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L’échec du projet de Gaetano Filangieri junior en faveur du développement économique du Mezzogiorno : la courte saison du musée d’Art industriel et des écoles-ateliers de Naples

p. 297-307


Texte intégral

1Notre étude vise à reconstruire – en adoptant une méthodologie historico-économique – les événements liés à la mise en place, en 1880, d’un organisme tout à fait original dans le Mezzogiorno : le musée d’Art industriel et les écoles-ateliers associées de Naples.

2Ce projet – encouragé par un groupe composite d’intellectuels rassemblés autour de Gaetano Filangieri junior – repose sur la mise en valeur des traditions les plus ancrées dans cette région et sur la diffusion d’un programme d’éducation technique et professionnelle innovant. Dans cette perspective stratégique, Filangieri entend s’appuyer sur l’expérience des pays économiquement les plus avancés (comme la France et l’Angleterre), où l’intérêt pour les traditions artisanales et la mise en valeur du capital humain représentent un investissement significatif en faveur du développement économique.

3En effet, les gouvernements de ces pays ont soutenu, dans ce but, la naissance de nouvelles institutions, comme les musées industriels ou, mieux encore, des musées artistiques et industriels. Précisons d’emblée que le projet de Filangieri présente un caractère particulièrement original et difficilement comparable à d’autres expériences similaires, puisqu’on pourrait parler, pour le caractériser, d’une « triade » musée-écoles-ateliers, dans la mesure où il s’appuyait sur trois axes (le musée, les écoles, les ateliers) et trois objectifs connexes (expositif, éducatif et productif).

4La reconstruction du processus par lequel Filangieri fonde ces institutions constitue l’objectif principal, mais pas exclusif, de notre recherche. En effet, dans une société aspirant à l’industrialisation, il importe que l’éducation soit un facteur dynamique de l’évolution sociale, d’où la nécessité d’élaborer un programme de formation technique et professionnelle présentant différents niveaux de spécialisation, et de créer non seulement des instituts techniques mais également des écoles d’art et métiers, d’artisanat, ou encore des écoles professionnelles destinées à l’enseignement pratique.

5L’évaluation du poids des carences du système éducatif sur le sort de l’économie italienne, et en particulier du Mezzogiorno, constitue dès lors un second objectif de notre recherche. On doit pourtant noter que la greffe des organismes créés par Filangieri n’a pas pris à Naples, en raison de la résistance opposée par les autres organismes éducatifs et les entrepreneurs locaux, ou encore en raison des luttes intestines au sein même des institutions nouvellement créées.

6Toutefois, cette expérience, de même que son échec, représentent une page passionnante de l’histoire économique, sociale et intellectuelle du Mezzogiorno après l’unification, et apparaît comme l’une des dernières tentatives pour l’associer au développement capitaliste international.

I. Les modèles en Europe et dans le reste de l’Italie

7Il est largement admis que l’archétype de tous les musées industriels édifiés en Europe au cours du xixe siècle est représenté par le Conservatoire national des arts et métiers1 (CNAM) de Paris et le Kensington Museum de Londres2.

8Le CNAM apparaît en 1794, afin de sensibiliser les manufacturiers et les ouvriers à la connaissance et à l’usage des machines, mais également pour encourager l’amélioration de la qualité de la production dans les manufactures. Le Kensington Museum est, quant à lui, fondé en 1852, pour combler le retard accumulé par les fabricants britanniques dans la production de biens de haute qualité, comme l’avait montré l’Exposition universelle de Londres de 1851.

9La nécessité de combler ce retard met dès lors l’Angleterre face au problème du design industriel : les initiateurs du musée de Kensington décident d’acheter une collection d’œuvres anciennes et modernes d’excellente qualité, comme modèles à imiter. En outre, dès le début, ils décident d’associer au musée des écoles des beaux-arts, pour donner aux étudiants l’occasion d’affiner leur goût et leurs capacités opérationnelles. Enfin, le gouvernement propose que ces écoles aient vocation à servir de modèle à toutes les autres écoles industrielles et professionnelles du pays.

