Préface
p. IX-XVIII
Texte intégral
1Dans ce bel ouvrage appelé à faire date, Florence Descamps s’attaque, non sans succès, au difficile problème de la mémoire et de son exploitation par l’historien. Hors du croisement du temps et de l’espace, pas de mémoire. Mais également pas de connaissance, ni de culture. Pas d’histoire non plus, dès lors que l’historien porte son attention sur la restitution d’un événement qu’il estampille du label du passé ; sans plus, d’ailleurs, car il importe davantage à son propos de saisir l’altérité d’une situation que sa temporalité. Une fiction à trame historique ne sait guère nous troubler, puisque son intrigue a plus d’importance que l’ancienneté de ses épisodes. Un anachronisme y est perçu plus comme une absurdité que comme une contrevérité. Il n’en va pas de même de la mémoire, puisque l’auteur du récit est le protagoniste de son propre discours. « Je l’ai vu ! J’y étais ! J’y ai participé ! » garantissent l’intérêt initial du témoignage. Mais en même temps, comment être l’observateur - plus ou moins engagé - d’une scène et la rapporter sans la déformer ? Là est tout le problème soulevé par l’histoire orale.
2Un problème qui est connu depuis longtemps et que Kant, notamment, a déjà pointé du doigt dans sa Critique de la faculté de juger, car un témoin a toujours tendance à soumettre sa représentation du passé à son goût ou à ses idées personnelles1. D’où l’idée ingénieuse et proprement innovante proposée, dès 1976, par Guy Thuillier2, de remplacer le concept d’histoire orale, utilisé aux États-Unis depuis sa mise au point à partir des universités de Chicago et de Columbia, par celui d’archives orales, pour atténuer cette perversion et se donner les moyens d’objectiver le passé. Idée reprise, mise en œuvre et théorisée par Dominique Schnapper3, à partir du Comité d’histoire de la Sécurité sociale, et magistralement développée ici par Florence Descamps. Le principe en est de ne pas recueillir des témoignages à chaud, dans le feu de l’action, au soir de l’événement, mais de se donner la distance que procure le recul. Un témoignage oral, en effet, n’est pas de l’histoire immédiate, mais simplement un « document » qui demande à être exploité, évalué et critiqué au même titre qu’un écrit. D’autre part, un souvenir n’est jamais identique au fait original qu’il est censé restituer. Il revient par le réveil de certains détails insistants, nécessairement accentués. En tout cas, on ne saurait faire abstraction qu’entre deux événements séparés par un laps de temps, toutes sortes de conjonctures sont venues s’interposer, qui font que l’on n’est pas le même lorsqu’on se souvient et lorsqu’on perçoit pour la première fois, quand bien même le temps n’aurait produit aucune altération sur l’objet même de la reconnaissance. Le danger, effectivement, est de confondre la forme élaborée d’un événement et sa manifestation primitive. Par ailleurs, on se souvient en sachant qu’on se souvient : autant dire qu’on se souvient selon un niveau de conscience nécessairement différent de celui de la simple perception.
3De sorte qu’on ne peut guère se fier qu’à un seul témoignage et que le principe même des archives orales repose sur la collecte de multiples dépositions, d’innombrables « documents », selon une démarche volontaire, sérielle, planificatrice et conservatrice, destinée à constituer de véritables « archives orales » à valeur patrimoniale, au même titre que les archives traditionnelles. Il s’agit, en somme « d’exploiter une certaine mémoire collective et d’accumuler les documents pour les historiens futurs sans idée d’exploitation immédiate (…), en créant ou inventant des archives là où, par la nature des choses, l’on ne dispose de rien ou presque rien ». De sorte que, pour Guy Thuillier, il faut privilégier, lors de la constitution d’archives orales, « le vécu, les gestes, les mentalités, les attitudes mentales, les doctrines, les pratiques, les techniques, l’expérience professionnelle, les métiers, la vie quotidienne, l’invisible quotidien »…
4N’insistons pas, Florence Descamps explique tout cela mieux que nous ne saurions le faire dans cet ouvrage pionnier, véritable monument romain, dont la durée de vie devrait être à l’image de ces ponts ou de ces aqueducs qui défient le temps. On ne saurait trop insister sur le courage dont elle a fait preuve en se lançant, dès 1987, dans l’aventure des archives orales, en tant que secrétaire scientifique du Comité d’histoire économique et financière de la France. Mais le résultat parle de lui-même, puisqu’elle a su constituer une nouvelle source pour l’histoire économique et financière : 2 700 heures d’enregistrement, auxquelles il convient d’ajouter la formation de nombreux disciples qui continuent à œuvrer. Du courage, certes, oui, car il lui a fallu faire front aux pressions de trop nombreuses personnalités frileuses et conformistes, qui refusaient la constitution de telles archives et méprisaient la source orale. Celles-ci ont été particulièrement résistantes parmi certains historiens, qui, le plus souvent, par doctrine, nient le rôle des individus (c’est-à-dire le principe même des archives orales et des récits de vie). Elle a eu finalement raison contre eux, qui avaient peur de cette innovation.
