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La politique structurelle de la sidérurgie en Europe (CECA/CEE/UE) est-elle un échec ? Ou pourquoi n’aurons-nous pas d’Airbus de la sidérurgie ?

p. 187-198


Texte intégral

1En 1950, il y avait Thyssen, Krupp, de Wendel, Usinor, Cockerill, Arbed, Finsider, etc. Chaque pays membre de la première communauté avait ses champions, clairement identifiables à leurs drapeaux nationaux. En 2014, il y a Arcelor-Mittal, dirigée par un Britannique d’origine indienne, l’Indien Tata, le Russe Severstal. Seuls Thyssen (Allemagne) et Riva (Italie) sont des entreprises d’origine européenne.

2Le nouvel élan de la mondialisation, entre les années quatre-vingt-dix et le tournant du millénaire, a provoqué un bouleversement considérable du paysage sidérurgique européen. Etait-ce là le programme de la sidérurgie communautaire ?

3La sidérurgie européenne a été, pour l’essentiel, engloutie. L’offensive des « autres mondes » a été rendue possible du fait de l’affaiblissement des entreprises sidérurgiques européennes. Un affaiblissement structurel, avec le recul des parts de marché réalisées par les sidérurgistes européens dans le marché mondial, mais aussi un affaiblissement managérial, qui a rendu fragiles nombre d’entreprises sidérurgiques européennes du fait de la dispersion de leur capital. La concentration du secteur en Europe n’a-t-elle pas été trop tardive ? Pourquoi « EU Steel» n’existe pas alors que les Européens et encore plus les européistes pensaient l’avoir avec Arcelor ?

4La concentration des entreprises sidérurgiques peut-elle être considérée comme un but en soi ? L’OCDE adresse en 2013 une réponse nuancée : la taille des établissements permet des économies d’échelle, mais la taille des entreprises n’est pas corrélée à leurs résultats économiques. Pour autant, la question de la concentration de la sidérurgie est un sujet majeur, car cette industrie est peu consolidée au regard notamment de ses fournisseurs (fer, coke) et de ses grands clients1.

I. 1950-1978 : le souffle durable des sidérurgies nationales

5L’industrie sidérurgique occupe une place centrale dans l’histoire de la construction européenne (déclaration Schuman, CECA), à la mesure du rôle de cette industrie dans l’histoire du continent.

6En 1950, la sidérurgie des six pays fondateurs produit plus d’acier qu’ils n’en consomment. Mais la question des surcapacités ne se pose pas alors car la balance commerciale des produits sidérurgiques européens est largement excédentaire. Dans ces conditions, que voulaient les fondateurs de la première communauté européenne dans le domaine des structures de la sidérurgie continentale ?

7Le traité de Paris a pour objectif fondamental de favoriser la modernisation de l’industrie sidérurgique :

« La communauté européenne du charbon et de l’acier doit réaliser l’établissement de conditions assurant par elles-mêmes la répartition la plus rationnelle de la production au niveau de productivité le plus élevé, tout en sauvegardant la continuité de l’emploi et en évitant de provoquer, dans les économies des États membres, des troubles fondamentaux2 ».

8On pourrait logiquement attendre que la politique mise en œuvre favorise ou même impulse des concentrations d’entreprises afin de réaliser des économies d’échelle, mais cela n’a pas été le cas. L’article 66 n’interdit pas les concentrations mais les soumet à une autorisation préalable de la Haute Autorité.

9Dans les faits, les politiques communautaires reposent sur deux piliers qui deviennent rapidement les obsessions de Luxembourg : obtenir des baisses de prix sur le marché intérieur européen et affirmer la politique anticartel. Sur ce point, l’article 65 précise :

« Sont interdits tous accords entre entreprise, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées qui tendraient, sur le marché commun, directement ou indirectement, à empêcher, restreindre ou fausser le jeu normal de la concurrence3 ».

10Il y a le texte et ses interprétations. Il est bien possible que, pétris de leur conviction sur l’efficacité du modèle américain et de l’ordolibéralisme, les rédacteurs du traité aient voulu aller plus loin encore que leur modèle. C’est du moins ce qu’affirme un acteur important de l’administration américaine. Dans un entretien radiodiffusé, publié par l’université de Chicago en 1952, Georges Ball explique :

« Now to acheive this purpose the High Autorithy has its instruments an antitrust law which is more fareaching and goes much farther and much deeper than even the antitrust law in the United States4 ».

