Regard rétrospectif sur une possible « culture comptable »
p. 429-434
Texte intégral
1Ces deux journées, très riches scientifiquement, ont été l’occasion de dépasser l’approche institutionnelle du cadre comptable pour aborder des questions liées à la formalisation des techniques d’écriture comptable ou d’élaboration des comptes eux-mêmes. Stéphane Lamassé a évoqué une culture mathématique née du maniement de chiffres. Au-delà de cette culture mathématique, les données inscrites et classées constituent un « dire » qui relève d’une approche de l’information financière sous-tendue par une autre culture : une culture comptable. C’est bien cette culture du compte et du nombre qui est évoquée par Daniel Russo citant Crosby. Dès lors, il convient d’interroger la réalité de cette culture comptable. Comment se manifeste-t-elle ? Où se manifeste-t-elle ? Quelles formes prend-elle ? Jusqu’où s’étend-elle ? Comment est-elle perçue et reçue ?
2Ces différentes questions, posées à l’aune de connaissances sur le sujet qui portent sur les deux derniers siècles de l’évolution du système financier, représentent des invitations plus que des pistes scientifiquement valides dans la mesure où le Moyen Âge constitue une terra incognita pour l’auteur de ces lignes. En effet, ce que le juriste connaît des travaux sur la comptabilité publique au Moyen Âge concerne principalement son organisation politico-administrative et les questions centrales que sont la séparation des ordonnateurs et des comptables ou la responsabilité personnelle et pécuniaire de ces derniers. Ces différentes questions, nées d’une écoute forcément orientée par des connaissances très contemporaines, adressées aux intervenants de ce colloque, peuvent être organisées autour de deux thématiques. La première vise à établir les caractéristiques d’un système comptable alors que la seconde tente de circonscrire le champ d’application de ce même système.
I. Les caractéristiques d’un « système comptable »
A. Qui façonne la norme comptable ?
3Si la norme juridique émane évidemment de l’autorité, quelle que soit la forme de sa légitimité, on peut poser la question de l’auteur « réel » de la norme comptable. Qui prépare la norme comptable soumise à la sanction du pouvoir ? Les ordonnances royales organisant les procédures de paiement ne sauraient être analysées uniquement en termes formels. Le souverain peut être convaincu de leur nécessité et adhérer pleinement à l’objectif poursuivi, mais la technicité de la matière renvoie au praticien le soin de confectionner, de préparer la norme. De nos jours, la question de la séparation des pouvoirs introduit cette problématique au cœur du questionnement juridique tant elle révèle un travail de longue haleine permettant le débat, ou plus caricaturalement l’expression des groupes d’intérêt lors de la phase de préparation des textes. Dans le domaine comptable, il existe une forme de monopole de la production de la norme par le comptable lui-même au xixe siècle, comme en témoigne Matthieu de Oliveira. Au Moyen Âge, l’absence de publicité et d’universalité de la norme comptable laisse s’exprimer des particularismes. Ainsi, au-delà des ordonnances qui définissent un cadre global, on constate des pratiques et usages qui s’épanouissent en marge du strict cadre de la norme générale et constituent un ensemble dont la force contraignante est difficilement évaluable. Ces pratiques sont d’autant plus palpables dans le domaine comptable qu’elles imposent une simplification de la réalité, comme le signale Philippe Bernardi. Les inscriptions comptables ne restituent pas la réalité matérielle des opérations puisqu’elles se caractérisent par des approximations et que l’on peut assez aisément y déceler des irrégularités. C’est bien en ce sens qu’Albert Rigaudière déclare que « le scribe façonne l’ordre juridique dans le respect d’un nombre de pratiques et d’usages créateurs de leurs propres normes ». Dès lors, une recension de ces pratiques, aussi imparfaite soit-elle au regard de l’aire géographique considérée et des époques évoquées, peut-elle conduire à établir une forme de « culture commune aux comptables » ?
B. Quelles sont les priorités traduites par l’ordre comptable ?
4Les comptables se posent évidemment la question de savoir ce que l’on compte. Les interventions de Grégory Chambon pour la cité antique de Mari et d’Éric Vallet pour les pays d’Islam du ixe au xive siècle illustrent le caractère universel de ces questions. La comptabilité appréhende le fait sous son aspect financier et, des normes établissent la manière de traiter ce fait. Pour autant, il subsiste des interrogations nées de la transcription d’un phénomène physique en chiffres ou en lettres. Ainsi apparaissent rapidement les questions de l’évaluation, comme l’expliquent Marc Boone lorsqu’il évoque la question de la valeur de la monnaie ou Marc Bompaire quand il aborde la question de l’« avaluement ». Les comptes intègrent le champ diplomatique à travers la question de la stabilité politique des États ou celle de leurs monnaies. L’inscription peut alors traduire d’autres priorités que la simple description d’une transaction ou d’un mouvement financier.