5Cette aventure a été émaillée d’une multitude de péripéties administratives, car les archives orales ont été liées étroitement, dès le départ, à la constitution des comités d’histoire (celui de la Sécurité sociale pour Dominique Schnapper, celui des Finances pour Florence Descamps), qui ont suscité de fortes réticences dans les milieux universitaires. Il a donc fallu, d’abord et surtout, se batailler, obtenir des crédits, avoir l’accord des institutions - il faut d’ailleurs saluer l’Inspection des Finances, qui a donné très vite son accord et son ferme soutien aux archives orales. Il a fallu, ensuite, mettre au point les bonnes méthodes, c’est-à-dire compléter et adapter celles du Comité pour l’histoire de la Sécurité sociale (le récit de vie, notamment, est l’une des initiatives de Florence Descamps), recruter des intervieweurs et intervieweuses de bon niveau, trouver les crédits pour les rémunérer, donner une certaine qualité aux entretiens… Tout cela a nécessité, de 1988 à 1994, beaucoup d’énergie, de ténacité, une volonté ferme, la capacité de fixer des règles et de s’y tenir, un sens certain de la diplomatie.
6Incontestablement, en dépit d’une dette qu’elle a toujours revendiquée à l’égard de Dominique Schnapper, Florence Descamps a été « au départ de quelque chose ». Elle a inventé une méthode. Elle « s’est jetée à travers champs » avec passion, comme l’aurait dit Claude Bernard. Et l’on sent cette ferveur et cette expérience courir à travers tout l’ouvrage, dont c’est la trame. Elle a montré aussi beaucoup de générosité, au sens fort du terme, presque au sens cartésien, car elle s’est battue pour les archives orales. Elle a pris des risques, au nom de certains principes, dont elle ne s’est jamais écartée.
7L’historien, l’archiviste et le magnétophone montre en Florence Descamps des talents de philosophe de l’histoire. Elle est ainsi très attentive à la fonction critique de l’historien. Elle montre le caractère proprement subversif des archives orales, qui tendent à produire une histoire probabiliste et qui coupent avec toute prétention de vérité et toute visée déterministe : « L’histoire n’est qu’une science du probable », affirme-t-elle avec une grande conviction, mais aussi avec beaucoup de bon sens et de raison. Elle explique encore dans ses conclusions, que « la constitution d’archives orales demeure une des meilleures portes d’entrée qui soient pour éveiller les témoins à une conscience historique » et que « l’entretien biographique patrimonial est aussi pour le témoin l’occasion d’accéder à une conscience historique, de réaliser la place qu’il a occupée dans l’histoire et la contribution qu’il a pu apporter à cette histoire, si modeste et si obscur soit-il ». La voilà donc également en disciple de Nietzsche, pour qui l’homme digne de ce nom vit de se constituer une mémoire et non pas de reproduire toujours la même chose, comme le font des historiens qui ne sont pour lui que des perroquets, mais au contraire d’agir de telle façon qu’on aura besoin demain de se la rappeler pour vivre, au sens où le philosophe appelle « vie » l’acte créateur des conditions de la mémoire des hommes à venir4.
8Florence Descamps fait montre également des talents de savoir-faire historique. Dans la deuxième partie de son ouvrage, elle accrédite l’idée d’ingénierie dans le domaine des archives orales, comme avec le Club des comités d’histoire, qu’elle a mis sur pied et qui rassemble l’ensemble des comités qui ont été créés depuis vingt-cinq ans. Indéniablement, l’idée est porteuse d’avenir, car l’histoire universitaire correspond encore trop souvent au modèle des années 1880, aujourd’hui largement périmé, comme il faut avoir le courage de le reconnaître.