11Ces nouvelles règles du jeu s’installent dans des configurations nationales différentes de la sidérurgie au sein des six premiers États membres. Aux Pays-Bas et en Italie, les sidérurgies sont en devenir. En République fédérale allemande, la question centrale est d’obtenir la levée de la déconcentration des groupes sidérurgiques imposée par les Alliés, afin de créer à nouveau des entreprises nationales puissantes5. Au Luxembourg, le cas particulier de l’Arbed, entreprise-État, est unique6. En Belgique7 et en France, les débats portent sur des rapprochements d’entreprises sidérurgiques en concentrant les investissements sur les entreprises les plus performantes et en fermant les établissements qui le sont moins.

12Cette réflexion sur la concentration française a lieu à la Libération et dans le cadre du plan Monnet. Un premier débat est esquissé autour de l’idée d’une nationalisation de la sidérurgie à l’instar d’autres activités (banques, électricité, charbonnages, etc.). La nationalisation de la sidérurgie aurait pu provoquer une rationalisation du secteur, comme, par exemple, la modernisation à marche forcée réalisée dans les charbonnages. Mais le Parti communiste, qui a déposé deux propositions de loi en février 1945 et en septembre 1946, a conduit cette bataille avec un manque d’ardeur qui contraste avec son propre discours général à propos des nationalisations. Cette posture surprenante a fait l’objet de plusieurs interprétations. D’aucuns ont souligné l’habileté des patrons de la sidérurgie. D’autres ont évoqué les tensions internes à la CGT, notamment dans le contexte où se préparait la scission de Force ouvrière8. Certes, mais nous soulignons aussi que tant le Parti communiste que la CGT savaient que la nationalisation aurait conduit à la rationalisation du secteur et donc à la fermeture de certains établissements.

13La discussion se poursuit dans le plan Monnet et dans le contexte de l’attribution du plan Marshall9. Elle débouche sur un résultat important mais partiel : la création d’Usinor en 194610. À défaut d’une concentration comme Usinor, le plan obtient des formules de coopération comme celle qui a permis la création de la Sollac. Mais l’action des pouvoirs publics s’interrompt avec ces résultats, alors que de nombreux débats et documents de la commission de la sidérurgie, à l’instigation de certains représentants de l’État, comme Albert Bureau et Roger Martin, ou de certains entrepreneurs, comme Alexis Aron, préparaient clairement des concentrations régionales, notamment dans le Centre-Midi et dans l’Est11. Mais à cette politique sélective, on a préféré le saupoudrage des financements en laissant le champ libre au Groupement des intérêts sidérurgiques (GIS)12.

14Entre le plan Monnet et la fin des années soixante, les concentrations d’entreprises sidérurgiques réalisées en France par les entreprises sont très limitées. Quand Roger Martin évoque sa stratégie de concentration à propos de Wendel-Sidelor, réalisée en 1967, il explique que son action vise à préparer la sortie de son entreprise (Pont-à-Mousson) des intérêts sidérurgiques13.

15Il faut attendre les prémisses de la crise pour que les pouvoirs publics français impulsent une politique volontariste de concentration des entreprises qui débouche sur le rassemblement du secteur en trois entités : Usinor, Sacilor et Creusot-Loire14.

16En République fédérale, l’objectif des pouvoirs publics et des entrepreneurs est de revenir sur la déconcentration de la sidérurgie allemande, imposée par les vainqueurs. Cet objectif est atteint dans les années soixante-dix, où 95 % de l’acier allemand est produit par sept entreprises : Thyssen, Krupp, Hoesch, Mannesman, Peine-Salsgitter, Klökner, auxquelles il faut ajouter le Luxembourgeois Arbed, présent en Allemagne15. Cette évolution est obtenue avec le soutien très actif du pouvoir fédéral et des Länder, ainsi que du mouvement syndical ouvrier.

