Introduction. Aventures individuelles et déterminants spatiaux du capitalisme
p. 201-204
Texte intégral
1A priori, les sept contributions réunies ici forment un ensemble assez disparate : elles s’inscrivent dans des temporalités et des espaces fort différents, mettent en scène tantôt des entrepreneurs, tantôt des acteurs institutionnels de l’économie et abordent des productions et des marchés de nature et d’ampleur très inégales. Néanmoins, elles décrivent toutes par le menu le cheminement d’initiatives entrepreneuriales qui après avoir connu, pour la majorité d’entre-elles, le succès périclitent et/ou disparaissent, faute d’avoir su trouver le moyen de rebondir durablement1.
2Qu’il s’agisse des vins du Languedoc, des cuirs du Centre-France, des espadrilles des Pyrénées-Orientales, ou encore de la floriculture padane, il est toujours question de spéculations qui, pour prospérer, ont disposé à un moment donné d’avantages concurrentiels considérables : un seuil d’investissement initial accessible pour qui sait entreprendre et dispose de solides appuis ; une relative maîtrise des coûts d’approvisionnement en matière première, d’équipement ou de main-d’œuvre ; des marchés accessibles et durables ; une basse intensité de la concurrence intrasectorielle et une absence de produits nouveaux susceptibles de se substituer aux marchandises fabriquées2. À certains égards, ces conditions sont également l’apanage, un siècle et demi durant, des charbonnages, de la sidérurgie et du textile en Nord-Pas-de-Calais. Qu’advienne le retournement d’une ou de plusieurs conditions ayant ainsi participé à l’émergence du succès initial et tout se complique, faute d’initiatives nouvelles permettant d’obvier à la gravité de la situation. Ainsi, il est frappant de constater que dans deux cas (les familles à l’initiative de la sandallerie du Haut-Vallespin, les pépinières Sgaravatti), les dissensions familiales jouent un rôle central dans le déclin, puis la disparition des entreprises concernés. Plus largement, le devenir des tanneries de Château-Renault ou du commerce des vins languedociens n’échappe pas non plus aux retombées des défaillances individuelles. Il est d’ailleurs jusqu’aux entreprises de la chambre de commerce de Toulon pour promouvoir un grand port marchand jouxtant les installations militaires de l’arsenal qui manquent de détermination, faute d’engagement financier des grands négociants de la place. Quant à la politique de reconversion menée dans le Nord-Pas-de-Calais, nul doute qu’elle devient vite prisonnière d’enjeux politiciens et de pesanteurs locales dont il faudra un jour décrire les tours et détours.
3Toutefois, l’échec économique renvoie inévitablement au jeu d’acteurs – et c’est ici que l’on peut inclure la question de la diffusion de la pomme de terre dans le midi de la France au sein de cet ensemble de contributions. Ceux-ci font souvent de mauvais choix et se montrent incapables de corriger, d’anticiper, voire d’innover, quand ils ne choisissent pas purement et simplement de délaisser leur métier initial. Ils se replient alors sur leur patrimoine ou se redéploient ailleurs et dans d’autres secteurs3. Il est cependant clair que, dans toutes les situations décrites ci-après, rebondir avec succès exige en fait une capacité à se remettre en question extrêmement forte, tant il faut faire face, à chaque fois, à une situation d’ensemble fort complexe. Le cas de la diffusion de la pomme de terre montre d’ailleurs à ce propos que les déterminants susceptibles d’orienter la bonne décision renvoient à des stratégies où l’économique et le culturel sont intriqués au point d’égarer les promoteurs de la tubercule.
