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La faillite d’une entreprise, le succès d’un secteur. Les pépinières Sgaravatti et la floriculture italienne (xviiie-xxe siècles)

p. 217-229


Texte intégral

1Les pépinières Sgaravatti de Padoue (Italie) furent parmi les entreprises européennes les plus importantes du secteur pendant près d’un siècle et demi. À partir des années soixante, elles connurent une crise profonde qui se solda en deux décennies par la liquidation de la société. L’exposé approfondit les aspects et problèmes du rapport dialectique entre développement et crise, réussite et faillite, en prenant les pépinières Sgaravatti comme cas d’étude1. Après avoir reconstruit les phases et parcours de développement de l’entreprise, on étudiera les aspects liés à la perte de compétitivité de la société, aux tentatives de redressement, aux phases et processus qui conduisirent à la fermeture de l’activité, pour arriver à analyser les liens entre sa disparition et l’essor de la floriculture italienne dans les dernières décennies du xxe siècle. En conclusion, on se penchera sur la nature et les aspects des rapports entre l’épilogue d’un grand projet d’entreprise et la naissance d’une multitude d’activités opérantes dans le même secteur, mais sur des bases techniques, organisationnelles, culturelles radicalement différentes.

I. Origines et développements

2Les origines des pépinières Sgaravatti remontent à la fin du xviiie siècle, quand Benedetto Sgaravato (tel était le nom du fondateur) laissa le village natal de Santa Maria di Sala pour être embauché à Maserà, près de Padoue, au service de l’abbé Filippo Farsetti, érudit biologiste passionné de plantes rares, de jardinage et de floriculture. On ne connaît pas les origines sociales de Benedetto. On peut toutefois supposer qu’il s’agissait d’un paysan expulsé de la terre par le sort et les difficultés de cette fin de siècle qui, dans la région, paraissait s’acharner à mettre en valeur toutes les tensions et contradictions de cinq siècles de domination vénitienne2. Benedetto, parti à la recherche d’un travail, trouva un emploi chez l’abbé Farsetti. Après quelques années, il était devenu un floriculteur adroit et compétent, capable de soigner les jardins les plus beaux, habile dans la recherche et l’achat de plantes et semences. Une expérience solide s’unissait à des revenus qui lui garantissaient, sinon le bien-être, du moins une certaine aisance. La renommée de l’ancien paysan devenu jardinier se consolida peu à peu jusqu’à pénétrer les palais de la noblesse locale. En 1810, il entra au service des Morosini, alors propriétaires de vastes domaines à Saonara, près de Padoue, où il fut chargé de la gestion des jardins et des achats des nouvelles plantes. En outre, il obtint la permission de vendre à son compte une partie des cultures. La concession dérivait certainement de soucis d’économie, à leur tour miroirs des difficultés financières qui, déjà à l’époque, troublaient l’aristocratie vénitienne. L’accord fut important et constitua la base de l’enrichissement de la famille Sgaravato, car il lui permit d’entrer directement dans le marché de la floriculture, d’établir des contacts directs avec les clients, de faire connaître son nom et son savoir-faire3.

3À la mort de Benedetto, la charge fut transmise à son fils Angelo, qui consolida les résultats obtenus par le père en achetant progressivement des lots des terres des Morosini. Profitant de la déchéance des nobles vénitiens, Angelo constitua une propriété foncière importante, où il installa une production spécialisée de plantes de jardin, de fruitiers, de semences et de fleurs. Il ouvrit des magasins à Padoue, en centre-ville, et consolida des rapports avec la meilleure clientèle de la province. Il affirma son nouveau statut social et embellit son nom qui, de « Sgaravato », devint « Sgaravatti ». À sa mort, en 1865, la direction de l’entreprise, qui jouissait déjà d’une solide renommée au niveau régional, passa aux fils Antonio et Benedetto. Ces derniers continuèrent l’œuvre du père. La maison se renforça, le patrimoine foncier s’agrandit, les ventes augmentèrent ainsi que la variété des produits offerts. L’entreprise se pencha sur les marchés internationaux. À la fin du siècle, les pépinières Sgaravatti se rangeaient parmi les plus importantes d’Europe4.

