue de la compagnie, nous sommes allés, à cinq ou six en délégation, voir notre capitaine pour lui poser la question. Il nous a répondu que lui-même, comme le colonel commandant l’ERM, attendait les ordres du général Ailleret, commandant du Constantinois, et qu’il y obéirait quels qu’ils soient ; pour l’instant, le général ne s’était pas manifesté. Réponse à demi satisfaisante. Nous avons alors décidé d’interrompre la livraison des véhicules afin qu’ils ne tombent pas aux mains d’unités rebelles. Lorsque les ordres du général arriveraient, nous aviserions selon leur nature. On était au soir du 24. Le 25 au matin, je me suis installé à mon guichet et j’ai attendu les clients. Un seul s’est présenté, dans la matinée, mes bons amis de la légion. Je leur ai expliqué la situation et leur ai dit mon regret de ne pas pouvoir leur remettre la demi-douzaine de camions qu’ils venaient chercher bien qu’ils eussent un bon de réquisition revêtu de tous les tampons et signatures nécessaires. Ils ont eu l’air surpris, se sont éloignés, se sont concertés, ont un peu tripoté leurs armes – ça, je l’ai peut-être imaginé ! – et sont revenus me dire : « Tant pis, ce sera pour une prochaine fois. » Ce jour-là, on n’est pas allés boire l’apéro au bistrot d’en face…
42Le soir même, le général Ailleret annonçait sa fidélité au gouvernement de la République et demandait aux chefs de corps d’en informer leurs troupes. Fin de la récréation et retour de l’ennuyeuse et pesante routine. Un changement quand même me concernant : on m’avait laissé entendre, avant cet événement, que j’allais très prochainement être nommé brigadier-chef. Nouvelle sympathique, car au-delà de la durée légale du service militaire, qui était de 18 mois, j’allais toucher une solde de 250 francs par mois au lieu des 50 francs de la solde de brigadier. Dès lors, il n’en a plus été question.
43Dans le même temps, je commençais à m’inquiéter de ce que je ferais une fois libéré, dans moins d’un an. J’en parlais avec Jean dans nos correspondances. Il était entré à l’Insee depuis deux ans et il me disait que c’était une administration en plein développement où je n’aurais aucune difficulté à me faire embaucher ; certes dans un emploi et pour un salaire modeste, mais une fois dans la place, je pourrais préparer les concours de contrôleur et d’attaché. En ces temps heureux, l’Insee n’exigeait aucun diplôme de ses futurs cadres, il leur demandait seulement de passer les concours et de les réussir. Pour le concours d’attaché, le niveau de maths était celui du bac math élém, soit l’équivalent du bac S aujourd’hui. Il fallait que je me mette à niveau, dans la mesure du possible. J’ai acheté les cours de maths de maths élém et je me suis, difficilement, mis au travail. Mes camarades de chambrée, impressionnés, m’ont aussitôt surnommé Pythagore. Pour les autres épreuves, dissertation, analyse de texte, géographie économique. Jean pensait que mes qualités de rédaction me permettraient d’obtenir des notes honorables.
44Et le temps a coulé ainsi jusqu’au 15 février 1962. J’ai embarqué pour la métropole ; en permission libérable, je ne serais définitivement libéré de mes obligations militaires qu’un mois plus tard. J’ai fait escale quelques jours à Saint-Étienne, le temps de saluer la famille et quelques amis, puis j’ai rejoint Paris. J’avais un emploi de vacataire à l’Insee, Jean s’en était occupé.
Notes de bas de page
1 CRS : Compagnies républicaines de sécurité [N.D.E.].
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