10En 1862, lors de la deuxième Exposition universelle de Londres, l’Angleterre démontre avoir regagné du terrain par rapport aux autres concurrents, lesquels, cependant, n’ont pas l’intention de rester les bras croisés. Ainsi, dans un esprit de plus en plus concurrentiel, la France, pour réaffirmer sa primauté dans les productions artistiques et industrielles, crée deux nouveaux organismes : l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie (1865) et le musée des Arts décoratifs (1879), destinés à fusionner, en 1882, au sein de l’Union centrale des arts décoratifs. Quelques années plus tard, l’Allemagne entend à son tour relever activement les défis posés par la concurrence internationale dans le domaine des arts appliqués, et institue à cet effet le Deutsches Gewerbe-Museum (1873) et le Kunstgewerbemuseum (1881)3. Les modèles testés en France, en Angleterre et en Allemagne inspirent par la suite les initiatives d’autres pays du continent européen, comme l’Autriche, la Russie, la Suisse, la Belgique4.

11En Italie, malgré les efforts et le dévouement des intellectuels, des entrepreneurs et même des hommes d’État, la mise en œuvre des musées industriels rencontre pourtant une forte résistance. L’expérience du premier musée industriel, fondé à Turin en 1862 par Giuseppe Devincenzi5, est à cet égard pleine d’enseignement. Dans sa vision systémique, les musées industriels doivent représenter les manifestations visibles des industries d’un pays, tandis que l’enseignement technique et professionnel a pour tâche de renouveler la mentalité des travailleurs et des industriels et de vivifier, de cette manière, l’esprit d’entreprise. C’est dans cet environnement intellectuel qu’est fondé le Musée industriel de Turin qui, en dépit de ses ambitieux objectifs dans le domaine de l’instruction technique et professionnelle, se trouve confronté à l’hostilité d’organismes similaires. C’est, par exemple, le cas du musée royal d’Art industriel, fondé à Rome en 1872 par Baldassare Odescalchi6, musée qui, contrairement à celui de Turin, ne se veut pas un « musée de l’industrie » mais plus spécifiquement un « musée des arts appliqués à l’industrie ».

12Il faut remarquer, de plus, que dans l’idée du gouvernement, le musée romain a vocation à devenir le musée italien d’Art industriel, et à s’offrir comme modèle à suivre pour les autres musées d’arts appliqués. Toutefois, malgré ces ambiteux objectifs, celui-ci n’a qu’une durée de vie très limitée ; plus largement, l’échec des musées de Rome et de Turin provoque la réaction indignée d’Odescalchi, qui, dans une vibrante lettre adressée à Filangieri, invite tous les amateurs des arts industriels à constituer un front commun face à leurs adversaires7.

13On peut dire, en somme, que malgré les difficultés, toutes ces expériences ont eu le mérite de faire comprendre aux gouvernements que les musées industriels et les écoles-ateliers d’enseignement pratique des arts et métiers constituaient désormais un facteur stratégique pour la promotion du développement économique.

II. L’enseignement technique et la croissance économique

14Au cours du xixe siècle, comme le suggérait l’expérience des pays les plus avancés, la disponibilité d’un capital humain techniquement expérimenté représente une condition essentielle à la croissance économique. Toutefois, en Italie, le rôle de la formation professionnelle n’a pas été suffisamment mesuré, et l’influence que cela a eu sur l’économie nationale demeure encore un sujet de débat. Il est cependant indéniable que ce retard aurait abouti à un échec de modernisation des méthodes de production, à un retard général des techniques de fabrication et de gestion, et à une inexpérience généralisée des ouvriers8.

15Dans la première moitié du xixe siècle, les résultats les plus significatifs en termes de diffusion des connaissances techniques et scientifiques sont enregistrés dans le Nord, grâce aux efforts des intellectuels et des membres les plus actifs de la bourgeoisie, ainsi que de pionniers de l’industrie. Dans le Mezzogiorno, au contraire, les Bourbons de Naples ne brillent pas par leur initiative : les seules mesures en faveur de l’enseignement technique ont été mises en œuvre par le gouvernement napoléonien, inspiré par les positives expériences françaises de l’Institut d’encouragement et du Conservatoire des arts et métiers, et qui décide d’établir dans le royaume de Naples des organismes similaires.