4Spécialisation dans un savoir et un savoir-faire donné, maîtrise des fournisseurs, connaissance fine des attentes de consommateurs, position dominante dans un secteur d’activité : autant d’éléments de « confort » qui, quand il s’agit d’affronter la concurrence (notamment sur un marché stagnant ou en déclin), se retournent et deviennent des handicaps. Pour s’adapter à la nouvelle donne engendrée par l’exacerbation de la concurrence, les à-coups de la conjoncture ou bien encore l’arrivée en fin de cycle des productions mises sur le marché, il importait donc de mobiliser des capacités exceptionnelles. Les négociants en vins du Languedoc n’en manquent pas, tout comme les Sgaravatti qui, tant bien que mal, repoussent le plus longtemps possible des échéances fatales en trouvant de nouveaux ressorts. Dans les tanneries de Château-Renault comme dans la « sandallerie » pyrénéenne, en revanche, le poids des inerties est trop important : ce sont là des mono-activités victimes du respect de la tradition, dont elles font une fin en soi. Là où d’autres perdurent un temps, elles s’effondrent rapidement. Au fil des générations, la capacité entrepreneuriale s’est alors anesthésiée toute seule tant ses promoteurs se sont repliés sur eux-mêmes. Dans le Nord-Pas-de-Calais, mais à une échelle bien plus vaste, la situation est plus complexe : face au déclin des mono-industries, la régénération du tissu industriel aurait supposé des anticipations massives quant à la formation des populations, la réorientation des activités, les stratégies entrepreneuriales, etc.
5Par-delà l’extrême diversité des cas abordés ci-après, l’analyse d’un échec économique révèle également combien l’intelligence des jeux de l’espace dans la sphère productive est nécessaire. Au seuil des années quatre-vingt, il était patent que les catégories traditionnelles comme l’État ou la région n’offraient plus un cadre d’analyse suffisamment pertinent pour rendre intelligibles les mécanismes de la croissance et du développement économique dans le monde. Aussi, par un mouvement de balancier, la notion de territoire, jusque-là peu usitée, se répandit plus que de raison. On crut bon de déceler des territoires partout, comme s’il s’agissait là d’un sésame permettant de rendre intelligible les jeux et les enjeux de l’espace dans la sphère productive. Le mot devint à la mode et les territoires se mirent à foisonner… D’une certaine manière, ceci témoignait d’une vitalité certaine de la recherche, soucieuse de comprendre tout ce qui se nouait à l’articulation des rapports sociaux et spatiaux. Dans de nombreuses aires productives, n’était-ce pas dans la structure interne d’un espace (industrialisé le plus souvent) que l’on trouvait de quoi relever les défis que posait la configuration sans cesse mouvante des marchés ?
6Pourtant, à l’opposé, le recours de plus en plus fréquent au territoire n’alla pas sans entraîner, de toute évidence, le risque majeur de voir le flou s’installer et nuire à la capacité opératoire de cette notion, tant le mot devint polysémique. Affublé d’acceptions diverses, celui-ci se mit à recouvrir l’ensemble du champ notionnel pour caractériser des formes d’organisation spatiale de l’industrialisation – et, par extension de l’ensemble des activités productives – parfois fort dissemblables et toujours trop complexes pour se satisfaire de ce qui prenait l’allure d’une étiquette. À certains égards, la mise en œuvre d’autres notions comme le district ou le cluster ont été elles aussi sollicitées tant et tant qu’elles risquent aujourd’hui d’être victimes du syndrome de l’éreintement et de disparaître, exténuées, un jour prochain4. Car, si le territoire, le district ou le cluster se sont imposées comme des unités cruciales pour l’analyse des stratégies d’acteurs dans l’espace industriel, il importe dorénavant de renouer le dialogue entre micro et macroéconomie, l’une traitant du comportement de l’individu dans sa relation au monde, l’autre globalisant et agrégeant les comportements de chacun. Si les cuirs du Centre-France finissent par disparaître, ce sont l’évolution des techniques, les regroupements sectoriels et l’attractivité parisienne conduisant les entrepreneurs à quitter la région qui anémient les capacités mobilisatrices propres à l’espace local. Pour les espadrilles des Pyrénées-Orientales, le constat est identique : il faut ne pas se contenter d’une analyse interne, mais prendre du champ et sortir du haut Vallespir pour cerner l’ensemble des raisons qui mènent à la disparition de la production locale d’espadrilles. Dans cette perspective, toutes les notions spatiales que l’on mobilise intensément depuis à tout le moins une vingtaine d’années seraient un entre-deux, une solution méso-économique à partir de laquelle il conviendrait de réinterroger les modes de coordination et les combinaisons multiples entre les différentes échelles de l’histoire économique. À l’échelle macroéconomique, ces modes de détermination spatiale coexistent avec d’autres formes de structuration de l’espace économique comme l’espace du capital, l’espace des fournisseurs, les espaces de vente. Tous se superposent avec des inerties et des plasticités différentes. Ils sont interdépendants et s’articulent les uns avec les autres, celui du capital avec celui des marchés, celui des marchés avec celui des transferts technologiques et ainsi de suite5.