4La croissance de l’activité s’accompagna d’une formalisation des tâches et de l’organisation. La production était désormais officiellement structurée en deux sections, plantes et semailles, la première dirigée par Antonio, la seconde par Benedetto. Les autres membres mâles de la famille étaient chargés de positions dirigeantes dans les fonctions comptables, techniques, commerciales. Les Sgaravatti étaient désormais pleinement insérés dans la haute bourgeoisie de la province. Ses membres furent à plusieurs reprises élus maires de Saonara. Leur villa accueillit le roi d’Italie pendant la Première Guerre mondiale, quand il en fit son quartier général5.

5Le succès de l’entreprise reposa sur trois volets fondamentaux. La qualité du produit, avant tout – les plantes et semailles Sgaravatti étaient belles et saines –, assura l’accès aux couches supérieures du marché, fidélisa une clientèle choisie, garantit des marges considérables. Les pépinières devinrent ainsi les fournisseurs d’institutions de grand prestige, comme la maison royale d’Italie, les maisons impériales d’Allemagne et de Russie, plusieurs ministères italiens et étrangers, les administrations des villes de Turin, Florence, Rome6. Les salaires payés aux journaliers permettaient, en deuxième lieu, de proposer des prix concurrentiels au niveau international tout en sauvegardant de bonnes marges de profit7. L’emplacement de la maison dans une province pauvre, dominée par une agriculture structurée sur de grands domaines gérés en exploitant le travail d’une masse de travailleurs agricoles structurellement sous-employés, ainsi que l’offre de main-d’œuvre qui, en dépit de l’émigration chronique, augmentait chaque année, se révélèrent en ce contexte des atouts essentiels. La politique commerciale, enfin, fut dès le début innovatrice, agressive, efficace. Centrée sur la double voie des ventes directes en entreprise ou magasin et sur catalogue, elle exploita les techniques modernes de transport et de communication (chemin de fer, poste, téléphone et télégraphe et, à partir du premier après-guerre, camion). Les catalogues, en particulier, envoyés gratuitement aux clients habituels ainsi qu’aux professionnels, publiés en italien, français, anglais et allemand, se révélèrent un excellent instrument de marketing. La beauté des dessins, les illustrations soignées par les principaux artistes du moment, le goût dans le choix des formats et du papier, la précision des descriptions des plantes et semailles, ainsi que l’intérêt scientifique des articles qui étaient insérés dans les catalogues en firent une publication recherchée et un objet de collection pour des centaines de passionnés du jardinage. Les bulletins de commande étaient précis et clairs, la procédure consolidée pour toutes ses étapes, les livraisons rapides et sûres. Se servir chez les Sgaravatti devint un acte obligé pour toute personne aisée qui voulait embellir son jardin ou créer un parc d’exception. Peu à peu, la bonne renommée de la maison se transforma en mode et dépassa les limites de la noblesse et de la haute bourgeoisie pour se répandre parmi les classes moyennes. L’effet « imitation » ouvrit de nouveaux marchés.

6La guerre mondiale interrompit brusquement une croissance qui paraissait à jamais assurée. Le conflit bouleversa les marchés, élimina les débouchés étrangers, réduisit l’activité interne au minimum. Les paysans plus jeunes partirent aux frontières ainsi qu’Alcide, fils de Benedetto, mort au combat en 1918. L’après-guerre se révéla tout aussi difficile. Les relations d’amitié avec des personnalités importantes du monde politique et militaire aidèrent à combler quelque peu une demande limitée au marché interne qui, par ailleurs, était lui-même fortement affaibli. La maison obtint d’importantes commandes pour la reconstruction des forêts et jardins détruits pendant le conflit, ce qui permit de relancer l’activité et, surtout, d’obtenir les ressources nécessaires pour soutenir une stratégie de plus en plus orientée vers les marchés internationaux. On établit des contacts en France, aux États-Unis, en Angleterre. La discipline de travail imposée par le fascisme permit de garder sous contrôle le coût du personnel. Les ventes augmentèrent ainsi que les profits. Ce ne fut, toutefois, qu’une parenthèse8.