17Quand la crise structurelle de la sidérurgie européenne devient patente en 1974, elle précède la crise financière généralisée de 1978. Le tableau de la sidérurgie européenne se caractérise alors par un fort enracinement national, avec un nombre encore important de « champions nationaux » : 5 en Allemagne, 3 en France, l’Arbed, Cockerill-Sambre, Hoogovens et Finsider.

18Tout ceci s’est réalisé principalement grâce à l’impulsion des États nationaux, que les entreprises ont suivi avec plus ou moins de bonne volonté. La Commission européenne n’y est pour rien. L’objectif de la consolidation du secteur et la naissance d’entreprises transnationales n’ont pas été retenus. La politique anticartel a déteint sur une éventuelle politique de concentration. Ce qui s’est réalisé en matière de concentration d’entreprises sidérurgiques entre 1952 et la crise des années soixante-dix a reposé sur les initiatives des États et/ou des entreprises, pas de l’Europe.

19L’action générale de la première communauté comporte des succès (gestion financière, accompagnement social, dialogue social, recherche), mais elle a renoncé à réguler les structures de la sidérurgie européenne.

II. 1978- 2002 : l’élan européen

20Dès les signes avant-coureurs de la grande crise de la sidérurgie européenne16, la Commission reprend la main dans l’histoire de la sidérurgie continentale avec le plan du commissaire Simonet, et plus encore avec le premier plan Davignon, en mars 1977, suivi d’un second en 1981-1985. La séquence s’étend jusqu’en 2002, année où coïncide la fin du traité de Paris (1952-2002) et la naissance du premier géant européen, Arcelor17.

21La possibilité de l’intervention européenne repose sur un article spécifique du traité de Paris (article 58), qu’on ne retrouve pas dans les autres traités. « En cas de réduction de la demande », la Haute Autorité de la CECA peut décréter l’état de crise manifeste et mettre en œuvre des quotas de production pour les entreprises des États membres. L’Europe évoque une surcapacité structurelle de l’ordre de 16 % de la production communautaire, ce qui correspond à la suppression de 100 000 emplois. Étienne Davignon, commissaire au marché intérieur et aux affaires industrielles, puis vice-président de la Commission, dans ses discours et son témoignage, utilise explicitement le terme de « restructuration », qui évite celui de « fermetures ». Le dispositif prévoit des quotas de production par entreprise, des prix minima afin de stopper la baisse des prix et des licences d’importation afin de réguler l’entrée des produits sidérurgiques non-européens.

22À aucun moment, le plan Davignon n’aborde la question des concentrations d’entreprises de la branche. Dans la logique non-interventionniste de la Commission et dans l’esprit des traités, ces questions de concentration d’entreprises relèvent des entreprises elles-mêmes. Mais dans les faits, cette mission est déléguée aux États membres.

23Le plan Davignon limite considérablement la déroute de la sidérurgie européenne en accompagnant une réduction massive de l’emploi sidérurgique qui affecte de façon similaire les sidérurgies nationales18. Le nombre de salariés de l’Union européenne passe de 996 000 en 1974 à 278 000 en 2000 (- 72 %), ceux de l’Allemagne de 232 000 à 77 000 (- 67 %), ceux de la France de 158 000 à 39 000 (- 75%), à un prix élevé pour les dépenses communautaires et plus encore pour celles des États membres19. L’action communautaire porte et débouche sur la cessation des aides des États à la sidérurgie, ce qui se traduira par une vague massive de privatisations. Le commissaire européen dresse a posteriori un bilan très élogieux de l’action communautaire.

« À l’époque, il était de bon ton, pour les esprits avisés, de s’interroger sur le moment où l’inéluctable disparition de la sidérurgie européenne serait constatée, mais ils avaient oublié qu’une des idées maîtresse de l’unification européenne était le refus de la fatalité20 ».

24Certes, mais dans les années quatre-vingt-dix, la concentration des entreprises sidérurgiques européennes demeure balbutiante.

25La période qui va de la fin de l’action directe de la Commission (1988) à l’OPA de Mittal est marquée par la montée en puissance du seul véritable (et éphémère) champion européen. Ce champion, Arcelor, repose en partie sur l’héritage de la sidérurgie française, mais il capte aussi des pans importants de l’héritage européen. Nous nous permettons de renvoyer à des publications antérieures à propos des étapes qui précédent la privatisation d’Usinor en 199521.