16Il faut rappeler qu’au moment de l’unification, le niveau d’éducation de la population italienne est, dans l’ensemble, très faible, en particulier dans les domaines technique et professionnel. Au niveau régional, le taux moyen d’analphabétisme atteint 67 % dans le Nord et 87 % dans le Centre et le Mezzogiorno.

17Face à cette situation, l’intervention du gouvernement est d’abord plutôt timide, puisque même la loi Casati9 – première tentative de réforme du système de l’enseignement public – ne prend pas en compte les pétitions des intellectuels et des entrepreneurs en faveur d’une amélioration de la formation technique et professionnelle. La première réelle prise de conscience n’intervient qu’après l’Exposition universelle de Paris de 1867, lorsque les représentants italiens restent admiratifs devant les résultats obtenus dans la production industrielle de pays tels que la Belgique, la France, la Prusse10. Une autre étape intervient lors du deuxième congrès des chambres de commerce de Gênes de 1869, lorsque les entrepreneurs exigent une action urgente en faveur de l’institution d’écoles-ateliers pour les arts et l’artisanat ainsi que d’écoles techniques et professionnelles11.

18En dépit de ces demandes pressantes, les résultats de la modernisation dans le domaine de l’enseignement technique et professionnel demeurent trop longtemps insatisfaisants, comme en témoigne la faible croissance de ces écoles et des étudiants, en particulier dans le Mezzogiorno12. Il faut attendre l’arrivée aux affaires du gouvernement de la « gauche historique », en 1876, pour enregistrer d’importantes innovations, lorsque le ministre Grimaldi met l’accent sur la nécessité de définir les compétences de son ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce quant aux écoles spéciales des arts et métiers et autres musées industriels13. Ces institutions, destinées à former les figures les plus compétentes (tels que des chefs d’ateliers, des directeurs d’usines, des ingénieurs de l’industrie), auraient pu connaître, affirme Grimaldi, une significative expansion grâce à l’intervention conjointe de l’État et des entrepreneurs privés.

III. La mise en œuvre des institutions conçues par Filangieri

19Dans le Mezzogiorno, malgré les sollicitations d’intellectuels, des membres les plus éclairés de la bourgeoisie et d’organismes publics tels que l’Institut royal d’encouragement, la création de nouvelles organisations connaît une difficile gestation.

20Le premier événement préparatoire à la naissance du musée napolitain est le congrès artistique national de Parme de 1870, suivi, en 1871, du VIIe congrès pédagogique de Naples et, enfin, en 1877, du congrès artistique national de Naples. En réponse aux questions soulevées dans ces congrès, le ministre de l’Éducation nationale, François de Sanctis, promulgue deux décrets en 1878. Par le premier, il décide de diviser l’Institut des beaux-arts de Naples en deux sections (une école de grand art et des écoles d’application pratique) ; par le second, il nomme une commission, composée entre autres de Gaetano Filangieri (qui en aurait assumé la présidence), Filippo Palizzi, Domenico Morelli et Demetrio Salazaro, et chargée d’élaborer les statuts d’un nouveau musée industriel. Enfin, le 14 octobre 1880, il décrète solennellement la fondation à Naples du musée d’Art industriel. Son but – indique l’article d’ouverture – « est de servir la pratique scolaire et professionnelle des élèves de la deuxième section de l’Institut des beaux-arts, ainsi que la formation des travailleurs qui veulent se dédier aux arts décoratifs et industriels14 ». Dans ce but, le musée achète une collection de modèles anciens et modernes, et d’objets des arts appliqués à l’industrie, de façon à montrer aux manufacturiers et aux travailleurs l’évolution des arts industriels dans leur domaine de production. Les articles suivants actent le rattachement au musée d’Art industriel d’écoles-ateliers d’enseignement et de perfectionnement, réparties entre école préparatoire et école de haute formation. Sont ainsi créées quatre écoles, auxquelles est associée toute une série d’ateliers spécialisés dans la production de céramiques, de travaux en métal, de bonheurs-du-jour, de bijouterie.