7La grande crise de 1929 ferma brutalement les débouchés américains et réduisit considérablement les exportations en France et en Angleterre. Aux difficultés conjoncturelles s’ajoutèrent des tensions internes à la famille Sgaravatti. Les membres de la nouvelle génération qui succéda à la direction de l’entreprise, après la mort d’Antonio et de Benedetto, avaient, en effet, des points de vue différents sur les stratégies à suivre et les modèles de gestion que chacun aurait voulu appliquer. La nécessité, depuis longtemps perçue mais jamais effectivement résolue, de séparer d’un point de vue organisationnel et propriétaire les deux branches, spécialisées respectivement dans la production et la vente de semailles et de plantes, constituait elle-même un facteur de tension, car personne ne voulait renoncer à la propriété de la branche « plantes », considérée comme la plus rentable. Les contrastes entre Vittorio, fils d’Antonio, et Leone, fils de Benedetto, devinrent particulièrement aigus. En 1936, après plus de dix ans de discussions et de litiges, on procéda à la mise aux enchères des deux secteurs de l’entreprise. Vittorio se vit ainsi attribuer la production et la vente des semailles, Leone celle des plantes. La division répondait, comme on l’a souligné aussi, à des critères de bonne et rationnelle gestion. Elle n’endommageait donc nullement la rentabilité de l’entreprise mais, au contraire, en augmentait la capacité concurrentielle. Elle mit en évidence, toutefois, un des facteurs qui, à terme, allait se révéler parmi les plus importants points de faiblesse de la maison. La famille, qui avait jusqu’alors représenté une des bases essentielles du succès des pépinières Sgaravatti, devenait une source de conflit et de lutte interne9.

II. Apogée et crise

8Les deux entreprises, nommées respectivement Sgaravatti Piante et Sgaravatti Sementi, opéraient dans des marchés similaires mais différenciés de par la nature du produit et les caractéristiques de la demande. La première, en effet, répondait essentiellement aux besoins des particuliers. Elle leur vendait des plantes d’intérieur et de jardin, des arbres, des arbres fruitiers, elle créait parcs et jardins, elle soignait l’aménagement des espaces externes de châteaux et villas. La deuxième commercialisait des semences de tout genre achetées en grande majorité par des entreprises agricoles. Les deux pépinières Sgaravatti n’étaient donc pas en concurrence, au contraire. Il s’avéra que la production de l’une constituait la matière première de l’autre et que, par conséquent, les deux sociétés pouvaient agir sur le marché de façon coordonnée et synergique.

9La Sgaravatti Sementi suivit une stratégie d’excellence qualitative, investit en technologie, construisit des laboratoires modernes et performants, mécanisa le processus de production. Les ventes augmentèrent considérablement tout au long de la décennie, tendance qui ne s’interrompit qu’avec le conflit mondial. La guerre, l’occupation du pays par les troupes allemandes, sa division en deux zones en conflit entre elles bouleversèrent le marché interne. L’entreprise, qui avait son principal débouché dans les grandes exploitations agricoles du sud de l’Italie, vit son chiffre d’affaires s’écrouler. Nombre de clients traditionnels disparurent. L’après-guerre n’apporta pas la croissance espérée. Des firmes étrangères firent leur apparition pour servir les grandes fermes. La demande des particuliers diminua tout aussi considérablement. On attribua ce reflux à un changement des habitudes d’achat. Les clients paraissaient délaisser le catalogue pour s’adresser directement à des magasins spécialisés, qui non seulement fournissaient le produit, mais conseillaient, suggéraient des méthodes de culture, proposaient des instruments et ustensiles. On pensa alors à créer une chaîne de distribution qui aurait pu garantir un contact direct avec les acheteurs et associer la vente du produit à celle du service de conseil. On ouvrit des magasins dans les principales villes italiennes. L’opération impliqua de lourds investissements. L’entreprise, faute de ressources internes suffisantes, fit recours au crédit. Les banques financèrent sans crainte une maison de grande renommée, qui figurait parmi les plus importantes du secteur et qui, de surcroît, présentait un projet économique attrayant. Les magasins étaient conçus comme de gros centres de vente de semences et d’ustensiles agricoles, animés par un personnel spécialisé et compétent. Le marché, toutefois, ne répondit pas aux attentes. Bientôt, l’endettement atteignit des niveaux très élevés sans que le chiffre d’affaire crût proportionnellement. La stratégie suivie par la direction se montra tout à coup faible et inefficace. En 1961, après dix ans de tentatives, les banques imposèrent une dure restructuration financière qui obligea la Sgaravatti Sementi à annuler le capital social et à vendre la plus grande partie des magasins. Les dettes furent payées, mais l’activité subit une réduction très importante. L’entreprise ne put se relever d’un contexte opérationnel dégradé. En 1967, après d’autres et tout aussi inefficaces tentatives de relancer sa présence sur les marchés, la maison déposa son bilan et fut mise en liquidation judiciaire.