26La privatisation française débouche, dans un premier temps, sur un équilibre actionnarial où, en juillet 1995, le capital se répartissait de la façon suivante : 15 % du « noyau dur » (EDF, Cogema, Crédit lyonnais, Luchini, Air liquide), 20 % dans le public, 54 % auprès des investisseurs institutionnels, 4 % dans le personnel, 8 % à l’État français22.

27Mais cet équilibre est rapidement rompu à l’instigation du Premier ministre Édouard Balladur : « Je souhaite le départ complet et total de l’État du secteur concurrentiel, même sous forme d’actionnaire minoritaire23 ». Les grands investisseurs dans Usinor ne se le font pas dire et, au moment de la création d’Arcelor, en 2004, ils sont repartis ailleurs. Cette dilution du capital d’Usinor dans l’actionnariat flottant, à laquelle s’ajoutent les nouvelles répartitions liées à la fusion avec l’Arbed et Aceralia, débouche sur la répartition suivante en 2004 : autocontrôle 4 %, État du Luxembourg (6 %)24, Région wallone (3 %), Aristrain (Espagne) 4 %, salariés 2 % et capital flottant 81 %25.

28La répartition 2004 du capital d’Arcelor est la cause principale du succès de l’OPA de Mittal en 2006, mais avant d’arriver à celle-ci, revenons sur le rôle des institutions européennes. Lorsque Guy Dollé, le numéro 2 d’Arcelor, retrace avec satisfaction l’histoire de la constitution d’Arcelor, il consacre un paragraphe à l’action de la Commission européenne :

29« Avant de la mettre en œuvre, nous devions obtenir l’autorisation de la Commission européenne. Une mauvaise surprise nous attendait : la commission a estimé que notre accord n’était pas assez “liant” au point de vue juridique pour qu’elle l’examine. Nous nous sommes remis au travail et nous avons présenté notre dossier final en juin 2001. Il a été accepté en octobre 2001, au prix d’un certain nombre de désinvestissements exigés par la Commission (les remedies)26 ».

30À défaut de l’avoir portée, la Commission européenne n’entrave pas la naissance du géant européen de l’acier, alors que sa vigilance s’exerce plus fortement à propos de la grande fusion de l’aluminium27. Car les premiers pas d’Arcelor l’identifient clairement comme une entreprise européenne. Une sorte d’Airbus de l’acier.

Tableau 1. Répartition géographique du chiffre d’affaires et des effectifs d’Arcelor en 2002 

UE à 15

Amérique du Nord

Amérique du Sud

Autres régions du monde

Total

Total

Chiffre d’affaires

20 354

74 %

3 305

12 %

1 230

4 %

2 626

10 %

27 515

100 %

Effectifs

96 610

89 %

3 222

3 %

7 354

7 %

1 158

1 %

109 745

100 %

Source : d’après « Avis financier », Les Échos, 8 juillet 2002.

31Par un hasard de l’histoire, cet article cité de G. Dollé est publié en décembre 2005, or l’OPA de Mittal est annoncée le 27 janvier 2006.

III. 2006-2013 : la tempête venue du large

32En 2006, Mittal réalise ce dont l’Europe rêvait. La sidérurgie dispose d’une entreprise globale dont le siège est en Europe ; succès ou échec ?

33Quand Lakshmi Mittal lance son OPA hostile contre Arcelor, la Commission européenne applique ses règles. En substance, cela consiste à dire : ceci est une opération entre ressortissants de l’UE, notre mission est de s’assurer que le nouveau groupe ne bénéficiera pas de position dominante dans tel ou tel type de fabrication.

34Les protestations du Premier ministre du Luxembourg, Jean-Claude Juncker n’aboutissent pas à modifier la législation du Grand-Duché sur les OPA. Celles qui sont formulées par le Président Jacques Chirac et le ministre Thierry Breton ne trouvent pas de fondement juridique.