21Lorsqu’en 1884 les usines commencent à fonctionner à pleine régime, leur production est partagée en trois groupes : les meilleurs exemplaires, destinés à augmenter la collection du musée et proposés en modèle aux étudiants ; les meilleurs produits, destinés à la vente directe sur le marché ; les produits d’exécution imparfaite, utilisés pour permettre aux étudiants de vérifier les causes des défauts de fabrication. En parallèle, le règlement – par crainte de créer un déséquilibre entre artistes et travailleurs de l’industrie – répartit les élèves en trois catégories : expert, ordinaire et extraordinaire15. Cependant, le processus de formation ne s’arrête pas à ce stade puisque que le conseil d’administration du musée – afin d’assurer une source d’emploi pour ses étudiants – s’engage à faciliter leur placement dans des usines privées, auprès de directeurs qui connaissent et apprécient leurs aptitudes professionnelles16.

22L’article 4 des statuts fixe la contribution du gouvernement destinée à couvrir, au moins partiellement, les coûts de fonctionnement, tandis que l’article 5 prévoit que les institutions napolitaines doivent à l’avenir procurer les sommes destinées à la formation des collections du musée, au travail des écoles et des ateliers et aux dépenses administratives sur leurs fonds propres et grâce à la vente directe de leurs produits. En outre, Filangieri adresse un appel au secteur privé et aux organisations caritatives afin d’obtenir leur soutien, via des apports en numéraire ou des dons d’articles d’art17.

23De ce bref compte rendu des statuts et du règlement, il apparaît que Filangieri, ayant mis à profit les expériences européennes les plus pertinentes, tente de trouver une solution différente à la relation complexe qui existe entre création artistique (par sa nature inhabituelle et unique) et production industrielle (normalisée et en série), entre les exigences esthétiques et celles techniques, entre les objectifs sociaux et le profit économique. En ce sens, son musée constitue, à l’échelle italienne, un pont entre les objectifs de l’instruction professionnelle (typique du musée de Turin) et la promotion du dessin industriel (typique du musée romain), tandis qu’à l’échelle européenne, il vise à représenter une synthèse entre la philosophie du Conservatoire de Paris, fondée sur les problèmes de la connaissance et de l’utilisation des machines, et celle du musée de Kensington, qui propose comme pierre angulaire la promotion du goût des entrepreneurs, des ouvriers et des consommateurs.

24Enfin, comme preuve de la dimension cosmopolite de ses créations, Filangieri souligne que le gouvernement français a envoyé à Naples un comité d’artistes et de professeurs pour étudier ses écoles et observer les produits de ses ateliers18. De même, le gouvernement britannique envoie le directeur artistique du musée de Kensington pour visiter le musée de Naples19, tandis que les directeurs du Kunstgewerbemuseum et du Gewerbe-Schulen de Berlin, suite à une visite à Naples, expriment des jugements enthousiastes à l’égard des institutions de la ville20.

25Enfin, Filangieri met en place de profitables relations commerciales avec des partenaires étrangers, notamment avec la manufacture de Sèvres21.

IV. Les conflits et l’échec

26Il est indéniable que les principes de Filangieri en matière d’arts appliqués sont très avancés, en accord avec le mouvement contemporain des Arts and Crafts. Cependant, ses organisations ne parviennent pas à se mettre au diapason de l’environnement local, ni des entrepreneurs – destinés, en puissance, à être les premiers utilisateurs de ces institutions –, ni même des autres organismes éducatifs.

27En effet, il existe à Naples d’autres organismes semblables au musée de Filangieri, comme l’Institut d’art et métiers Casanova22, l’Hospice royal des pauvres23, mais ils ne sont pas en mesure de travailler en réseau ni d’établir entre eux – comme Filangieri l’aurait souhaité – des rapports de profitable collaboration. En particulier, les modèles de l’Institut Casanova et de l’Hospice royal – selon Filangieri – n’égalent pas son système ternaire musée-écoles-ateliers, puisqu’ils favorisent presque exclusivement les objectifs pratiques au détriment de la formation spécialisée des élèves.