10L’histoire de la Sgaravatti Piante fut plus articulée et complexe. Après la division de l’activité, l’entreprise ne subit pas de changements structurels, mais s’agrandit progressivement sur ses bases traditionnelles, profitant d’un marché en forte expansion, surtout pour ce qui concernait les grands projets de réaménagement urbain qui caractérisèrent la dernière décennie du régime fasciste. La Sgaravatti participa, par exemple, à la création des jardins de l’EUR à Rome et du grand boulevard, via Cristoforo Colombo, qui reliait le nouveau quartier au centre de la capitale ; elle devint le fournisseur officiel des principaux ministères ainsi que de la société qui gérait les autoroutes italiennes naissantes. Cette expansion s’accompagna d’importants investissements fonciers. Des entreprises agricoles furent achetées à Padoue, en Toscane, à Rome. À la fin des années trente, la maison disposait de plus de 280 hectares de terres cultivées à pépinières ainsi que d’un patrimoine d’environ 25 millions de plantes. Le conflit mondial n’interrompit que brièvement l’expansion des Sgaravatti. Benedetto Sgaravatti, fils de Leone, servit comme officier d’ordonnance du maréchal Messe, dont il devint ami personnel, ce qui valut à l’entreprise des liens privilégiés avec le ministère de la Défense. Avec la paix, la reconstruction, la reprise à grande échelle des travaux publics liés à l’aménagement des villes et du territoire, l’émergence rapide d’une nouvelle classe de riches industriels et commerçants désireux d’embellir leurs résidences assura des commandes importantes et continues. La maison retrouva enfin sa présence à l’étranger et exporta en particulier en France, en Angleterre, aux États-Unis, auxquels s’ajouta, dès les années cinquante, l’Allemagne. Ce dernier marché fut signé avec succès par Benedetto lui-même, qui renoua les relations personnelles établies avant le conflit mondial.

11De nouvelles divergences internes aux membres de la famille vinrent toutefois troubler un contexte par ailleurs positif. En 1955 Leone mourut. Le contrôle de l’entreprise passa alors à Benedetto, fils de Leone, et à Alberto, fils d’Angelo. Un contraste fort et profond opposa bientôt les deux cousins. Chacun prônait différents choix stratégiques. Un climat de méfiance empêcha toute activité normale de gestion. Il était clair qu’il fallait songer rapidement à une concentration de la propriété dans les mains d’une des parties ou bien procéder à une nouvelle division de l’entreprise. Cette dernière solution était, à raison, perçue comme un pas dangereux et négatif. La création de deux entreprises identiques, opérant dans le même marché et avec la même clientèle, aurait déterminé une concurrence vraisemblablement destructrice. On ne put, toutefois, trouver d’autre solution. Aucune des deux branches de la famille Sgaravatti n’avait la force financière nécessaire pour dédommager l’autre. Aucune, d’ailleurs, ne songeait réellement à se retirer des affaires. On se résigna alors à attribuer à chacune des familles une partie de l’entreprise, compte tenu des apports monétaires et des possibilités effectives d’énucléer deux unités productives cohérentes et viables. Le 1er juin 1959, quatre ans après la mort de Leone, la division était accomplie et deux entreprises, nommées respectivement A&A Sgaravatti Vivai et Grandi Vivai Benedetto Sgaravatti, prirent la succession de la Fratelli Sgaravatti Piante.

12Ce choix produisit toutes les conséquences négatives que l’on attendait. Si, dans un premier temps, l’expansion des marchés et la croissance généralisée du bien-être déterminée par le « miracle économique » gomma quelque peu les séquelles de la division, à terme une conjoncture moins positive mit en évidence toutes les limites de l’opération. Privées d’une partie importante de leur capital, dépossédées de la moitié des terres et des serres, obligées d’opérer dans le même secteur, partageant parfois les mêmes structures, fragilisées par une base financière incertaine et par une concurrence à outrance où la rivalité commerciale se greffait à l’antagonisme personnel, les deux entreprises ne purent répondre positivement aux exigences des marchés.