35L. Mittal est un homme d’affaires indien, détenteur d’un passeport britannique, et le siège social de son groupe est à Amsterdam. D’un bout à l’autre de la bataille de l’OPA, L. Mittal a utilisé les moyens de la communication et du marché pour convaincre les actionnaires d’Arcelor que ses propositions étaient les bonnes. Cependant, les médias, sinon les autorités indiennes ont présenté les tentatives pour s’opposer à l’OPA comme des postures anti-indiennes. Plus tard, quand le groupe ArcelorMittal a annoncé diverses mesures de restructuration, un certain nombre d’acteurs ont mis plus l’accent sur les origines indiennes du patron de la sidérurgie que sur sa citoyenneté britannique. Au-delà de la question du passeport, l’OPA n’est-elle pas une victoire des émergents sur l’Europe ?

36La plupart des mesures de restructuration annoncées depuis la création du groupe ArcelorMittal étaient envisagées et même préparées par Arcelor. Il est permis de penser que si l’OPA avait échoué, l’essentiel de ces mesures auraient été mises en œuvre, nonobstant la crise supplémentaire de 2008-2009. Les fermetures de Liège ou de Florange sont plus le résultat du déclin de la sidérurgie continentale (par opposition à la sidérurgie littorale) que du succès de l’OPA de L. Mittal.

37La Commission européenne de José Manuel Barroso a respecté les textes et accompli à la lettre sa mission. Mais la Commission européenne a publié en 2013 un document qui mérite l’attention, le steel action plan, qui montre combien la situation de la sidérurgie européenne est préoccupante28.

« L’industrie européenne a impérativement besoin d’un secteur sidérurgique fort et compétitif. L’Union est le deuxième producteur mondial d’acier, avec plus de 177 millions de tonnes par an, soit 11 % de la production totale. Maillon de plusieurs chaînes de valeur industrielles, l’acier est en outre étroitement associé à de nombreux secteurs situés en aval, tels que l’automobile, la construction, l’électronique ou encore l’ingénierie mécanique et électrique. La sidérurgie revêt de plus une dimension transfrontière avec 500 sites de production répartis sur 23 États membres qui en font une industrie véritablement européenne.

Aujourd’hui, la sidérurgie se retrouve cependant dans une situation très précaire. La crise économique qui perdure a entraîné un net ralentissement de l’activité industrielle et, partant, de la demande d’acier, qui demeure inférieure de 27 % à son niveau d’avant la crise. En conséquence, plusieurs sites de production ont dû réduire ou stopper leur production, ce qui a provoqué près de 40 000 suppressions d’emplois au cours des dernières années. En d’autres termes, la pression en faveur des restructurations et de la réduction des capacités de production restera, dans les années à venir, l’un des principaux défis à relever dans ce secteur ».

38Le développement du texte comporte ensuite des propositions fort intéressantes qu’il ne s’agit pas de commenter à présent. Pourquoi le tableau alarmant qui est dressé n’a-t-il pas donné lieu à une politique industrielle de la sidérurgie ? Il serait stérile de critiquer l’Europe pour un échec qui n’est pas principalement le sien, mais on peut facilement imaginer qu’elle aurait pu faire mieux. Il faut revenir sur l’OPA Arcelor-Mittal dans le contexte de ce colloque sur l’échec. Le cadre général est clairement celui d’un déclin de la sidérurgie continentale. La question est alors de savoir pourquoi les hommes d’Arcelor ont échoué à empêcher l’OPA, qu’ils ont refusée par tous les moyens à leur disposition au cours de l’année 200629. La principale raison de leur échec est celle de la communication financière : les hommes d’Arcelor n’ont pas su convaincre les détenteurs de leurs capitaux que leur proposition était plus avantageuse pour eux en termes de capitalisation boursière. L. Mittal a réalisé des montages financiers prometteurs sur la base des résultats qu’il avait préalablement engrangés, notamment en prenant possession d’un vaste domaine minier laissé en déshérence par la chute de l’Union soviétique.

39Ce succès de Mittal pose la question d’un autre échec en amont des sidérurgistes européens. Forts d’une vieille pratique d’achats groupés et négociés du minerai, ils n’ont pas mesuré le basculement qui donnait l’avantage aux propriétaires de mines de fer. Cet échec s’inscrit plus largement dans la trop faible capacité des Européens à mesurer les conséquences à long terme de la faillite du système soviétique.