28Des rapports contradictoires s’instaurent également avec l’Institut des beaux-arts de Naples, parce que les deux organismes ont deux points de vue absolument antithétiques quant à la compréhension de l’art (purement académique pour l’Institut des beaux-arts, éminemment pratique pour le musée). Toutefois, les relations les plus conflictuelles sont celles avec les entrepreneurs locaux, qui expriment de nombreuses critiques à l’égard des nouvelles créations. La première critique émise envers les écoles-ateliers concerne le fait que ces dernières en viendraient à mettre sur le marché du travail des artisans-gentilshommes, rétifs aux duretés du travail de fabrique, alors même que les exemples étrangers constituent la meilleure preuve du contraire. On estime que, dans la seule ville de Paris, fonctionnent alors 289 écoles d’arts et métiers (presque toutes avec des ateliers attenants), de même qu’en Belgique sont apparus, à l’initiative du gouvernement, 18 ateliers d’apprentissage à partir des années 1870 ; une floraison similaire est également observable en Suisse, aux Pays-Bas, aux États-Unis ou encore en Russie24.

29D’autres critiques récurrentes reposent sur l’idée que ces écoles ne préparent pas les jeunes élèves à la persévérance face à des travaux répétitifs, ni au soin dans le travail des matières premières, ou encore à la récupération des matériels de rebut. Et ce alors même que les professeurs des écoles-ateliers sont eux-mêmes des artisans, qui auraient naturellement transmis aux élèves les habitudes parcimonieuses dominantes dans leurs ateliers.

30Le dernier grief, et peut-être le plus sévère, expose que ces écoles ne sont pas en mesure de faire émerger un sain esprit commercial chez les élèves. Une lecture attentive du programme de Filangieri fait pourtant apparaître que, dès l’origine, il signale explicitement une étape à venir, destinée à préparer les élèves à affronter les défis du marché25.

31À cette attitude d’indifférence, sinon d’hostilité, de la part des entrepreneurs et d’autres organismes formatifs, s’ajoutent de violentes diatribes en provenance de l’intérieur même du musée. À cet égard, il faut rappeler que coexistent en son sein et dès sa création deux orientations (culturelle et didactique d’une part, scientifique de l’autre) absolument antithétiques. Les tenants de la première, rassemblés autour des artistes Morelli et Palizzi, tendent à exalter les aspects esthétiques de la production et manifestent une méfiance absolue à l’égard des potentialités économiques du Mezzogiorno. Les partisans de la seconde, dans la droite ligne de l’esprit de Filangieri, considèrent la valorisation des activités pratiques et applicatives comme l’objectif prioritaire du système musée-écoles-ateliers. Pendant les dix ans de sa présidence, Filangieri parvient à maintenir un équilibre entre ces différentes tendances, mais au lendemain de sa mort, en 1892, ces fractures réapparaissent de plus belle.

32En janvier 1893, le baron Spinelli est nommé à la tête du musée et des écoles-ateliers, et tout au long des trois ans de sa présidence, il doit affronter une très violente crise aboutissant à une situation que n’auraient pas désavouée les pères fondateurs. Ainsi, en décembre 1894, Spinelli présente un projet de nouveau statut26 qui, dès son premier article, rompt catégoriquement avec la précédente direction et propose la transformation du musée d’Art industriel en Institut d’arts industriels. L’article 2 spécifie que les ministères de l’Éducation nationale et de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce participent à son financement, de même que la municipalité de Naples et tous les organismes, publics et privés, qui partagent ses objectifs. Mais c’est principalement la teneur de l’article 3 – qui distingue deux sections, les écoles d’un côté et les ateliers de l’autre, chacune administrée par un directeur – qui suscite un violent débat. De même, l’article 4, qui prévoit la nomination d’un recteur, nommé par le gouvernement central et chargé de la coordination et de la supervision du travail des deux directeurs, provoque un vif mécontentement. On le comprend, l’ingérence du pouvoir central, à laquelle s’était constamment opposé Filangieri, est désormais actée.

33Enfin, il faut dire qu’au-delà des tensions et autres luttes intestines, les difficultés économiques27 entraînent bientôt une dégradation des objectifs éducatifs du musée. Ces difficultés explosent en 1894, lorsque la Banque de Naples retire sa contribution, tandis que le ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce et la chambre de commerce annoncent leur intention de réduire leurs subventions. En effet, une analyse des budgets des années suivant le décès de Filangieri montre manifestement une augmentation des dépenses de personnel, alors que les sommes dévolues à l’achat de modèles et de matériaux pour les écoles diminuent, ce qui signifiait abjurer les buts pratiques initiaux. En conséquence, les gestionnaires initiaux du musée et des écoles-ateliers présentent leur démission. L’échec du projet est désormais patent.