9Elle fait preuve, encore, de belles aptitudes d’historienne. Ainsi, dans sa partie consacrée à l’histoire des archives orales, elle montre les frottements, les erreurs, les illusions, les vaines querelles doctrinales qui sont nées à propos de « l’histoire » orale. Comme toutes les modes, celle-ci a fini par passer et Dominique Schnapper a eu raison de s’opposer à un concept un peu court, voire « dangereux », qui ne travaillait pas sur la notion de mémoire durable, persistante, mais plutôt sur une mémoire sublimée, avec une tendance marquée à confondre l’histoire et la mythologie (et qui a prêté à quelques abus d’exploitation journalistique). L’historien radote, aurait alors pu dire Nietzsche, comme l’animal rumine. Sans doute aurait-il eu raison, car l’essence de l’histoire n’est pas la simple connaissance du passé, sans cesse ressassée. Ou, si l’on préfère, l’historien ne peut s’en tenir à une mémoire « animale », simplement mécanique, voire à la seule coutume méthodologique. Il ne peut occulter le caractère « historial » de toute investigation historique, pour prendre cette fois une terminologie heideggérienne.
10Florence Descamps dévoile, enfin, une vraie capacité créatrice. Car les archives orales sont, sans doute, une des « révolutions » de l’histoire à la fin du xxe siècle. Elles sont importantes non seulement pour aujourd’hui, mais peut-être plus encore pour demain. Elles seront consultables dans cent ans, c’est-à-dire que l’historien de 2100 pourra beaucoup savoir de la jeunesse de X inspecteurs des finances de 1935-1940, par exemple… Imagine-t-on ce qu’on pourrait tirer de pareille mine pour les années 1835-1840 ! C’est un saut fantastique dans la connaissance. Le pari, naturellement, est que l’on saura bien utiliser cet outil, c’est-à-dire sauvegarder beaucoup de cette mémoire et intelligemment, et l’exploiter habilement. Mais pourquoi faudrait-il en douter et ne pas avoir confiance ?
11Ainsi, ce livre permet de voir l’ensemble et le détail. Il touche à la philosophie de l’histoire - du temps de l’histoire, de la durée, mais aussi de la pédagogie des archives orales. L’auteur guide par la main l’historien apprenti, lui apprend à exploiter cette nouvelle source (on pourrait d’ailleurs rêver d’un livre analogue qui apprenne à utiliser la source filmée). Florence Descamps a de beaux talents pédagogiques.
Des objectifs
12Fruit de trois années de séminaires, ce livre conduit à poser de vraies questions et, surtout, à formuler certaines propositions et suggérer quelques programmes d’articles. C’est ainsi, notamment, que Florence Descamps fixe un certain nombre d’objectifs aux archives orales.
13L’enseignement. Pour faire l’histoire du xxe siècle, il faut se rendre à l’évidence, on devra de plus en plus utiliser les archives orales. Il sera même impossible de faire cette histoire sans faire appel à cette nouvelle science auxiliaire. De sorte qu’elle demande — c’est une nécessité — que les archives orales soient introduites dans l’enseignement supérieur, ainsi que dans les épreuves des concours, à titre d’exercice critique. Elle rappelle, aussi, que dans les thèses qui utilisent les sources orales, il faut signaler (ce qu’on ne fait que très rarement) les méthodes employées, faute de quoi le travail risque d’être suspect. Cet enseignement devait être tout à la fois théorique et pratique (une formation à la collecte). Le seul séminaire annuel existant en France est, actuellement, celui que Florence Descamps dispense à la Section des Sciences historiques et philologiques de l’École pratique des Hautes Études. Celui-ci n’a pas été introduit sans mal dans ce temple de l’écrit et nous avons dû fermement batailler, avec l’aide de Guy Thuillier et de Jean Tulard, pour convaincre des collègues fort réticents. L’École des chartes, pas plus que les Archives de France ne pourront longtemps se contenter de quelques heures éparses, pour la première, ou de quelques séminaires ponctuels, pour les secondes. Il faudrait même que l’Université s’y mette, tant à Paris qu’en province.
14Le matériel pédagogique. Ce n’est pas un objectif que se fixe explicitement Florence Descamps mais que nous nous permettons de lui suggérer après la lecture de son gros volume. Il faut qu’elle nous donne un « Que sais-je ? », pour initier et accréditer l’idée des archives orales auprès d’un public plus large. Il faudrait également qu’elle nous offre, à l’usage des étudiants, un petit manuel pour aider à leur formation et, pourquoi pas, un film d’instruction d’une petite heure pour guider la formation des futurs intervieweurs et intervieweuses.