5La question du « comment compter » est très rapidement suivie de celle du contrôle des comptes. On sait que ce contrôle est confié au juge, c’est-à-dire à la Chambre des comptes. Ces Chambres sont omniprésentes dans les différents travaux. L’intervention d’un juge permet-elle de distinguer une évolution dans les priorités portées par l’organisation comptable ? Enfin, il convient de noter que l’organisation des contrôles peut, elle aussi, traduire des priorités d’un autre ordre. Ainsi, au xixe siècle, on sent poindre une troisième question qui se substitue dans les faits à « comment compter ? » et « comment contrôler ? » « Qui contrôle ? » devient une question prédominante dans un État en construction qui met en place la séparation des pouvoirs. Lors de la Révolution, la représentation nationale tente de s’imposer face au pouvoir exécutif en prenant en charge le contrôle des comptes. La question de l’exercice de la fonction de contrôle prend alors le dessus sur le fond du débat. Le Moyen Âge est-il victime de telles tensions ? Au contraire, s’il s’en affranchit, peut-il être considéré comme un laboratoire dépassionné permettant d’établir la « pureté » de la préoccupation comptable ?
C. Quelle est la vocation des comptes ?
6Les comptes poursuivent indiscutablement un premier objectif qui est d’assurer, par leur suivi, la régularité des flux financiers. Ce point de départ, la traditionnelle régularité comptable, ne doit pas camoufler d’autres enjeux. Christine Jéhanno l’a très bien exprimé à travers cette question iconoclaste et pertinente : « Les comptes ont-ils vocation à être exacts ? » Il apparaît alors que les comptes sont évidemment « multifonction ». Ils possèdent une vocation éminemment politique en permettant d’asseoir le pouvoir en place et constituent en ce sens un élément technique de l’organisation politique. Ils témoignent aussi du passé à travers une fonction mémorielle du fait de leur présence au cœur du Trésor, comme l’a montré Élisabeth Lalou. Enfin, ces comptes assurent la promotion du comptable, voire du scribe, qui, par leur tenue, font tous les deux preuve de leur savoir-faire technique.
7Les comptes du Moyen Âge pouvaient-ils traduire une autre vocation, plus « gestionnaire », consacrée à la promotion d’une « bonne administration » ?
8Harmony Dewez rapporte qu’une forme de contrôle de gestion assez poussée s’exprime dans les manoirs anglais du xiiie siècle du fait de l’édification de standards destinés aux obédienciers. Marc Bompaire et Émilie Lebailly décrivent un registre du connétable d’Eu de la première moitié du xive siècle qui constituerait un véritable outil financier et patrimonial. Enfin, le document exhumé par Darwin Smith établit une volonté de dépasser le simple « compte rendu » financier en Italie au xvc siècle. Ce document intègre des préoccupations budgétaires mais aussi une forme d’audit.
9Si ces différentes pratiques ne sont pas systématiques, elles semblent récurrentes et témoignent bien d’une « évolution » dans l’appréhension de leur mission par les administrateurs. Les « teneurs de livres » dépasseraient ce simple rôle pour accéder à celui de créateurs d’informations permettant de caractériser un « comptable » au sens le plus moderne du terme.
II. Le champ d’application du système comptable
10Les différents travaux témoignent de l’expansion de l’outil comptable dans l’organisation de la société. La diffusion d’une pratique constitue indiscutablement un révélateur de la force des outils qu’elle propose. Mais signifie-t-elle pour autant l’expansion de la culture qu’elle véhicule ? Si la comptabilité s’impose, la culture comptable est-elle pour autant acceptée par les différents acteurs du système complexe qui se met en place au cœur de l’État ?
A. Quelles sont les limites du champ d’application des techniques comptables ?
11Les travaux proposés montrent que les pratiques comptables sont largement diffusées dans l’appareil du pouvoir. C’est évidemment le cas chez les manutenteurs de deniers. Les caissiers qui manipulent des espèces tiennent des comptes retraçant les mouvements financiers. Mais on trouve aussi des comptes jusqu’au sein de corps de métiers qui a priori constituent la périphérie du pouvoir. Il en va ainsi chez les charpentiers ou ferronniers dans l’intervention de Philippe Bernardi et chez les maîtres des métiers dans l’intervention d’Élisabeth Lalou. Ces corps de métiers sont évidemment des « dépensiers » importants et les sommes considérées méritent sans doute la tenue de comptes, mais l’implantation de comptes spécifiques témoigne de l’extension du champ comptable au cœur de l’organisation administrative. Daniel Russo rapporte le même phénomène jusqu’à la désignation des objets d’art et permet d’établir une distinction entre le simple inventaire et une forme de bilan liée à la notion de circulation des biens considérés.
12Comme le rapportent Olivier Guyotjeannin et Matthieu Leguil, on semble bien entré dans une « civilisation comptable » qui repose sur la diffusion d’une culture propre autant qu’elle en favorise la propagation.