40Concrètement, les détenteurs des capitaux d’Arcelor ont vendu leurs parts à Mittal. Cela pose la question de la confiance à plusieurs niveaux. La confiance des actionnaires, bien sûr, mais aussi celle d’une partie du management, qui influençait directement ou indirectement une partie des actionnaires. Arcelor, créée en 2002, était une entreprise multiculturelle récente et insuffisamment consolidée. En principe, l’état-major mis en place par Francis Mer n’ignorait rien des difficultés que rencontrent toutes les entreprises au moment des fusions. Pour autant, et même si la direction générale était assurée par le Français Guy Dollé, l’équilibre managérial était encore instable avec les dirigeants luxembourgeois issus de l’Arbed30. Par ailleurs, la famille espagnole (Aristrain), présente depuis le rachat d’Aceralia par l’Arbed (1997), se prononçait en faveur de Mittal.

Graphique 1. Le nombre d’entreprises sidérurgiques de l’Union européenne dans le classement mondial des entreprises selon le critère de la production d’acier brut

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Source : WSO.

41Il y a donc clairement eu un échec des acteurs français d’Arcelor. Quant à la Commission européenne, il est plus difficile de qualifier son action d’échec, car son « action » est une inaction qui repose sur le laisser-faire et car elle n’a jamais explicitement fixé l’objectif de la création d’un géant européen de l’acier. C’est un rêve d’une partie des européistes, mais pas un point de programme. C’est pourtant l’échec d’un désir inavoué pour les acteurs de la construction européenne.

42Ce n’est pas seulement la production d’acier qui s’est accrue plus vite dans le reste du monde qu’en Europe, c’est aussi que le reste du monde a développé ou donné naissance à des entreprises de plus grande taille. En 1971, on compte 11 entreprises européennes dans le Top 25, et en 2011, trois seulement (ArcelorMittal, Riva, Thyssen). Encore ce constat sur quarante ans introduit-il l’artefact classique du périmètre de l’Union européenne et de ses élargissements successifs – l’Union à 27 a moins de champions sidérurgiques que la CEE à 6.

43Tout cela est derrière nous et, dans un univers sidérurgique encore peu consolidé (ArcelorMittal, premier mondial, ne représente que 7 % de la production mondiale d’acier), on imagine mal le surgissement d’un « Airbus de l’acier ».

Notes de bas de page

1« The Viability Of The Steel Industry: An Attempt To Analyse Steelmakers’ Economic And Financial Performance », DSTI/SU/SC (2013) 2, 74th Steel Committee Meeting, Paris, 1-2 juillet 2013 ; en ligne.

2  Article 2 du traité de Paris.

3  Article 65 du traité de Paris.

4  Cité par Françoise Berger, « La France, l’Allemagne et l’acier (1932-1952) : de la stratégie des cartels à l’élaboration de la CECA », thèse de doctorat, université Paris I, 2000, p. 1148.

5Tobias Witschke, Gefahr für den Wettbewerb. Die Fusionskontrolle der Europäischen Gemeinschaft für Kohle und Stahl und die “Rekonzentration” der Ruhrstahlindustrie 1950-1963, Berlin, Akademie-Verlag, 2009.

6  Cf. les travaux de Charles Barthel depuis sa thèse (Bras de fer, Les maîtres de forges luxembourgeois entre les débuts difficiles de l’UEBL et le Locarno sidérurgique des cartels internationaux, 1918-1929, Luxembourg, Éditions Saint-Paul, 2006) et Gilbert Trausch, L’Arbed dans la société luxembourgeoise, Luxembourg, Arbed, 2000.

7  Nous ne développons pas le cas de la Belgique. Sur les questions de cette contribution, on peut se reporter à Jean Gandois, Mission acier. Mon aventure belge, Paris, Gembloux, 1986.

8  Éric Godelier in Michel Bon et al., « Nationalisations et dénationalisations en France et en Grande-Bretagne : expériences comparées », Entreprises et histoire, 37, 2004/3, p. 135-166.

9  Philippe Mioche, Le plan Monnet, genèse et élaboration 1941-1947, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987.