7C’est finalement là ce à quoi invitent les contributions qui suivent si on les lit comme un faisceau d’indices permettant de marier le global et le local. Dans le Nord-Pas de Calais, déterminer la part de responsabilité des finances publiques et des décideurs régionaux dans l’échec de la reconversion est ainsi une manière de se situer judicieusement à l’articulation entre les ressorts propres au territoire et les mutations économiques qui transforment l’économie mondiale et affectent durablement les structures productives régionales. Même constat pour le devenir du port de Toulon : les choix stratégiques de l’État quant à ce que l’on ne nomme pas encore l’aménagement du territoire jouent manifestement au détriment de l’avenir commercial d’un port victime tout à la fois de la pusillanimité des élus consulaires et de la répartition des rôles au sein de l’espace méditerranéen dans son ensemble. En conséquence, les contributions qui suivent montrent continuellement, tantôt de manière explicite, tantôt en creux, combien le territoire, le district et le cluster ont encore de beaux jours devant eux, pourvu que l’on sache saisir d’un seul tenant tous les déterminants spatiaux du capitalisme.
Notes de bas de page
1 Plus largement, on renverra à François Caron, Le résistible déclin des sociétés industrielles, Paris, Perrin, 1985.
2 On lira avec profit les travaux de Michael Porter à ce sujet, notamment – en français – L’avantage concurrentiel des nations, Paris, Interéditions, 1993.
3 La fuite des capitaux et les premières formes de délocalisation apparaissent à une grande échelle dès la fin du xixe siècle. Voir à ce sujet la thèse fondamentale et en cours de publication à l’EHESS de Jean-Luc Mastin, « Capitalisme régional et financement de l’industrie, région lilloise, 1850-1914 », thèse dactyl., Lille 3, 2007. Dans le nord de la France, des patrons du textile parmi les plus importants ne cesseront d’exciper de leur fibre régionale, voire locale, tout en regardant ailleurs, là où le coût de la main-d’œuvre est moindre et les marchés plus proches.
4 Citons simplement pour mémoire Alfred Marshall, Principles of Economics, Paris, V. Giard & E. Brière, 1906 (1re éd. Londres, 1890), particulièrement les chapitres X et XI du livre 1. Disponible sur le site de l’université du Québec à Chicoutimi : http://classiques.uqac.ca/classiques/marshall_alfred/marshall_alfred.html ; Giacomo Becattini, « Dal settore industrial al distretto industriale : alla ricerca dellunitá d’indaginedella economia industriale », Revista di economia e politica industriale, 1, 1979.
Voir en outre Ann Markusen, « Sticky places in Slippery space: a typology of industrials districts », Economic geography, 72, 1996 ; Michel Lescure (dir.), La mobilisation du territoire. Les districts industriels en Europe occidentale du xviie au xxe siècle, Paris, IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006 ; Jean-Claude Daumas, « Districts industriels : du concept à l’histoire. Les termes du débat », Revue économique, 1, 2007.
5 Didier Terrier et Patrick Verley, « Dépasser le territoire ? », in Corine Maitte, Philippe Minard, Matthieu de Oliveira (dir.), La gloire de l’industrie. Faire de l’Histoire avec Gérard Gayot, xviie-xixe siècle, Rennes, PUR, 2012, p. 63-69.
Auteur
Didier Terrier est professeur émérite d’histoire moderne et contemporaine, CALHISTE/université de Lille Nord de France-Valenciennes. Sa dernière publication en lien avec la thématique de l’ouvrage est : avec P. Verley, « Dépasser le territoire ? » in C. Maitte, Ph. Minard, M. de Oliveira, La gloire de l’industrie, xviie-xixe siècle. Faire de l’histoire avec Gérard Gayot, Rennes, PUR, 2012.
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