13La A&A Sgaravatti Vivai, dirigée par Angelo et Alberto, opéra avec succès pendant près d’une décennie, bénéficiant d’une partie de la clientèle historique des pépinières et d’une conjoncture particulièrement favorable, surtout dans le secteur du bâtiment. Toute nouvelle construction prévoyait en effet la création d’un jardin ou de terrasses. À partir de la deuxième moitié des années soixante, toutefois, les commandes commencèrent à diminuer sensiblement. La baisse des ventes amena la direction à envisager la vente d’une partie importante des terres, des serres, des pépinières ainsi qu’une forte réduction du per­sonnel. Cette dernière décision engendra à son tour une réaction syndicale qui, si elle retarda les licenciements, ne put influencer positivement la situation de l’entreprise. Au long des années soixante-dix, la maison réduisit le personnel de 130 à 20 personnes. En 1985, ne travaillaient chez la A&A Sgaravatti Vivai que deux jardiniers. L’activité n’était plus que symbolique, et la présence sur le marché théorique. La concurrence des Grandi Vivai Benedetto Sgaravatti, l’augmentation des coûts de gestion et du personnel, une conjoncture de plus en plus difficile, des marchés en forte évolution, mais aussi la présence sur le territoire même de Saonara de petites pépinières souvent gérées par d’anciens ouvriers de Sgaravatti, à base familiale, capables de vendre des produits similaires à des prix très inférieurs, expliquent l’épilogue que nous venons de tracer.

14Le processus qui marqua les trois décennies d’activité de la Grandi Vivai, tout en présentant des similitudes de fond avec celui que nous avons présenté, fut caractérisé par une gestion plus énergique qui, dans un premier temps, assura le succès de l’entreprise. Tout au long des années cinquante et soixante, en effet, la maison ne se limita pas à exploiter une conjoncture très positive, mais entra aussi dans de nouveaux marchés, en particulier ceux de la création de parcs et jardins ; elle soigna la clientèle étrangère et s’appliqua à promouvoir l’image et la renommée des produits Sgaravatti. Dès les années soixante-dix, toutefois, le chiffre d’affaires diminua dangereusement. On analysa les causes de la crise. On identifia la plus grande concurrence interne, la création, à l’étranger, de garden centers, genre de « grandes surfaces du vert », la conjoncture du secteur du bâtiment ainsi que l’augmentation du coût du travail comme les facteurs négatifs les plus dangereux pour le futur de l’entreprise. La présence, à Saonara même ainsi que dans l’ensemble des zones agricoles du pays, de nombreuses petites pépinières, souvent gérées par des agriculteurs à la recherche d’entrées complémentaires, paraissait, en particulier, un problème insoluble. Opérant presque toujours « au noir », sans structure ni organisation particulière, profitant de coûts de gestion très bas, ces pépiniéristes vendaient les mêmes plantes que les Sgaravatti à des prix de deux à trois fois inférieurs10.

15On réagit avant tout en exploitant de nouvelles possibilités commerciales et en réfléchissant à une réorganisation interne qui aurait maîtrisé les coûts de gestion tout en augmentant les rendements dans un contexte de marché fortement concurrentiel. On envisagea de se déplacer graduellement sur des marchés moins exposés à la concurrence, tels que la création de jardins pour les grandes maisons, villas, parcs qui surgissaient en nombre en Sardaigne. On acheta des terres sur l’île et on y créa une filiale de la société. Un accord de collaboration fut conclu avec l’administration du château de Miramare à Trieste pour la fourniture de plantes et l’entretien du parc. On renforça la présence de la maison sur le territoire, en particulier à Rome, à l’aide d’un grand magasin inauguré sur la via Appia et organisé à l’instar des grands garden centers européens. On investit enfin dans la promotion de l’image de l’entreprise, et les Grandi Vivai furent désormais présents dans les plus prestigieuses expositions internationales de jardinage et floriculture ; leur nom parut régulièrement dans les revues spécialisées et dans la presse11.

16Plus difficile s’avéra la restructuration de l’organisation interne et du processus de production. La mécanisation du travail demandait des investissements très importants que la famille ne pouvait supporter. Elle-même contrastait avec une mentalité qui voyait dans la qualité, et donc dans le contrôle manuel des opérations, une des caractéristiques fondamentales de la maison. Benedetto, par exemple, ne comprit que tardivement la portée de la révolution technique et informatique des années soixante-dix et quatre-vingt. La gestion du personnel, enfin, vit ses marges d’action se réduire progressivement au fur et à mesure qu’augmentaient la force et la présence du syndicat. On ne pouvait plus, en d’autres termes, suivre une politique centrée sur l’utilisation flexible d’une main-d’œuvre qu’on embauchait et licenciait selon les aléas de la conjoncture, et sur les bas salaires12.