15Les structures. Il est impératif que les Archives de France aient un véritable département des archives orales5 (et les archives départementales, une section archives orales). Il faut sortir du système trop rétréci actuel. C’est dire qu’il ne faut pas se contenter de tenir un « fichier », mais assurer de réelles formations d’agents des directions départementales, débloquer les crédits nécessaires et mettre en place une politique ambitieuse de sauvegarde de la mémoire orale6.
16Si la Direction des Archives de France ne se lance pas, résolument et avec ambition, dans une telle politique et ne s’occupe pas plus systématiquement de la collecte, il y a grands risques que d’autres organismes s’en chargent. Heureusement, d’ailleurs, que les comités d’histoire n’ont pas attendu l’initiative de cette Direction pour se lancer dans l’aventure. Ils ont pris une avance considérable sur cette dernière, qui s’en montre assez jalouse. Mais ce n’est évidemment pas suffisant : il faut qu’une certaine coordination soit également et réellement assurée par la Direction des Archives de France, avec les moyens qui sont les siens et ses antennes de province. Effectivement, comme à l’échelon national, au niveau régional ou local, la collecte des archives orales suppose des méthodes rigoureuses, une discipline, des questionnaires précis, des programmes de collecte, un centre de gestion et une certaine concertation entre eux7.
17Il est donc très impératif que la Direction des Archives de France mette immédiatement en place, pour ses futures recrues, une véritable formation à l’École des chartes et à l’École du patrimoine (ce qui n’est actuellement pas le cas). Il faut également, qu’à l’échelon régional, elle organise (avec financement local) des plans de collecte d’archives orales, car il faut bien reconnaître que l’administration centrale n’a pas encore pris la mesure du phénomène et que les résistances - notamment parmi les archivistes, formés à l’écrit - demeurent très fortes.
18L’expérimentation et l’innovation. Les archives orales sont une entreprise neuve, en train de se chercher. Elles sont un terrain d’expérimentation et d’innovations. Et Florence Descamps en suggère beaucoup. En outre, les archives orales peuvent servir à bien d’autres disciplines que l’histoire administrative, qui intéresse en premier lieu notre auteur.
19C’est ainsi qu’il faudrait constituer des archives orales d’histoire de l’art (archives d’artistes), d’histoire littéraire (hommes de lettres ou de théâtre), etc. Mais il serait également nécessaire d’aller plus loin dans la collecte des archives administratives, car les témoignages des acteurs administratifs n’intéressent pas seulement l’histoire administrative, mais aussi la science administrative (en croissance) et la psychologie administrative8.
20Il y a, dans cette source nouvelle, un aspect multidisciplinaire. D’où l’idée d’un Institut des archives orales, chargé des études, des investissements intellectuels, des expérimentations (par exemple, pour saisir la mutation de la mémoire, la constitution d’archives « en cours de carrière », à 35, 40 ou 45 ans, ou au sortir d’un poste), de la mise au point des méthodes et de mission de conseil et d’assistance. Comme, malheureusement, les Archives de France n’ont pas voulu créer le Centre des Hautes études des archives, cet Institut des archives orales pourrait être rattaché au Premier ministre, en raison de sa vocation interministérielle ou à l’École pratique des Hautes Études, si sa nouvelle Section des Sciences politiques, juridiques et administratives voit le jour, comme on peut l’espérer.
21Une politique de communication. Il faut mettre sur pied une politique de communication active, pour accréditer cette nouvelle technique et la faire admettre par les « acteurs » interviewés. Cette politique ne doit pas être menée uniquement auprès des médias, mais aussi auprès des élus locaux, qui sont toujours à la recherche de « projets » culturels, et des institutions qui ont besoin de scruter leur mémoire.
22On voit d’ailleurs bien les possibilités d’extension qui s’offrent aux archives orales, sur des budgets financés non par l’État, mais par les collectivités locales ou les « corporations » : archives orales religieuses (Florence Descamps donne des indications intéressantes, ainsi de la mort prévisible des congrégations religieuses ou d’instituts religieux) ; archives orales d’associations (l’enfance handicapée, par exemple) ; archives orales médicales (pour saisir le saut médical 1940-1980 ou l’ancien régime médical, avant l’utilisation massive des antibiotiques et la chimie psychiatrique), archives hospitalières et médicamenteuses ; archives orales scientifiques ; archives orales « nucléaires » ; archives orales des musées (Pompidou, Orsay…), des bibliothèques, des Estampes ; archives orales des historiens eux-mêmes… L’outil est excellent et il ne faut pas hésiter à l’utiliser largement, pourvu que les « cibles » soient bien sélectionnées.