B. La comptabilité est-elle universelle ? Normalisation, harmonisation et standardisation des pratiques
13De la standardisation des formules (comprendre les formulaires) comptables au xixe siècle jusqu’aux très récentes tentatives d’harmonisation sous l’égide d’organismes internationaux, la question de l’universalisation de la comptabilité reste très actuelle. Elle est déjà posée au Moyen Âge. Les praticiens sont confrontés à de nombreuses difficultés liées au manque d’homogénéité des pratiques. Il peut s’agir des dates de la clôture des comptes, fonction des fêtes liturgiques, qui diffèrent selon les opérateurs, comme l’expliquent Élisabeth Lalou, Darwin Smith et Matthieu Leguil. Il peut s’agir de questions d’uniformisation des références telles que le change, la valeur ou même la quantité, à l’image de ce qu’évoquent Philippe Bernardi ou Marc Bompaire. Les systèmes semblent avant tout « locaux » et la constitution de blocs d’autorité plus imposants justifie une standardisation des pratiques. Plus avant encore, l’affirmation du pouvoir royal s’accompagne d’une centralisation des comptes. Pratiquement, il s’agit bien de permettre aux différents comptes de « converger » les uns vers les autres, de s’intégrer les uns aux autres. Cette étape pose la question de la « contraction » des comptes : seuls les soldes sont reportés, selon Denis Menjot. Il est alors difficile de « souder les comptes » même si le lien entre eux existe. Cette centralisation est atteinte au xviie ou au xviiie siècle, selon Marie-Laure Legay, traduisant le franchissement d’une étape importante dans la construction d’un « ordre comptable » généralisé.
C. Les pratiques comptables constituent-elles un « système comptable intégré » ?
14Les comptes retraçant les flux financiers ne relèvent pas seulement d’une logique d’information, tenir ou rendre des comptes ne suffisent pas au sein d’une organisation politique. Le lien à l’autorisation de dépenser ou de percevoir est tout aussi important que le contrôle de la régularité de la dépense. Il s’agit ici de questionner la « légitimité » de cette dernière. Différentes interventions évoquent la constitution d’enveloppes financières qui peuvent concerner par exemple les travaux. Il s’agit là d’une démarche budgétaire qui n’a de sens que si elle est liée à la notion d’exécution, si les états financiers de prévision et d’exécution sont mis en relation au sein d’un système « intégré ». Le document d’Antonio Alabanti présenté par Darwin Smith donne à penser que cette préoccupation est présente dès le xve siècle au Nord de l’Italie. Marie-Laure Legay suggère pour sa part que le contrôle administratif mis en place au cours des xviie et xviiie siècles concourait à cette intégration. L’intégration, en germe, se diffuse comme pratique jusqu’à sa synthèse par Audiffret au début du xixe siècle. C’est ce dernier, en institutionnalisant le lien entre les comptabilités législatives, administratives et judiciaires, qui organise des éléments épars permettant à l’État de franchir une étape importante en se dotant d’un véritable « système financier » qui perdure de nos jours.
Auteur
Sébastien Kott est professeur de droit public à l’université de Poitiers. Spécialiste des finances publiques, il aborde ce domaine tant sous l’angle juridique que sous l’angle historique. Ses recherches se concentrent sur l’« approche juridique de la gestion publique », titre de son HDR. Il a codirigé les deux volumes consacrés à L’invention de la gestion publique édités par IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France, et a activement participé au Dictionnaire historique de la comptabilité publique publié aux Presses universitaires de Rennes. Parmi sa bibliographie, on notera : « La construction du droit de la comptabilité publique 1817-1962 », Revue gestion et finances publiques, no 2-3, février-mars 2013, p. 3-6 ; « Restaurer la monarchie et restaurer les finances en France 1815-1830 : le financement de l’expédition d’Espagne », dans Les financiers et la construction de l’État, France Espagne (xviie-xixe siècle), Anne Dubet et Jean-Philippe Luis (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 217-235 ; « Les lois de règlement et l’introduction d’un contrôle de délibération sous la Restauration », dans Réformes des finances publiques et modernisation de l’administration. Mélanges à Robert Hertzog, 2010, Paris, Economica, 2010, p. 279-292 ; « La gestion publique dans l’ordre juridique des monarchies censitaires », dans L’invention de la gestion des finances publiques. Élaborations et pratiques du droit budgétaire et comptable au xixe siècle, Philippe Bezes, Florence Descamps, Sébastien Kott et Lucile Tallineau (dir.) Paris, IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2010, p. 169-190, http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/1693 ; « Le développement des relations entre la Cour des comptes et le Parlement 1815-1832 », RFF, numéro spécial pour le Bicentenaire de la Cour des comptes, septembre 2009, p. 201-212.
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