17À partir de la deuxième moitié des années soixante-dix, Leone, fils de Benedetto, succéda à son père dans la direction opérationnelle de l’entreprise. Il prôna une stratégie centrée sur le développement des productions à moindre besoin de main-d’œuvre, dans l’innovation technique et, parallèlement, dans la recherche d’une clientèle de haut niveau, surtout institutionnelle, ce qui, pensait-on, aurait mis l’entreprise à l’abri de la concurrence des petits opérateurs. On acheta des machines pour l’emballage automatique des plantes et on créa une production presque entièrement automatisée de roses destinées à la vente dans les supermarchés, ce qui, du moins au début, rencontra la faveur du public italien et étranger. On exporta en France, Allemagne, Yougoslavie. On souscrivit des accords avec les supermarchés pour la vente à grande échelle de fleurs et, en même temps, on renforça ultérieurement la présence de l’entreprise en Sardaigne en essayant de participer aux adjudications publiques. Les résultats furent toutefois mitigés. La quantité de fleurs vendues aux supermarchés augmenta sensiblement tout au long des années soixante-dix, mais le profit unitaire resta très contenu. L’exportation de roses, après des débuts positifs, subit une forte contraction liée à la concurrence des producteurs locaux. Les adjudications publiques elles-mêmes ne portèrent pas des résultats à la hauteur des prévisions. Seule l’entreprise sarde générait un chiffre d’affaires satisfaisant13.

18Ce fut dans ce contexte économique et de marché que Leone décida d’entreprendre une ultime tentative qui, selon lui, aurait pu redresser définitivement la situation en ouvrant de nouvelles perspectives sur un marché en plein essor. Il s’agissait de créer un grand espace vert autour de la ville d’Abu Dhabi, un parc dans le désert. Un projet innovateur, ambitieux et qui, du moins en théorie, laissait entrevoir des profits par lesquels on aurait redressé les sorts des pépinières. Les Sgaravatti disposaient des compétences techniques et organisationnelles requises pour la réalisation du plan. L’ensemble des investissements nécessaires dépassait toutefois largement les possibilités de la maison. C’est ainsi qu’on forma une société, la Spa Sgaravatti Engineering, avec la Citaco Spa, une société contrôlée du Groupe Finsider, à laquelle furent confiées la planification et la réalisation du projet. L’accord avec l’administration de la ville arabe fut signé en 1978. Dès février 1979, toutefois, des difficultés imprévues mirent en doute la possibilité réelle de respecter le plan et les accords. L’engagement financier, en particulier, dépassa rapidement les prévisions. Les matériaux se dégradaient rapidement dans le désert, les plantes mouraient, tuées par le vent, le sable, les animaux. Les systèmes de dessalinisation de l’eau de mer et d’irrigation étaient fragiles et se détérioraient rapidement sous l’effet de la chaleur. Lorsqu’en 1979, la Citaco se retira du projet et du capital de la Sgaravatti Engineering, on ne put que suspendre les travaux. Les paiements des commettants s’interrompirent aussitôt. La Sgaravatti se trouva alors obérée des dettes souscrites pour l’achat du matériel, les fournitures, le personnel qui travaillait en Arabie. Les banques menacèrent de demander la restitution des crédits. Les tensions financières se firent chaque jour plus graves et la faillite parut inévitable.

19Le 20 septembre 1979, toutefois, le Groupe Montesi, importante entreprise agro-industrielle liée aux Sgaravatti par le mariage de Benedetto avec Maria Luisa Montesi, accepta d’entrer dans le capital des Grandi Vivai. La recapitalisation qui s’ensuivit, ainsi que la confiance portée par la présence du groupe et de la famille Montesi éloignèrent les hypothèses les plus pessimistes. Les Montesi demandèrent toutefois, en contrepartie de leur engagement financier, la participation active à la gestion des Grandi Vivai, qui était étroitement liée à un plan de restructuration sévère et radical14.