23Les « petits », les « humbles ». Avec raison, Florence Descamps fait des suggestions importantes pour orienter la collecte également vers les « petits », ceux qui n’ont pas le talent d’écrire, les « oubliés » de l’écrit, les « exclus » de l’histoire, pour constituer des archives de la souffrance, de la pauvreté, des malheurs. C’est une voie importante, car ce sont des histoires à naître. La voie a, d’ailleurs, été ouverte par le fondateur d’ATD-Quart Monde, le Père Joseph Wresinski, qui dès 1957, date de fondation de son mouvement, a demandé à ses collaborateurs d’établir un relevé quotidien de leurs entretiens dans les cités d’urgence. Il a voulu, de la sorte, aider à la réinsertion des indigents et des marginaux de notre société, et souligner l’intérêt de leur histoire personnelle dans notre destin collectif. Il laisse aux historiens une source de première grandeur pour l’histoire de la misère, soit plus de 5 000 récits de vie, une collection tout à fait unique. Pourquoi ne pas tenter une telle expérience au niveau d’une petite ville ou d’un canton, ne serait-ce que pour tester les limites de l’outil ?
24La recherche épistémologique. On le voit par les suggestions de Florence Descamps (notamment dans ses conclusions), il y a une recherche épistémologique à faire sur les archives orales : quelles sont les conséquences qu’elles peuvent avoir sur les conceptions de l’histoire ? Sur l’officium de l’historien ? Sur son métier ? Que doit-il montrer ? N’en déplaise à Nietzsche et à ses Considérations inactuelles, l’historien n’est pas qu’un simple perroquet (même si cela peut se trouver). Car les perroquets ne parlent pas et lorsque Bergson constate que « percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir9 », il suppose que cette opération mentale n’est possible que si l’on réussit à l’énoncer. C’est aussi l’une des facettes du travail de l’historien. Celui-ci ne se contente pas toujours de ruminer le passé. Il arrive que son bonheur puisse consister à réfléchir. Il se trouve parfois qu’il ne se complaise pas dans la coutume et dans les habitudes.
25En tout cas, on saisit bien que les archives orales obligent à saisir le rôle des individus, de « l’acteur » du système (ou du petit, ou du marginal, ou du sans grade) et le rôle du créateur (le politique, celui qui décide, mais aussi l’homme de lettres ou l’artiste, si l’on se lance dans ce genre d’archives orales). Tout autant, on comprend que les archives orales éloignent d’une conception déterministe de l’histoire (due à un certain scientisme, en vogue dans les années 1880-1900). Il faut se faire une raison, on ne peut tout expliquer, tout percevoir, tout pénétrer. Il n’y a pas de lois absolues, de causes certaines. L’historien est conduit à un peu de modestie, il ne travaille jamais que sur du probable, du douteux, même si une telle conception probabiliste de l’histoire peut choquer certains.
26Les archives orales permettent de découvrir ce dont on n’a pas entendu parler, ce qui ne laisse pas de traces écrites, les intrigues, les états d’âme, les hésitations, les doutes, les ruses, les bons sentiments (que n’apprendrait-on pas si l’on faisait des archives sérieuses de religieuses ou de diaconesses !).
27Or tout cet apport des archives orales doit être précisé, rendu sensible, mis en ordre. Les archives orales sont choses subversives. Il faut donc les « organiser ». Elles obligent l’historien à réfléchir sur son métier, son « faire ». En somme, elles l’obligent à innover : c’est une chasse. Florence Descamps parle, quant à elle, de leur polyphonie. C’est l’un de leurs atouts majeurs.