34En 1906, l’organisme napolitain change de dénomination pour devenir le musée royal d’Art industriel de Naples avant d’être classé comme école industrielle du troisième degré et de prendre la dénomination d’Institut royal d’art industriel de Naples. En 1924, il adopte enfin son nom actuel d’Institut d’art de Naples. En quelques années, les institutions qui aspiraient à devenir des incubateurs du développement économique du Mezzogiorno ne sont plus que des établissements d’enseignement au sens traditionnel du terme.

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35Comme on le voit, les objectifs de Filangieri n’étaient pas académiques ni de pure érudition, car ces institutions n’étaient pas programmées pour ne former que des artistes traditionnels, mais des artisans et des ouvriers qualifiés dans la production d’objets artistiques et industriels. En ce sens, son projet de valorisation des arts appliqués s’inscrivait dans le cadre de la question plus générale du développement économique et social du Mezzogiorno.En effet, son approche méthodologique reflétait l’idée que dans une région en retard, le développement industriel ne devait pas être lié exclusivement aux forces productives matérielles, mais qu’il devait être le résultat d’une attitude culturelle fondée sur l’autoréalisation et sur les essais de modèles de production nouveaux et innovants.

36Le musée d’Art industriel et écoles-ateliers de Naples représente, pour cette raison, l’expression la plus frappante et peut-être le symbole le plus élevé d’une période brève mais intense de renouvellement, un nouvel espoir pour la réintégration de l’ancienne capitale du royaume de Naples dans la sphère du développement économique international. Bientôt, allait s’ouvrir à Naples, avec la loi de 1904, une période d’effervescence législative extraordinaire et d’industrialisation assistée, mais son tissu social continuerait à présenter des faiblesses inquiétantes. Ainsi, Naples et le Mezzogiorno dans son ensemble continueront à souffrir pendant longtemps des effets d’un manque de croissance professionnelle et culturelle de la population active et de la bourgeoisie. Les conséquences de ce retard ont longtemps pesé, et peut-être pèsent-elles encore, sur les perspectives de développement socio-économique de la région.

Notes de bas de page

1  Sur ce sujet, dans une large littérature, on renvoie aux deux ouvrages d’Antoine Léon, Histoire de l’éducation technique, Paris, PUF, 1961 ; La Révolution française et l’éducation technique, Paris, Société des études robespierristes, 1968. Pour Demetrio Salazaro, l’idée de départ du Conservatoire avait été dessinée directement par Descartes ; toutefois, ce projet se concrétisa, pendant la Révolution, à l’initiative de Jacques Vaucanson. Salazaro soulignait aussi que la section des sciences appliquées du Conservatoire aurait eu, parmi ses enseignants, un économiste de l’envergure de Jean-Batiste Say.

2  L’Institut apparaît à Londres, en 1852, comme Art and Science Department, mais il n’est ouvert au public, sous la dénomination de musée de Kensington, qu’en 1855, in « Istruzione tecnica in Italia. Statistica 1869-70 », Statistiques du Royaume d’Italie. Enseignement technique. Écoles industrielles et professionnelles ; écoles militaires et de la marine, Florence, Tip. Tofani, 1870, p. XXV.

3  Ruggiero Donghi, « Musei di arte industriale, scientifici e speciali », in Luca Basso Peressut (dir.), I luoghi del Museo: tipo e forma fra tradizione e innovazione, Rome, Editori Riuniti, 1985, p. 280.

4  Archives centrales de l’État de Rome, Ministère de l’Éducation nationale, 1860-1896, fascicule no 173, fo 5-3-6.

5Giuseppe Devincenzi, « Del Museo Industriale Italiano e del suo progetto di legge pel suo ordinamento », Opere complete, Teramo, Fabbri, 1912-1915, vol. II, p. 81.

6  Vincenzo Golzio, Il Regio Museo Artistico Industriale di Roma, Florence, Le Monnier, 1942.

7  Lettre du 17 novembre 1880, de Baldassare Odescalchi à Gaetano Filangieri, Archives de l’État de Naples, Ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce, fasc. 4, II, fo 924.