20La nouvelle direction voulait comprimer rapidement les coûts de gestion directs, limitant ainsi les pertes qu’essuyait l’entreprise. En même temps, on planifiait une relance économique qui aurait dû, à terme, augmenter le chiffre d’affaires et le rendement du capital investi. Il fallait diminuer rapidement le personnel occupé dans les pépinières, limiter le nombre et les typologies des plantes présentes en catalogue, valoriser les ventes directes en magasin, caractérisées par des plus-values relativement plus importantes que celles sur catalogue, qui donnaient des signes évidents de crise. On ouvrit alors des points de vente dans les principales villes italiennes, on sélectionna les espèces cultivées et on licencia près de la moitié des personnes occupées15.

21Sur le front commercial, la réaction des marchés fut positive. Les ventes augmentèrent, ainsi que le chiffre d’affaires. En 1981, on put afficher les premiers profits. Il sembla alors que la stratégie imposée par les nouveaux dirigeants avait finalement sorti les Grandi Vivai d’une dangereuse impasse productive et commerciale.

22Un événement majeur et inattendu interrompit toutefois brusquement le « nouveau cours » des Sgaravatti. En 1982, le Groupe Montesi fit faillite. Un endettement sans doute important, un marché difficile à cause de la chute au niveau international du prix du sucre mais, surtout, le contraste, à la fois sur le plan financier et politique, qui, tout au long des années soixante-dix, opposa la famille Montesi à Raul Gardini, président du groupe sucrier Ferruzzi, furent les causes de la faillite. Entre 1981 et 1982, les principales banques italiennes, à l’époque contrôlées par l’État, décidèrent d’interrompre les financements ordinaires à l’entreprise et de ne pas renouveler les engagements à moyen et court termes. Le Groupe Montesi, privé de toute liquidité, déposa son bilan. Les Grandi Vivai ne purent continuer l’activité sans le soutien du principal actionnaire. Le 30 juin 1982, après plus de 150 ans d’activité, la dernière des entreprises issues des pépinières Sgaravatti cessa officiellement d’exister16.

III. Héritage et permanences

23Ce que l’on vient de présenter est la double histoire d’une grande entreprise n’ayant su s’adapter à temps aux exigences et contraintes des marchés, et du secteur qui émergea sur les cendres de celle-ci. L’origine des pépinières Sgaravatti est liée à la fois à la découverte d’un marché nouveau et à la création d’une entreprise qui pouvait, de par son organisation, répondre aux exigences de la clientèle tout en exploitant les caractéristiques du milieu dans lequel elle opérait. Compétence technique, réseau de vente, promotion, bas coût du travail, gestion strictement familiale représentèrent pour plus d’un siècle autant d’atouts fondamentaux. Avec le temps, toutefois, ils finirent eux-mêmes par générer les tensions qui conduisirent à la crise et l’implosion des pépinières Sgaravatti.

24La famille, avant tout, perdit à la troisième génération son union et sa discipline interne. L’absence de directeurs professionnels se révéla alors une faiblesse et la société, ne trouvant aucun contrepoids interne, se désagrégea. L’excellence qualitative et la compétence technique, si elles fondèrent la renommée de la maison, devinrent des éléments de conservatisme qui empêchèrent toute réelle réorganisation interne et mécanisation du procès productif. Les ventes par catalogue elles-mêmes, longtemps un des points forts des Sgaravatti, perdirent leur impact alors qu’elles imposaient des coûts de gestion de plus en plus importants. Mais l’élément le plus complexe, difficile et dense de contradictions internes, fut la gestion du personnel.

25L’expansion des Vivai Sgaravatti s’était basée pendant des décennies sur l’exploitation d’une force de travail nombreuse et à très bas coût. Des centaines de personnes, pour la plupart de petits paysans, complétaient le revenu de leur fond en travaillant comme journaliers. Cette forme de pluriactivité structurelle permit à l’entreprise de pratiquer des prix compétitifs dans un secteur à forte intensité de travail. Ce fut une des clés du succès des pépinières. Elle permit aussi à la population locale, à laquelle appartenait la grande majorité des travailleurs, de maintenir un équilibre budgétaire de longue durée tout en conservant la propriété d’exploitations structurellement incapables de satisfaire aux exigences minimales des familles paysannes. Embauchés chez les Sgaravatti d’une génération à l’autre, les paysans de Saonara apprirent le métier et acquirent de nouvelles compétences et capacités. Le deuxième après-guerre apporta des transformations majeures dans l’économie et la société italiennes. D’un côté, le développement de la productivité agricole et l’ouverture progressive des frontières économiques déterminèrent une diminution sensible des prix des principaux produits agricoles de la région – blé, maïs, lait. De l’autre, l’expansion du marché interne limita fortement les espaces et les avantages de l’autoconsommation, tout en élevant le besoin d’argent liquide. Nombre de paysans imaginèrent alors de reconvertir une partie de leurs terres, jusqu’alors occupées par les cultures traditionnelles ou les potagers, en pépinières.