Un corps de doctrine
28En lisant Florence Descamps, on voit bien ce qu’il faut faire. On doit agir, c’est une nécessité, sur la demande, chercher à la susciter, à la programmer, là où elle n’existe pas encore. On ne doit pas même hésiter à jouer sur la nécessité de sauvegarder la mémoire, qui est une part de notre héritage patrimonial. Dans ce dessein, il est indispensable d’opérer une mutation des esprits, trop dressés à la source écrite (l’ancien président de la Section des Sciences historiques et philologiques de l’École pratique des Hautes Études sait trop bien de quoi il parle !). Que donneraient, par exemple pour l’histoire de la justice, des archives orales de juge, notamment au sujet du délibéré ou du poids de la hiérarchie ? Il n’est pas nécessaire d’insister…
29Il faut intervenir, également, sur l’offre. C’est dire qu’il faut former, organiser, mettre au point des méthodes, imaginer des programmes d’extension aux nouveaux secteurs de recherche, dont Florence Descamps dresse un large panorama. Mais ceci suppose - nous l’avons déjà souligné, mais on n’insistera jamais assez - qu’on ait des formations suffisantes, des budgets fiables, des évaluations périodiques et que l’on diversifie le produit, qu’on l’adapte aux nouvelles demandes, notamment en province.
30On ne sait trop ce que seront demain les archives orales, en 2010-2015 ou a fortiori en 2050-208010. Florence Descamps a fabriqué un corps de doctrine, - ce qui, en histoire, est chose rare - une « théorie générale », qui doit permettre les rebonds, les extensions de demain. Mais il n’est guère aisé de définir les lignes d’expansion possibles.
31Il faudra sans doute, par exemple, des banques de données, permettant l’exploitation du stock de mémoire et ouvrant la possibilité à tous les croisements possibles. On peut penser, également, que la méthode définie par Florence Descamps puisse être adaptée dans des pays où n’existe pas une telle conception patrimoniale et institutionnelle des archives orales. Il y a, d’ailleurs, à une époque où les frontières nationales se dissolvent, un aspect européen dans cette conception de la mémoire orale, de sorte qu’il faut se poser la question de savoir quelles sont les liaisons que l’on peut faire avec d’autres pays.
32Enfin, cette « somme » devrait conduire à une réflexion critique sur les limites exactes de la source écrite, qui pour l’histoire du xxe siècle tend à devenir résiduelle, et à une révision de ses méthodes d’interprétation et d’utilisation. Mais bien peu sont les historiens qui sont prêts à remettre en cause la sacralité de l’écrit. Alors, un peu d’indulgence, car ce ne peut être là qu’un propos d’analphabète !
Notes de bas de page
1 Kant, Critique de la faculté de juger, § 14.
2 Guy Thuillier, « Pour la création d'archives orales », Gazette des Archives, 1976, p. 28-32. En fait, cet article reproduit une note que Guy Thuillier avait adressée, dès 1974, à Pierre Laroque en guise de note-programme pour le Comité d'histoire de la Sécurité sociale.
3 Dominique Aron-Schnapper, « D’Hérodote au magnétophone. Sources orales et archives orales », Annales ESC, 1, janv.-fév. 1980, p. 183-199 ; « Questions impertinentes aux historiens oraux », Commentaire, n° 6, 1983 ; Histoire orale et archives orales ? Rapport d’activité sur la constitution d’archives orales pour l’histoire de la Sécurité sociale, Association pour l’histoire de la Sécurité sociale, Paris, 1980.
4 Nietzsche, Considérations inactuelles, II, § 1.
5 Ce n’est pas à dire, bien sûr, que rien n’ait été fait. Des collectes d’archives orales ont déjà été organisées - notamment pour les souvenirs des hommes politiques, à l’initiative de Chantal de Tourtier-Bonazzi - et une série a été ouverte - série A V - pour conserver les témoignages oraux collectés ou entrés par dons. Le Service historique des armées s’y est également mis, tout comme la Direction des Archives diplomatiques. Mais on est encore très loin du compte.
6 Voir Guy Thuillier, « Archives et mémoire de la nation. Pour une politique des archives orales », dans Revue administrative, novembre 1988, p. 563-567. Voir également du même auteur, Pour une histoire de la bureaucratie en France, Paris, 1999, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, les chapitres : « La création des archives orales » et « La collecte des récits autobiographiques ».
7 Voir Guy Thuillier et Jean Tulard, Histoire locale et régionale, Paris, 1992, Presses Universitaires de France, Coll. « Que sais-je ? », Ch. VII. « Les archives orales », p. 51-58.
8 Voir Nicolas Grandguillaume, « Archives orales et psychologie administrative », dans Revue administrative, n° 315, mai-juin 2000, p. 273-275.
9 Bergson, Matière et mémoire, p. 68.
10 Guy Thuillier, L’histoire en 2050, « Les archives orales en 2050 », Paris, 2000, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
Auteur
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