8Vera Zamagni, Istruzione e sviluppo economico. Il caso italiano (1861-1913), in Gianni Toniolo (dir.), L’economia italiana (1861-1940), Bari, Laterza, 1978, p. 138.

9Giorgio Canestri-Giorgio Ricuperati, La scuola in Italia dalla legge Casati a oggi, Turin, Loescher, 1976 ; Giacomo Cives (dir.), La scuola italiana dall’Unità ai giorni nostri, Rome, Nuova Italia, 1990.

10Enrico Decleva-Carlo G. Lacaita-Angelo Ventura (dir.), Innovazione e modernizzazione in Italia fra Otto e Novecento, Milan, Angeli, 1995.

11C.G. Lacaita, Istruzione e sviluppo industriale in Italia (1859-1914), Monza, Giunti, 1974, p. 75-76 ; Marzio Barbagli, Disoccupazione intellettuale e sistema scolastico in Italia, Bologne, Il Mulino, 1976, p. 48.

12Istruzione tecnica in Italia. Statistica 1869-70, op. cit., p. V-LV. Les statistiques de Vera Zamagni montrent que le nombre des étudiants des écoles d’arts et métiers a été pratiquement stationnaire pendant les années 1862-1877, tandis qu’il a enregistré une sensible croissance seulement de 1877 à 1881, Vera Zamagni, Istruzione e sviluppo economico, op. cit., p. 151.

13  Archives centrales de l’État de Rome, Ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce, fascicule 248, fo 2, 4, 10.

14  Gaetano Filangieri, Musée d’Art Industriel et Écoles-Ateliers de Naples. Statuts, Règlement général et Rapport pour les années 1882-1883, Naples, Giannini, 1883, p. 1.

15Idem, p. 18.

16Idem, p. 110-111.

17  Les contributions les plus considérables sont accordées par la Banque de Naples, cf. les archives historiques de la Banque de Naples, Actes du Conseil général, documentation pour les années de 1882 à 1891.

18  Nous rapportons la déclaration de Fernand Vachon, fonctionnaire au ministère des Beaux-Arts en France : « Né d’hier, ce Musée est grandi et d’une vitalité vigoureuse, qui lui assure une prospérité immense et une fécondité rare. Il est la preuve de ce que peut produire l’initiative privée combinée avec le dévouement civique », Archives centrales de l’État de Rome, Ministère de l’Éducation nationale, 1860-1896, fasc. 252, 13-2-2. On peut voir aussi un précieux document d’archives où l’on invitait le directeur du musée de Limoges à rendre honneur à Filangieri en vue de sa visite en France, archives de l’État de Naples, Ministère de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts, fasc. II, 7, 6.

19  Même William Gladstone, Premier ministre britannique, aurait exprimé son appréciation concernant le musée napolitain, Gaetano Filangieri, « Inauguration du musée d’Art industriel et écoles-ateliers de Naples », Naples, 1889.

20Le musée d’Art industriel et écoles-ateliers de Naples – IIIe Rapport aux organismes financiers, Naples, 1891, in Archives centrales de l’État de Rome, Ministère de l’Éducation nationale, 1860-1896, fasc. 252, 13-2-2, fo 9.

21  Archives de l’Institut d’art de Naples, Correspondance, vol. I, lettre n° 553 du 9 novembre 1883.

22Remarque historique, lois, règlements, programmes, horaires de l’Institut Casanova, Naples, 1887.

23  Ferdinando Vetere, « Rapport sur les écoles-ateliers de l’Hospice royal des pauvres », Atti del Real Istituto d’Incoraggiamento, vol. IV, 10, 3a s., Naples, sans impression, 1885, p. 2.

24  Travaux parlementaires, XVIe législature, 1re session (1886-1887).

25  Gaetano Filangieri, « Inauguration du musée d’Art industriel et écoles-ateliers de Naples », art. cit.

26  Le nouveau statut fut promulgué par le décret royal du 24 novembre 1896, le règlement par le décret ministériel du 10 décembre 1896.

27  Archives de l’État de Naples, Ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce, fasc. 2, VII, fo 1, 13.

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