26L’idée fut porteuse de succès. Le marché des plantes d’ornement et la création de jardins étaient en pleine expansion, soutenus par l’essor du bâtiment ainsi que par l’évolution du goût. Les petits cultivateurs profitaient de coûts de production inférieurs à ceux des grandes entreprises. Leurs frais de gestion étaient limités, le personnel était constitué par les membres de la famille, et travaillait souvent « au noir ». La qualité était bien sûr inférieure à celle offerte par les Sgaravatti. Toutefois, le principal barème de choix de la plupart des clients privés était le prix. Le succès des premiers petits producteurs en attira d’autres. Rapidement, un nouveau secteur s’est formé, structuré par de nombreux cultivateurs marginaux par la dimension et la technique, très flexibles, capables de vendre à des prix compétitifs des plantes de qualité acceptable. Les pépinières Sgaravatti avaient elles-mêmes généré leurs plus redoutables concurrents.

27Dans ce contexte, les choix de gestion erronés, la forte réaction syndicale de la main-d’œuvre, l’« aventure arabe », les vicissitudes politico-financières du Groupe Montesi représentèrent autant de casualités négatives qui aggravèrent la situation des pépinières jusqu’au point où la fermeture de la maison fut inévitable. Elles ne furent pas, toutefois, la raison primaire et principale de la fin de cette expérience entrepreneuriale pluriséculaire.

Notes de bas de page

1  L’histoire des pépinières a été présentée dans une monographie à laquelle on renvoie pour tout approfondissement : David Celetti, Vivai Sgaravatti, Padoue, Il Poligrafo, 2013, p. 123.

2David Celetti, « Aspetti e problemi dell’assetto agrario nell’alta provincia padovana nel primo Ottocento. Il caso di Carmignano di Brenta », Archivio Veneto, 172, 2009, p. 93-129.

3  Giorgio Voghi, « I giovani trascurano la terra : non vogliono sporcarsi le mani. Intervista a Benedetto Sgaravatti », Oggi, 20 octobre 1975, p. 80-84.

4  Archive privée Sgaravatti (par la suite APS), Albero genealogico Sgaravatti.

5  Gianfranco Sgaravatti, Piante e sementi. Fatti ed eventi ovvero pillole di cronistoria sfogliando le più belle copertine dei cataloghi Sgaravatti, Padoue, Edizione propria Sgaravatti, 2007, p. 56.

6APS, Premiato stabilimento agro orticolo veneto, 28 septembre 1883.

7  Stefano Gardano, « La famiglia Sgaravatti e il florovivaismo da reddito in Saonara », thèse de deuxième cycle, faculté de sciences politiques, université de Padoue, 1992-1993.

8  Interview de Gianfranco Sgaravatti réalisée par David Celetti, Padoue, 16 décembre 2010.

9  APS, Storico Aziendale al 1961.

10  APS, Storico Aziendale al 1981.

11  APS, Verbale assemblea generale 5 giugno 1981. Interview de Gianfranco Sgaravatti réalisée par David Celetti, Padoue, 23 novembre 2010.

12  CSEL, Federbraccianti Cgil Padova, 40, f. 394, Commissione Provinciale di Conciliazione, 28 luglio 1979 ; Grandi Vivai : si riprende il lavoro. Dopo un mese di lotta i lavoratori hanno ottenuto la revoca dei licenziamenti, « Il Gazzettino », 31 luglio 1979.

13  APS, Cenni storici e cause dell’attuale situazione aziendale sulla base dei dati aggiornati al 31 dicembre 1980.

14  APS, Piano Montesi 1979.

15  CSEL, Federbraccianti Cgil Padova, 40, f. 394, comunicato stampa 3 maggio 1979 ; Ivi, riunione B. Sgaravatti 4 maggio 1979.

16APS, Contratto di affitto di azienda, 30 giugno 1982.

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