10  Éric Godelier, « De la stratégie locale à la stratégie globale: la formation d’une identité de groupe chez Usinor (1948-1986) », thèse de doctorat d’histoire, Paris, EHESS, 1995, et Usinor-Arcelor, du local au global…, Paris, Lavoisier, 2006.

11  Philippe Mioche, « Une vision conciliante du futur de l’Europe : le plan d’Alexis Aron en 1943 », in Michel Dumoulin (dir.), Plans des temps de guerre pour l’Europe d’après-guerre, 1940-1947, Bruxelles, Éditions Émile Bruylant, 1995, p. 307‑323.

12  Philippe Mioche, « Le rôle des banques dans le financement de la sidérurgie », in Ivan Kharaba et Philippe Mioche, Banques et industries. Histoire d’une relation timorée du xixe à nos jours, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2013.

13  Roger Martin, Patron de droit divin, Paris, Gallimard, 1984, p. 224.

14  Philippe Mioche et Jacques Roux, Henri Malcor, un héritier des maîtres de forges, Lyon, Éditions du CNRS, 1988.

15  Karl Lauschke, « La concentration des entreprises sidérurgiques en Allemagne », in Ch. Barthel, Ivan Kharaba et Philippe. Mioche, Les mutations de la sidérurgie mondiale du xxe siècle à nos jours, Bruxelles, Peter Lang, 2014.

16  Philippe Mioche, « L’enfer c’est les autres ! La crise de la sidérurgie européenne 1974-1988 », in Laurent Commaille (dir.), Entreprises et crises économiques au xxe siècle, Metz, Centre régional universitaire lorrain d’histoire, 37, actes du colloque de Metz, octobre 2005, 2009.

17Philippe Mioche, « The globalization of the European steel industry. History of Arcelor-Mittal: 1978-2006 », in Patrick Fridenson (dir.), Business enterprises and the tension between local and global, Paris, EBHA, article en ligne.

18Philippe Mioche, « The European Coal and Steel Community in Historical Perpective », in Ruggero Ranieri et Enrico Gibellieri (dir.), The Steel industry in the new millenium, vol. 2 : Institutions, Privatisation and Social Dimensions, Londres, IOM Communications Ltd, 1998, p. 273-184.

19Geoffrey Owen, From Empire to Europe. The decline and Revival of British Industry Since the Second World War, Londres, Harper Collins Publishers, 1999, p. 142.

20  Étienne Davignon, ancien vice-président de la commission, Cinquante ans de Communauté européenne du charbon et de l’acier, trente-quatre témoignages (http://europa.eu.int/ecsc/publications/book.pdf).

21  Cf. Ivan Kharaba, Anne Dalmasso, Philippe Mioche, Philippe Raulin et Denis Woronoff, Politiques industrielles d’hier et d’aujourd’hui, en France et en Europe, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2009.

22Guy Dollé, « The privatisation of Usinor Sacilor », in Rugerro Ranieri et Enrico Gibellieri (dir), The Steel industry…, op. cit.

23  Édouard Balladur, Les Échos, 7 décembre 1998.

24  En 2014, le gouvernement luxembourgeois détient toujours 2,34 % des actions d’Arcelor Mittal.

25  Brochure Arcelor dans le monde, 2004.

26  Guy Dollé, « De champions nationaux à une entreprise européenne », Le journal de l’école de Paris du management, 2005/6, 56, p. 8-14.

27  Philippe Thaure, Pechiney ?…vendu !, Paris, Presses de Mines Paris Tech, 2007.

28COM(2013) 407 « Action Plan for a competitive and sustainable steel industry in Europe ». La citation a été traduite en français en respectant les caractères gras, qui, ici, sont transcrits en italiques.

29  Françoise Gilain, Mittal-Arcelor. Les dessous d’un bras de fer, Bruxelles, Jourdan Éditeur, 2006.

30  « Le directeur général est toujours français, mais le départ de Francis Mer a accéléré le processus de prise de pouvoir par les Luxembourgeois. Ceux-ci sont redoutablement efficaces », Frédéric Lemaître, « Syndicaliste et administrateur d’Arcelor… », Le Monde, 27 mai 2003, p. 21.

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